L’Islam entre Revivification (Tajdîd) et Réformisme (Islâh) et l’importance de la Futuwwa

  Depuis l’avènement du monde moderne, ceux qui demeurent dans l’incapacité de comprendre le contexte historique et la sagesse du mode de vie traditionnel des époques passées, et qui sont illusionnés par les idoles et les superstitions modernes, pensent que la Religion (et ce courant est présent dans toutes les communautés religieuses) doit être « réformée » et « amputée » de nombreux aspects qui constituent un obstacle à l’assouvissement de leurs vices ou à la domination des idoles des temps modernes. De l’autre côté, certains « traditionalistes » et « littéralistes », ignorent les dimensions éthiques et spirituelles de la Religion, et veulent maintenir à tout prix des avis juridiques anciens en omettant leur contexte et les conditions qui pouvaient justifier leur application, conditions et contexte qui n’existent plus aujourd’hui pour certaines d’entre elles. En effet, beaucoup d’avis traditionnels avaient toute leur raison d’être et leur pertinence dans une société traditionnelle, où la pratique de la Religion était facilitée, où les normes sociales en vigueur (malgré les manquements ou vices de chacun) étaient celles de la vertu et du Sacré, et que le mode de vie était fondé sur un bon équilibre et les aspirations spirituelles. Or tout cela a été rompu par la société moderne et son mode de vie décadent, distrait par la course effrénée aux richesses et aux illusions mondaines, notamment dans un monde capitaliste sauvage, et parfois partiellement régulé, mais pas moins toxique et injuste. Or, dans de telles conditions, il n’est guère possible d’appliquer intégralement les avis traditionnels sur le plan social et politique, mais tout au plus, se les imposer à soi-même si l’on en est capable, tandis que pour les gens de la masse, cela parait impossible, ou tout du moins, extrêmement difficile, et leur imposer cela, c’est les exposer à la schizophrénie, à l’hérésie, à l’hypocrisie, à l’extrémisme ou à l’apostasie, car lorsque l’âme ne s’éduque pas d’abord spirituellement, et que la société a plongé les individus dans les pires vices et formes d’asservissement qui soient, s’émanciper de leur esclavagisme (moderne) et de leur ignorance est tortueux et exige énormément d’efforts que finalement, peu consentent à faire tant qu’ils vivent sous le joug du modernisme.

  Pour résoudre cette problématique, il convient de revenir au Qur’ân et à la Sunnah, où les notions de « tajdîd » (revivification, renouveau ou revitalisation) et « islâh » (réformisme) permettent de se situer, et où l’orthodoxie doit s’inscrire au cœur des notions qurâniques telles que le Tawhîd (la conscience de l’Unité divine dans tous les aspects de notre vie) et de Sa Transcendance (tanzîh), ainsi que, du point de vue de l’éthique, les notions de taqwâ (crainte révérencielle d’Allâh, piété et droiture), d’’adl (justice), de qist (justice, droiture, comportement adéquat et approprié), d’ihsân (excellence morale et spirituelle et bienfaisance sociale), de hilm (clémence, indulgence, pondération), de birr (bonté d’âme et générosité envers les autres), d’ikhlâs (sincérité et pureté de l’intention), de sabr (endurance et patience active face à l’adversité), de hikmâ (sagesse), de Baraka (recherche des Bénédictions divines et de Son influence spirituelle dans le monde), de ‘ilm (science utile), de ma’rifa (connaissance métaphysique et spirituelle), de tawakkul (remise confiante en Allâh), de hubb (amour) et de rahma (miséricorde, compassion et amour-rayonnant et bienveillant envers Ses créatures). Tout cela favorise l’Agrément divin et la multiplication de Ses faveurs sur Ses créatures, et permet également d’augmenter leur science utile, leur connaissance bénéfique, et les modes spirituels de la connaissance et de la réalisation de la compréhension du Qur’ân et de la Tradition prophétique.

  Le problème des réformistes (du monde moderne), qu’ils soient « littéralistes » comme les « wahhabites » ou modernistes, c’est qu’ils connaissent très mal le patrimoine islamique en général. Dans le cas des wahhabites, ils ignorent généralement que le shaykh Ibn Taymiyya (grand savant malgré ses erreurs et le fait qu’il ait évolué sur certains sujets au fil du temps) a divergé de l’imâm Ahmad sur la ‘aqida et dans le fiqh. Et ils ignorent que Mohammed Ibn ‘Abd al-Wahhâb contredit les imâms Ahmad et Ibn Taymiyya sur de nombreux sujets théologiques et juridiques. Dans le cas des modernistes, ils ignorent souvent la pluralité des avis et les principes supérieurs de la Religion qui permettent d’annuler, spécifier, changer, réviser ou suspendre un avis juridique ancien, selon le contexte et certaines conditions. Ils sont aussi soumis et trompés par les idéologies modernes, qui sont des superstitions entrainant la corruption sur terre, la décadence morale, la déchéance intellectuelle et un danger pour la santé physique et mentale, en même temps que la foi. Parmi les idoles et superstitions modernes, citons le scientisme (réfuté par la science), le rationalisme (réfuté par la logique et l’épistémologie), le matérialisme (réfuté par les expériences et découvertes scientifiques en médecine, en physique quantique et en parapsychologie), le formalisme (réfuté par les mathématiques, où l’on sait désormais grâce au théorème de l’incomplétude de Kurt Gödel, que toute vérité n’est pas forcément démontrable ou transposable mathématiquement, et qu’il faut distinguer démonstrabilité et véracité dans un système ou une doctrine ; certains axiomes sont ainsi « indécidables » et il faut recourir alors à des principes ou systèmes supérieurs qui sont à l’origine des systèmes « postérieurs » ou « inférieurs »), le new-âge (réfuté lui aussi par la métaphysique et la science), l’individualisme (dont on constate au quotidien les ravages), le consumérisme (qui pollue et détruit la planète), le sécularisme (qui est corrélé avec le rejet ou l’amoindrissement du Sacré, de la spiritualité, de l’éthique et d’une bonne hygiène de vie d’une part, et d’autre part, par l’augmentation significative des fléaux tels que la drogue, l’alcoolisme, la violence familiale et conjugale, les viols, la criminalité, l’adultère, le suicide, la dépression, les maladies mentales, l’hystérie, le terrorisme, le grand banditisme, etc.).

  Pour autant, cela n’implique pas de devoir céder au fanatisme ou au rigorisme de certains « littéralistes » ou « traditionalistes » (à dissocier des « traditionnels »).

  Le Qur’ân dit : « Dirige tout ton être vers la Religion exclusivement [pour Allâh], telle est la nature qu’Allâh a originellement donnée aux hommes – pas de changement à la création d’Allâh -. Voilà la religion de droiture et de piété ; mais la plupart des gens ne savent pas » (Qur’ân 30, 30). 

« Qui est meilleur en religion que celui qui soumet à Allâh son être, tout en se conformant à la Loi révélée et suivant la Religion d’Ibrâhîm, homme de droiture et de piété ? Et Allâh avait pris Ibrâhîm pour ami privilégié » (Qur’ân 4, 125).

« Dis : « Moi, mon Seigneur m’a guidé vers un chemin droit, une religion droite, la Religion d’Ibrâhîm, celui qui s’est soumis (et s’en est remis) exclusivement à Allâh et qui n’était point parmi les associateurs. Dis : « En vérité, ma Salât (prière canonique), mes actes de dévotion, ma vie et ma mort appartiennent à Allâh, Seigneur des mondes. A Lui nul associé ! Et voilà ce qu’il m’a été ordonné, et je suis le premier à me soumettre » (Qur’ân 6, 161-163).

« Aujourd’hui, j’ai rendu votre religion parfaite ; j’ai parachevé ma grâce sur vous ; j’agrée l’Islam comme étant votre Religion » (Qur’ân 5, 3).

  Voici quelques versets qui renvoient en quelque sorte à cette conscience du « tajdîd », c’est-à-dire celle de la droiture, de se conformer à l’Ordre divin, et de se préserver de toutes sortes de superstitions et de déviances en tous genres.

  De même, dans la Sunnah, le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « Certes, Allâh enverra un revivificateur de la religion (al mujaddid) auprès de cette communauté (al Ummah), et ceci, à l’avènement de chaque siècle (ou de chaque génération) »[1].

   Comme l’ont expliqué certains savants, il se peut qu’il s’agisse aussi d’un groupe de personnes qui incarnent, à chaque génération, cette revivification. En général, les savants ou dirigeants comme ‘Umar ibn Abd al-‘Azîz, As-Shafi’î, Abû Hanifa, Sufyân at-Thawrî, Al-Awzâ’î, Ahmad, Jâ’far as-Sadiq, Al-Baqillânî, Abû Hâmid al-Ghazâlî, Ahmad Ibn Atâ’Llâh as-Sakandarî, Ibn ‘Arabî, As-Suyûtî, As-Shatibî, Al-Izz Ibn Abd As-Salâm, Ibn Daqîq Al-Îd, ,’Abdullâh Ibn `Alawî Al-Haddâd et d’autres sont considérés comme tels, de par l’étendue de leur science, le caractère revivificateur de leur œuvre, et le renouvellement des sciences ou de l’état général de la communauté. Le hadîth n’exclut pas l’existence de plusieurs mujadidûn à une même époque mais dans des régions différentes, ou pour des aspects différents. Ainsi après la génération des Compagnons et de leurs disciples directs, nous avons la génération des fondateurs des imâms du fiqh comme Ja’far As-Sâdiq, Zayd Ibn ‘Alî, Abû Hanifa, Al-Awzâ’î, Sufyân at-Thawrî, Sufyân Ibn ‘Uyayna, Ibrâhîm an-Nakhâ’î, Al-Layth, Mâlik Ibn Anas, As-Shafi’î, Ahmad, At-Tabârî, etc., puis la génération de leurs disciples parmi les compilateurs du Hadith comme Al-Bukharî, Muslim, Abû Dâwûd, At-Tirmidhî, An-Nâsâ’î, Ibn Mâjah, Ad-Dârîmî, etc. et parallèlement à eux, les grands imâms (enracinés aussi dans le fiqh et le hadîth) comme Al-Junayd, Sahl al-Tustârî, Al-Hakîm at-Tirmidhî, etc. dans le domaine de la spiritualité et de la métaphysique, etc.

  Le Shaykh, l’ascète, le grand traditionniste du Shâm Ibn ‘Asâkir a dit dans son Târîkh Dimashq à propos de l’avis de Shaykh Abû l-Hassân al-Sulamî concernant le mujadîd du 5e siècle : « Selon moi, à la fin du 5e siècle, ce fut Abû Hāmid Muhammad ibn Muhammad ibn Muhammad al-Ghazâlî al-Tûsî al-Faqîh (450-505 H), parce qu’il était un savant actif, un juriste vertueux, un théoricien accompli et un écrivain intelligent. Sa réputation dans la science s’est répandue dans les horizons, et il a éclipsé ses contemporains au Ḵhurâssân, au Shâm et en Irâq ». Quant à l’imâm Ad-Dhahabî dans son Siyâr A’lam an-Nubalâ’ (4/566) : « Je dis : pour le 4e siècle, il s’agit de Abû Hâmid Al Isfarâyînî ; pour le 5e siècle, il s’agit de Abû Hâmid Al Ghazâlî ; pour le 6e siècle, il s’agit du Hâfiz ‘Abd ul Ghanî ; et pour le 7e siècle, il s’agit de notre Shaykh Abûl Fath Ibn Daqîq Al ‘Îd ».

  Dans son commentaire de ce Hadith, le Shaykh Shah Walîy Allâh Ad-Dahlawî dans Izâlat al-Khafâ ‘An-Khilâfat ul-Khulafâ donne la liste suivante : : « 1er siècle : ‘Umar ibn ‘Abd al-‘Azīz ; 2e siècle : l’imâm As-Shâfi’î ; 3e siècle : Abû-l-Hassân Al-Ash’arî ; 4e siècle : Al Hakîm, Al-Bayhaqî (et ses semblables) et Abû Hâmid Al-Isfarâyînî (et ses semblables) ; 5e siècle : l’imâm (Abû Hâmid) Al-Ghazâlî ; 6e siècle : l’imâm Fakhr ud-Dîn Ar-Râzî et l’imâm An-Nawawî ».

  Aussi, plusieurs ahadiths évoquent qu’Allâh préservera toujours la Religion en faisant émerger de nobles savants et maîtres spirituels qui préserveront la Religion des différents extrêmes, comme ce hadîth où le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « A chaque génération (ou siècle), ceux qui sont des autorités fiables (parmi les musulmans vertueux) préserveront cette connaissance (l’Islam), rejetant les changements et dérives apportés par les extrémistes, les falsifications de ceux qui font de fausses déclarations pour conforter leurs passions, et les interprétations des ignorants »[2]. Ce hadith, comme le précédent, sont aussi des preuves de la prophétie du Messager d’Allâh (ﷺ) et de la préservation de la Religion par Allâh, à travers le Qur’ân, la Sunnah et les maîtres spirituels qui sont les héritiers des Prophètes.

  Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit également, quel était le rôle du « musulman consciencieux » vis-à-vis d’Allâh et de la Ummah : « Merveilleux et bon est l’homme en religion qui, si les gens ont besoin de lui, leur profite (par sa sagesse et sa bonté), mais qui, s’ils l’ignorent, s’enrichit tout de même (spirituellement) »[3].

  De façon générale, que l’on soit littéraliste, moderniste ou traditionaliste, le suivi des passions qui égarent est toujours possible : « Et n’obéis pas à celui dont Nous avons rendu le coeur inattentif à Notre Rappel, celui qui suit ses passions, et dont le comportement est outrancier (Furût) » (Qur’ân 18, 28). Ce verset, d’une portée générale, nous enjoint de ne pas obéir aux injonctions proférées par des individus qui n’aspirent pas à leur Seigneur, qui sont esclaves de ce bas-monde, qui manifestent un mauvais comportement et qui suivent leurs passions et leurs caprices plutôt que la sagesse et les vertus dont les croyants doivent s’inspirer et se revêtir. En effet, en obéissant dans le blâmable à ce genre d’individus, le mal se répand, et la personne corrompra sa raison, son âme et n’apportera que le malheur dans la société. Bien sûr, si des injustes disent des choses véridiques, ou qu’ils occupent une fonction importante, et que certaines directives sont justes, il ne faut pas les contester sur ce plan-là. Quant aux injustes qui détiennent le pouvoir politique, et que par les moyens légaux, – ou en l’absence de moyens pragmatiques garantissant leur destitution en même temps qu’une situation plus juste et moins chaotique -, il n’est pas possible de les neutraliser, la patience et le respect des lois, – sans appliquer ce qui est contraire à la Loi Divine et sans approuver intellectuellement et moralement ce qui s’y oppose -, demeurent de mise.

  Il est rapporté sous l’autorité d’Al-Walîd Ibn Mazyad qu’il a dit : J’ai entendu Al-Awzāʿî dire, quand je lui ai demandé : « Qui est un imbécile ? ». Il répondit : « Celui qui est aveugle à ce qui est mauvais (c’est-à-dire le mal et ce qui est répréhensible), bien qu’il ait une vision claire de ce qui est bien »[4].

  On rapporte d’Al-Awzâ’î qu’il a dit également : « On m’a raconté qu’on disait autrefois : « Malheur à ceux qui étudient [leur religion] dans un but autre que l’adoration (d’Allâh), et à ceux qui cherchent à permettre ce qui est interdit par des doutes et des arguments spécieux »[5].

  Le Qur’ân condamne explicitement ceux qui, parmi les hypocrites et les ignorants, prétendent réformer le Qur’ân et la Religion : « Alif, Lam, Mim. C’est le Livre au sujet duquel il n’y a aucun doute, c’est un guide pour les pieux (enracinés dans la justice), qui ont foi en l’invisible et accomplissent la Salât et dépensent [dans l’obéissance à Allâh], de ce que Nous leur avons attribué. Ceux qui ont foi en ce qui t’a été descendu (révélé) et à ce qui a été descendu avant toi et qui ont foi fermement en la vie future. Ceux-là sont sur le bon Sentier de leur Seigneur, et ce sont eux qui réussissent (dans cette vie et dans la vie future). [Mais] certes les infidèles ne croient pas, cela leur est égal, que tu les avertisses ou non : ils ne croiront jamais. Allâh a scellé leurs coeurs et leurs oreilles ; et un voile épais leur couvre la vue ; et pour eux il y aura une grande correction. Parmi les gens, il y a ceux qui disent : « Nous croyons en Allâh et au Jour dernier ! », tandis qu’en fait, ils n’y croient pas. Ils cherchent à tromper Allâh et les croyants ; mais ils ne trompent qu’eux-mêmes, et ils ne s’en rendent pas compte. Il y a dans leurs coeurs une maladie (de doute et d’hypocrisie), et Allâh laisse croître leur maladie. Ils auront une correction douloureuse, pour avoir menti. Et quand on leur dit : « Ne semez pas la corruption sur la terre », ils disent : « Au contraire nous ne sommes que des réformateurs ! ». Certes, ce sont eux les véritables corrupteurs, mais ils ne s’en rendent pas compte. Et quand on leur dit : « Ayez foi comme les gens ont cru », ils disent : « Croirons-nous comme ont cru les faibles d’esprit ? ». Certes, ce sont eux les véritables faibles d’esprit, mais ils ne le savent pas. Quand ils rencontrent ceux qui ont la foi, ils disent : « Nous croyons »; mais quand ils se trouvent seuls avec leurs diables, ils disent : « Nous sommes avec vous; en effet, nous ne faisions que nous moquer (d’eux) » » (Qur’ân 2, 1-14).

  Et de tels gens, nous avons pu les observer à l’œuvre à notre époque, chez des khawarij comme chez des pervers « modernistes », les uns cherchant à radicaliser les croyants dans une vision superficielle, violente et haineuse de la Religion et de la société, et les autres essayant de duper les croyant(e)s pour les pousser à la dépravation, à l’obscurantisme moderne, à la décadence et à empêcher les croyant(e)s de cheminer sur la voie de la piété, de la sagesse et de la spiritualité.

  L’imâm Ibn al-Jawzî al-Hanbalî (m. 597 H/1201) a dit dans Sayd Al-Khâtir : « Celui qui regarde, depuis l’œil de la clairvoyance, les conséquences des choses, dès leur commencement, en obtiendra le bien et sera préservé de leur mal.  Par contre, celui qui ne voit pas les conséquences, tombera sous l’emprise des sens, et il ne trouvera que souffrance là où il cherchait le salut ; et difficulté là où il espérait le repos ». Ce principe doit guider aussi nos réflexions sur le fiqh, car au-delà des débats suivant l’approche textualiste (des traditionnalistes) comme l’approche superficialiste (des modernes et des wahhabites), même quand un texte n’est pas catégorique, il y a d’autres facteurs à prendre en compte, tels que les finalités de la Loi, le souci de la justice, la réalisation de la piété, la pratique des vertueux à travers chaque génération, l’empêchement des voies menant à la débauche ou à la dégénérescence (voie à laquelle conduit la sécularisation par exemple, où à force d’évacuer ou d’étouffer le Sacré et le spirituel du cœur des Hommes, les conduit à la dépression, au suicide, à la drogue, à la désacralisation du monde et de la vie, à l’esclavage des sens et des passions, etc.). Beaucoup de gens malheureusement, n’ont ouvert les yeux que trop tard, sur leurs erreurs, en voyant les conséquences de leurs positions et de leurs actes, et ce, dans toutes les tendances humaines ou presque. C’est aussi de cette manière que l’on apprend des erreurs des autres, en observant les conséquences de leurs postures. Et ainsi, l’on constate que les sécularistes, les wahhabites, les sionistes, les rawafidhs, les rigoristes et les fanatiques de toutes les tendances, apportent à un certain degré, le malheur et la corruption sur terre, leurs positions étant très loin de la piété, de la sagesse, de l’harmonie, de l’intelligence, de la pondération, de la spiritualité, de l’éthique, etc.

  Si les grands imâms du fiqh ont pu diverger sur certains points secondaires de la ‘aqida comme du fiqh, tous, cependant, se rejoignent sur l’importance de l’adab et du bon comportement (qui priment sur les divergences du fiqh et qui permettent d’éviter bien des problèmes puisque le bon comportement et l’absence de préjudice causée aux gens évitent les problèmes en amont et ne requièrent plus de devoir trouver des solutions juridiques ou sanctions dans les relations humaines et sociétales) de même que sur les piliers et fondements de la foi (dont le fait que les Attributs divins ne sont pas anthropomorphiques et ne sont donc pas comparables avec les attributs créés, limités, physiques et psychologiques des êtres humains ou des êtres vivants parmi les autres créatures, ou même parmi les autres choses créées comme le temps et l’espace physique).

  Notre démarche s’inscrit pour ainsi dire dans les fondements et les finalités de l’Islam, tels que perçus par de grands imâms comme Sufyân at-Thawrî, Al-Awzâ’î, Abû Hanifa, Ja’far as-Sâdiq, Zayd Ibn ‘Alî, Hassân al-Basrî, Al-Junayd, Al-Hakim at-Tirmidhî, Abû Hâmid al-Ghazâlî, Al-Jilânî, Ahmad ar-Rifâ’î, Ibn ‘Arabî, Izz ud-Dîn Ibn ‘Abd as-Salâm,, Ibn Daqîq al-‘Îd, Ahmad Ibn Atâ’Llâh as-Sakandârî, Shihâb ud-Dîn Al-Qarâfî, As-Shatibî, ‘Abd a-Wahhâb As-Sha’ranî, Al-Munawî, Muhammad Al-‘Arabî al-Darqâwî, Ahmad Ibn ‘Ajiba, l’émir ‘Abd al-Qâdir, Ahmad al-Alawî et d’autres, qui étaient soit des mujtahidîn absolus, soit des mujtahidîn d’une école, et qui, sans les abolir, les dépassaient et refusaient le taqlid aveugle ou le fanatisme sur des questions secondaires du droit, et qui réactualisaient le fiqh selon les conditions de l’époque et les principes supérieurs de la Religion dans ses aspects juridiques, éthiques et spirituels.

  L’Islam n’a pas besoin d’être réformé, ce sont les êtres humains qui doivent s’éduquer, se purifier et se conformer aux injonctions de la noble Loi (Shar’îah), qui dans ses aspects fondamentaux, demeurent universels et immuables en tous temps : la doctrine, les rites, l’éthique, les valeurs morales, les vertus spirituelles, etc., contrairement au fiqh, qui, même si l’on ne peut guère s’en passer, peuvent évoluer dans ses modalités pénales et judiciaires, selon le temps et l’espace, et devant prendre en compte les changements de coutumes, de mentalités, de besoins et d’intérêts généraux des populations.

  On parle dès lors de tajdid (revivification), qui est un retour aux principes de la Religion et à ses nobles finalités, au travers du Qur’ân, de la Sunnah purifiée, des principes éthiques et juridiques supérieurs (nécessité, intérêt général, absence de nuisance, refus de semer le trouble dans le cœur et l’esprit des gens, etc.), et non pas de réformisme au sens de modernisme (identifié au concept d’islâh), qui consiste à réformer la Religion et à l’amputer de ses nobles dimensions et aspects pour se conformer aux superstitions et idoles de la modernité, comme l’individualisme, le sécularisme, le laïcisme, le consumérisme, le capitalisme, le matérialisme, le scientisme, la débauche, le new-âge et la décadence.

 Quant à nous, nos positions trouvent leur appui dans le Qur’ân, la Sunnah, l’intellect, l’inspiration divine, la position d’un certain nombre de Savants du Salaf et du Khalaf, et Saints du passé et d’aujourd’hui, en étant conforme aux principes et finalités de la Religion. Revenir aux principes de la Religion et adapter l’aspect juridique (contrairement aux autres aspects qui sont universels et immuables) à notre contexte actuel selon les fondements et les finalités de la Religion, voilà notre démarche, en conformité avec l’Islam et la vision des ussûliyyûn (parmi les savants pieux de l’ère médiévale).

  Nos pieux imâms anciens qui nous ont précédé n’étaient ni fanatiques, ni débauchés ni laxistes ni rigoristes, mais ils étaient équilibrés et clairvoyants, et ne suivaient pas forcément tous les avis de leurs contemporains ou de leurs semblables, s’ils estimaient avoir des preuves et éléments plus solides pour justifier leur position, ou si leur contexte exigeait une adaptation juridique par rapport aux autres situations ou régions.

  Dans les domaines de l’histoire, du Tafsîr, de l’éthique, de la ‘aqida, de fiqh sociétal, etc., il n’y a pas de suivisme aveugle en Islam, sachant que les savants ne sont pas infaillibles et que leur ijtihâd n’a pas de valeur absolue ou contraignante pour les Musulmans, sauf si tous les Compagnons et les plus grands tabi’in se sont tous mis d’accord sur une chose – dans le contexte qui était le leur -. Pareillement pour les questions sociétales, culturelles ou scientifiques, où même s’il existait un consensus, cela pourrait être remis en question si des preuves claires indiquent que l’avis pertinent est différent, ou que le contexte culturel change, puisqu’il faut prendre en compte le ‘urf dans le fiqh, tant que cela n’implique pas de légitimer un péché ou une injustice, ou interdire une obligation religieuse s’il n’y a aucune nécessité à cela. Par contre, en ce qui concerne les rites et le fiqh des ibadât (actes d’adoration et de dévotion), suivre une école afin de les accomplir convenablement et de façon valide (juridiquement), cela est indispensable, car ils ont fait tout le travail de vérification, et furent des milliers de savants à tout analyser, le tout étant confirmé par la pratique notoire de millions de Musulmans à travers les générations, sans que l’on puisse suspecter une erreur, un biais politique ou culturel, etc. Et même celui qui serait apte à l’ijtihâd, s’il est sincère et pieux, il reconnaitra la validité des avis juridiques au sein des 4 écoles, dans le domaine des ibâdât et d’autres aspects du fiqh, si ce n’est sur quelques questions pénales ou sociétales.

  Concernant les tafâsîr, tout musulman pieux s’inscrivant dans une démarche intellectuelle sérieuse et rigoureuse, peut méditer le Qur’ân et le commenter, mais seuls ceux qui maitrisent un certain nombre de sciences (langue arabe et ses différents aspects, logique/mantiq, histoire et circonstances de la Révélation, fiqh, ussûl al-fiqh, sciences du Hadith, tajwîd, etc.) seront considérés comme des « références » et seront habilités à en extraire des jugements légaux, – avis que d’autres savants et exégètes de la même trempe pourront corriger ou contester en cas de divergence -.

  Néanmoins, toute personne avertie, en voyant que des exégètes, théologiens et juristes ont divergé, au point parfois de se contredire frontalement, ou de s’écarter clairement des finalités de la Religion et du bon sens, est forcée de faire un choix. Il est donc normal d’opérer un tri, le but n’étant pas de faire une liste exhaustive de tous les savants et de leurs avis (une liste exhaustive serait très fastidieuse à faire, car il faudrait y inclure des centaines de milliers, voire de millions de noms parmi tous les savants que la civilisation islamique a donnés) mais de fournir des éléments pertinents et cohérents, en citant quelques autorités reconnues en guise « d’appuis ».

  L’imâm Fakhr ud-Dîn ar-Râzi par exemple, dans son Tafsîr al-Kabîr a été très dur d’ailleurs envers certains exégètes qui justifiaient de façon arbitraire le combat contre les idolâtres qu’en raison de leur croyance, devant procéder à l’abrogation sans preuve de nombreux versets du Qur’ân (qui étaient incompatibles avec leurs avis), dont certains qui racontaient n’importe quoi pour justifier leurs positions incohérentes, quitte à déformer et faire dire au Qur’ân ce qu’il ne dit pas du tout, et le rendre tortueux. Fakhr ud-Dîn ar-Râzî, tout comme d’autres exégètes (At-Thawrî, Al-Tustârî, Al-Hakim at-Tirmidhî, Al-Qushayrî, Ibn ‘Arabî, Al-Qashânî, Ahmad Ibn ‘Ajiba, l’émir ‘Abd al-Qâdîr, Ahmad al-Alawî, etc.) anciens ou plus contemporains, se refusaient sans preuve, à parler d’abrogation, et maintenaient que la paix et la justice étaient la norme dans la vision qurânique, et ils n’hésitaient pas à critiquer les avis erronés de ceux qui prétendaient (sans preuve) à l’annulation des versets relatifs à la paix, à la justice et à la tolérance. Et pareil pour certaines autres questions, d’ordres juridiques ou théologiques.

  Au sein du patrimoine islamique, tout comme pour les corpus juridiques des autres communautés, dès l’instant où il existe des divergences, un tri doit nécessairement s’opérer, et chaque tri se fera sur la base de certains critères. Et dans l’islam, les critères doivent se fonder sur les valeurs, principes et finalités islamiques, seul moyen de garantir une conformité à l’Islam – ou du moins d’y tendre sérieusement -, en diminuant les marges d’erreurs d’interprétations ainsi que l’égarement via le suivi des passions.

  L’imâm Ahmad (m. 241 H/855) se méfiait des erreurs et déviances qui pouvaient s’introduire dans 3 domaines des sciences islamiques, domaines légitimes, mais où certains manquaient de précaution et de rigueur : « 3 domaines manquent de fondements [chez un certain nombre de savants] : l’exégèse du Qur’ân (tafsîr), les récits eschatologiques (malâhim) et les récits de batailles (maghâzî) »[6].

  On comprend donc que ces domaines ne sont pas figés ou clos, mais qu’ils restent ouverts à la critique, et le Qur’ân et la Sunnah eux-mêmes exigent de méditer et de comprendre les textes par l’intellect (‘aql), l’observation, la réflexion/méditation (fikr), l’analogie (qiyâs), la logique (mantiq), et la clairvoyance.

  Si certains tafasîrs (exégèses du Qur’ân) sont meilleurs que d’autres, aucun ne semble avoir échappé à la critique de leurs semblables (contemporains ou postérieurs). Si ceux qui sont connus aujourd’hui dans le monde francophone comme At-Tabârî et Ibn Kathir sont souvent sollicités (parfois à l’exclusion des autres), et que celui d’At-Tabarî est meilleur que celui d’Ibn Kathîr, sauf sur certains points, il n’en demeure pas moins que d’autres exégèses sont globalement meilleures sur de nombreux points, comme ceux, parmi les anciens, d’Al-Suddî, de Sahl al-Tustârî, d’Al-Hakîm at-Tirmidhî, ou parmi les Khalafs, ceux d’Al-Qushayrî, d’Al-Ghazâlî, d’Al-Jilânî, de Qutb ad-Dîn Shirâzî, d’Ibn ‘Arabî, d’Al-Qashânî, d’Ibn Kamâl Pasha, d’Ismâ’îl Haqqî, d’Ahmad Ibn ‘Ajiba, de l’émir ‘Abd al-Qâdîr ou du Shaykh Ahmad al-Alawî parmi ceux qui mettaient l’accent sur la spiritualité, l’éthique et la métaphysique, sans en trahir les aspects linguistiques, juridiques et théologiques. Et d’autres encore, plus classiques si l’on peut dire, comme Al-Qurtûbî, al-Thalabi, Al-Baghawî, al-Zamakhshari, al-Raghib al-Isfahani, Al-Baydawî ou As-Suyûtî. Et sans oublier l’un des plus complets de par les différentes disciplines du savoir qui sont sollicitées, celles de Fakhr ud-Dîn ar-Râzî, qui par bien des aspects et notamment pour son approche critique, dépasse celui d’Ibn Kathîr – ce dernier se contentant généralement de paraphraser le Qur’ân et de faire de la « narration » en citant souvent certains avis de ses prédécesseurs -. De grands savants comme Sayyid Muhammad Anwar Shah Kashmiri et le Mufti Muhammad Taqi Usmani ont expliqué en quoi le Tafsîr d’Ar-Râzî était unique et exceptionnel dans sa globalité, malgré quelques réserves et critiques toujours possibles.

  Maintenant, pour les Musulmans qui n’ont pas les bagages intellectuels et le niveau spirituel pour trier, trancher ou interroger les textes et les détails juridiques et théologiques, ils sont comme les autres Musulmans du commun, et doivent délaisser les polémiques ou les investigations qui les détourneraient des principes et piliers de la Religion. Perdre son temps à explorer (sans rigueur) les divergences des uns et des autres, au point d’en délaisser les obligations et les principes, est un égarement et une perte de temps. Pour les Musulmans du commun, l’essentiel ce sont les 5 piliers de l’islam, les 6 piliers de la foi, le dhikr et le bon comportement. Il n’est pas obligatoire de tout connaitre ou de tout pratiquer (sauf ce qui est exigé comme la Salât, le bon comportement, le jeûne du mois de Ramadan, etc. selon nos capacités), mais nous devons savoir que le Qur’ân est la Parole divine et que le Prophète est un excellent modèle, et que Sa Loi stipule la justice, la miséricorde et l’intérêt général, même si des choses nous échappent ou font l’objet de divergence entre les savants, et dont les avis peuvent être délaissés pour un certain nombre d’entre eux. Du reste, chacun doit pratiquer selon ce qu’il est capable de comprendre et de supporter, sans rejeter ce qui dépasse son niveau, et en délaissant ce qui est faux ou douteux. Si aller plus loin nous cause du tort, autant se contenter de l’essentiel, car c’est sur quoi nous serons tous interrogés le Jour des comptes. C’est comme une personne qui voudrait se forcer pour être calife/roi/président ou ingénieur en physique nucléaire alors qu’il n’en a pas les épaules et que personne ne lui a demandé d’occuper cette fonction. Une telle personne devrait se contenter de ce qui est à son niveau et de vivre sa vie tranquillement en cherchant la Proximité divine et Sa Satisfaction par ce qui est à sa portée : la prière, le jeûne, le dhikr, l’écoute et la lecture du Qur’ân, les actes de charité, le bon comportement, etc.

  En somme, pour le chercheur de Vérité et l’aspirant spirituel, les tafasîr, les traités de droit et de théologie sont des supports utiles, souvent profitables même – mais pas infaillibles -, à condition de les approcher via une méthode critique, une rigueur intellectuelle, et avec adab, et sans jamais s’écarter des principes islamiques, et en prenant conscience que même de grands savants ont pu commettre des erreurs et qu’il ne faut pas les suivre dans leurs erreurs, ou de suspendre son jugement – et sans les mettre en pratique – concernant des avis qui nous semblent douteux ou alors inadéquats par rapport aux conditions socioculturelles de notre région ou de notre temps. Ceux qui ont délaissé le Qur’ân, le Hadith, l’intellect, la spiritualité et les maîtres spirituels, au profit des « traités » exégétiques, juridiques et théologiques, sans les rattacher aux principes de la Religion et de ses finalités, se sont souvent égarés bien loin de la Voie droite, de la justice et de la piété, qui sont les critères islamiques permettant de distinguer l’erreur de la vérité selon le langage qurânique et l’intellect.

  Nous pourrions résumer tout cela, dans la parole de certains grands savants. Ad-Dhahâbî dans son Siyâr 13/586 rapporte ce qui suit : « Abû An-Nadr Al-Faqih relate : « J’ai entendu Al-Bûshanji dire : « Celui qui recherche la science et le Fiqh sans bon comportement se risque à mentir sur Allâh et Son Messager (ﷺ) » ».

  L’imâm Abû Hâmid al-Ghazâlî a dit dans son Ihyâ’ ulûm ud-Dîn : « Sache que le Tasawwuf, c’est 2 choses : la véracité (et véridicité) avec Allâh Tout-Puissant et la meilleure façon de se comporter avec les gens. Quiconque pratique ces 2 choses est un sûfi (qui est sur la bonne voie spirituelle) ». Il s’agit là aussi des 2 finalités fondamentales de l’Islam, à savoir l’adoration pure à l’égard d’Allâh, et le bon comportement envers Sa création et Ses créatures. Il poursuit en disant que le sûfi domine son ego et donne préférence aux autres en les aidant dans leurs demandes tant qu’elles ne contredisent pas la Loi divine (et donc, s’il y a une divergence dans le fiqh, cela est permis si cela ne contient pas de nuisance, contrairement aux sectaires et ignorants qui limitent le fiqh à leur conception superficielle et biaisée des choses, disant que telle pratique est harâm alors qu’elle ne l’est pas selon plusieurs mujtahidîn). Celui par contre qui approuve une action ou une parole contredisant clairement les principes, valeurs et finalités de la Sharî’ah, ne saurait être un sûfi, et sa prétention est donc vaine, et même mensongère (s’il en est conscient).

  L’imâm Ibn al-Qayyim dans son Madârij as-Salîkîn a dit : « Celui qui te dépasse en bon comportement et en adab t’a dépassé dans le Tasawwuf » tout comme « il te dépasse en Religion ».

  L’objectif à atteindre pour tout musulman a été excellemment bien résumé par le Compagnon du Prophète (ﷺ) et fils du 2e Calife de l’Islam, à savoir, ‘Abdullâh Ibn ‘Umar, comme l’a rapporté Ad-Dhahâbî dans son Siyâr : « Un jour, un homme envoya un courrier à Ibn ‘Umar lui priant de lui écrire le savoir en entier. Il lui a répondu en ces termes : « Le savoir abonde, mais si tu peux rencontrer Allâh le dos allégé du sang des gens, le ventre vide d’avoir consommé leurs biens, la langue exempte d’avoir atteint leur honneur, tout en étant fidèle à leur unité, alors fais-le ».

  Même si une chose a été déclarée licite par certains savants, cela ne signifie pas que tous les savants y souscrivent d’une part, et que d’autre part, que cela signifie pour autant qu’il s’agit là d’une obligation ou même d’une chose à faire, surtout si cela n’est pas conforme à l’éthique, alors c’est un acte qu’il faut délaisser moralement, et sans même parler des nombreuses conditions d’application qui entourent généralement chaque avis juridique (souvent incriminé de nos jours). Cependant, l’Etat n’a pas le droit de sanctionner pénalement la personne qui commettrait cet acte, même si cela ne fait pas partie de la Sunnah ou des bonnes actions à faire en Islam, sauf si l’acte en question comporte une nuisance certaine pour d’autres personnes, auquel cas l’Etat peut légiférer, du point de vue exécutif, pour sanctionner pénalement ce genre d’actes identifiés à des abus. De même, l’Etat peut ne pas appliquer certaines peines pour des actes, qui en soi, ne menacent pas la sécurité des citoyens ou l’intérêt général de la Nation, si cela évite un plus grand mal ou des troubles divers. Être fidèle aux grands imâms et Sûfis du passé, c’est préserver les principes et finalités de la Religion dans ce qu’ils ont d’universel et d’immuable, agir selon la futuwwa et ce qui est juste, et adapter le fiqh à travers leurs outils juridiques qu’ils ont développé et établi à partir du Qur’ân et de la Sunnah, sans les suivre dans leurs avis éventuellement erronés ou dans les avis qui étaient adaptés à leur époque mais plus à la nôtre, car sinon, ce serait trahir à la fois le Qur’ân et la Sunnah – ce qui est plus grave -, et les imâms par la même occasion. Eux-mêmes disaient ainsi, à leurs compagnons (avancés dans la science et la piété) de ne pas les suivre dans certains de leurs avis ou jugements si des preuves plus convaincantes (après analyse) les conduisaient à adopter des avis plus pertinents et conformes à l’Islam, tout comme ils insistaient sur le fait de réadapter le fiqh selon la coutume des gens – en phase avec la piété et la justice et quand une coutume était jugée convenable, tout en délaissant les coutumes culturelles jugées blâmables ou obsolètes -.

  L’imâm Al-Khatîb Al-Baghdâdi rapporte dans son Al-Kifaya fi ‘ilm al-riwâya, qu’Harûn Al-Râshid a dit à l’imam Mâlik ibn Anas : « Ô Abû Abdullâh, nous allons copier ces écrits [c’est-à-dire al-muwattâ’] et nous allons les distribuer dans les diverses contrées de l’islâm afin d’en faire la référence de la communauté ». L’imâm Mâlik lui a alors répondu : « Ô prince des croyants la divergence des savants est une miséricorde d’Allâh pour cette communauté. Chacun d’eux suit ce qui lui parait être correcte. Tous sont sur la guidée et tous veulent la satisfaction d’Allâh », tant qu’ils s’accrochent au Livre d’Allâh, à la Sunnah prophétique, aux bonnes manières, aux fondements de la Religion et à ce qui est nécessairement connu de la Religion (dans les piliers de la foi et de l’Islam), et dans ce qui ne constitue pas un péché manifeste.

  L’imâm As-Shafi’î a dit : « Lorsque l’authenticité d’un hadith est établie, c’est mon madhhab (mon école) ». Mais contrairement à certains rigoristes qui refusent de réfléchir et qui sacralisent la parole de certains imâms, ou des salafistes qui ignorent tout des règles du fiqh et du hadith et qui ne savent pas distinguer la portée générale ou restreinte d’un hadith ni le resituer dans son contexte, ou des modernistes qui ignorent les fondements et finalités de la Religion, cette parole s’inscrit dans un contexte bien précis. L’imâm An-Nawawî a rapporté cette parole et l’a commenté dans al-Majmu’ Sharh al-Muhadhdhab (1/64) : « Ce qu’a dit l’imâm al-Shafi’î ne signifie pas que quiconque voit un hadith sahih doive dire « C’est le madhhab d’al-Shafi’î ! », en appliquant simplement le sens littéral ou la signification apparente de cette parole. Ce qu’il a dit s’applique très certainement uniquement aux personnes qui ont le rang de l’ijtihâd dans le madhhab. Et ceci à condition que la personne soit fermement convaincue que l’imâm al-Shafi’î n’avait pas connaissance soit de l’existence du hadith, soit de son authenticité. Et cela n’est possible qu’après avoir recherché dans tous les livres d’al-Shafi’î et d’autres ouvrages similaires de ses compagnons, ceux qui ont pris de lui leur science et les autres personnes semblables. C’est bien sûr une condition difficile à remplir. Peu sont ceux en qui nous retrouvons ses compétences à notre époque ». Ce que nous avons expliqué comportait des conditions car l’Imâm al Shafi’î a cessé d’agir selon le sens apparent de nombreux hadiths, qu’il considérait [authentiques] et connaissait. Cependant, il a établi des règles pour critiquer les hadiths ou leur abrogation ou leur circonstance spécifique ou leur interprétation et ainsi de suite. Shaykh Abû ‘Amr [Ibn al Salâh] a dit : « Il n’est pas évident d’agir selon le sens apparent de la parole d’al-Shafi’î. Car il n’est pas permis à tout juriste (faqih) et encore moins à l’homme du commun (‘âmmi) d’agir indépendamment selon ce qu’il prend comme preuve provenant d’un hadîth. Ainsi, quiconque parmi les Shafi’ites trouve un hadith qui contredit son école doit examiner s’il est absolument accompli [en termes de compétence] dans toutes les disciplines de l’ijtihâd, ou sur ce sujet en particulier, ou des questions spécifiques. [Si c’est le cas] alors il est en droit de l’appliquer de façon indépendante. Dans le cas contraire, s’il trouve qu’aller à l’encontre du hadîth lui pèse après avoir recherché et n’avoir trouvé aucune justification pour le faire alors il devrait l’appliquer si un autre Imâm indépendant (mujtahid) qu’al-Shafi’î l’a appliqué. C’est une bonne raison pour lui de quitter l’avis (madhhab) de son Imâm dans un tel cas »[7].

  Cette parole, fut aussi prononcée par les autres imâms du fiqh selon une formulation proche. L’imâm Abi Zayd al-Qairawani Al-Maliki (m.386 H) a expliqué la position des Salaf quant au fait d’agir selon certains hadiths et de ne pas agir selon les autres et que tout ce qui est Sahih ne doit pas forcément être mis en pratique. Il a dit dans Kitâb al-Jami (p.117) : « On doit se soumettre à la Sunnah. Ils (les Salafs) ne doivent pas être contredits par l’opinion personnelle et ne peuvent pas à être contestés par le raisonnement analogique. Leur interprétation est notre interprétation, leurs actions sont nos actions, et ce qu’ils ont abandonné, nous l’abandonnons (…) ». L’Imâm Malik ibn Anas a dit : « La pratique (des gens de Médine) est plus solidement établie que le Hadith. Le frère de Muhammad Ibn Abi Bakr Ibn Hazms lui a dit : « Pourquoi n’émettez-vous pas un avis en fonction de ce Hadith ou encore de celui-ci ? ». Il répondit : « Je n’ai pas trouvé de gens qui pratiquent selon ce Hadith ».

  L’imâm Al-Bayhaqî dans son Manâqib as-Shafi’î (2/154) rapporte que l’imâm Ahmad a dit : « Hammad Ibn Ahmad al-Basri a dit : « J’étais avec Ahmad Ibn Hanbal et nous discutions d’une question, un homme dit à Ahmad : Ô Abû Abdallâh il n’y a pas de Hadith authentique à ce sujet ! Il (Ahmad) lui répondit : Même s’il n’y a pas de Hadith authentique à ce sujet, il y a l’avis d’As-Shafi’i, et sa preuve est la plus établie à ce sujet ».

  En effet, en Islam, une pratique peut se justifier même s’il n’existe pas de hadith sahîh, car les preuves peuvent être tirées du Qur’ân et de ses principes, des ahadiths faibles (qui ne contredisent ni le Qur’ân, ni l’intellect ni l’éthique croyant ni l’observation), de l’intellect et de l’expérience (spirituelle, scientifique, psychologique, etc.) tant qu’ils ne contredisent pas la Révélation et ce que l’on sait de notoire de la Voie prophétique. Nous savons aussi que certains ahadiths rapportés, l’ont été dans un contexte précis (parfois perdu ou non-mentionné) qui ne peuvent donc pas être appliqués tels quels, ou qui n’ont pas été retranscrits dans des recueils (mais enseignés tout de même comme principes juridiques, utilisés ensuite par les imâms et les écoles) ou encore d’autres qui ont été altérés par des gens peu avertis ou des menteurs, et alors la pratique des Compagnons et de leurs disciples suffit comme preuve, tant que la pratique est en accord avec les principes et les finalités de la Religion, et nous les suivons donc en cela car la sagesse l’exige et qu’il s’y trouve un grand bienfait, c’est-à-dire suivre la voie des Vertueux et des Saints dans les enseignements rattachés au Qur’ân et à la Sunnah, qu’ils soient théologiques, éthiques, spirituels, rituels, etc. Quant à leurs divergences ou à leurs avis sur des sujets secondaires de la Religion, certains d’entre eux sont dans l’erreur – mais leur éthique l’a emporté tout comme leur sens du pragmatisme et de la réalité visant l’unité et la justice -, tandis que d’autres avis, n’étant pas intrinsèquement liés à l’Islam, s’expliquaient par la coutume socioculturelle de leur époque, et peuvent donc être révisés ou abandonnés quand il ne s’agit pas d’une obligation religieuse ou d’une action relevant de la nécessité ou de l’intérêt général dans notre société ou notre pays. La parole de l’imâm Ahmad montre aussi que l’avis d’un vertueux et d’un saint, qui ne contredit pas le Qur’ân et la Sunnah, peut être utilisé comme preuve ou du moins comme un argument valide.

  En conclusion, les imâms du fiqh eux-mêmes ne sacralisaient pas leur propre avis, admettaient la possibilité de se tromper sur certains sujets complexes, demandaient à leurs disciples d’être prudent et de suivre les preuves en les connectant au Qur’ân, aux différents ahadiths, aux règles de fiqh et aux principes supérieurs de la Religion (comme la piété, la justice, la vertu, la charité, l’intérêt général, l’absence de préjudice, la prise en compte du contexte et de la coutume, etc.). Bien que leur travail fut immense et globalement pertinent et bénéfique, l’Islam ne nous demande pas de les sacraliser ou de les suivre aveuglément en tous points, mais de les respecter et de tirer les bienfaits de leurs nobles enseignements, en invoquant le Pardon et la Miséricorde d’Allâh sur eux, tout en délaissant ce qui a été rapporté de douteux ou de faux à leur sujet, et sans les suivre dans des avis erronés ou inadaptés pour notre cheminement notre temps (dans un contexte qui n’est plus du tout similaire au leur). Par ailleurs, en Islam, l’argument d’autorité (parmi les sages, les vertueux ou les érudits qui ne sont pas des Prophètes) ne suffit pas s’il n’existe pas de fondements puisés dans le Qur’ân, la Sunnah, la sagesse universelle ou l’expérience.

« Ils ont pris leurs rabbins et leurs moines, ainsi que le Christ fils de Marie, comme « divinités » (ou « Seigneurs ») en dehors d’Allâh, alors qu’on ne leur a commandé que d’adorer un Dieu unique. Pas de divinité à part Lui ! Gloire à Lui ! Il est au-dessus de ce qu’ils [Lui] associent » (Qur’ân 9 31). Le contexte de ce verset parle de ceux, qui, parmi les communautés antérieures, avaient suivi aveuglément leurs rabbins et leurs prêtres, soit au point de délaisser les commandements divins explicites pour des interprétations ou des avis contraires à la Loi divine et à la vertu, – rendant ainsi licite ce qui était illicite, ou illicite ce qui était licite -, soit au point de les invoquer directement (dans l’adoration) en dehors d’Allâh, ce qui revenait à les diviniser en quelque sorte. Cette mise en garde s’applique donc aussi à ceux qui se réclament de l’Islam, pour ne pas qu’ils tombent dans les mêmes déviances. Le tawassul licite est autorisé en Islam, tout comme le suivi des savants évidemment, à condition de ne pas commettre de shirk, d’injustice, de turpitude ou d’exagération à leur sujet. Le Prophète Muhammad (ﷺ) avait par ailleurs dit à ce sujet : « (Une partie d’entre vous) suivrez certainement les voies de ceux qui sont venus avant vous (parmi les communautés religieuses qui vous ont précédé), empan par empan, coudée par coudée, jusqu’au point que s’ils entrent dans le trou d’un lézard, vous y entrerez aussi ! (…) »[8].

  De même, le Qur’ân précise que l’avis de la majorité (au sein de l’Humanité comme de la Communauté, parmi les gens de la masse ou parmi les savants) n’est pas toujours celle de la Vérité et de la justice : « Si tu obéis à la majorité des gens sur terre, ils te feront dévier du Sentier d’Allâh. Ils ne suivent que des conjectures ; ils ne font que supposer ou fabriquer des mensonges » (Qur’ân 6, 116). On peut se rattacher à l’avis majoritaire qu’à condition que cet avis repose sur la Vérité, la Sagesse, la Justice et sur des preuves : « Dis : « Apportez votre preuve, si vous êtes véridiques ! » » (Qur’ân 27, 64) ; « Dis : « Mon Enseigneur a ordonné (la pratique de) la justice, la droiture et le convenable. Que votre prosternation soit exclusivement pour Lui. Et invoquez-Le, sincères dans votre culte. De même qu’Il vous a créés, vous retournez à Lui » » (Qur’ân 7, 29) ; « Et Je suis Grand Pardonneur à celui qui se repent (sincèrement), cultive la foi, fait bonne oeuvre (en étant bienfaisant), puis se met sur la Voie de la droiture » (Qur’ân 20, 82) ; « Vraiment, (le Prophète) Ibrâhîm était longanime, patient, indulgent, compatissant et repentant » (Qur’ân 11, 75) ; « Certes, Allâh a commandé la justice et l’équité, la bienfaisance et de donner par générosité des biens aux proches, et Il a interdit la turpitude, le blâmable, la tyrannie et l’injustice, ainsi peut-être vous souviendrez-vous (de ce qui est juste et convenable) » (Qur’ân 16, 90) ; « Adorez Allâh et ne Lui donnez aucun associé. Agissez avec bonté et bienfaisance envers vos père et mère, les proches, les orphelins, les pauvres, le proche voisin, le voisin lointain, le collègue et le voyageur, et les domestiques qui sont sous votre responsabilité, car Allâh n’aime pas, en vérité, le présomptueux, l’arrogant » (Qur’ân 4, 36).

  Les principes de la Religion priment donc sur les avis juridiques de certains savants qui les contredisent – ou qui sont douteux a minima – de même que sur les opinions personnelles des uns et des autres : « Il ne leur a été commandé, cependant, que d’adorer Allâh, Lui vouant un culte exclusif, d’accomplir la Salât et d’acquitter la Zakât (la charité légale). Et voilà la Religion primordiale de droiture » (Qur’ân 98, 5).

  Suivre aveuglément certaines autorités ou coutumes culturelles, surtout quand elles ne sont pas fondées sur la Vérité, la justice et le bien, mène à l’égarement : « « Hélas pour nous ! Si seulement nous avions obéi à Allâh et obéi au Messager ! ». Et ils dirent : « Seigneur, nous avons obéi à nos chefs et à nos grands. C’est donc eux qui nous ont égarés du Sentier » » (Qur’ân 33, 66-67) ; « C’est qu’ils ont trouvé leurs ancêtres dans l’égarement » (Qur’ân 37, 69) ; « Et quand on leur dit : « Suivez ce qu’Allâh a fait descendre », ils disent : « Nous suivons plutôt ce sur quoi nous avons trouvé nos ancêtres”. Est-ce donc même si le Diable les appelait au châtiment de la fournaise ! » (Qur’ân 31, 21) et « Et quand on leur dit : « Suivez ce qu’Allâh a fait descendre », ils disent : « Non, mais nous suivrons les coutumes de nos ancêtres ». – Quoi ! et si leurs ancêtres n’avaient rien raisonné et s’ils n’avaient pas été dans la bonne direction ? » (Qur’ân 2, 270).

  Il est donc important de garder cela à l’esprit, tout comme d’être critique face aux opinions modernes qui ne reposent souvent sur rien, surtout lorsqu’elles prétendent remettre en question les piliers et les fondements de l’Islam et de la Foi, dans sa doctrine, ses rites, ses valeurs et ses finalités, acceptés par tous les vertueux, les sages et les saints de toutes les époques, par des milliers de voies concordantes, y compris parmi les courants les plus antagonistes les uns aux autres. Cependant, sur des sujets juridiques précis et secondaires, avis majoritaire ou non, toute la communauté ne peut pas s’égarer comme l’a dit Allâh dans le Qur’ân et le Prophète (ﷺ) dans la Sunnah : « Il ne cessera d’y avoir un groupe de ma Ummah qui se tiendra sur la Vérité. Et ils seront ainsi jusqu’à ce que vienne le commandement d’Allâh (l’Heure) »[9], donc, il faut investiguer et savoir si parmi les Sahaba et leurs disciples, certains nous ont précédé dans l’interprétation du Qur’ân ou dans une question juridique. Et nul parmi les Musulmans, qu’ils soient savants ou non, ne peut blâmer celui qui suit l’avis juridique bien établi d’un noble Sahabi ou d’un grand imâm du fiqh du passé, si cet avis se trouve en accord avec le Qur’ân, la Sunnah, la sagesse, la justice et la bonté, après un examen approfondi, quand bien même cet avis serait contraire à celui d’autres grands savants du passé (parmi les imâms du fiqh) ou de notre temps, car un tel avis est légitime et conforme aux principes et aux finalités de la Religion, n’en déplaisent aux sectaires et aux exagérateurs. Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « Si Allâh veut faire une faveur à quelqu’un, Il lui accorde le don de comprendre (intelligemment et en profondeur) le Qur’ân et la Sunnah. Je ne suis qu’un distributeur, et Allâh est le Donateur. (…) »[10]. Et l’un des signes qu’une personne est bien inspirée par Allâh et bien-guidée réside dans le fait qu’elle est capable d’éduquer son âme, de cultiver la sagesse et de dompter son ego, préservant ainsi les gens de son mal ou d’être une source de fitna pour eux. Le Prophète (ﷺ) a dit : « Les meilleurs d’entre vous sont ceux qui ont le meilleur comportement et le plus noble des caractères ». Et le Prophète n’était pas quelqu’un d’obscène, ni quelqu’un qui prononçait des obscénités »[11]. Une personne se prétendant imâm ou savant, mais qui ne fait pas l’effort de suivre le Qur’ân et la Sunnah dans son éducation morale et spirituelle, ne peut pas être crédible et fiable, quand bien même elle dirait certaines vérités.

  Pour l’interprétation du Qur’ân, bien qu’étant inépuisable (aucun être humain ne peut donc imposer une limite – en termes de quantités – sur le nombre d’enseignements et de significations contenus dans le Qur’ân, ne serait-ce que dans un seul verset), celle-ci ne doit jamais contredire les principes qurâniques ni contredire celles qui sont très bien établies et en accord avec le Texte et les principes qurâniques, et donc les « nouvelles interprétations » sont possibles à condition de ne pas contredire les fondements du Qur’ân, et viendront enrichir le domaine des interprétations en mettant l’accent sur d’autres aspects du Réel, ou donner un éclairage sur des questions nouvelles qui sont apparues à notre époque, puisque le Qur’ân est universel et donc toujours d’actualité dans ses principes et ses typologies.

« Dis : Si la mer se faisait d’encre pour écrire le langage de mon Seigneur, elle s’y épuiserait, même si Nous en doublions l’étendue, avant que ne s’épuisât le langage » (Qur’ân 18, 109).

« Quand bien même tous les arbres de la terre se changeraient en calames [plumes pour écrire], quand bien même l’océan serait un océan d’encre où conflueraient 7 autres océans, les Paroles d’Allâh ne s’épuiseraient pas. Car Allâh est Puissant et Sage » (Qur’ân 31, 27).

  Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « Le Qur’ân possède un (aspect) extérieur, un (aspect) intérieur, Il détermine des principes et ouvre sur l’universel »[12] ainsi que : « Le Qur’ân a été descendu (et révélé) selon 7 lectures (significations et degrés de compréhension). Chacune de ses lectures (et significations) comporte un aspect extérieur (zahir) et un aspect intérieur et subtil (batin) ; chacune de ses lectures possède une limite, et chaque limite comporte un point d’ascension (et une borne) »[13] et « Lisez le Qur’ân et cherchez [humblement] à saisir ses significations extraordinaires (garâ’ibahu) »[14].

  L’imâm, Sûfi, juriste, théologien, exégète, logicien, historien, ussûlî et spécialiste du Hadith As-Sulâmî a rapporté ce hadith dans son Kitâb al-Futuwwa : « Certes, les Substituts (abdâl ; une catégorie de Saints) de ma Ummah n’entreront pas au Paradis par leurs oeuvres mais par la Miséricorde et l’Amour d’Allâh, la générosité de l’âme et l’intégrité du coeur ». Et il rapporte également cet autre hadîth dans ses Tabaqât as-Sûfiyyâ : « Ma Ummah est comparable à la pluie, nul ne sait si le meilleur est au début ou à la fin »[15], et commente en disant :  « Le Prophète savait que la fin de sa communauté ne manquerait pas de saints et de substituts qui maintiendraient pour la Ummah l’aspect extérieur de Sa Loi (Shariʿah) et la signification intérieure de sa Réalité essentielle (ḥaqîqa), les incitant à observer ses règles de bon comportement et de noble caractère (âdâb) et leurs exigences (mawâjib), en paroles ou en actes. Ils sont, pour les communautés successives, les lieutenants (khulafâʾ) des Prophètes et des Messagers, les maîtres (parvenus) aux réalités fondamentales de l’Unicité (haqâʾiq al-tawḥîd), les gens auxquels Allâh communique (muḥaddaṯ), détenteurs de dévoilements véridiques et du beau comportement, suivant la pratique des Prophètes jusqu’à la venue de l’Heure. Aussi a-t-on rapporté du Prophète : « Il y aura toujours dans ma Ummah 40 personnes dotées du caractère et du (noble) comportement et de vertus semblables à ceux (du Prophète) Ibrâhîm, l’Ami intime, sur lui la Paix, et quand viendra l’Ordre (al-amr), ils seront enlevés »[16].

  Sur les nouvelles questions de fiqh qui apparaissent selon l’évolution et les changements de temps et d’espace, là aussi, l’important est de revenir aux fondements et finalités de la Religion et de la Loi, en utilisant les outils et principes juridiques traditionnels qui sont capables d’adapter le fiqh aux nouveaux contextes, pour peu que les juristes soient avisés, clairvoyants, vertueux, intelligents, et renoncent au fanatisme.

  En cas de divergences entre les Musulmans, le Qur’ân nous dit clairement ceci : « Ô les croyants ! Obéissez à Allâh, et obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité. Puis, si vous vous disputez en quoi que ce soit, renvoyez-le à Allâh et au Messager, si vous croyez en Allâh et au Jour dernier. Ce sera bien mieux et de meilleure interprétation (et aboutissement) » (Qur’ân 4, 59). L’imâm Shihâb ud-Dîn al-Alûssî dit dans son Tafsîr Rûh al-Maânî qu’Allâh répéta le verbe « obéissez/أطيعوا » et que ceci indique que le Messager d’Allâh (ﷺ) a une indépendance (istiqlâl) dans l’obéissance qui n’a été établie pour personne d’autre, pas même pour ceux qui détiennent l’autorité (qu’elle soit politique, juridique, spirituelle, familiale, etc.) qui, s’il y a un différend ou une querelle sur une chose, doivent le renvoyer à Allâh et Son Messager (ﷺ). L’imâm Abû Ishâq al-Shâtibî dit dans ses Muwâfaqât que la répétition du verbe « obéissez » dans les versets nous ordonnant d’obéir à Allâh et d’obéir au Messager d’Allâh (ﷺ), indique la généralité de l’obéissance de ce qu’il y a dans le Livre et de ce qui n’y est pas, c’est-à-dire qu’il y a également obéissance à ce qui se trouve dans la Sunnah de Son Messager Muhammad (ﷺ) en accord avec le Qur’ân et ses principes. Il faut donc d’abord se référer au Qur’ân, puis à la Sunnah, puis à l’ijtihâd et à la réflexion. En ce sens, citons ce magnifique hadîth où le Messager d’Allâh (ﷺ) avait enseigné aussi à Mu’âdh ibn Jabal avant de l’envoyer au Yémen comme messager des bonnes valeurs de l’Islam : « Selon quoi jugeras-tu lorsque le besoin s’en présentera ? – Selon le Livre d’Allâh (Qur’ân), avait répondu Mu’âdh. – Et si tu ne trouves pas (de solution explicite) dans le Livre d’Allâh ? – Je jugerai alors selon les Hadîths du Messager d’Allâh, avait répondu Mu’âdh. – Et si tu ne trouves pas (de solution explicite) dans les Hadîths du Messager d’Allâh ? – Je ne manquerai alors pas de faire un effort de réflexion (ijtihâd) pour formuler mon opinion, avait répondu Mu’âdh ». Sur quoi le Prophète avait manifesté son approbation en ces termes : « Louange à Allâh qui a guidé le messager (émissaire) du Messager d’Allâh vers ce qu’agrée le Messager d’Allâh »[17].

  De même, Sa’îd Ibn Al-Musayyib rapporte d’après l’imâm ‘Alî ce hadith : « Comme je demandais : « Ô Messager d’Allâh, s’il se produit un événement au sujet duquel le Qur’ân n’a pas été (explicitement) révélé ou dont on ne trouve aucune trace (explicite) dans ta Sunnah ? », le Prophète (ﷺ) répondit : « Réunissez les savants parmi les croyants (vertueux) et prenez votre décision sur la base de la consultation et de la concertation. Ne laissez pas la décision entre les mains d’une seule personne (quand il est préférable de consulter d’autres personnes avisées) »[18]. De nombreux savants comme Ibn Sâ’d, Abû Bakr Ibn al-‘Arabî, Ibn al-Qayyîm, Ibn Hajar al ‘Asqalânî et d’autres, ont rapporté un certain nombre de récits authentifiés et validés montrant que les Compagnons se réunissaient en groupe et se consultaient dans certaines occasions afin de se mettre d’accord sur une décision en rapport avec des questions juridiques qui n’étaient pas clairement explicitées par le Qur’ân ou la Sunnah mutawatir[19]. En ce sens, le Prophète (ﷺ) a dit : « Certes, le licite est évident et l’illicite est évident. Entre les 2, il existe des affaires ambiguës que nombre de gens ne connaissent pas. Celui qui se prémunit contre ces ambiguïtés préserve sa Religion et son honneur. Quant à celui qui y tombe (éventuellement), il tombe dans l’illicite (ou ce qui s’en rapproche). Il est à l’image du berger qui fait paître son troupeau autour d’un enclos. Peu s’en faut qu’il l’y fasse paître. Or, chaque roi dispose d’un sanctuaire. Et le sanctuaire d’Allâh, ce sont Ses interdits. Certes, il y a dans le corps un morceau de chair : s’il est sain, tout le corps sera sain. Et s’il est corrompu, tout le corps sera corrompu. Et ce morceau est le cœur ! ». Et dans une variante : « Il transgressera bientôt, et en effet quiconque se mêle au doute, il y entrera bientôt »[20]. Al-Bukharî l’a cité dans son Sahîh au Livre de la Foi, donc cela doit imprégner la vision théologique du croyant, à savoir de revenir toujours à ce qui est clair et juste, et à éviter ce qui est faux, injuste ou douteux. Et dans un autre récit : « Un jour, les gens ont posé trop de questions à ‘Abdullâh, et ‘Abdullâh a dit : « Il fut un temps où nous ne portions pas autant de jugements, mais maintenant ce temps est révolu. Maintenant Allâh, le Puissant et Sublime, a décrété que nous arrivera à un moment où, comme vous le voyez, (il nous est demandé de prononcer de nombreux jugements). Celui d’entre vous à qui il sera demandé de prononcer un jugement après ce jour, qu’il juge selon ce qui est dans le Livre d’Allâh. S’il est confronté concernant une question qui n’est pas mentionnée dans le Livre d’Allâh, qu’il juge selon la manière dont Son Prophète a porté son jugement. S’il est confronté à une question qui n’est pas mentionnée dans le Livre d’Allâh et à propos de laquelle Son Prophète n’a pas rendu de jugement, alors qu’il juge selon la manière dont les justes et les vertueux ont jugé. S’il est confronté à une question qui n’est pas mentionnée dans le Livre d’Allâh et sur laquelle son Prophète et les justes (et vertueux) n’ont pas porté de jugement, alors qu’il s’efforce de trouver une solution et qu’il ne dise pas : « J’ai peur, j’ai peur ». Car ce qui est licite est clair et ce qui est illicite est clair, et entre les 2 il y a des choses qui ne sont pas aussi claires. Laissez ce qui vous fait douter pour ce qui ne vous fait pas douter »[21]. Cela signifie que les principes et valeurs de la Religion qui sont nécessairement connus ne font l’objet d’aucun doute, puisque tous s’accordent (et les textes islamiques sont clairs) sur les piliers de l’islam (au nombre de 5) et les piliers de la foi (au nombre de 6), le Qur’ân comme Parole divine préservée, Muhammad comme modèle à suivre, les obligations religieuses (comme la Salât et la Zakât), le bon comportement, les principes de justice, de sagesse, de charité, de piété et de compassion, les finalités de la Loi, le dhikr et les du’a, les grands interdits comme l’idolâtrie, le meurtre, la sorcellerie, le viol, l’adultère, l’ivresse (générée par la consommation d’alcool), la fornication, le vol, l’agression, la calomnie, le banditisme, la méchanceté, l’orgueil, etc., font partie de tout ce qui est clair en matière de licite et d’illicite. En dehors de cela cependant, concernant les affaires de fiqh liées à certaines coutumes ou affaires judiciaires, les divergences existent, et ce qui trouble le coeur, l’esprit ou la foi, doit être évité.

  Quant au Hadith et aux dangers de mal les interpréter par ignorance, l’Imâm As-Shâfi’î a dit : « Vous [les savants du hadîth] êtes les pharmaciens tandis que nous [les juristes] sommes les médecins ». L’imâm Mullâ ‘Alî al-Qarî a commenté comme suit cette parole dans son Mu`taqad Abî Hanîfata al-Imâm fî Abaway al-Rassûl `Alayhi al-Salât wa al-Salâm (p. 42) : « Les premiers savants ont dit : le savant du hadîth sans connaissance du fiqh est tel le vendeur de médicaments qui n’est pas médecin : il est en leur possession mais il ne sait pas quoi en faire, et les savants du fiqh sans connaissance du hadîth sont tels des médecins sans médicament : il sait ce qui constitue un remède, mais n’en a pas de disponible ».

  L’imâm Ibn Abî Zayd al-Mâliki dans al-Jâmiʿ fî al-Sunân (p. 118-119) rapporte que l’imâm du Salaf et fondateur d’une école juridique Sufyân ibn ‘Uyayna a dit : « Le Hadîth est un gouffre sauf pour les fuqahâ » et le compagnon de Mâlik, ‘Abd Allâh ibn Wahb a dit : « Le Hadîth est un gouffre sauf pour les savants. Toute personne mémorisant le hadîth n’ayant pas un imâm en fiqh est égaré (dhâll), et si Allâh ne nous avait pas secouru par Mâlik et al-Layth [ibn Sa’d], nous aurions été égarés »[22].

  Ibn Abî Zayd commente en disant : « Il [Sufyân] a voulu dire que quiconque autre qu’un juriste prendrait les textes dans leur sens apparent alors qu’en fait, il doit être interprété à la lumière d’un autre hadîth ou d’une autre preuve qui lui reste cachée ; ou il pourrait s’agir en fait d’une preuve annulée à cause d’une autre l’abrogeant. Personne ne rencontre (les critères de) la responsabilité du savoir à part ceux qui ont approfondi leur apprentissage et obtenu le fiqh (la bonne compréhension) ». L’imâm al Haythami a dit une chose similaire dans al-Fatâwâ al-Hadîthiyya (p. 283).

  Il a aussi été rapporté d’Ibn Wahb : « J’ai rencontré 316 savants parmi les gens de science mais, sans Mâlik et al-Layth, j’aurais dévié »[23]. Une autre version dit : « Sans Mâlik ibn Anas et al-Layth ibn Sa’d j’aurais péri ; j’ai toujours cru que tout ce qui est [authentiquement] rapporté comme venant du Prophète (ﷺ) devait être mis en pratique »[24]. Une autre version encore stipule : « J’ai rassemblé de nombreux ahadîths et ils m’ont plongé dans la confusion. J’ai consulté Mâlik et al-Layth et ils m’ont dit : « prends ceci et laisse cela » »[25].  Ibn Wahb a compilé 120 000 récits d’après Ahmad ibn Sâlih comme le rapporte l’imâm Tâj ud-Dîn as-Subkî dans Tabaqât al-Shafi’yya al-Kubrâ 2/128.

  L’imâm Ibrâhîm an-Nakhâ’î (50 H/670 – 96 H/714), théologien, muhaddith et juriste mujtahid – il rencontra notamment ‘Aîsha et Anas Ibn Mâlik et eut pour disciples de grands imâms comme Abû Hanifa – dit : « Certes, (quand) j’entends un hadîth, et je cherche alors la partie que l’on applique. Je la mets en pratique et laisse le reste (ce qui est douteux ou n’a pas à être appliqué) »[26]. Le Shaykh Muhammad ʿAwwâma a dit : « Cela désigne ce qui est reconnu par les autorités et retenu tandis que tout ce qui est étrange (ghârib), anormal (shâdhdh), ou condamné et réprouvé (munkâr) est mis de côté ». Yazîd ibn Abî Habîb a dit : « Lorsque vous entendez un hadîth, proclamez-le s’il est reconnu, sinon, laissez-le de côté »[27].

  Ibn `Uqda a répondu à un homme qui l’interrogeait à propos d’un hadîth : « Gardez au minimum de tels hadiths, en vérité, ils sont inappropriés, sauf pour ceux qui connaissent leur interprétation ». Par sa parole, « Bon nombre de ces hadiths sont [un sujet d’] égarement », Mâlik voulait dire qu’ils étaient utilisés dans un mauvais contexte et un sens erroné, car la Sunnah est sagesse et la sagesse c’est le fait de replacer chaque chose dans son (juste) contexte »[28].

  L’imâm Sufyân at-Thawrî a dit : « L’explication du Hadith est meilleur que le Hadith »[29], et selon une autre formulation : « L’explication du hadîth est meilleure que son audition »[30]. L’imâm Abû ʿAlî al-Naysabûrî a dit : « Nous considérons que la compréhension est supérieure à la mémorisation »[31], et cela car il est plus important de bien comprendre l’enseignement du hadith (et de le mettre en pratique si cela nous incombe, selon les conditions exigées) que de simplement le mémoriser ou le transmettre sans le comprendre. L’imâm Sufyân at-Thawrî dit également : « À notre avis, la (véritable) connaissance n’est que la dispensation d’une personne instruite, tolérante et digne de confiance. Quant au rigorisme (poussant à tout déclarer harâm ou halâl sans nuance), n’importe qui peut le faire ! »[32]. De même, l’imâm Sufyân at-Thawrî a dit que le savant ou le musulman qui voulait enseigner l’Islam aux gens ou leur adresser de bons conseils : « Nul ne peut ordonner le bien ou interdire le mal, sauf celui qui possède (au moins ces) 3 qualités : la douceur dans ce qu’il ordonne et défend, la justice dans ce qu’il ordonne et défend, et la connaissance de ce qu’il ordonne et défend »[33].

  L’imâm du Salâf et Sûfi Yûsuf Ibn Al-Hussayn ar-Râzî (m. 304 H) a dit : « Par le bon comportement et les nobles manières (al-adab) tu comprends la science, par la science tu corriges les actes, par les actes tu parviens à la sagesse, par la sagesse tu comprends l’ascétisme, par l’ascétisme tu délaisses ce bas-monde et espère en l’Au-delà, et ainsi tu parviens à l’Agrément d’Allâh »[34].

  L’Imâm Abû Zakariyyâ Yahyâ Al-‘Anbarî As-Shâfi‘î (m. 344 H) a dit : « La science sans éthique (Adab) est comme un feu sans bois, et l’éthique sans science est comme un esprit sans corps »[35].

  L’Ahmad ibn Hanbal a rapporté : « Les compagnons d’Ibn Mas’ûd, qu’Allâh l’agrée, s’ils passaient à côté de gens dont ils voyaient quelque chose qu’ils désapprouvaient, ils disaient : « Allez-y doucement (et détendez-vous), (et) qu’Allâh vous fasse miséricorde »[36].

  L’imâm Muhanna a rapporté : « J’ai demandé à Abû ‘Abdullah, imâm Ahmad, à propos du fait d’enjoindre le bien et de l’interdiction du mal : « Comment devrait-on l’ordonner ? ». Ahmad a dit : « Il faut recommander le bien avec douceur et humilité. S’ils lui font entendre ce qu’il n’aime pas, il ne doit pas se mettre en colère au point de vouloir se venger (ou les réprimer avec violence) »[37].

  Ibn Taymiyya dit dans al-Amr bil Ma’rûf (1/10) : « C’est pourquoi il est dit que le fait d’ordonner le bien et d’interdire le mal ne doit pas être un mal en soi. Comme il s’agit de l’un des actes obligatoires et recommandés les plus importants, le bénéfice des actes obligatoires et recommandés doit l’emporter sur leur préjudice ». Et un peu plus loin (1/20) : « Celui qui ordonne le bien doit avoir 3 qualités : la connaissance, la douceur et la patience. La connaissance vient avant, la douceur vient pendant et la patience vient après ». Il rapporte également dans le même ouvrage (1/21) les propos du Qâdî Abû Ya’la Ibn al-Farra’ al-Hanbalî (380 H/990 – 458 H/1066) qui a dit : « Personne ne peut prescrire le bien et interdire le mal s’il ne comprend pas ce qu’il ordonne et interdit, s’il est doux dans ce qu’il ordonne et interdit, et s’il fait preuve de patience dans ce qu’il ordonne et interdit ».

  Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « Celui d’entre vous qui voit le mal ou le blâmable être commis, qu’il le change par sa main (si cela est préférable et selon ses capacités). S’il n’y parvient pas, alors avec sa langue (si cela est préférable). S’il n’y parvient pas, alors avec son cœur (en désavouant intérieurement le mal et l’injustice), et c’est le niveau de foi le plus faible »[38]

    L’imâm Ibn Rajâb al-Hanbali dans Jâmi’ al-‘Ulûm wal-Ḥikam (2/245) : « Toutes ces traditions indiquent que c’est une obligation de condamner le mal à la mesure de ses capacités. Quant à la condamnation dans le cœur, elle est toujours requise. Celui qui ne condamne pas le mal dans son cœur, c’est le signe que la foi a disparu de son cœur… Quant à la condamnation de la langue et de la main, elle n’est obligatoire que dans la limite de ses capacités ».

  Les citoyens lambda, ne peuvent pas imposer de sanctions aux gens qui, par exemple, ne prient pas, ou commettent certains vices ou turpitudes, ou boivent de l’alcool, car cela relève de la prérogative des autorités légales et politiques du pays selon la loi en vigueur. Cependant, il nous faut nous désavouer de toute chose injuste ou mauvaise par le cœur, et si la situation l’exige ou le permet, conseiller avec sagesse et douceur les gens pour qu’ils s’éloignent des turpitudes. Cependant, s’ils commettent un crime visant à nuire volontairement et gravement aux gens (comme le meurtre, le viol, le vol, l’agression physique, etc.), le citoyen peut (et doit intervenir s’il est en mesure d’empêcher le mal d’être commis) intervenir par « la main » en protégeant les opprimés, les faibles ou les victimes d’injustice.

  Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « En vérité, la bonté et la douceur ne se trouvent en rien sans qu’elles l’embellissent (davantage), et elles ne s’éloignent de rien sans qu’elles le déshonorent et l’enlaidissent »[39].

  L’imâm Ibn Rajâb al-Hanbali dans Jâmi’ al-‘Ulûm wal-Ḥikam (2/256) a rapporté que l’imâm Ahmad a dit : « Les gens ont besoin de courtoisie et de douceur pour enjoindre le bien, sans dureté, sauf pour un individu qui commet le mal effrontément en public, car il n’a aucune (sorte de) sainteté ».

  C’est pour cela que le Calife et imâm du Salaf ‘Umar Ibn ‘Abd al-‘Azîz a dit : « Le dévot qui adore (Allâh) sans connaissance (de Sa Religion et de ses subtilités) causera plus de mal que de bien »[40].

  Abû Nu’aym rapporte dans Hilyat al-Awliyâ’ n°11446 que l’imâm, Sûfi, juriste et traditionniste du Salaf Ibrahîm ibn Adham al-Balkhî a dit : « On dit que rien n’est plus dur (à supporter) pour Iblis (Satan) qu’un savant indulgent et tolérant. S’il parle, il parle avec connaissance (et pondération). S’il se tait, il se tait avec indulgence (et noblesse de caractère) ».

  Il est rapporté dans al-Mudarah al-Nâs n° 27 selon Al-Hassân que le Sahabî Abû ad-Dardâ’ a dit : « Celui qui suit son ego dans tout ce qu’il voit chez les gens, sa tristesse s’allongera et sa rage ne sera pas guérie ».

  La maitrise de soi et l’indulgence sont des qualités indispensables pour être un imâm de guidance et orthodoxe comme l’a dit le Compagnon (Sahabi) Amr ibn al-‘As : « Celui qui est vraiment indulgent n’est pas celui qui est indulgent envers ceux qui le tolèrent, mais qui insulte quiconque l’insulte. Au contraire, celui qui est vraiment indulgent et longanime est indulgent à la fois envers ceux qui le tolèrent et envers ceux qui l’insultent »[41]. Conformément au Qur’ân : « Vraiment, (le Prophète) Ibrâhîm était longanime, patient, indulgent, compatissant et repentant » (Qur’ân 11, 75).

  L’imâm Sufyân al-Thawri a dit : « Si un homme avait l’intention d’écrire un hadith, il étudiait d’abord les bonnes manières et l’adoration (d’Allâh) pendant 20 ans avant de le faire »[42]

  L’imâm Al-Layth ibn Sa’d a dit aux gens du Hadith : « Apprenez la patience et l’indulgence avant de rechercher la connaissance »[43].

   L’imâm Mâlik a dit : «   Ma mère m’habillait (et mettait le turban) puis me disait : « Va voir Shaykh Rabi’ah et apprends de ses bonnes manières avant sa connaissance »[44]. Et il disait aussi : « Apprends (et cultive) les nobles caractères (et les bonnes manières) avant de chercher la science »[45].

  Sayyiduna ‘Umar a dit : « Obtenez la connaissance et enseignez-la aux gens. Apprenez avec elle la dignité, la tranquillité et l’humilité pour ceux qui vous enseignent et l’humilité pour ceux à qui vous enseignez (la connaissance et la science). Ne soyez pas des savants tyranniques qui fondez ainsi votre connaissance sur votre ignorance »[46].

  Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « En vérité, la connaissance ne vient qu’en apprenant, et le hilm (patience, tolérance et la longanimité) ne vient qu’en la cultivant, celui qui cherche le bien le trouvera, et celui qui évitera le mal en sera préservé »[47].

  Le fait de mémoriser des règles et traités de fiqh n’implique pas nécessairement d’être compétent et clairvoyant pour être sur la bonne voie. Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit ainsi : « Combien connaissent les règles religieuses (fiqh) tout en manquant de clairvoyance (laysa bifaqîh) ! »[48].

  Le Qur’ân dit également : « Quant à ceux qui se mettent sur la bonne voie, Allâh les guide encore plus et leur inspire la piété » (Qur’ân 47, 17) ainsi que : « S’ils s’étaient conformés à Nos exhortations, cela eût mieux valu pour eux et eût été plus à même de les affermir (dans la foi) et alors Nous leur eussions même accordé, venant d’auprès de Nous, une immense récompense et Nous leur eussions guidé sur une voie de rectitude » (Qur’ân 4, 66-68). Tout comme Allâh lie la Sagesse avec la bonté d’âme et la bienfaisance : « Et quand il eut atteint sa maturité et sa pleine formation, Nous lui donnâmes la faculté de juger et une science. C’est ainsi que Nous récompensons les bienfaisants » (Qur’ân 28, 14). Et « Et quand il eut atteint sa maturité Nous lui accordâmes sagesse et savoir. C’est ainsi que nous récompensons les bienfaisants » (Qur’ân 12, 22).

  Le Messager d’Allâh (ﷺ) disait par ailleurs à Ashaj Abdul-Qays : « Allâh t’a fait grâce de 2 qualités qu’Il aime : la clémence (comportant l’indulgence, la pudeur et la patience) et la mesure (comportant la pondération, la modestie, la perspicacité et la tolérance) »[49]. Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit encore ceci : « Peut-être que ceux à qui on transmet la connaissance l’appréhendent mieux que ceux qui la (leur) transmettent »[50]. Al-Bukharî rapporte un hadith similaire dans son Sahîh n°1741 : « Peut-être que celui à qui on transmet (une information ou une science) saisit mieux que celui qui entend directement ». Il s’agit donc ici d’une question d’intelligence et de gustation spirituelle qui permet une approche et compréhension « intuitive » et synthétique des réalités ou problèmes exprimés dans un récit, qualités indépendantes de toute « maitrise » ou « science » liée à la mémorisation des règles juridiques. Les Sûfis sont ainsi les premiers visés par ce hadith dans le sens où Allâh leur a accordé cette faculté synthétique et spirituelle dans la façon de confirmer ou non les ahadiths, et d’en extraire de nobles enseignements.

   L’imâm Ibn al-Qayyîm dans Madârij al Salikîn (2/454-457) dit : « Et ‘Amr Ibn Nujayd a dit : « Shah Al-Karmanî était doté d’une firâsa (clairvoyance, perspicacité et intuition spirituelle) poussée, sans erreurs [de jugement] et il dit : « Celui qui détourne son regard des choses interdites, retient son âme vis-à-vis des passions, se nourrit spirituellement de l’observation et dont l’apparence suit la Sunnah et prend l’habitude de ne manger que le licite, alors sa firâsa sera sûre ». (…) La Firâsa de celui qui en est doté, se base sur 3 choses : sa vision, son ouïe et son cœur. Sa vision pour les traits et les signes (apparents). Son ouïe, pour la parole et ce qui en découle comme sa proclamation, sa métonymie, son allusion, sa logique et sa compréhension, son ton et tout ce qui est de cet ordre. Et son cœur pour le ressenti. L’observation, la déduction se base sur ce qui est vu et entendu pour se diriger vers l’intériorité et ce qui est caché. Il peut alors passer outre les apparences trompeuses, et faux-semblants. Il en est de même pour ce qui est de la Firâsa afin de distinguer le véridique du menteur dans ses paroles, ses actes et ses états. Et la Firâsa a 2 causes. La première, la qualité de l’intellect de la personne doté de Firâsa, ainsi que la (force) de pénétration de son cœur et sa perspicacité ».

  L’imâm, Sûfi et juriste Jalâl ud-Dîn Rûmî a dit dans son Mathnawî : « La tête d’un homme peut être emplie de connaissances mondaines sans intérêt, il peut être familier avec toutes les sciences, et pourtant ne pas connaître son âme. Il connaît les propriétés de chaque substance mais il est ignorant comme un âne au sujet de la nature de sa propre essence. Il déclare : « je sais ce qui est permis et ce qui ne l’est pas », mais il ne sait pas si ses actions sont permises (et bonnes). Il connait la valeur de chaque article ; mais dans sa folie il ne connait pas sa propre valeur. Il a appris à distinguer les étoiles auspicieuses, des défavorables, mais il n’examine pas son âme pour voir s’il est dans un état spirituel favorable ou défavorable ».

  L’imâm ‘Alî a dit : « En vérité, les (vrais) croyants sont des gens de bonne volonté et qui s’aiment les uns les autres, même si leurs terres et leurs pays sont éloignés les uns des autres. (Tandis que) les hypocrites sont des gens malveillants les uns envers les autres »[51].

  On voit donc à quel point, un certain nombre « d’étudiants » en sciences islamiques, de prédicateurs ou même parfois de « savants », qu’ils soient salafistes, shiites ou même « traditionnalistes », sont très éloignés de la noble attitude des Salafs qu’ils prétendent suivre.

     Le fiqh doit ainsi être perçu comme une forme de médecine, c’est-à-dire préserver la « santé » et l’équilibre de la société dans leurs interactions humaines, et leur trouver de bonnes solutions à leurs problèmes, à condition que cela n’engendre pas de fléaux, de problèmes plus graves et de nuisances.

  Il faut prendre également conscience que par le passé, certains juristes, en parlant de fiqh, n’en parlaient que du point de vue de la théorie légale, mais que dans la pratique, ils insistaient avant tout sur la dimension morale et agir selon ce qui était juste et pieux, même si une fatwâ rendait licite ou non une pratique ou un avis.

  Le cas de l’aspect pénal ceci dit, a souvent été source de divergences entre les savants, qui pour beaucoup, se basaient sur la coutume de leur époque, et pouvaient donc délaisser certaines peines discrétionnaires si les coutumes changeaient aussi.

  Au plus un « homme de Dieu » se rapproche de Lui, au plus la sagesse, la justice, la piété et la compassion opèrent en son être. Le bien-guidé, est donc celui qui, tout en s’orientant vers Lui, cultive en lui la piété, l’amour de la Vérité, le sens de la justice, la sagesse et la science utile, l’empathie et la solidarité envers les gens qui souffrent, la paix, l’amour bienveillant et la compassion envers les êtres vivants.

  Ce qui incarne l’essence et la noblesse de l’Islam, c’est ce que l’on nomme la « Futuwwa », c’est-à-dire la chevalerie spirituelle ou l’art et l’esprit chevaleresque.

  Beaucoup de Musulmans ont perdu la science et l’art de la futuwwa et on en voit les dégâts chaque jour. Ce qui nous éloigne d’Allâh, du bien, de la justice et de la piété, il faut le délaisser tout simplement pour mieux se concentrer sur ce qui nous incombe comme obligations, actes d’adoration recommandés et bon comportement, et c’est aussi ça surtout et avant toute chose l’islam. Quant aux avis bizarres, étranges ou inadaptés, seuls ceux qui les ont émis devront en assumer la responsabilité le Jour du Jugement, et les Musulmans n’y sont pas tenus d’y souscrire, comme nous l’indiquent le Qur’ân et la Sunnah.  Il ne faut pas oublier non plus que le fiqh en islam ne remplace pas du tout la morale, et que c’est l’éthique qui fait le croyant avant tout. Comme l’ont expliqué un certain nombre de savants des générations passées, l’étude du fiqh sans l’adab et l’éthique est une catastrophe et un égarement. Ainsi, le croyant ne doit pas agir seulement selon le fiqh, mais aussi et surtout selon l’éthique islamique et les nobles finalités de la Loi et du Dîn.

   Sur la Futuwwa, le Shaykh Ibn ‘Ajiba dit dans son Kitâb Mi’râj al-Tashawwuf ilâ Haqâ’iq al-Tasawwuf :

« Al-Futuwwa

La « grandeur d’âme », c’est préférer autrui à soi-même et se montrer bienfaisant envers ses semblables de la façon qu’ils aiment.

Pour cette raison, on a pu dire que la grandeur d’âme n’a atteint la perfection que chez l’Envoyé d’Allâh parce que, dans une circonstance où tout autre n’aurait pensé qu’à soi-même, il s’est écrié : « Ma nation ! Ma nation ! ».

On a dit que la grandeur d’âme consiste à ne se trouver aucun mérite par rapport à autrui.

Le fatâ (1) est l’individu qui n’a pas d’adversaire (lâ khasma lahu).

La grandeur d’âme équivaut à la libéralité (sakhâ’), à l’humilité (tawâdu’), au courage (shajâ’a) dans les circonstances difficiles.

Chez le vulgaire, la grandeur d’âme se traduit par les libéralités matérielles ; chez l’élite, elle s’exprime en payant de sa personne ; chez les élus de l’élite, elle s’exprime sur le plan spirituel, par le don de son âme (badhl al-muhaj) au Bien-Aimé (Allâh) (2) ».

(1) C’est-à-dire le « héros » par excellence, et dans la voie spirituelle, cela correspond au chevalier spirituel, qui manifeste la virilité masculine sur les plans physique, psychologique, religieux et spirituel. Le modèle musulman qui incarne le plus la chevalerie spirituelle après le Prophète Muhammad (ﷺ) est l’imâm ‘Alî. Ensuite de nombreuses autres figures musulmanes ont incarné la futuwwa sur différents plans, comme Abû Bakr As-Siddîq, ‘Umar Ibn al-Khattâb, ‘Uthmân Ibn Affân, Salmân al-Farîsi, Abû Dharr al-Ghiffarî, Abû ad-Dardâ’, Mû’adh Ibn Jabâl, Al Hassân et Al-Hussayn, etc.

(2) Comme l’ont dit de nombreux maîtres spirituels, historiens et linguistes, la notion de futuwwa intègre les idées de générosité, de courage, de virilité spirituelle, de jeunesse, de noblesse de caractère, de bravoure, d’équité, d’altruisme, etc.

  Conformément au Qur’ân et aux enseignements authentiques du Prophète Muhammad (ﷺ), As-Sulâmî rapporte dans ses Tabaqât al-sûfiyya :

« 1. Des maîtres de Baghdâd s’étant réunis chez Abû Hafs (Al-Haddâd) al-Naysabûrî [m. 265 H/878-879 ; un imâm et sûfi de la génération des Salafs] l’interrogèrent sur la futuwwa, il leur dit : « Parlez donc vous-mêmes, vous avez de l’entendement et une langue ! ». Junayd dit alors : « La futuwwa, c’est cesser de ratiociner et de s’attribuer le mérite de ce que l’on fait (tark al-rawiyya wa’l-nisba) ». Abû Hafs reprit : « Ce que tu viens de dire est excellent ! Mais, selon moi, la futuwwa c’est accomplir l’équité (insâf) et cesser de la revendiquer ». Junayd s’exclama : « Levez-vous compagnons ! Abû Hafs l’emporte sur Adam et ses descendants ! ».

2. On interrogea Ruwaym Ibn Ahmad al-Baghdâdî (m. 303 H) sur la futuwwa. Il répondit : « C’est excuser tes frères pour leurs fautes et ne pas te conduire envers eux d’une façon qui t’oblige à t’excuser ».

3. Shah al-Karmânî (m. avant 300 H) a dit : « La futuwwa est une qualité des braves (ahrâr) et la lâcheté une marque des vils. Il n’est point d’acte de dévotion qui soit plus méritoire que de chercher à obtenir l’affection des Amis d’Allâh (awliyâ’) en faisant ce qu’ils aiment ».

4. On questionna Muhammad Ibn al-Fâdil al-Balkhî (m. 319 H) sur la futuwwa. Il répondit : « C’est préserver son secret (sirr) avec Allâh, selon ce qui convient, et, extérieurement, respecter le bien avec les créatures en vivant avec elles en bonne intelligence et en agissant vertueusement ».

5. On demanda à Abû ‘Abdallâh al-Shajazî : « Qu’est-ce que la futuwwa ? ». Il répondit : « C’est voir des excuses chez tes semblables et voir tes défauts, voir leurs « perfections » et tes insuffisances ; c’est la compassion vis-à-vis de toutes les créatures, innocentes et pêcheresses. L’apogée de la futuwwa, c’est de ne pas être détourné d’Allâh par les créatures ».

6. Abû al-Hussayn al-Warrâq al-Naysabûrî (m. avant 320 H) a dit : « La futuwwa est fondée sur 5 qualités : la première est le respect des engagements pris (al-hifâz), la seconde est la fidélité (al-wafâ’), la troisième est la gratitude (shukr), la quatrième est la constance/persévérance/patience (sabr), la cinquième est le contentement (ridâ) [de ce qu’Allâh nous accorde comme subsistances, situations et états].

7. Jâ’far Ibn Muhammad al-Khuldî (m. 348 H) a dit : « La futuwwa, c’est le mépris de soi-même (ne pas s’enorgueillir) et le respect de la dignité des musulmans (dont leurs droits doivent être respectés) ».

8. Abû al-Hassân ‘Alî Ibn Ahmad al-Bûshanjî (m. 348 H), interrogé sur la futuwwa, répondit : « C’est la présence d’esprit (husn al-murâ’â) et la vigilance permanente (dawân al-murâqaba) ; et c’est ne rien manifester extérieurement qui contredise ce que tu recèles intérieurement ».

9. Abû Bakr Muhammad Ibn Ahmad al-Shabahî (m. avant 360 H) a dit : « La futuwwa c’est la beauté du caractère et l’accomplissement du bien ».

10. Abû ‘Abdallâh Muhammad ibn Ahmad al-Muqrî’ (m. 366 H) a dit : « La futuwwa, c’est faire preuve de bon caractère vis-à-vis de ceux que tu détestes, prodiguer tes biens à ceux que tu honnis et faire bon visage à ceux dont ton cœur se détourne ».

 Parmi les nobles enseignements de l’imâm et Sûfi du Salaf Aḥmad Ibn ‘Âṣim al-Antâkî, rapportés par As-Sulâmî dans ses Tabaqât as-Sûfiyya, citons :

« La justice est double : une extérieure, entre toi et les créatures, et une autre intérieure, entre toi et Allâh. La voie de la justice est celle de la rectitude et la voie de la grâce (faḍl) est celle de la vertu (faḍîla) (…). La certitude est une lumière qu’Allâh dépose dans le coeur du serviteur, afin que, par elle, il contemple ce qui doit survenir pour lui dans l’au-delà et que, grâce à sa puissance, il déchire tous les voiles qui s’interposent entre lui et ce qui est dans l’au-delà, afin qu’il ait connaissance de cela comme s’il le contemplait (…). Si tu recherches l’intégrité (ṣalâḥ) du coeur, aide-toi en maîtrisant ta langue ».

  Et toutes ses définitions sont englobées dans la futuwwa (chevalerie spirituelle), et trouvent leurs fondements dans l’éthique prophétique et dans les qualités synthétisées dans le Qur’ân.

  Citons également une célèbre parole de Sayyidûna ‘Alî (‘alayhî salâm) évoquée dans sa célèbre lettre, adressée au gouverneur qu’il avait désigné pour diriger une région du monde musulman : « Ne regarde pas les gens comme le loup regarde le troupeau (pour se nourrir). Montre à leur égard de la compassion et de l’amour, car tous les êtres humains, sans exception, sont soit vos frères (en religion ; en Islâm) soit vos semblables en Humanité (dans la Création). Saisis la main de celui qui tombe, si tu veux qu’Allâh te pardonne, pardonne aux êtres humains et sois tolérant ! Ne regrette jamais d’avoir pardonné à quelqu’un et ne te réjouis jamais d’avoir puni quelqu’un (même s’il le méritait) »[52].

« Très souvent interprétée par les termes de murû’a (vertu, pudeur, honneur), makârim al-akhlâq (haute moralité), générosité, furûsiyya (chevalerie), katnâl (perfection), rûjûliyya (virilité), la futuwwa a traversé toute la période du début de l’islâm (sadr al-’islâm) ; elle est mentionnée une dizaine de fois dans le Coran, et de façon encore plus abondante dans la Tradition prophétique (hadîth). Durant le temps des conquêtes (futûhât), on parlait des fityân (pluriel de fatà) al-muslimîn. Ensuite, elle a parcouru l’espace et le temps de ce vaste monde arabo-musulman, où elle se manifesta surtout dans les moments critiques de l’histoire de la communauté (’umma) musulmane, et plus particulièrement durant le jihâd – voir, par exemple, la futuwwa du calife Al-Nàsir li-Dïn Allah (622/1225), la chevalerie de Usâma Ibn Munqidh (584/1188) et l’héroïsme de Salah al-Dïn al-Ayyûbî (589/1193) – et également durant les périodes d’injustice sociale et de relâchement des mœurs et des pratiques religieuses. Elle a pénétré le domaine social (Shuttâr; ‘Ayyârûn, Turafâ’, Zurafâ’), nous la trouvons dans les organisations artisanales, professionnelles, politiques, et jusque dans la police (shurta) et dans l’armée (jund) »[53].

  L’un des nombreux ahadiths prophétiques qui fonde la futuwwa (chevalerie spirituelle) : Mû’adh ibn Jabal a dit : « L’Envoyé d’Allâh m’a fait la recommandation suivante : « Ô Mû’adh je t’enjoins la piété, de dire la vérité, de tenir tes engagements, de restituer les dépôts, de ne pas trahir, de préserver le voisin et le prochain (de toute forme de nuisance de ta part), de maîtriser ta colère, d’être clément envers l’orphelin, d’être souple dans tes propos (et de prodiguer des paroles conciliantes), de saluer convenablement les gens, de bien agir (et de répandre l’apaisement) envers les gens, de limiter tes espoirs (dans les illusions de ce bas-monde), de t’attacher à la Foi, de t’attacher à celui qui détient l’autorité (légitime), d’étudier consciencieusement le Qur’ân (de bien te pénétrer du sens du Qur’ân), d’aspirer à l’Au-delà, de redouter le Jugement dernier et d’être humble. Je t’interdis d’insulter un sage (ou un musulman), d’accuser une personne honnête de mensonge, d’obéir au pêcheur, de désobéir à un imâm juste et de semer le désordre et la corruption sur terre. Je te recommande aussi de faire preuve de piété (taqwâ) envers Allâh (tout en invoquant et évoquant Allâh) près de chaque pierre et arbre et dans chaque village, et de te repentir pour chaque péché, un repentir secret pour les péchés intimes et un repentir public pour les péchés manifestes (péchés commis en public) »[54].


Notes :

[1] Rapporté par Abû Dawûd dans ses Sunân n°4291, Al-Khatib at-Tabrizî dans son Mishkat al-Masabih n°247 et d’autres.

[2] Rapporté par At-Tabrizî dans Mishkat al-Masabih n°248, Al-Bayhaqî dans al-Madkhal et d’autres, chaîne sahîh.

[3] Rapporté par At-Tabrizî dans Mishkat al-Masabih n°251 selon ‘Alî. Ibn ‘Asâkir dans son Târîqh Dimashq 48/203 mais avec une chaine comportant des faiblesses.

[4] Rapporté par Ad-Dhahabî dans son Siyâr 7/116.

[5] Rapporté par Al-Khatîb Al-Baghdâdî dans Iqt dâ Al-‘Ilm Al-‘Amal, p.77.

[6] Rapporté par Ibn Taymiyya dans Muqaddima fî uṣûl al-tafsîr, p. 59, As-Suyûtî dans al-Itqân fî ‘ulûm al-Qur’ân 2/1202.

[7] Voir aussi Ibn al-Salâhs Fatâwâ wa Masâ’il 1/54-59 et Tahânawî dans I’lâ’ al-Sunân 2/290-291.

[8] Rapporté par al-Bukharî dans son Sahîh n°7320.

[9] Rapporté par al-Bukharî dans son Sahîh n°7311.

[10] Rapporté par Al-Bukharî dans son Sahîh n°7312 selon Humayd.

[11] Rapporté par At-Tirmidhî dans ses Sunân n°1975 selon ‘Abdullah Ibn ‘Amr, sahîh.

[12] Rapporté par At-Tabarânî, ainsi que par l’auteur du Tâj al-tafâsîr et par Al-Hindi dans Kanz ul-Ummal n°3086.

[13] Rapporté notamment par At-Tabarî dans l’introduction de son Tafsîr selon ‘Abdullâh Ibn Mas’ûd, et d’autres selon parfois quelques petites variantes, notamment par Al-Harîth al-Muhasibî dans Mu‘âtabat an-Nafs au 1er chapitre, Ibn Hibbân dans son Sahîh n°75, ‘Abdullâh Ibn al-Mubârak dans Kitâb az-Zuhd n°93, Al-Qashânî dans son Tafsîr, Sahl al-Tustarî dans son Tafsîr, etc.

[14] Rapporté par Ibn Abî Shayba dans son Musannaf n°30532.

[15] Rapporté aussi par Ahmad dans son Musnad 3/130, 3/148 et 4/319, At-Tirmidhî dans ses Sunân et d’autres.

[16] Rapporté aussi par Al-Hakim at-Tirmidhî dans Nawâdir al-Ussûl, pp.167-170 qui le rapporte sous plusieurs variantes concordantes.

[17] Rapporté par At-Tirmidhî dans ses Sunân n°1327 selon al-Harith Ibn ‘Amr avec une chaîne sahîh selon Ibn ‘Abd al-Barr dans son Jami’ Bayan al-‘ilm 2/844, rapporté aussi par Ahmad, Abû Dawûd, Al-Bayhaqî, At-Tabarânî, Ad-Darimî, etc., authentifié par Ibn al-Qayyîm et d’autres à partir de preuves externes et diverses.

[18] Rapporté notamment par Ad-Daraqutnî dans Lisan al-Mizân 4/133, Ibn Hazm dans Al-Ahkam fi Ussûl Al-Ahkam 2/204, Ibn al-Qayyîm dans I’lâm ul Muwaqqi’în ‘an Rabb il ‘Âlamîn 1/72, Ibn ‘Abd al-Barr, Muhammad Al-Ghazâlî dans son ouvrage Hadha Dînuna, traduit en français sous le titre de Ceci est notre Religion, éd. Ennour, 2015, au chapitre sur L’effort d’interprétation (ijtihâd). Bien que la chaine soit critiquable, le sens du hadith est accepté.

[19] Récits compilés par exemple par l’érudit Ahmad Raysûnî dans son article sur l’ijtihad collectif الاجتهاد الجماعي والاجتهاد المجمعي, paru sur Islam Online https://islamonline.net/

[20] Rapporté par al-Bukharî dans son Sahîh n°52 selon An-Nu’mân Ibn Bashîr, Muslim dans son Sahîh n°1599, At-Tirmidhî dans ses Sunân n°1205, Abû Dawûd dans ses Sunân n°3329, An-Nasâ’î dans ses Sunân n°5710, Ibn Majâh dans ses Sunân n°3984 et d’autres.

[21] Rapporté par An-Nasâ’î dans ses Sunân n°5397 selon selon ‘Abd ar-Rahmân Ibn Yazid avec une bonne chaine.

[22] Rapporté par Ibn Abî Hâtim dans l’introduction d’al-Jarh wa al-Taʿdîl p. 22-23 ; Ibn Abî Zayd dans al-Jâmiʿ fî al-Sunân p. 118-119 ; Ibn ʿAbd al-Barr dans al-Intiqâ’ p. 61 ; Voir aussi le commentaire de Shaykh ʿAbd al-Fattah Abû Ghudda sur cette parole dans al-Rafʿ wa al-Takmil d’al-Lacknawî (2e éd. pp. 368-369, 3e éd. pp. 90-91).

[23] Rapporté par Ibn Hibbân dans l’introduction d’al-Majrûh’în 1/42. Il rapporte alors d’Ibn Wahb une parole similaire où il ajoute les noms de ʿAmr ibn al-Hârith et Ibn Mâjishûn.

[24] Rapporté par Ibn Rajab al-Hanbalî dans Sharh Al-ʿIlal 1/413 et ʿAwwâma p.76, et avant lui notamment par les imâms Al-Bayhaqî et Ibn ‘Asâkir.

[25] Rapporté Qâdî ʿIyâd dans Tartîb al-Madârik 2/427.

[26] Rapporté par Abû Nuʿaym dans Hyliat al-Awliyâ’ 4/225, Ibn Rajab dans Sharh ʿIlal al-Tirmidhî 1/413 et d’autres.

[27] Rapporté par Ibn Rajab dans Sharh ʿIlal al-Tirmidhî 1/413.

[28] Rapporté par le Shaykh Muhammad ʿAwwâma dans Athar al-Ikhtilaf p.77.

[29] Rapporté par al-Harawî al-Ansârî dans Dhamm al-Kalâm 4/139, 907.

[30] Rapporté par Ibn ʿAbd al-Barr dans JâmiʿBayân al-ʿIlm 2/175.

[31] Rapporté par Ad-Dhahabî dans Tadhkirât al-Huffâz 2/776.

[32] Rapporté par Ibn ‘Abd Al-Barr dans Jâmi` bayân al-`ilm 2/44, An-Nawawî dans son al-Majmû` 1/81 et d’autres.

[33] Rapporté par Aḥmad Ibn Muḥammad al-Khallâl (m. 311 H/923) dans al-Amr bil-Maʻrûf lil-Khallâl 1/24 ; il était un grand savant hanbalite disciple du fils de l’imâm Ahmad.

[34] Rapporté par Al-Khâtib Al-Baghdâdî dans Iqtidâ ul-‘ilm il-‘amali n°27, p.31, Ad-Dhahâbî dans Siyar a’lam an-Nubalâ n°2672.

[35] Rapporté par Al-Khâtib al-Baghdadî dans Al-Jâmi‘ Li Akhlâq ar-Râwî wa adab al-sami n°12, p.80.

[36] Ibid.

[37] Ibid.

[38] Rapporté par Muslim dans son Sahîh n°49 selon Abû Sâ’îd al-Khudrî.

[39] Rapporté par Muslim dans son Sahîh n°2594 selon ‘Aîsha.

[40] Rapporté par Ad-Darimî dans ses Sunân n°308.

[41] Rapporté dans al-Mudârah al-Nâs n°6 selon Abû Salil.

[42] Rapporté par Abû Nu’aym dans Hilyat al-Awliyâ’ p.361.

[43] Rapporté par Ibn ‘Abd al-Barr dans Jami’ Bayân al-‘Ilm, p. 581.

[44] Rapporté par Qâdî ‘Iyyâd dans Tartib al-Madârik 1/130.

[45] Rapporté dans Gharâʼib Mâlik ibn Anas n°45.

[46] Rapporté par Al-Bayhaqî dans Shu’ab al-Imân n°1650 selon ‘Imran Ibn Muslim, sahîh.

[47] Rapporté par Al-Khatib al-Baghdadî dans son Târîkh Baghdâd 9/127 n°4744 selon la parole de Abû Hurayra, sahîh, At-Tabarânî dans Al-Mu’jam al-Kabir 19/395 avec une formulation voisine sous l’autorité prophétique, et selon une bonne chaine d’après Al-Albanî dans Al-Sahiha 1/670-672 n°342 et dans son Sahîh al-Jami’ n°2328, le début est rapporté aussi par Ibn Hibbân dans Rawḍat al-ʻUqalâ wa-nuzhat al-fudalâ’ n°100 selon Raja’ Ibn Haywah qui l’attribue à Abû ad-Dardâ’.

[48] Rapporté par différents rapporteurs parfois avec quelques petites variantes, comme At-Tabarânî, et Al-Hindi dans Kanz ul-Ummal n°29004.

[49] Rapporté par Muslim dans son Sahîh n°17 selon Ibn ‘Abbâs et n°18 selon Abû Saîd al-Khudri, Ibn Mâjah dans ses Sunân n°4188, At-Tirmidhî dans ses Sunân n°2011, al-Bukhari dans Al-Adab Al-Mufrad n°584, Abû Dawûd dans ses Sunân n°5225 selon al-Wazi’ Ibn Zari’, et d’autres.

[50] Rapporté notamment par Ibn Mâjah dans ses Sunân, Kitâb man ballagha ‘ilman, n°243-250.

[51] Rapporté par Ibn ‘Asâkir dans Târîkh Dimasqh n°23310.

[52] Rapporté dans sa lettre destinée au gouverneur Mâlik ibn Haris, et cité notamment par Muhyiddin Seydî Çelebi, La gérance dans Bukharî, prép. Dr. Mehmet Erdogan, Istanbul 2000, p.47.

[53] Laila Khalifa, Ibn ‘Arabî – L’initiation à la Futuwwa, éd. Albouraq, 2001, p. 18.

[54] Rapporté avec quelques variantes mais convergeant dans le même sens par Abû Nu’aym dans Hilyat al-Awliyâ pp. 240-241, Al-Mundhirî dans al-Targhîb wa-l-tarhîb 4/107-109, Al-Ghazâlî dans son Ihyâ 2/388 au livre Kitâb al-ma’îsha wa akhlâq al-nubuwwa dans le préambule (avant le Bayân 1), Al-Bayhaqî dans Al-Zuhd al-Kabir n°956, et d’autres.


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