Les Musulmans entre la situation mecquoise et la situation médinoise et la théorie de l’abrogation (naskh)

  Nous entendons souvent parler des versets « mecquois » et « médinois », mais trop de gens encore, ignorent ce que cela signifie vraiment, et surtout, quelles en sont les implications. La mission prophétique s’est déroulée sur environ 23 ans, 13 ans à la Mecque et 10 ans à Médine. A La Mecque, les Musulmans n’avaient pas d’Etat, et étaient persécutés pour avoir appelé les gens à renoncer aux superstitions et à l’idolâtrie d’une part, et d’autre part cesser le racisme, l’oppression, la maltraitance et le mépris envers les esclaves, les pauvres, les orphelins, les femmes et les veuves. Les Musulmans pratiquaient alors leur Religion en cachette, vivaient l’Islam selon la doctrine, les rites élémentaires, la morale, l’éthique et la spiritualité. Lorsque les persécutions devenaient insupportables pour la Communauté, le Prophète assura leur sécurité en envoyant une partie lors de la première émigration vers l’Abyssinie, un pays chrétien où le roi/négus (qui se convertira plus tard à l’Islam) était un dirigeant juste, offrant la sécurité et l’hospitalité aux opprimés et persécutés. Un groupe de Musulmans, de la première heure, vécut parmi eux et vivaient de façon pacifique et harmonieuse avec les Chrétiens du pays, sans causer de troubles ni de rébellion. La seconde immigration, fut plus importante eut lieu vers une autre ville de la péninsule arabique, nommée Yathrib (qui changera de nom en Médine par la suite). Une fois arrivés à Médine, les Musulmans, fondèrent un Etat islamique, avec le soutien des Arabes (les muhajirin/émigrés et les Ansar/auxiliaires) et de plusieurs tribus juives. Tout en mettant toujours l’accent sur la spiritualité, l’éthique, la doctrine, les rites et la morale, en tant qu’Etat et chef d’Etat, il fallait, par nécessité, gérer les aspects juridiques, pénaux et politiques de la Communauté, et donc gérer les troubles, tensions ou abus que pouvaient commettre les gens, surtout ceux qui ne cultivaient pas en eux la piété religieuse, la sagesse ou la vertu. Ce n’est pas le fiqh, dans toute sa diversité et sa complexité, qui reflète d’ailleurs l’essence de l’Islam ni toute sa beauté, mais c’est une nécessité pour tout Etat, car l’ensemble des citoyens ne chemine pas sur la Voie de la Sainteté ni de la justice et de la vertu. Il faut donc prendre en compte les faiblesses et vices des citoyens non-vertueux, et ne pas les exclure de la société ni de la Miséricorde divine, sauf qu’il faut punir ceux qui sèment la corruption, le banditisme, la maltraitance et la tyrannie envers le peuple et la nation.

  La vérité est que les versets médinois n’abrogent pas les versets mecquois, en ce sens que le terme « abrogation » en français ne correspond pas vraiment au terme arabe de « naskh ». L’imâm As-Suyûtî écrit dans Al-Itqân (pp. 703-704) : « Ceci ne relève pas de la catégorie de « l’abrogé » mais de celle du « reporté » (…), c’est-à-dire que chacune des règles dictées doit être pratiquée dans un contexte donné, par le moyen d’une cause (‘illa) qui entraîne cette règle ; le changement de la cause entraîne que c’est l’autre règle qui sera applicable. Ceci n’est pas de l’abrogation, car cette dernière consiste en le fait de mettre fin à une règle précédente en sorte qu’il ne soit plus du tout possible de la pratiquer ». Et en effet, les exégètes ont divergé sur la notion de l’abrogation, parfois assez grandement, pour des raisons culturelles et politiques, même si les enseignements fondamentaux de l’Islam liés à l’éthique ont généralement primé sur leurs divergences respectives. Il n’y a pas de versets qui ont été « annulés », et le terme « ayât » dans le Qur’ân se réfère en premier lieu aux « Signes » divins, pouvant concerner les lois de la nature, de la psychologie humaine comme les versets de Sa Révélation : « Si Nous abrogeons un Signe/verset (ayât) quelconque ou que Nous le fassions oublier, Nous en apportons un meilleur, ou un semblable. Ne sais-tu pas qu’Allâh est Omnipotent ? » (Qur’ân 2, 106). Le sens littéral ici se prête mieux au sens de « Signe », même s’il n’exclut pas forcément le sens de « verset » ou de « Signe » concernant l’Inspiration divine, qui n’est pas nécessairement destinée à être connue de tous, et qui peut laisser place à d’autres inspirations divines, comme cela est connu chez l’ensemble des Saints, qui ont aussi été gratifiés d’inspirations divines, de même pour des croyants aspirant à la vertu sans être eux-mêmes des Saints.  Et si Allâh Lui-même n’a pas indiqué que tel verset devenait « caduque », nul être humain ne peut le faire, et la Sunnah ne peut pas abroger un verset du Qur’ân, mais seulement le préciser, le détailler ou le spécifier. Et c’est la Sunnah qui doit s’interpréter à la lumière du Qur’ân et de ses principes, et non pas l’inverse, car la règle générale est d’interpréter un texte ou un corpus par les principes explicites et universels découlant d’une Source notoire et solide (ici le Qur’ân et l’intellect), prévalant sur les ahadiths ahad ou mutawatir, ainsi que sur les avis juridiques élaborés par les êtres humains, y compris les plus grands savants. Cela permet d’éviter les manipulations et altérations humaines dans la compréhension de la Religion et son application.

  Le savant musulman, grammairien, juriste et théologien de la période des Salafs, Abû Muslim Ibn Bahr al-Isfahani (254 H/868 – 322 H/933) dans son Tafsîr intitulé Jamî’ al-ta’wîl li-muhkam al-tanzîl, considère que la théorie de « l’abrogation » ne concerne pas le Qur’ân, mais seulement les déformations textuelles ou certaines dispositions juridiques contenues dans la Torah et la Bible[1], soit que les dispositions juridiques ne sont plus adaptées pour notre fin de cycle, en raison des changements de conditions humaines (mentales, politiques, culturelles, économiques, etc.) soit que lors de leur mise par écrit par les scribes, des erreurs textuelles ou d’interprétations se sont immiscées dans le Texte originel. Cet exégète sera cité et repris parfois par des exégètes sunnites ou shiites postérieurs comme Fakhr ud-Dîn ar-Râzî, At-Tûsî, At-Tabarsî ou encore Al-Shahrastânî.

  L’imâm polymathe et savant sunnite Fakhr ud-Dîn ar-Râzî (vers 543 H/1149 – 606 H/1209), grand exégète, avait aussi des positions similaires dans son Tafsir al-Kabir[2]. D’autres savants encore, et non des moindres, comme le théologien asharite, juriste shafi’ite (qui s’était formé à un très haut-niveau dans le fiqh des 4 écoles), historien, Sûfi, muhaddith, logicien et exégète ‘Abd al-Wahhâb al-Sha’ranî (898 H/1492 – 973 H/1565)[3] ou encore le Shaykh ul Islam Shah Waliyullâh (qui était un savant polymathe et juriste hanafite). Jonathan A.C. Brown dira d’ailleurs que : « Le juriste sûfi Al-Sha`rani considérait les affirmations d’abrogation comme étant le recours de ces juristes médiocres et bornés dont Allâh n’avait pas illuminé le cœur de sa Lumière. Ils ne pouvaient pas percevoir toutes les possibilités d’interprétation dans les paroles d’Allâh et du Prophète… En prenant le raccourci de tamponner les versets qurâniques ou les hadiths « abrogés », ces ulémas avaient restreint la pluralité interprétative qu’Allâh avait voulue dans la Shar’îah. Pour Sha’rani, ce n’est que lorsqu’un Hadith incluait l’abrogation claire du Prophète, comme son récit sur la visite des tombes, qu’il pouvait être considéré comme Naskh. Shah Wali Allâh était également sceptique quant à l’indulgence excessive des ulémas en matière d’abrogation pour expliquer la relation entre les versets qurâniques ou les ahadiths. Dans tous les cas, sauf 5, il a trouvé des explications sur la manière de comprendre la relation entre les passages scripturaires sans recourir à l’abrogation »[4]. D’ailleurs pour Shah Waliyullâh, le terme « naskh » peut signifier aussi « spécification », « modification (d’une règle) », etc., et pas nécessairement « abrogation » dans le sens d’une « annulation pure et simple ».

  Bien qu’il ne nie pas le concept de « naskh », Abdul-Rahim Roslan note que : « Non seulement les premiers musulmans étaient incapables de s’entendre sur chaque cas allégué de naskh, mais ils ne pouvaient pas non plus s’entendre sur les détails des cas allégués, sur le nombre de cas ; et la classification des instances »[5]. Et cela parce qu’ils manquaient parfois de rigueur, alors qu’en vérité, le Qur’ân ne se contredit pas, et les versets s’éclairent mutuellement lorsqu’on les replace dans leur contexte respectif.

  Syed Ahmad Khan (1817 – 1898), qui était une sorte de traditionnaliste moderniste, à cheval entre les 2 perspectives, niait aussi la conception du Naskh en tant qu’abrogation intra-qurânique dans son Tafsîr ul-Qur’ân en 7 volumes. En plus des sciences islamiques, il étudia aussi la médecine, les mathématiques et l’astronomie.

  Le Shaykh Muhammad al-Ghazali (1917 – 1996) quant à lui disait : « Ceux qui disent aussi que 120 versets sur la bonne prédication aurait été abrogés par un seul (le verset de l’épée) sont d’une stupidité incompréhensible (…). La prédication serait annulée, pour que l’épée prenne place ? Voilà une aberration qu’aucun esprit raisonnable ne peut accepter »[6]. L’abrogation des versets sur l’importance de la prédication, de la liberté de conscience et de justice est une vision fausse selon lui, tout comme d’autres éminents savants. Tout verset peut agir sur la société à un moment donné. Il suffit de savoir quand actionner un verset, et c’est ainsi qu’on peut parler d’un Qur’ân valable pour tous les temps et tous les lieux. Et dans le même livre Kayfa Nata’amal Ma’ Al-Qur’ân (pp. 80-84) il dit : « La révélation du Qur’ân est une abrogation de certaines lois des gens des Écritures (Juifs et Chrétiens) (…). Il n’y a aucune contradiction dans le Qur’ân »

  Quant à l’érudit et professeur Ahmad Hasan dans The Theory of Naskh (Islamic Studies, 1965, pp. 195-196) : « Si nous lisons ce passage (Qur’ân 2, 106) en référence à son contexte, il ne fait aucun doute que le Qur’ân parle de l’abrogation de la Loi révélée aux Prophètes des Enfants d’Israël ». Et c’est aussi ce que disait le grand exégète Ibn ‘Arabî mieux connu sous le nom du Shaykh al-Akbar, dans ses Futûhât, à savoir que « l’abrogation » concernait les législations différentes.

 Le scientifique irakien (astrophysicien et physicien), Loyau Fatoohi, spécialisé aussi dans les religions comparées et les études du Qur’ân, de la Bible et de la Torah, a écrit aussi un livre en 2013 intitulé Abrogation in the Qur’an and Islamic Law – A Critical Study of the Concept of “Naskh” and its impact (éd. Routledge) dans lequel il répondait aux principales questions autour de cette doctrine.

  Le Dr. Tayeb Chouiref, spécialiste du Qur’ân (et de son exégèse), du Hadith, de la médecine prophétique, de la spiritualité islamique et de l’Islam en général : « Une minorité de théologiens usent et abusent de la notion d’abrogation. C’est très utile pour éliminer les versets qui les gênent. L’abrogation existe mais seules les prescriptions religieuses [dans son aspect juridique] peuvent être abrogées, pas les promesses divines »[7]. En effet, comme le relate le Qur’ân, le Même Message fut envoyé et révélé à tous les Prophètes et Messagers concernant le Tawhid, l’éthique, les rites fondamentaux (la prière, le jeûne, la méditation, les invocations, l’abattage rituel, etc.), s’écarter de la tyrannie, de l’oppression, l’idolâtrie et de la mécréance – autant de notions qui sont englobées dans le terme « Taghût » – : « Nous avons envoyé dans chaque communauté un Messager, [pour leur dire] : « Adorez Allâh et écartez-vous du Taghût » (Qur’ân 16, 36) et « Dites : « Nous croyons en Allâh et en ce qu’on nous a révélé, et en ce qu’on n’a fait descendre vers Ibrâhîm (Abraham) et Ismâ’îl (Ismaël) et Ishâq (Isaac) et Yâqûb (Jacob) et les Tribus, et en ce qui a été donné à Mûsâ (Moïse) et à Issâ (Jésus), et en ce qui a été donné aux prophètes, venant de leur Seigneur: nous ne faisons aucune distinction entre eux. Et à Lui nous sommes Soumis » (Qur’ân 2, 136). Ainsi, seules les dispositions juridiques et certains rites secondaires dans les anciennes législations peuvent être « abrogés » ou « modifiés » selon les différentes communautés, de par les changements cycliques et les spécificités propres à chaque communauté ou aire civilisationnelle. Mais la doctrine, les valeurs morales, les normes sociales universelles, l’éthique, les rites fondamentaux et la spiritualité (métaphysique) constituent l’essence de la « Foi » de l’ensemble des formes traditionnelles qui sont les adaptations de la Tradition immuable et primordiale (Ad-Dîn ul Qayyîm), là où les expressions de formes et les dispositifs juridiques peuvent varier d’une Forme traditionnelle à l’autre. C’est le Qur’ân qui fait cette distinction, à savoir qu’il a été donné à chaque Prophète, le même Dîn (la même Religion) mais pas nécessairement le même Shar’ (Loi juridique). Et la Shar’îah, au sens large, englobe tous les aspects de l’Islam, aussi bien le Dîn que le Shar’, l’exotérisme et l’ésotérisme, le spirituel et le temporel, etc.

  Concernant l’alcool, cela n’a jamais vraiment été abrogé, puisqu’Allâh n’avait jamais institué la consommation d’alcool, mais simplement ne l’avait pas interdit totalement au début, tout comme certaines pratiques malsaines ou déviantes qui comportaient plus de méfaits que de bienfaits, et qui furent progressivement interdits au fur et à mesure de la Révélation des versets. Mais pour guérir les maux et l’addiction de certaines personnes, la pédagogie qurânique permet encore d’offrir une solution aux alcooliques (Musulmans ou non), car embrasser l’Islam est une chose, mais soigner ses vices et dompter son ego peuvent prendre du temps, et cela doit se faire progressivement, et c’est souvent le combat de toute une vie. Mais il faut garder à l’esprit que malgré nos péchés et faiblesses, il est préférable d’être musulman et buveur d’alcool, musulman et homosexuel, musulman et ne pas jeûner, qu’être alcoolique, homosexuel ou ne pas jeûner (durant le mois de Ramadan) sans être musulman du tout. Il vaut mieux être Musulman et accomplir quelques actes de bien, que de rejeter l’Islam sans accomplir le moindre bien. Ensuite, malgré nos péchés, toujours aspirer au Pardon et à la Miséricorde divine, et essayer d’accomplir la prière, la zakâh, le jeûne, etc. du mieux possible, et de soigner son comportement envers les gens pour ne pas leur causer de tort ou d’injustice.

  Pour Geneviève Gobillot, le Qur’ân se veut être aussi guide de lecture de la Bible et des Textes apocryphes ; il « entend parfois confirmer et parfois faire ressortir la vérité des Écritures antérieures », c’est-à-dire corriger des passages « ayant subi une déformation (tahrîf) au moment de sa mise par écrit ». Par exemple, la Torah (Nombres 31, 1-20) qui fait de Moïse et son peuple des conquérants sanglants de Madian est corrigée par le Coran (2, 58-59) qui décrit « une déformation du texte par des hommes qui ont trouvé quelque intérêt à mettre par écrit le fait que Moïse aurait donné l’ordre, au nom de Dieu, dans un moment d’emportement, de raser une cité, de détruire ses troupeaux et ses biens, ainsi que de tuer les femmes et les enfants, toutes choses interdites par la Loi judaïque de la guerre (Deutéronome 20, 10-16) »[8].

  L’Islam appelle donc à tout ce qui est bénéfique (les intérêts bénéfiques ; al-masâlih) et interdit tout ce qui est concrètement nuisible (les maux ; al-mafâsid). Dans l’introduction de son ouvrage Qawâ’id al ahkâm (1/8) le Shaykh Ibn ‘Abd as-Salâm rappelle que pour la Loi (réellement islamique) : « L’essentiel des objectifs présents dans le Qur’ân se ramène à ordonner la recherche des intérêts (choses bénéfiques) et de leurs causes, et à blâmer la recherche des maux et de leurs causes ». Et un peu loin (1/11) il rappelle aussi que : « Toutes les injonctions se ramènent à l’intérêt bénéfique des êtres humains dans ce bas-monde et dans l’autre (l’Au-delà) », c’est-à-dire les affaires politiques, sociales, morales, spirituelles, juridiques, économiques, matérielles, etc.

  Le Shaykh Ibn Taymiyya (m. 728 H/1328) dans Majmû al-Fatâwa (28/126-128) a dit : « là où le désavantage (mafsada shar’iyya) qu'(entraîne) le fait d’ordonner (le bien) et d’interdire (le mal) est plus grand que son avantage (maslaha [shar’iyya]), cela ne relève pas de ce qu’Allâh a ordonné. (…) Cela se fait parfois par le cœur [seulement], parfois par la langue [aussi], et parfois par la main [également]. Pour ce qui est du cœur, cela est obligatoire en toute circonstance (…). Deux groupes de gens commettent ici une erreur. Un premier groupe délaisse (de façon absolue) l’exhortation et la dissuasion, en faisant une interprétation (erronée) de ce verset (Qur’ân 5/105) (…). Et le second groupe est constitué de ceux qui veulent ordonner (le bien) et interdire (le mal) par la langue et la main de façon inconditionnelle (mutlaqan), sans compréhension (fiqh), longanimité (hilm), patience et considération pour ce qui convient à ce sujet et ce qui ne convient pas, et pour ce dont on a (réellement) la capacité et ce dont on n’en a pas la capacité. (…) Ces gens ordonnent (le bien) et interdisent (le mal) en croyant qu’ils obéissent ainsi à Allâh et suivent Son Messager, alors qu’en fait ils outrepassent les limites fixées par Allâh ».

  Il dit dans Al-Istiqâma (p. 172) que ce principe de devoir évaluer la maslaha et la mafsada que va entraîner le amr bi-l-ma’rûf et le na’hy ‘an il-munkar (c’est-à-dire d’une part d’ordonner le bien et le convenable, et d’autre part de réprouver le mal et le blâmable), et a également décrit ces 2 groupes aux positions erronées ; on y lit cette précision supplémentaire, ô combien importante : « Et relève du nah’y ‘an il-munkar : l’application des peines sur celui qui sort de la voie (tracée) par Allâh ».

 Comme l’expliquait notamment le Shaykh Ibn Taymiyya, les Musulmans dans ce bas-monde se retrouvent dans l’une de ses 2 situations : la situation de la période mecquoise ou celle de la période médinoise. Autrement dit, une situation où ils ne sont pas gouvernés par un État islamique fondé sur la justice et la vertu, ou dans le second cas, une situation où ils sont gouvernés par un État musulman fondé sur la justice et la vertu. Dans la situation mecquoise, les Musulmans doivent faire des concessions, et parfois se faire très discrets dans une société ouvertement islamophobe et injuste, comme sous les qurayshites idolâtres du temps prophétique, et c’est le cas aujourd’hui de certains pays non-musulmans et même des pays musulmans dirigés par des tyrans et despotes laïcistes et sécularistes. Ils ne peuvent pas appliquer des sentences juridiques et doivent faire preuve de souplesse concernant les avis juridiques, endurer la dépravation morale et la corruption politique, et se concentrer sur les pratiques essentielles de la Religion, et s’instruire davantage ainsi qu’oeuvrer intelligemment pour améliorer leur situation, sans susciter de provocation ou d’hostilité volontairement de la part du peuple ou du pouvoir politique.

  Dans la situation médinoise, la justice et la liberté de culte prévalent et atteignent une marge de manœuvre optimale, et donc les avis traditionnels sont mieux adaptés pour pratiquer convenablement la Religion sous toutes ses facettes, s’inscrivant dans une société vertueuse et tournée vers la sagesse et la sacré, où la vie traditionnelle est facilitée, ce qui n’est pas le cas dans les pays injustes ou ceux qui ont été trop fortement sécularisés à notre époque, où de trop nombreux obstacles, à la fois culturels, politiques, psychologiques, sociaux et économiques, empêchent – pour la majorité du moins – de vivre une vie humble, traditionnelle et spirituelle. Certains pays, très rares, y arrivent encore, comme les Sultanats islamiques d’Oman et de Brunei – avec d’étonnantes réussites économiques, sociales et culturelles – qui ont su trouver un bon équilibre entre la Tradition, l’éthique, le respect de la culture et de l’ordre social, et le développement de leurs infrastructures -. D’autres pays cependant, se trouvent dans une situation intermédiaire, comme la Turquie, où l’Islam occupe encore un rôle important, avec de bonnes réussites économiques, culturelles, scientifiques, technologiques et spirituelles depuis l’arrivée d’Erdogan et de ses collaborateurs à la tête du pays en 2002. Seulement, l’emprise du kémalisme et du sécularisme, ainsi que la corruption des mœurs via les réseaux sociaux, viennent ternir le bilan global, où une partie des jeunes et des adultes est rongée par le laïcisme, le racisme, l’ultranationalisme et le fanatisme kémaliste ou marxiste selon les cas, et ce, malgré le retour à la Religion d’un grand nombre de citoyens. Dans cette situation, c’est à la fois une partie de la situation mecquoise qui « s’opère » (même si la constitution s’inspire en partie de l’Islam, elle n’est pas symboliquement ni opérativement, celle de la Shar’îah) car le kémalisme et les superstitions modernes y ont encore cours – malgré la volonté politique de les réfuter ou de les amoindrir -, mais les croyants n’y sont au moins plus persécutés et peuvent vivre librement leur religion, et les belles valeurs sont à l’honneur. Cette approche est une solution possible à court et moyen termes, où les croyant(e)s bien formés professionnellement, tout en étant plus ancrés dans la morale et l’éthique, sont favorisés pour occuper des fonctions politiques, financières, médiatiques, éducatives, etc., sans que cela n’implique de réprimer ou de forcer les citoyens non-vertueux désireux de maintenir leur mode de vie décadent ou détourné de la Religion. Et tous, croyants ou non-croyants, peuvent bénéficier de la liberté de culte et de conscience, de la justice et de la protection juridique, et de leur droit à l’instruction, à la santé, aux lieux de divertissement (cinéma, théâtres, sports, centres commerciaux, etc.). On y trouve ainsi un mélange complexe des périodes mecquoise et médinoise. La promotion des valeurs de l’Islam et des personnes pieuses, éthiques et compétentes pour gérer les affaires de l’Etat d’une part, mais d’autre part, l’absence de l’application d’un certain nombre de règles juridiques ou de sentences légales pour les personnes coupables de débauche et de décadence, car les conditions ne sont pas réunies pour les appliquer, et que cela pourrait les conduire à semer des troubles publics et la rébellion politique.  

  Dans toutes les situations cependant, le Musulman doit agir le mieux possible pour favoriser la justice et la sagesse envers tout le monde, et diminuer ou lutter efficacement et intelligemment contre l’injustice, l’oppression et l’idolâtrie. Cela nécessite de comprendre les notions islamiques de Tawhid (conscience de l’Absolu et de l’Unité divine dans une perspective intégrale et holistique), de Taqwa (piété et droiture), de ‘adl (justice), de ihsân (spiritualité et bienfaisance), de adab (éthique, règles de bienséance et convenances), de tazqya an nafs (éducation de l’âme), de sabr (endurance et patience active), de tawakkul (confiance en Allâh), et d’Al Birr (la bonté d’âme inspirée par la piété et se manifestant extérieurement par la bienveillance et la générosité envers les gens). De même, du point de vue sociopolitique, les notions de darura (nécessité), de maslaha (intérêt général) et de mafsada (éviter le plus grand mal) doivent guider nos actions, c’est-à-dire s’abstenir parfois même de punir des délits ou de faire certaines actions licites ou recommandées si cela risque d’entraîner un plus grand mal comme la colère, la persécution, les massacres de masse, le chaos ou la rébellion politique, au sein d’un peuple ou envers un État encore trop rongés par la corruption politique ou la corruption morale.

  Contrairement aux allégations islamophobes, et quand bien même on accepterait la « théorie de l’abrogation », parmi les derniers versets révélés durant la période médinoise (postérieure donc à la période mecquoise) il y a les versets « Nulle contrainte en Religion » (Qur’ân 2, 256), datant de l’an 8 de l’Hégire, soit environ 2 ans avant la mort terrestre du Prophète ﷺ et rien n’indique qu’il a été abrogé, et le Shaykh Ibn Taymiyya a dit à ce propos : « Les Salafs ont confirmé à l’unanimité que ce verset n’avait pas été abrogé et qu’il n’était pas spécifique. Ils disent : « Nous n’imposons l’Islam à personne mais nous combattons ceux qui nous attaquent. S’ils se rallient à l’Islam, ils préservent leurs vies et leurs biens. Nous ne tuons pas ceux qui ne combattent pas et nous ne contraignons personne à adopter l’Islam » »[9].

 Ainsi que les versets : « tant qu’ils sont droits et loyaux envers vous, soyez alors droits et loyaux envers eux. Car Allâh aime les pieux » (Qur’ân 9, 7) et dans le verset juste avant : « Et si l’un des associateurs te demande asile, accorde-le lui, afin qu’il entende la parole d’Allah, puis fais-le parvenir à son lieu de sécurité. Car ce sont des gens qui ne savent pas » dans un contexte de guerre où des idolâtres avaient rompu le pacte et attaqué les croyants. Ou encore ce verset : « Si donc ces gens-là se tiennent à l’écart, et au lieu de vous attaquer vous offrent la paix, Allâh ne vous donne plus aucun droit de les inquiéter » (Qur’ân 4, 90) et celui-ci révélé peu de temps avant la mort du Prophète (ﷺ) : « Il se peut qu’Allâh établisse de l’amitié entre vous et ceux d’entre eux dont vous avez été les ennemis. Et Allâh est Omnipotent et Allâh est Pardonneur et Très Miséricordieux. Allâh ne vous défend pas d’être bienfaisants, justes et équitables envers ceux qui ne vous ont pas combattus pour la Religion et ne vous ont pas chassés de vos demeures. Car Allâh aime ceux qui sont justes et équitables. Allâh vous défend seulement de prendre pour alliés ceux qui vous ont combattus pour la Religion, chassés de vos demeures et ont aidé à votre expulsion. Et ceux qui les prennent pour alliés sont les injustes » (Qur’ân 60, 7-9).  Ainsi, les versets appelant à la paix, à la liberté de conscience, à la justice et à ne pas combattre les incroyants pacifiques, se trouvent aussi bien dans les versets mecquois que médinois, et la protection juridique et morale offerte aux dhimmis à la fin de la période médinoise tout comme sous le Califat des Compagnons du Prophète (ﷺ) après sa mort terrestre, sont la preuve que la liberté de conscience, la paix et la justice envers les non-Musulmans n’ont jamais été abrogés.

  Le Shaykh ul Islam, théologien asharite, juriste shafi’ite (qui s’était formé à un très haut-niveau dans le fiqh des 4 écoles), historien, Sûfi, muhaddith, logicien et exégète ‘Abd al-Wahhâb al-Sha’ranî (898 H/1492 – 973 H/1565), qui était notamment l’élève des savants polymathes Shaykh al-Islam Zakariyya al-Ansari et Shaykh al-Islam As-Suyûtî. Dans son Al-Mîzan al-Kubra, al-Sha’rani présente une méthode basée sur des principes sûfis qui s’efforce d’unir ou au moins d’égaliser les 4 madhabs et souligne la nécessité de réduire les écarts entre eux. Contrairement aux opinions de leurs imitateurs bornés (Muqallid obtus), il pensait qu’il n’y avait pas de différences fondamentales entre les fondateurs du madhab. En tant que Saints, les fondateurs avaient accès à la Source de la Loi. Il n’existe qu’une seule Loi, et elle comporte 2 normes : une qui est stricte et rigoureuse pour ceux qui sont inébranlables dans leur foi et qui ont un haut niveau de piété, et une qui est indulgente pour ceux qui ne le sont pas. Al-Sha’rani a souvent condamné les fuqaha (juristes) pour avoir accablé les gens ordinaires de questions juridiques complexes qui n’avaient que peu de rapport avec les principes fondamentaux de l’Islam. Par exemple : le divertissement est licite en soi (sauf ce qui est immoral ou blâmable et teinté d’idolâtrie ou de blasphème ou d’injustice par exemple) pour les gens de la masse, mais pour les Saints ou les vertueux, au lieu de se divertir, ils préféreront faire du dhikr, lecture du Qur’ân, actes de charité, etc. plus assidument que les autres. Tout le monde n’a pas les mêmes sensibilités ni le même degré de piété, du coup on ne peut pas imposer les avis stricts à tout le monde. Il est aussi licite de manger des plats copieux, mais selon le degré de piété des gens, certains vont s’orienter plutôt vers un mode de vie ascétique tandis que d’autres non. Cette distinction entre les Musulmans de l’élite sur le plan spirituel et les Musulmans de la masse, s’observent dans la pédagogie prophétique et sa façon de s’adapter au degré de piété, de conscience et d’intelligence de ses interlocuteurs. Ainsi pour l’imâm Al-Sha’rani, il faut revenir aux principes fondateurs, et ensuite pour le fiqh concernant les aspects secondaires du droit, ne pas imposer trop de dureté sur les musulmans du commun – mais leur rappeler l’importance de l’éthique et des rites obligatoires -, et ne réserver les avis « stricts » que pour ceux qui sont avancés religieusement et spirituellement. Ce qu’il dit concernant les Musulmans se trouvant dans un dar al-islâm traditionnel, que dire alors pour les Musulmans vivant dans des pays Musulmans ou non qui ne sont pas régis par la justice, la vertu et l’ordre de la Shar’îah ?

  En résumé, il reprochait d’une part à certains juristes d’imposer aux gens de la masse plus que le minimum requis à des musulmans qui n’étaient pas encore capables d’assimiler plus, et d’autre part, d’embrouiller l’esprit des gens de la masse avec des questions juridiques ne faisant pas partie des fondements et piliers de la Religion, ou qui pouvaient les en détourner, à cause de la complexité des avis juridiques ou de certaines erreurs (liées à l’ignorance de certains juristes).


Notes :

[1] Voir Muhammad Ibn ‘Umar Ibn al-Hussayn al-Razi, Al-Mahsul Fi ‘Ilm Usul al-Fiqh, édité par Taha Jabir al-Alwani, Beirut: Mu’assasat Al-Risalah, 1992: 3.307ff et Sayf al-Din Abu ‘l-Hasan ‘Ali al-Amidi, al-Ihkam fi Usul al-Ahkam, Cairo, 1914 A.H., III: 165, cité aussi par Ahmad Hasan dans The Theory of Naskh, Islamic Studies, Vol. 4, No. 2, juin 1965.)

[2] Voir aussi Tayeb Chouiref, Le « verset de l’Epée » et son exégèse par al-Daḥḥāk (m. 105/723). Les origines de la théorisation du djihad dans l’exégèse coranique, 2016.

[3] Il eut pour maîtres d’ailleurs, de très grands savants de l’Islam et exégètes comme Shaykh al-Islam Zakariyya al-Ansari, Shaykh al-Islam As-Suyûtî, al-Hafiz al-Qastallanî et Shihab ud-Dîn al-Ramli.

[4] Jonathan A.C. Brown, Misquoting Muhammad, Oneworld Publications, 2014, pp. 102-103.

[5] Abdul-Rahim, Demythologizing the Qur’an Rethinking Revelation Through Naskh al-Qur’an, GJAT, 7, 2017, p. 60.

[6] Dans Comprendre le Coran aujourd’hui, éd. Universel, 2006, pp.120-121.

[7] Propos rapportés dans un entretien de Robin Verner, Le Coran, le meilleur opposant à la montée de l’antisémitisme dans le monde musulman, BFMTV, 28 février 2019 : https://www.bfmtv.com/societe/religions/le-coran-le-meilleur-opposant-a-la-montee-de-l-antisemitisme-dans-le-monde-musulman_AN-201902280043.html

[8] Geneviève Gobillot, Le Coran, guide de lecture de la Bible et des textes apocryphes, paru chez Pardès, 2011, n°50, pp. 131 à 154 : https://www.cairn.info/revue-pardes-2011-2-page-131.htm#re20no20

[9] Rapporté aussi par le Shaykh Muhammad Abû Zahrah dans sa fatwa intitulée Les opinions des juristes sur les motifs de la guerre, dans la série intitulée Études sur l’islam, publiée par le Ministère des Biens et des Affaires Islamiques d’Égypte, juillet 1987.


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