« Nous avons voulu développer, sous la forme d’une transfiguration solaire du paysage exotique, la doctrine du réel selon « l’Identité suprême ». Nous avons vu que, malgré l’unité absolue, il y a, au point de vue humain, particulier ou disjonctif, deux réalités : la collective et la personnelle. La première est acquise (imposée ou adoptée), historique, héréditaire, temporelle et, pour ainsi dire, adamique. L’autre est originelle, innée, extratemporelle et dominicale. Elle peut être plus ou moins obscurcie, entravée, mais elle existe toujours. On ne peut l’abdiquer ; elle ne peut se détruire ; elle est fatale, car elle est la raison d’être de chacun, c’est-à-dire sa destinée, à laquelle tout le travail spirituel et cosmique n’est qu’un retour (1). La première est la réalité aux yeux des gens ordinaires, c’est-à-dire celle des perceptions des cinq sens et de leurs combinaisons selon les lois de la mathématique et de la logique élémentaire. La seconde réalité est la sensation de l’éternité (2). Dans le monde concret, l’une correspond à la quantité, l’autre à la qualité. On appelle souvent la réalité collective la Volonté universelle, mais j’aime mieux la désigner par le Besoin, réservant le terme Volonté pour indiquer, tant bien que mal, la réalité personnelle. La Volonté et le Besoin peuvent se comparer à la Science et à l’Être. Ces termes sont familiers, non seulement à la pensée européenne depuis Wronski (selon Warrain : La Synthèse concrète, p. 169), mais aussi à une importante école d’ésotérisme musulman, suivie surtout dans l’Inde. La Science et l’Être, c’est littéralement « El-Ilmu wal-Wujûd », les deux aspects primitifs de la Divinité. Il n’est guère besoin de rappeler que seule la Volonté existe positivement, et que le Besoin n’a qu’une existence relative ou illusoire. Toutes les religions et les philosophies sont d’accord sur ce point. C’est pourquoi il y a partout des esprits aristocratiques. Aussi tous les Musulmans disent-ils : Et-Tawhîdu wâhidun, ce qui signifie, selon la lettre et commenté à propos : « La doctrine de l’Identité suprême est, au fond, la même partout », ou bien : « La théorie de l’Identité suprême est toujours la même ». Mais je veux insister sur un fait distinctif de l’Islamisme [ndt : c’est-à-dire l’Islam ; et non pas l’islamisme au sens idéologique du terme comme aujourd’hui], sur le point capital de l’idée de Mohammad le Prophète. La Volonté ne peut atteindre sa plénitude que par le Besoin : d’un côté par le besoin du Ciel, et de l’autre côté par l’effort pour répondre aux justes besoins de la réalité collective. Celle-ci est donc indispensable à titre d’effort salutaire, comme moyen de développement de toutes les facultés latentes de la Volonté. L’inertie négative de l’une est aussi indispensable que l’énergie positive de l’autre. L’une a aussi grand besoin de recevoir que l’autre a besoin de donner. Elles sont aussi besogneuses l’une que l’autre. En les rares cas où elles agissent comme elles doivent normalement agir, elles ne trouvent pas l’occasion de chercher laquelle est plus riche que sa sœur.
Dans l’ordre de la psychologie romantique, humaniste, la réalité personnelle correspond un peu à l’élément don-quichottesque, la réalité collective à Sancho Pança. L’immortel chef-d’œuvre de Cervantès doit être considéré comme un aveu d’impuissance du Christianisme (du moins sous les formes que nous en connaissons actuellement). Est-ce que cette religion a jamais été, catholique (c’est-à-dire ésotérique, orientale) et romaine (exotérique, occidentale) en même temps ? Elle n’a jamais pu être l’un qu’au détriment de l’autre. Quant aux Chrétiens qui ne relèvent pas de Rome, sont-ils réellement des Chrétiens ? Je l’ignore. Quand une religion déclare sérieusement que son rituel et sa dogmatique n’ont aucun sens caché ou intérieur, elle fait profession publique de superstition et ne mérite que le transport au musée des antiquités.
L’Europe a fait plusieurs tentatives pour fondre Don Quichotte et Sancho Pança en un seul personnage. Elles ont toutes failli, car celles qui ont réussi sont sorties du Christianisme en fondant la libre-pensée. Je ne mentionne que deux de ces tentatives faillies, deux extrêmes, la satanique et la grotesque : le Jésuite et Tartarin de Tarascon. Je ne vois qu’un seul Occidental capable de résoudre le problème : Saint Rabelais. Mais lui qui était un initié, savait probablement que la solution existait depuis des siècles, par les Malâmatiyah. Pour illustrer notre analyse, nous confronterons le Malâmati avec Tartarin. Le premier montre Sancho Pança et cache Don Quichotte dans son for intérieur comme une sorte d’arrière-pensée qui le hante toujours, mais qu’il ne prononce jamais. Le héros de Daudet, au contraire, expose son Don-Quichotte dans le Tartarin des expéditions lointaines, tandis que son Sancho Pança, le Tartarin en flanelle, est dissimulé pour tout le monde, sauf la servante.
Les réalités personnelle et collective, la Volonté et le Besoin, l’extérieur et l’intérieur, l’unité et la pluralité, Un et Tout, fusionnent dans une troisième réalité que l’Islam est la seule religion à connaître, reconnaître et professer. Cette réalité est la réalité mohammadienne ou prophétique. Notre Prophète était non seulement nabî ou inspiré éloquent, mais aussi rasûl ou envoyé légiférant. Il touchait à l’aristocratie (intellectuelle) par En-nubûwah, ou l’éloquence inspirée. Il empêcha la décadence complète du peuple, et des faibles par Er-risâlah, ou la loi divine. La fusion de l’élite et du commun, l’aristo-démocratie islamite peut s’effectuer sans violence et sans promiscuité grâce à l’institution particulièrement islamite d’un type d’humanité conventionnel, que je veux appeler, faute de mieux, l’homme moyen ou la normalité humaine. Quelques philosophes anglo-saxons parlent de « the average man » ou l’homme de la médiocrité, mais je ne suis pas assez au courant de leurs théories pour oser me prononcer. Ce type est toujours fictif jamais réel. Il sert d’isolant neutre et impersonnel qui facilite certains rapports, prévus et réglés d’avance, et rend impossibles des contacts irréguliers et des rapports trop personnels entre des gens qui veulent s’ignorer socialement. N’étant personne et étant tout le monde, sans aucune réalité concrète, toujours la règle, jamais l’exception, il n’est qu’un étalon de mesure universel sur tous les droits et devoirs sociaux, moraux et religieux possibles. Ce formalisme, ce juste équilibre entre les intérêts (matériels, spiritualo-matériels et religioso-rituels), ce casier complet de toutes les circonstances extérieures de la vie sociale et religieuse est le meilleur agent de propagande islamite [ndt : dans le sens de prédication islamique]. Grâce à lui, l’état social de la tribu arabo-sémitique, qui est un idéal de justice, d’intégral, de coopération et de solidarité, peut s’étendre sur tout l’Univers.
La perfection de quelques sociétés réellement primitives a été constatée par plusieurs sociologues, ethnographes et poètes. Mais les vertus du « sauvage » ne dépassent jamais les bornes étroites de la tribu. C’est pourquoi il n’est un idéal qu’en poésie. Son antithèse, le civilisé actuel, ne vaut guère mieux que lui, au point de vue de l’intégralité humaine. Chez l’un, la qualité est développée au détriment de la quantité. Chez l’autre, nous avons la quantité, qui est quelque chose, c’est vrai, mais la qualité est loin d’être louable. Le formalisme, l’institution de l’homme moyen permet à l’homme primitif d’atteindre l’universalité sans perdre aucun de ces précieux caractères qui s’attachent à l’Adamisme premier et quasi-paradisiaque.
C’est justement « l’homme moyen » qui est l’objet de la Shariyah ou loi sacrée de l’Islamisme. Elle est très simple quand il n’y a pas grande différence extérieure entre l’élite et le commun. Alors, la lettre primitive suffit. Mais, avec le progrès social, la complication de la vie et le changement des conditions extérieures, l’application directe de la lettre aurait contredit l’esprit de la loi. L’homme moyen eut des variétés, les textes eurent des commentaires, et la science des légistes progressa avec la vie. Cependant, la différence entre le texte et les commentaires n’est qu’apparente. L’évolution est naturelle et logique, quoi qu’en disent les orientalistes de caserne ou de sacristie.
Certaines prescriptions sharaïtes [ndt : en lien avec la Sharî’ah ; Loi divine] peuvent paraître absurdes aux yeux des Européens. Elles ont cependant leur raison d’être. Une religion universelle doit compter avec tous les degrés intellectuels et moraux. La simplicité, les faiblesses et les particularités d’autrui ont, jusqu’à une certaine mesure, droit à des ménagements. Mais la culture intellectuelle a ses droits et ses exigences aussi. L’homme moyen établit autour de chacun une sorte de neutralité qui garantit toutes les individualités, tout en les obligeant de travailler pour l’humanité tout entière. L’histoire ne connaît pas d’autre forme pratique de l’intégral humain. L’expérience témoigne d’une façon irréfutable en faveur de l’universalité islamite. Grâce aux formules arabes, il y a un moyen d’entente parfaite entre toutes les races possibles qui se trouvent entre le Pacifique et l’Atlantique. Il n’est guère possible de trouver de distances ethniques plus grandes que celles qui existent, par exemple, entre le Soudanais et le Persan, le Turc et l’Arabe, le Chinois et l’Albanais, l’Indo-aryen et le Berbère. Aucune religion ou civilisation n’en fait autant. On peut donc dire que l’Islam est le meilleur agent de communication spirituelle qui existe. L’Europe ne peut établir que l’international matériel. C’est quelque chose, mais ce n’est pas tout. Encore n’est-ce pas le Christianisme qui opère cette œuvre, mais le positivisme occidental, pour ne pas dire la libre-pensée.
C’est pourquoi nous considérons la chaîne prophétique comme terminée, scellée, avec Mohammad le Prophète des Arabes et des non-Arabes, car il en est l’apogée. L’esprit prophétique est la doctrine de « l’Identité suprême », du Un-Tout en métaphysique, de l’Homme universel en psychologie, et de l’Humanité intégrale en organisation sociale. Il débuta avec Adam et se compléta par Mohammad.
Le mot Islam est un infinitif du verbe causatif Aslama : donner, livrer, remettre. Il y a une ellipse : « Lillahi » (à Dieu) est sous-entendu. « El-islamu lillahi » signifie donc : se remettre à Dieu, c’est-à-dire suivre docilement et consciemment sa destinée. Or, comme l’homme est un microcosme, composé de tous les éléments de l’Univers, il s’ensuit que sa destinée est d’être universel. Il ne suit pas sa destinée quand l’inertie domine ses facultés supérieures. L’Islam, comme religion, est la voie de l’unité et de la totalité. Son dogme fondamental s’appelle Et-Tawhîd, c’est-à-dire l’unité ou l’action d’unir. En tant que religion universelle, il comporte des degrés, mais chacun de ces degrés est véritablement l’Islam, c’est-à-dire que n’importe quel aspect de l’Islam révèle les mêmes principes. Ses formules sont excessivement simples, mais le nombre de ses formes est incalculable. Plus ces formes sont nombreuses, plus la loi est parfaite. On est Musulman quand on suit sa destinée, c’est-à-dire sa raison d’être. Comme chacun porte sa destinée en lui-même, il est évident que toutes les discussions sur le déterminisme ou le libre-arbitre sont une inanité. L’Islamisme, fût-il exotérique, est par-delà cette question. C’est pourquoi les grands docteurs n’ont jamais voulu se prononcer là-dessus. On ne peut expliquer à l’homme, ordinaire comment Dieu fait tout, comment Il est partout, et comment chacun Le porte en soi-même. Tout cela est clair à l’homme « qui connaît son âme » (man yaraf nafsaho), c’est-à-dire son moi, lui-même, et qui sait que tout est vain hormis « la sensation de l’éternité ». La parole « ex cathedra » du « mufti » doit être claire, compréhensible à tout le monde, même à un nègre illettré. Il n’a pas le droit de se prononcer sur autre chose que sur un lieu commun de la vie pratique. Il ne le fait jamais d’ailleurs, d’autant plus qu’il peut éluder des questions qui ne relèvent pas de sa compétence. C’est la limitation nette, connue de tous, entre les questions soufites [ndt : sûfies] et sharaïtes qui permet à l’Islam d’être à la fois ésotérique et exotérique sans jamais se contredire. C’est pourquoi il n’y a jamais de conflits sérieux entre la science et la foi chez les Musulmans qui comprennent leur religion.
Maintenant, la formule d’ « Et-Tawhîd » ou du monothéisme est le lieu commun, sharaïte. La portée que vous donnez à cette formule est votre affaire personnelle, car elle relève de votre soufisme. Toutes les déductions que vous pouvez faire de cette formule sont plus ou moins bonnes, à condition toutefois qu’elles n’abolissent point le sens littéral ; car alors vous détruiriez l’unité islamite, c’est-à-dire son universalité, sa faculté de s’adapter et de convenir à toutes les mentalités, circonstances et époques. Le formalisme est de rigueur ; il n’est pas une superstition, mais un langage universel. Comme l’universalité est le principe, la raison d’être de l’Islam, et comme, d’un autre côté, le langage est le moyen de communication entre les êtres doués de raison, il s’ensuit que les formules exotériques sont aussi importantes dans l’organisme religieux que les artères dans le corps animal. Je me suis permis cette dissertation surtout pour montrer que « l’intelligence » (inter+legere, El-Aqlu), je veux dire l’intelligence universelle, réside dans le cœur, le centre de la circulation du sang.
La sentimentalité n’a rien à voir dans cette localisation, car sa place à elle est dans les muqueuses des intestins, quand toutefois elle est à la place qu’elle doit occuper dans l’économie physiologique.
L’intelligence et le discernement sont les deux aspects principaux de la raison humaine. L’une conçoit l’unité, l’autre conçoit la pluralité. La raison saine, possédant ces deux facultés développées jusqu’à leurs dernières limites, peut donc concevoir l’Être Un-Tout ; mais cet Être n’est pas l’Absolu, qui est en dehors de toute opération intellectuelle. On est arrivé aux confins, non seulement de la science, mais encore du « scibile » [mot italien : savoir humain], quand on sait que l’on ne peut pas aller plus loin. L’aveu de l’impossibilité de savoir est la connaissance de l’Infini (El-ajzu an el-idrâki idrakun). Elle en est la seule, c’est vrai, mais on toucherait à la divulgation des secrets en affirmant qu’elle n’est pas un paradoxe ou une façon de parler, mais une science réelle, fertile et, après tout, suffisante. Tout ce qui n’est qu’éxotérique aboutit fatalement au scepticisme. Or, le scepticisme est le point de départ des élus. Par-delà les limites du « scibile », il y a cependant un progrès scientifique, mais alors les connaissances deviennent toutes négatives. Elles n’en sont que plus fertiles, car elles exposent notre « pauvreté » (El-faqru) c’est-à-dire nos besoins du Ciel. Conscients de nos besoins, nous saurons formuler nos demandes. Je dis demandes et non prières, car on doit éviter tout ce qui ressemble de près ou de loin à un clergé. Il importe de savoir demander, car, en ce cas le Ciel est comme la nature, qui répond toujours par la vérité quand on l’interroge bien, mais seulement alors. Une expérience chimique ou physique produit une révélation. Mal faite, elle conduit à l’erreur. Le Ciel accorde toujours un bien quand on demande comme il faut demander. Il donne néant, ou même le mal, quand on demande mal. C’est là un effet de la mutualité divine ou de la loi sur la catadioptrie universelle (3).
Les moralistes de la sentimentalité Chrétiens, Bouddhistes ou autres, ont glorifié l’humilité. Soit, mais il ne signifie rien d’être humble ou non, puisque nous sommes tous néants. Ils ont fait de l’humilité une vertu, un but, alors qu’elle n’est qu’un moyen, un exercice et un entraînement. Elle n’est qu’une petite station sur la route, ou l’on s’arrête selon les besoins du voyage. La vanité est une bêtise. L’humilité mal à propos peut l’être également.
Nous avons vu précédemment (4) que le Crédo musulman commence par une négation, qui est suivie d’une affirmation. Ce que je nie et ce que j’affirme portent tous les deux le même nom, A L H ; mais, dans le premier cas, il est indéterminé (36), et, dans le second, il est déterminé (66). Je dis que le vague est non-existant, mais que la distinction est le réel. Ne considérant que la forme des lettres, il s’agit d’une transformation de l’infini, représenté par la ligne droite (verticale) (A), en l’indéfini, représenté ici par le cercle (H), en passant par l’angle (L). Dans le cas de l’affirmation du distinct, l’angle (L) est répété deux fois.
La plus grande partie de l’ésotérisme pratique concerne la destinée, l’identité du moi et du non-moi, et l’art de donner, basé sur le faquirisme. L’ordre consiste à suivre docilement et consciemment sa destinée, qui est de vivre, de vivre toute sa vie, qui est celle de toutes les vies, c’est-à-dire celle de tous les êtres (5).
La vie n’est point divisible ; ce qui fait qu’elle paraît telle, c’est qu’elle est susceptible de gradation. Plus la vie du moi s’identifie avec la vie du non-moi, plus on vit intensément. La transfusion du moi au non-moi se fait par le don plus ou moins rituel, conscient ou volontaire. On comprend facilement que l’art de donner est le principal arcane du Grand Œuvre. Le secret de cet art consiste dans le désintéressement absolu, dans la pureté parfaite de l’âme de l’acte, c’est-à-dire de l’intention, dans l’absence complète de tout espoir de retour, d’un payement quelconque, fût-il dans l’autre monde. Il faut que votre acte ne ressemble en rien à un échange de bons procédés. Il est par conséquent, plus parfait, plus pur de donner à ce qui paraît inférieur ou faible qu’à l’égal ou au plus fort. Au point de vue ésotérique, il est mieux de donner à une espèce qui est loin de la vôtre qu’à votre semblable. C’est pourquoi l’attraction de l’antipode, le goût de l’exotique, la zoophilie et l’étude amoureuse de la nature sont autant d’indices de dispositions ésotériques. Le célèbre poète Abul-Alâ El-Moarri, considéré par quelques-uns comme hérétique, matérialiste ou libre-penseur, occupe en réalité un rang très élevé dans la hiérarchie spirituelle de l’ésotérisme musulman. S’arrêter à l’humanitarisme est donc une erreur socialo-sentimentale. Un premier dégrossissement de l’égoïsme animique et nutritif suffit pour être socialement parfait, car toutes les vertus civiques ne sont que de la politique plus ou moins bonne, c’est-à-dire avantageuse. Il est actuellement impossible de faire du bien à l’humanité sans aucune arrière-pensée utilitaire. La charité vis-à-vis du semblable est un devoir, un acte de précaution ou de haute prévoyance. Il peut difficilement contenir quelque chose fait « uniquement pour Dieu ». Le sentimentalisme laisse toujours une tache égoïste sur tout ce qu’on fait en son nom, ne serait-ce qu’en se parant de beaux motifs pour des actes fort simples. Les Malâmatiyah [ndt : un type de sûfis] se donnent toujours une série de mauvaises raisons avant d’exécuter les belles actions qu’ils sont appelés à faire.
Le bien que l’on fait à un animal nous rapproche davantage de Dieu, car l’égoïsme y trouve moins son compte, au moins en des cas ordinaires. Le déplacement mental est plus grand, la conquête dans l’âme universelle est plus lointaine. Vous vous attachez aux êtres humains, ceux-là s’attachent à vous, pour toutes sortes de raisons pratiques. L’attachement entre un animal et un être humain est d’ordre supérieur. Il est en outre, très instructif, car, d’après la formule : x est par rapport à vous comme vous par rapport à votre chat, par exemple, on peut trouver plusieurs secrets de la destinée. Il est vrai que le geste zoophile est d’une utilité très grande au point de vue sidéral ; mais, rien que pour comprendre cette utilité, il faut que l’égoïsme ait beaucoup évolué dans le transcendantal. L’homme qui perçoit que les puissances le jugent comme lui-même juge les faiblesses, cet homme n’a plus besoin de guide spirituel. Il est définitivement dans la bonne voie, en train de devenir lui-même la Loi universelle par un commencement d’incarnation de la fatalité. Il peut avoir besoin d’instruction technique pour évoluer plus vite, mais, comme il sait donner sans faire du commerce, il a déjà son ciel à lui. On serait donc mal venu de taxer d’égoïsme ceux qui cultivent la zoophilie dans un but astral, par exemple pour conjurer ce qu’on appelle « le mauvais sort » dans l’ordre intérieur, ou pour restituer, autant que possible, l’état édénique de l’Adamisme primitif (6). Ce sont des gens qui connaissent quelque chose, et qui emploient leur science pour se procurer un bonheur terrestre que la Tradition regarde comme licite.
Je ne puis assez insister sur le fait que l’art de donner est le Grand Arcane. Le don absolument pur et désintéressé est la sensation du néant en pratique réalisation. Cette perception cristallisée est une pierre de touche, — la meilleure, — pour contrôler l’Existence dans l’Absolu. Cet instrument précieux d’investigation de l’au-delà peut avoir une apparence fort simple, rustique, même grossière, mais il se gâte instantanément par un seul atome de sentimentalité. On peut dire Saint Rabelais, mais on n’est jamais assez circonspect vis-à-vis des théories chrétiennes (au sens ordinaire) ou bouddhistes.
Le lecteur qui a bien voulu me suivre jusqu’ici sans lassitude ni irritation, peut facilement voir que le don humanitaire n’est que la juste compréhension de nos avantages et désavantages matériels. En effet, tout le monde comprend qu’il est utile à tout le monde que tout le monde ait l’indispensable pour vivre d’une façon humaine. La véritable charité ne commence qu’avec la bête ; elle continue par la plante, mais alors elle exige les sciences de l’initié. Ces sciences conduisent à l’Alchimie, qui est la charité humaine vis-à-vis des pierres, des métaux, c’est-à-dire vis-à-vis de la nature inorganique. Le comble de cette charité est le don du Soi aux nombres primitifs, car alors on soutient l’Univers par son souffle rythmé. Je me permets d’indiquer que la Charité cosmique progresse dans le sens inverse de l’évolution de la matière, comme on dit vulgairement.
Grâce à l’accord parfait que l’Islam établit entre l’ésotérique et l’exotérique, on peut en parler sur tous les tons, c’est-à-dire qu’il supporte la propagande, même en ce qui concerne l’ésotérique, — au moins jusqu’à une certaine mesure. La propagande le fortifie, en ce sens qu’elle l’enrichit au point de vue purement intellectuel. Il est vrai que plusieurs branches des sciences islamites [ndt : islamiques] ne se sont développées que par le fait que plusieurs peuples non-arabes se joignirent à l’Islam. Plusieurs orientalistes, ayant observé ce phénomène, l’ont attribué à une juxtaposition de l’esprit âryen ou touranien sur la mentalité arabo-sémitique. C’est une erreur.
Ces sciences se trouvaient déjà en germe dans l’Islamisme primitif. Comme il admet le rationalisme et la liberté de penser, il s’imposa l’obligation de s’expliquer aux nouveaux venus, de revêtir une forme qui convint à leur mentalité. Le développement se fit par la collaboration entre élèves et professeurs. Les questions provoquèrent les réponses. Du besoin extérieur de formuler ses subconsciences naquirent les sciences rationnelles et scolastiques de l’Islamisme. Les Arabes ne prirent rien de nouveau aux étrangers. Ils ne firent que transformer un peu de leur or en argent, pour ainsi dire, et cela dans le but unique de simplifier les rapports entre les peuples.
Je prie les étudiants ès Kabbale de bien vouloir remarquer que, au point de vue purement scientifique, on s’instruit soi-même en enseignant aux autres ; l’intérieur s’enrichit par le travail extérieur ; le Ciel vous donne au fur et à mesure que vous distribuez parmi les créatures le peu que vous possédez déjà. Mais il faut savoir comment.
Disons tout de suite que l’altruisme est un mot vide ; il conviendrait de le bannir du langage métaphysique, car autrui n’existe pas. Il n’y a aucune différence entre vous et les autres. Vous êtes les autres, tous les autres, toutes les choses. Toutes les choses et tous les autres sont vous. Nous ne faisons que nous refléter mutuellement. La vie est unique, et les individualités ne sont que l’inférence de la destinée qui rayonne dans le cristal de la création L’identité du moi et du non-moi est la Grande Vérité, comme la réalisation de cette identité est le Grand Œuvre. Si, à propos d’un vol, vous ne pouvez comprendre que vous êtes le voleur et que vous êtes aussi le volé ; que, dans un assassinat, vous êtes à la fois le meurtrier et la victime ; si vous ne savez pas rougir de honte ou de culpabilité aux récits de crimes monstrueux, nouveaux, inconcevables, que jamais dans votre vie vous n’auriez eu la tentation de commettre ; si vous ne sentez pas que vous êtes pour quelque chose, si peu que ce soit, dans le tremblement de terre au Turkestan ou dans la peste de Mandchourie, vous feriez mieux de ne pas étudier l’ésotérisme, car vous perdrez votre temps.
C’est surtout la collectivité criminelle qui démontre que l’acte isolé n’existe presque pas, et qu’il est difficile de distinguer un homme d’un autre. Je ne dis pas que tous les hommes sont les mêmes, mais je dis qu’ils sont tous « le même ». Observons, par exemple, l’enchaînement des actions. Avez-vous remarqué qu’un soupçon général, fût-il injuste, suscite autour du présumé coupable les preuves suffisantes de sa culpabilité ? Cela arrive d’autant plus vite quand il est innocent jusqu’à ignorer comment le crime s’est perpétré. S’il est coupable, mais intelligent, il peut créer autour de sa personne une aura négative, volontaire, qui repousse l’aura collective qui veut la déborder. – Il est aisé de voir comment l’aura morale d’une collectivité s’amasse peu à peu autour des centres nerveux d’une société, se condense et prend une forme humaine, celle de l’auteur d’un crime le plus souvent. Mais ce criminel n’est que la main qui frappe. La véritable origine de l’acte se trouve dans la collectivité. Celle-là, elle ne fait rien, sans doute, mais elle fait faire, ce qui revient au même. C’est ainsi qu’il n’y a pas d’innocents (7).
Quand je déclare tout le monde coupable, je ne plaide pas l’acquittement du criminel. Encore moins réclamais-je des châtiments pour tout le monde. L’ésotérisme n’a rien à faire avec le code, qui est un produit naturel, — si mauvais soit-il de l’histoire de la société. L’homme ne peut exercer que la justice humaine. La justice divine sera toujours une énigme pour lui. Vouloir manier cette justice est, à notre point de vue, un des crimes les plus graves que l’homme puisse commettre. — Je me permets de citer quelques exemples. Le vol et le meurtre sont des crimes, au moins en principe ; donc, le voleur ou l’assassin doit être puni selon la convention sociale du moment, mais c’est tout. Vous êtes libre de l’éviter ou de le fréquenter, une fois qu’il a subi son châtiment. Vous pouvez lui refuser la main de votre fille, etc., mais, si vous dites que cet homme est mauvais, qu’il mérite le feu de l’enfer, etc., alors, vous êtes pire que lui, car vous voulez vous mettre sur le trône de Dieu. Vous voulez juger là où personne ne voit rien.
Autre exemple : vous condamnez la prostitution, et vous n’avez point tort. Cependant, vous ne pouvez condamner la prostituée que quand il y a attentat à la pudeur sur la voie publique. Son crime n’est qu’un crime de réflexe. Sur le plan de l’actuelle société, l’homme est l’intérieur, la cause, et la femme est l’extérieur, l’effet. La femme vend son corps, parce que l’homme vend son âme. Vous pouvez appréhender l’une, mais l’autre, le vrai coupable, échappe à toute poursuite car il est anonyme et légion. Que l’on se borne à juger les faits seulement. Vouloir juger les consciences est impossible.
Un dernier exemple : les acquittements scandaleux des crimes passionnés. Quelques-uns ont voulu y voir un signe d’amoralité. Ce n’est pas cela du tout. Ils ne sont qu’autant de déclarations d’incompétence du tribunal. Le juge scrupuleux évite de se prononcer sur des cas que Dieu seul peut connaître.
La conscience universelle devient de plus en plus fataliste. Il y a longtemps que l’on dit que « les peuples n’ont que les gouvernements qu’ils méritent ». Un bon gouvernement ne peut régner sur un peuple de canailles ; il serait obligé de se laisser corrompre, s’il voulait garder le pouvoir. De jour en jour, on comprend mieux la grande vérité sur la logique des événements : que l’homme est toujours jugé d’après ses propres lois, c’est-à-dire selon les lois qu’il impose aux êtres qui relèvent de son influence vitale. Il y a des liens subtils entre le bourreau et la victime, car ils sont, l’un et l’autre, les deux aspects du même fait. Tout le monde comprend que c’est la faute aux riches s’il y a des pauvres ; que c’est la faute aux savants s’il y a des ignorants ; qu’il y a des gens vicieux, parce que les gens vertueux laissent trop à désirer. Plusieurs saints de l’Islam se sont plaints d’avoir reçu le don de la seconde vue. Ils ont vu trop de choses extraordinaires dans les menus faits de la vie quotidienne. Ce sont des naïfs, ceux qui recherchent les facultés surhumaines en dehors de l’ordre. Quand les apprentis sorciers ne tombent que dans le détraquement intellectuel ou moral, c’est que Dieu a été clément à leur égard.
La loi de la pauvreté universelle (El-faqru) est donc un principe islamite. Chacun de nous est un pauvre (faqir). Nous sommes tous des pauvres (foqarâ), car nous avons tous besoin du Créateur ou de la création, le plus souvent des deux. Comme il faut donner pour recevoir, il s’ensuit que la grande malédiction consiste à ne plus pouvoir faire du bien, à avoir perdu ses droits à exercer la charité. Quand on donne, il faut donner plus modestement que le gueux ne reçoit l’aumône de votre main.
C’est surtout par sa conception de la réalité collective que l’Islam se particularise définitivement parmi toutes les religions, civilisations ou philosophies. Tous les illuminés savent que la réalité collective est une fiction. Les illuminés musulmans savent cela aussi bien que les autres sinon mieux. Cependant, dans le but de suivre le Prophète, on ne se retire pas dans le désert, mais on fait semblant de prendre le monde au sérieux. Un hadît dit qu’il faut travailler pour ce monde comme si nous pensions vivre mille ans, et que cependant il faut travailler pour l’autre monde comme si nous croyions mourir demain. La doctrine de l’identité et de l’unité est plus développée en l’Islam qu’ailleurs. Sa précieuse qualité d’ésotéro-exotérique provient surtout de sa conception de la réalité collective comme agent indispensable à la transformation de la réalité personnelle en Universalité humaine ou réalité prophétique. Le Christianisme et le Bouddhisme rejettent la réalité collective avec horreur ou mépris pour faire l’Homme universel dans une petite quiétude. Ils diffèrent donc de l’Islam qualitativement et psychologiquement. L’Islam se distingue du Brahmanisme ésotérique quantitativement, car il est plus vaste. Le Brahmanisme n’est que local, au moins au point de vue pratique, tandis que l’Islam est universel. Il diffère du positivisme antidoctrinaire au point de vue formaliste et métaphysique. Il est en opposition directe avec la philosophie allemande, laquelle, par sa confusion de la féodalité avec l’aristocratie, a complètement faussé l’idée de gouvernement. Partout ailleurs qu’en Allemagne, la responsabilité est la mesure de la noblesse : plus on est noble, plus on est responsable, et vice versa. Le crime du libre et du noble est jugé plus sévèrement que celui de l’esclave ou de l’ignorant, d’après la Shariyah. Malheureusement, la féodalité s’arrange un peu partout de façon à s’assurer l’impunité —mais aussi la distingue-t-on de la noblesse, tandis qu’en Allemagne la féodalité est la seule condition de l’aristocratie. Le plus fort n’est tenu en rien vis-à-vis de celui que le sort malheureusement a mis en une situation d’infériorité vis-à-vis de lui.
D’un autre côté, l’Islam a des points de comparaison et de contact avec la plupart des formes de croyances ou d’organisation sociale. Il n’est cependant ni une religion mixte ni une religion nouvelle. Le Prophète dit expressément n’avoir inventé quoi que ce soit en fait de dogmes ou de lois. Il a restitué la foi primitive et ancienne. C’est pourquoi il y a tant de ressemblances entre le Taoïsme et l’Islam. Ce n’est pas moi qui risque une pareille assertion, mais les auteurs célèbres de l’Islamisme en Chine. Le Taoïsme ne diffère de l’Islam que par le fait d’être exclusivement ésotérique, tandis que l’Islam est ésotéro-exotérique. C’est pourquoi l’un peut faire de la propagande pour ses doctrines, l’autre non. L’Islam connaît à la fois le néophytisme et l’adeptat, tandis que le Tao ne peut reconnaître que la seconde de ces deux formes d’expansion.
(1) Voir Yi-king, interprété par Philastre : 1er vol., p. 138 ; le 6e Koua ; Song, parag. 150.
Le mot « destinée » désigne la véritable raison d’être des choses ; manquer à l’exacte raison d’être des choses constitue ce qu’on appelle « contrarier la destinée » ; aussi la soumission à la destinée est-elle considérée comme un retour. Contrarier, c’est ne pas se conformer avec soumission. (Le Commentaire traditionnel de Tsheng).
« La destinée, ou mandat céleste, c’est la vraie et droite raison d’être de chaque chose. » (Le Commentaire intitulé : Sens primitif).
J’ajoute que les Musulmans s’appellent en chinois « Hwei-hwei », ceux qui retournent, obéissants, à leur destinée. La tradition musulmane dit qu’Allah appelle à Lui toutes les choses, afin qu’elles viennent, bon gré mal gré. Rien ne peut manquer à cet appel. C’est pourquoi tout est musulman d’une façon générale. Les êtres humains qui viennent à Lui de bon gré, s’appellent musulmans dans un sens plus restreint. Les hommes qui ne viennent à Lui, c’est-à-dire qui ne suivent leur destinée que par force, malgré eux, sont les infidèles.
(2) Voir La Gnose, 2e année, n° 2, p. 65.
(3) La vie est organisée selon la loi du talion, selon un hadît.
(4) La Gnose, 2e année, n° 2, p. 64, et n° 3, p. 111 (errata du n° 2).
(5) Je ne parle pas de la thèse ibsenienne : vivre sa vie. Ceux qui n’osent pas, qui marchandent leur plaisir, sont trop mal préparés pour qu’on leur adresse une parole ésotérique. Ibsen, Tolstoï, Nietzsche, etc., sont de très respectables personnes, je ne dis pas le contraire, mais n’ont aucune valeur traditionnelle. Moralistes d’influence locale, ils ne peuvent nous intéresser que comme de petits prophètes de province.
(6) La tradition musulmane dit que les animaux sauvages ne commencèrent à fuir l’homme qu’après le fratricide de Caïn. Avant cet événement, ils cherchaient sa proximité pour se rassurer et se protéger en la grande paix qui émanait de lui.
(7) Tout crime impersonnel ou anonyme est, à priori, un crime collectif ».
Ivan Aguéli – Shaykh Abdûl-Hâdi -, L’universalité en Islam, La Gnose, avril 1911, n°4 – 2ème année. Nous avons rajouté quelques précisions entre crochets sur le sens de certains mots peu habituels dans l’usage courant en ce qui concerne certaines formulations techniques, et ceci dans le but d’éclairer les lecteurs.