Le Shaykh Muhyiddîn Ibn ‘Arabî et le Shaykh Ibn Taymiyya : 2 figures faisant l’objet de vives polémiques

Nous avions déjà eu l’occasion d’écrire sur le sujet, notamment des chapitres inclus dans certains livres, ainsi que quelques articles pour différents sites, blogs et groupes sur les réseaux sociaux. Les références y sont indiquées, et ce présent article sera donc allégé en partie de ces références. C’est à la suite d’un rêve que nous avons décidé de revenir sur cette thématique, et d’y apporter quelques réflexions supplémentaires.

Des figures « polémistes »

S’il y a bien 2 grandes figures musulmanes qui font couler beaucoup d’encre aujourd’hui comme hier, ce sont Muhyiddîn Ibn ‘Arabî (560 H/1165 – 638 H/1240) et Ibn Taymiyya

Ibn ‘Arabî Il ne doit pas être confondu avec le célèbre savant et juge malikite Abû Bakr Ibn al Arabi (468 H/1076 – 543 H/1148) lui aussi initié au Tasawwuf notamment via l’imâm Abû Hâmid al-Ghazâlî (1058 – 1111) – surnommé la Preuve de l’Islam (Hujjât al Islam) -.

Le Shaykh Ibn ‘Arabî qui est souvent désigné par le titre honorifique de « Shaykh al-Akbar » (le plus grand des Savants) tout comme le Shaykh Ibn Taymiyya – qualifié par ses partisans de Shaykh al-Islâm (le Shaykh de l’Islam) (1), ont été l’objet de nombreuses polémiques, souvent injustes et infondées d’ailleurs. Dans les milieux savants comme populaires, ils ont déchainé toutes les passions, les uns les considérant comme étant les plus grands savants, les autres comme étant les pires des hérétiques (allant même jusqu’à les sortir de l’Islam) et d’autres les appréciant mais avec du recul et sans en faire leurs principales références.

Le Shaykh Ibn ‘Arabî fut accusé d’avoir professé le panthéisme – accusation portée aussi au célèbre Sûfi Mansûr al-Hallâj, accusation découlant d’une incompréhension de la portée symbolique et ésotérique de ses propos extatiques -, ce qui, disons-le tout de suite, est une accusation fausse pour quiconque a lu ses ouvrages. Quant au Shaykh Ibn Taymiyya, il fut accusé d’hérésie et de mécréance surtout par rapport à ses positions jugées anthropomorphistes, ainsi qu’à certaines de ses fatawa concernant la visite de la tombe du Prophète Muhammad (ﷺ) – qu’il considérait comme illicite si c’était l’objectif principal de la visite de la ville de Médine alors que de nombreux ahadiths authentiques, bons et faibles se renforçant mutuellement l’autorisait -, sa fatwa concernant le divorce à la suite de 3 prononciations, et sa position sur l’éventuelle fin de l’Enfer – position reprise aussi par son plus fidèle disciple Ibn al-Qayyim – ainsi que les questions autour du Tawassul, du Tabarrûk et d’Al-Istighata qu’ils condamnaient là où la majorité des savants sunnites depuis l’époque des Sahaba et de leurs disciples autorisaient ses pratiques tant qu’elles étaient conformes au Tawhîd, ces sujets donc, ont suscité de vives controverses ayant donné lieu de leur vivant à plusieurs emprisonnements, ainsi qu’à des réfutations et contre-réfutations exposées dans de nombreux ouvrages.

Ibn ‘Arabî

L’imâm Ibn ‘Arabî était de son vivant, considéré par tous les savants qui l’ont connu, comme étant un grand savant, une personne très pieuse et très spirituelle, ayant fait l’objet d’un certain consensus, notamment parmi ceux qui étaient présents lors de son pèlerinage à la Mecque. Il maitrisait toutes les sciences islamiques (le Qur’ân et ses sciences dont l’exégèse/Tafsîr, le hadith et ses sciences, le fiqh, les ussûl al-fiqh, la logique, la langue arabe et la grammaire, la poésie, l’histoire, la Sîrah prophétique et la vie des Compagnons et de leurs Successeurs, la théologie, le fiqh comparé puisqu’il connaissait les écoles malikites, hanafites, hanbalites, shafi’ites et zahirites, etc.) y compris le Tasawwuf (en prenant aussi pour références les grands imâms sunnites orthodoxes du Tasawwuf depuis l’époque des Salafs qu’il tenait en haute estime comme al-Muhasibî, Dhû-l-Nûn al-Misrî, Abû Yazid al-Bistâmî, Al-Hakim at-Tirmidhî, Al-Junayd, Sahl al-Tustarî, Al-Sulâmî, Al-Qushayrî, Al-Ghazâlî, Al-Jilânî et d’autres). Outre les sciences islamiques, il s’était intéressé aussi à l’astronomie et à la cosmologie, aux mathématiques, à la physique, à la médecine, à la philosophie et à d’autres sciences. Les biographes lui attribuent jusqu’à 900 ou 1000 ouvrages, dont on en possède (officiellement) à peu près la moitié, à savoir 400 ouvrages, et environ 700 ont bien été authentifiés de lui, portant sur de nombreuses thématiques. En réalité, il ne fit polémique qu’après sa mort, quand certaines rumeurs infondées circulèrent à son propos, que certains de ses livres avaient été altérés et retouchés par d’autres personnes et quand certains savants avaient très mal compris ses propos, sans se référer à sa terminologie ni à ses autres ouvrages. Dans la ‘aqida, certains le rattachent à l’école asharite traditionnelle (que certains qualifient d’asharisme primitif, celui qui était assez proche de l’atharisme de l’imâm Ahmad, c’est-à-dire une totale exemption des modalités physiques et corporelles pour l’Essence divine, – négation de toute interprétation physicaliste donc – tout en évitant le plus possible le recours aux interprétations diverses concernant Ses Attributs, sauf dans certains cas précis où l’imâm Ahmad a procédé à des interprétations comme pour le « Rire », la « Venue » et le fait « qu’Allâh se trouve plus près de nous que notre veine jugulaire », etc.) tandis que d’autres le rapprochent plutôt de l’école atharite (défendue par les hanbalites orthodoxes, contrairement aux hanbalites déviants tombant ou flirtant avec l’anthropomorphisme), mais la vérité est qu’il était un mujtahid mutlaq, aussi bien dans la ‘aqida que dans le fiqh, bien que ses positions, notamment dans ses Futûhât al-Makkiyya pourrait bien se concilier avec ses 2 écoles théologiques.

Concernant ses références dans le Tasawwuf, ils sont tous bien acceptés, y compris par des élèves (ou anciens) élèves d’Ibn Taymiyya comme Ad-Dhahâbî et Ibn Kathîr, qui les considéraient ses imâms du Tasawwuf comme faisant partie des plus grands imâms et défenseurs du Qur’ân et de la Sunnah, et souvent même comme des autorités aussi dans l’exégèse qûranique et le Hadith, à l’instar d’Al-Junayd, d’Al-Tustarî, d’Al-Hakim at-Tirmidhî, d’Al-Qushayrî, d’As-Sulâmî et d’autres.

Dans le fiqh, il commenta notamment le célèbre ouvrage d’Ibn Hazm le zahirite intitulé Kitâb al-Muhalla, et donna aussi ses propres fatawa selon son propre « mahdhab », puisqu’il maitrisait toutes les sciences islamiques et était donc capable d’en extraire directement des règles et verdicts juridiques, en plus du fait d’avoir souvent des dévoilements spirituels lui permettant – par la Grâce divine – de rencontrer de nombreux Prophètes dont le Sceau des Prophètes, Muhammad (ﷺ), ce qui se ressent dans beaucoup de ses ouvrages, où l’on perçoit le « Sceau de la Sainteté » tirée de la Lumière prophétique, très chargée en Baraka (influence spirituelle et bénédictions divines) où leur simple lecture procure un certain nombre d’états spirituels particuliers et puissants, tout comme on peut le lire aussi chez certains de ses héritiers comme l’Emir ‘Abd al-Qadîr ou chez d’autres maîtres spirituels comme Jalâl ud-Dîn Rûmî, Attâr, As-Sakandârî, Ahmad al-Alawî et tant d’autres, dont leurs connexions au Prophète (ﷺ) étaient très fortes. Dans le Hadîth, il étudia et commenta plusieurs recueils, dont les Sahihayn (d’Al-Bukharî et Muslim), les Sunân d’Abî Dawûd et d’At-Tirmidhî et d’autres. Bien qu’il connaissait aussi bien la philosophie, il ne se considérait pas comme un philosophe au sens « aristotélicien » du terme, exprimant ses divergences avec les autorités philosophiques de son temps comme Ibn Rushd (Averroès ; le petit-fils du grand savant malikite appelé aussi Ibn Rushd al-Jadd) qui avait d’ailleurs été fortement marqué par la sagacité et le charisme spirituel d’Ibn ‘Arabî alors qu’il n’était encore qu’adolescent, tandis qu’Ibn Rushd avait dépassé la cinquantaine. Ibn Hajar relate que de son vivant, les savants l’appréciaient et le considéraient comme un Saint, mais que les polémiques ont commencé après sa mort. Ibn Hajar lui-même, bien qu’initialement critique, finira par se rattacher à sa voie et à transmettre plusieurs de ses ouvrages, tout comme Ad-Dhahâbî selon certains rapports biographiques. Ad-Dhahabî envisage explicitement le fait qu’il puisse être un vrai Wali (Saint) mais que les gens du commun feraient mieux s’occuper de « traire les vaches » plutôt que lire ses ouvrages sans en avoir le bagage intellectuel et spirituel nécessaire. Le savant polymathe, juriste et grand exégète Fakhr ud-Dîn ar-Râzî, eut de son vivant une correspondance avec Ibn ‘Arabî et le considérait comme une autorité, et Fakhr ud-Dîn était un théologien asharite se désavouant complètement de l’anthropomorphisme, du panthéisme et de l’incarnationnisme.

Parmi ceux qui ont défendu, après sa mort, Ibn ‘Arabî, son oeuvre et son statut de sainteté, nous pouvons citer des autorités comme Ahmad Ibn Arâ’-Llâh as-Sakandarî (notamment face à Ibn Taymiyya, réfutant sa mauvaise compréhension des oeuvres d’Ibn ‘Arabî), As-Suyûtî, Taqî ud-Dîn as-Subkî (qui s’était repenti d’avoir fait son takfir suite à des rumeurs infondées ou incompréhensions de sa part), Al-Munawî, As-Safadî, Ibn ‘Imad al-Hanbali, Al ‘Izz ad-Dîn ibn ‘Abd as-Salâm, al-Fayruzabadi, Zakariyya al-Ansarî, Murtadâ az-Zubaydî, ‘Abd al-Wahhab as-Sha’rani (qui réfutera les accusations et incompréhensions concernant Ibn ‘Arabî dans Kitâb al-yawaqit wa al-jawahir fī bayan ‘aqa’id al-akabir) et tant d’autres. Le Shaykh du Hadith et juriste al-Munawî dira de lui : « un Ami vertueux (et rapproché) d’Allâh et érudit fidèle de la (vraie) connaissance ». Ibn ‘Imad al-Hanbali dira de lui : « Le mujtahid absolu sans aucun doute ».  Al-Fayruzabadi dira à son sujet : « L’imâm des gens de la Shar’îah à la fois dans la connaissance et dans l’héritage, l’éducateur (spirituel) des gens de la Voie dans la pratique et dans la connaissance, et le Shaykh des shaykhs des gens de la Vérité par l’expérience spirituelle (dhawq ; goût spirituel obtenu par l’expérience) et la compréhension ». Tous étaient des autorités dans le Hadith, le Tafsîr, la langue arabe, le fiqh, la ‘aqida, l’histoire, le Tasawwuf, etc.

Le célèbre Shaykh al-Islâm Ibn Kamâl Pashâ (m. 940 H/1534), conseiller de Selim 1er, Sultan du Califat ottoman, écrira d’ailleurs une célèbre fatwa défendant l’honneur et le rang du Shaykh al-Akbar Ibn ‘Arabî, le sûfi et juriste très orthodoxe : « Au Nom d’Allâh le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux. Louange à Celui qui, parmi ceux qui Lui vouent un culte pur, a fait de Ses serviteurs les héritiers des Prophètes et des Envoyés ; et que la Grâce soit accomplie sur Muhammad qui est suscité pour corriger les égarés et ceux qui égarent, ainsi que sur sa Famille et ses Compagnons, les interprètes autorisés du droit islamique appelés à répandre la Loi ferme et évidente.

Ô vous les hommes, sachez que le Shaykh suprême, le modèle le plus noble, le pôle des connaissants et chef de ceux qui professent la doctrine de l’Unité, Muhammad Ibn al-‘Arabî at-Tâ’î al-Hâtimî al-Andalusî, juriste (inspiré) accompli et guide excellent, bénéficie de vertus merveilleuses, de grâces extraordinaires, et de disciples en multitude, reconnus par les savants et les personnages illustres. Quiconque est négatif à son encontre se retrouve dans l’erreur et quiconque persiste dans cette attitude est égaré. Le sultan a pour devoir de le rééduquer et de l’obliger à changer de convictions, étant donné qu’au sultan incombe l’ordre bien (admis) et l’interdiction de ce qui est négatif (et blâmable).

Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont les Gemmes sapientiales (Fusûs hikmiyyah) et les Ouvertures Mekkoises (Futûhât al-Makkiyya). Certaines des questions qui y sont abordées ont une expression et un sens saisissable et conforme à l’Ordre divin sans qu’il soit nécessaire de jouir d’un dévoilement intuitif ou initiatique. Que celui qui ne parvient pas à se hisser jusqu’au but recherché se taise où il se tient, en raison de cette Parole du Très-Haut : « Et ne poursuis pas ce dont tu es dépourvu de science. L’ouïe, la vue et le cœur : sur tout cela on sera interrogé (ou rendu responsable) » (Qur’ân 17, 36). Et Allâh est le Guide vers la Voie d’accès direct » (2).

Sa doctrine sur le Tawhîd, appelée après sa mort « al Wahdat al-Wûjud » n’est que l’expression la plus pure et la plus élevée du Tawhid dans sa dimension métaphysique, accordée par gustation spirituelle (dhawq) et le dévoilement spirituel (ilhâm), et assimilée et soutenue par l’intellect. Cela ne désigne pas le panthéisme ou l’incarnationnisme comme ont pu le penser certains, car le Shaykh et ses disciples ont tous réfuté cela à plus d’une occasion, comme nous avons déjà pu le démontrer dans d’autres articles et certains de nos livres (notamment Soufisme, Lumière d’Islam), respectant scrupuleusement la Transcendance divine (exemption des ressemblances et modalités physiques conditionnant Sa Création) tout comme Son Immanence, manifestant Ses Attributs dans les Théopanies qui s’incarnent dans le monde créé, établissant aussi le lien entre le créé et l’Incréé, à des degrés divers mais limités et dépendant exclusivement de Lui Seul.


Ibn Taymiyya

Le Shaykh Ibn Taymiyya, dit-on, aurait des origines à la fois kurde et arabe, issu d’une famille de savants connus rattachés à l’école hanbalite. Comme Ibn ‘Arabî, outre les sciences islamiques qu’il étudia (Qur’ân, Hadith, fiqh, langue arabe, …) il étudia aussi la logique, les mathématiques, la médecine, l’astronomie, les religions comparées et la philosophie. Bien qu’ayant écrit dans la plupart de ces domaines, il n’atteignit pas le rang de « grande autorité », ni dans le Hadith, ni dans le Qur’ân et son exégèse, ni dans la théologie ni dans le Tasawwuf (auquel il était rattaché) contrairement à certains de ses élèves comme Ibn Kathîr dans l’exégèse (tout en étant lui-même un muhaddith), Ad-Dhahâbî dans le Hadith (tout en étant lui aussi juriste), qui eux atteindront le statut d’autorité dans au moins une des disciplines (avec l’histoire également). Au sein de l’école hanbalite, il n’est une autorité, pour certains savants hanbalites réputés, que dans le fiqh, bien qu’il s’écarte des avis de l’école dans certains cas, mais il n’est pas classé parmi les autorités dans le domaine de la théologie et de l’école atharite (fidèle à la voie de l’imâm Ahmad).

A l’inverse d’Ibn ‘Arabî qui de son vivant ne fut pas contesté, Ibn Taymiyya fut très contesté de son vivant mais mieux accepté (par une partie des savants du moins) après sa mort. S’il était fortement contesté de son vivant, c’était sans doute en raison de son caractère polémiste, n’ayant généralement pas peur d’assumer ses positions – contrairement à certaines occasions où il prétendit le repentir de ses positions polémistes si l’on en croit certains savants et biographes pour sortir de prison -, et usant parfois d’expressions virulentes et « agressives » envers ses adversaires, opposants ou détracteurs. Que ce soit le sur le Tasawwuf (Sûfisme) ou le Shiisme, il est loin des discours caricaturaux que l’on peut lire chez de nombreux Salafis/Wahhabis ou Shiites. Il était souvent plus nuancé que ça, même si certains de ses anciens écrits aient pu participer à cette vision aussi caricaturale que radicale.

Concernant le Tasawwuf, nous nous contenterons de citer ces 3 paroles – mais il y en a des dizaines d’autres qui vont dans le même sens -, où il dit dans son al-rissâla al-safadiyya dit : « Les grands savants [sûfis] mentionnés par Abû `Abd ar-Rahmân al-Sulamî dans Tabaqat al-sufiyya, et Abû al-Qassim al-Qushayrî dans al-Rissala, étaient adhérents de l’école d’Ahl al-Sunna wa al-Jama`a et de l’école d’Ahl al-hadith, comme al-Fudayl ibn `Iyyad, al-Junayd ibn Muhammad, Sahl ibn `Abd Allah al-Tustarî, `Amr ibn`Uthman al-Makki, Abû `Abd Allah Muhammad ibn Khafi al-Shirazî, et d’autres; et leurs enseignements étaient fondés sur la Sunnah, et ils rédigèrent des livres au sujet de la Sunnah ».

Dans Majmû’ al-Fatawa al-Kubra (vol. 10) : « Les grands savants Sûfis sont bien connus et acceptés, tels que : Bayazîd Al-Bistâmi, Shaykh Abdul Qâdir Jilâni, Junayd ibn Muhammad, Hasan Fudayl Al-Basrî, Ibn Al-Ayyâd, Ibrahim Ibn Al-Adham, Abî Sulaymân ad-Dâranî, Ma‘rûf Al-Karkhî, Siri as-Saqtî, Shaykh Hammâd, Shaykh Abul Bayân. (…) Ces grands Sûfis étaient les imâms de l’humanité et ils appelaient à ce qui était juste et interdisaient ce qu’Allah avait interdit de mauvais ».

Et dans son Minhaj as-Sunnah (1/172-173) : « Abû Hanifa, Mâlik ibn Anas, As-Shafi’i et Ahmad ibn Hanbal – qu’Allâh les agréé – étaient tous des imâms dans le Hâdith, le Tafsîr, le Tasawwuf et le Fiqh ».


Et sur le Shiisme, il dit dans Al-Rad ’Ala Al-Subkî fi mas-alat ta’liq Al-Talaq (2/697-698) : « […] Et les rafidhites [shiites extrémistes] font d’eux [les imâms d’Ahl ul-bayt] des infaillibles comme le Messager et disent que tout ce que les imâms disent, ils le rapportent directement du Prophète et ils font du consensus de leur groupe une preuve infaillible, c’est sur ces trois bases qu’ils ont construit les règles de leur religion, cependant, l’ensemble de ce qu’ils rapportent de la Sharî’ah est en accord avec les paroles de l’ensemble des musulmans. […] Il y a [parmi ce que les shiites rapportent] ce qui fait effectivement partie du consensus, il y a ce sur quoi il y a divergence parmi les sunnites, donc la majorité de ce que les shiites rapportent de ces imâms [d’Ahl ul-bayt] concernant les questions de Loi [Shar`] n’est pas mensonge, au contraire, la majorité est véridique, il y a également ce qui est mensonge ou faux en définitive, leurs paroles sont comme celles de leurs semblables parmi les savants des musulmans (sunnites) ».

Quant à son disciple Ibn al-Qayyim al-Jawziyya sur le même sujet il dit dans al-Sawa’iq al-Mursalâ (2/616-617) : « Le 9ème point : les juristes imamites (shiites) des premiers aux derniers rapportent d’Ahl ul-Bayt que le fait de jurer de divorcer ne compte pas comme étant un divorce, cela est rapporté de façon consécutive chez les shiites de Ja’far Ibn Muhammad al-Sadîq ainsi que d’autres parmi les Ahl ul-bayt. Admettons qu’un arrogant les ait tous démenti et ait dit : « Ils se sont fondés sur le mensonge au sujet d’Ahl ul-bayt ». [Nous répondons] que parmi les shiites, il y a des jurisconsultes, des savants et des gens doués dans l’ijtihâd même s’ils ont tort et sont innovateurs concernant les Compagnons (du Prophète), cela ne veut pas dire qu’on doit tous les juger menteurs et ignorants, les auteurs du Sahîh [ndt : Bukharî et Muslim] ont même rapporté de certains shiites, ont relaté leurs ahadîths, et les musulmans les ont utilisés comme preuve, les jurisconsultes ne cessent d’étudier leurs divergences et de faire des recherches avec eux [les shiites]. Même s’ils [les shiites] ont tort sur certains sujets, cela ne veut pas pour autant dire que tout ce qu’ils disent est faux et cela même s’ils ont un avis pour lequel ils se distinguent de l’ensemble de la communauté ».

Parmi ses étudiants célèbres, on peut citer Ibn al-Qayyim al-Jawziyya (lui-même un sûfi rattaché à la tariqa qadiriyya, comme Ibn Taymiyya), Ibn Kathîr (rattaché lui aussi au Tasawwuf, mais à une autre tariqa), Ad-Dhahabî (rattaché quant à lui à la Suhrawrdiyya et à la voie spirituelle d’Ibn ‘Arabî également selon certains éléments biographiques), Al-Bazzâr, Ibn ‘Abd al-Hadi (fidèle partisan, parfois même chevronné et sectaire dans la défense des positions d’Ibn Taymiyya, quitte à rejeter des ahadiths authentiques et bons), Ibn Muflih al-Maqdisi (grand savant hanbalite mais qui ne considérait pas Ibn Taymiyya comme une référence dans l’école théologique du courant hanbalite, contrairement au fiqh), Najm ud-Din al-Tufi (qui avait un profil assez atypique) et quelques autres.

Ibn Kathir, tout en ayant beaucoup de respect pour Ibn Taymiyya, ne l’a toutefois pas suivi dans l’école juridique hanbalite ni dans son approche théologique, puisqu’Ibn Kathîr était shafi’ite dans le fiqh, rattaché à une autre voie spirituelle dans le Tasawwuf, et entre l’asharisme (dont il fera l’éloge et qualifiera cette voie de conforme à la voie des Salafs) et l’atharisme, ce qui en ressort de son Tafsîr. Ad-Dhahâbî prendra le même chemin qu’Ibn Kathîr, car lui aussi shafi’ite dans le fiqh et proche de l’asharisme dans la ‘aqida (se repentant de la voie ambigüe et parfois anthropomorphiste qu’il avait défendu dans sa jeunesse, notamment dans son ouvrage truffé d’erreurs et de confusions qu’était Kitâb al-Uluww, et dont il écrira par la suite s’en désavouer de ce qui pouvait s’y trouver en termes d’erreurs et de déviances), et dans son Siyâr a’lam an-Nubalâ’, dans Tadhkirat al Huffâz et dans son Târikh al-Islâm notamment, il prit la défense de nombreux savants asharites (comme Al-Baqillânî, Al-Qushayrî, Al-Ghazâlî, Ibn Hibbân, Ad-Daraqtûnî, Abû Nu’aym, As-Sulâmî, ‘Izz ud-Dîn Ibn Abd as-Salâm, Ibn Daqîq al ‘ïd, etc.) contre leurs détracteurs (souvent chez les hanbalites déviants) qui avaient des tendances anthropomorphistes, et considéra parmi les mujadiddîn (revivificateurs de la Religion envoyés à chaque génération selon un hadith rapporté par Abû Dawûd dans ses Sunân) plusieurs savants asharites dont l’imâm Al-Ghazâlî et le grand Shaykh d’Ad-Dhahabi, l’imâm mujtahîd et mujaddîd Ibn Daqîq al ‘ïd – élève du Shaykh ul-Islâm ‘Izz ud-Dîn Ibn ‘Abd as-Salâm -. Auparavant, il était assez hostile à l’asharisme et aux asharites, mais se rapprocha d’eux par la suite, fit leurs éloges et déclara l’école asharite comme étant une Voie de la Sunnah conforme à celle des Salafs. Il eut d’ailleurs comme Compagnons et disciples des asharites, comme Taqî ud-Dîn As-Subkî et son fils Tâj ud-Dîn (lui aussi parfois assez « fanatique » dans sa défense de l’école asharite, en réaction au fanatisme anti-asharite de certains savants), As-Safâdî et d’autres, en plus d’avoir eu des imâms – qu’ils considéraient comme étant les plus grands savants de leur temps – qui étaient asharites comme Ibn Daqîq Al-‘Îd. Comme dit précédemment, dans sa jeunesse, il était proche d’un courant anthropomorphiste, mais il s’en désavoua plus tard dans son épitre intitulé An-Nasihah ad-Dhahabiyya li-Ibn Taymiyya, – et rapporté notamment par al-Hafîz al-Sakhawî dans Al-`Ilan bi Tawbikh li man Dhamma (p.136), par Ibn Hajar al ‘Asqalânî dans Ad-Durar al-Kamina (1/151) et dans l’introduction du Siyâr A’lam an-Nubalâ’ de Bashar Awwad et d’autres -, de façon authentifiée, qu’il écrivit à Ibn Taymiyya lorsqu’il réalisa qu’il s’égara de la Voie des Salafs et de la noble éthique dans la critique et le débat.

Bien qu’Ibn Kathir ne suivait pas Ibn Taymiyya sur tous les points, nous n’avons pas connaissance d’écrits se désavouant clairement de certaines de ses positions polémistes, là où nous disposons de plusieurs écrits du Hafiz ad-Dhahâbî, évoquant clairement ses désaccords avec Ibn Taymiyya, le contredisant dans les fondements (ussûl) et les branches (furû’) de la Religion, le décrivant comme étant certes un très grand érudit mais qui  a perdu de son éclat et de sa lumière au fil du temps à cause de son mauvais caractère parfois, de ses polémiques, de ses innovations et de sa volonté de rabaisser (injustement) ses opposants comme ses prédécesseurs. En effet, parmi les écrits qui lui sont attribués, on trouve beaucoup de contradictions, ainsi que des erreurs diverses et variées, parmi lesquelles, la négation du Tasawwuf à l’époque des Salafs alors que dans le même épitre il dit l’inverse juste après, glorifier les Sahaba pour les critiquer et rabaisser ailleurs (comme ‘Umar, ‘Alî, Ibn ‘Umar et d’autres), faisant l’éloge des Ahl ul Bayt (y compris de l’imâm Jâ’far as-Sâdiq) et rabaissant leur rang dans d’autres passages, affaiblissant des ahadiths authentiques quand ils ne vont pas dans son sens (comme le rapporte Ibn Hajar al ‘Asqalânî), interdisant de tuer les non-combattants dans les écrits (peut-être les derniers) mais autorisant de le faire (dans certaines conditions) dans d’autres écrits (peut-être parmi les premiers, où les gens ont tendance, durant leur jeunesse, à être plus radicaux et fougueux), invoquant des faux consensus ou niant l’existence de certains ahadiths dans les Sunân (comme ceux de Ibn Mâjah, An-Nasâ’î, Abû Dawûd et d’At-Tirmidhî) alors qu’on y trouve ces ahadiths (à moins qu’il ne disposait pas des recueils complets), affirmant que le consensus et/ou l’avis majoritaire disaient cela alors que la réalité était parfois l’inverse, que le « consensus » ou l’avis majoritaire se positionnaient de façon opposée à ce que prétendait Ibn Taymiyya, ses propos élogieux sur de grands imâms comme Abû Hâmid al-Ghazâli tout en disant ailleurs des choses visant à les rabaisser et les « accuser » de choses fausses, ou encore lorsqu’il attribue même de grands prodiges comme la résurrection des corps, voler dans les airs, etc. à certains Saints, comme cela est indiqué dans al Majmû’ al-Fatawa, puis ailleurs va critiquer parfois certains prodiges (pourtant possibles) de certains maîtres. Dans plusieurs ouvrages il qualifie d’innovateurs ceux qui nient l’existence des karâmat (prodiges) pour les Saints et les vertueux (puisque cela est attesté par le Qur’ân, la Sunnah, les récits des Salafs et l’expérience).. De même, ses critiques sur les tendances « philosophiques » de savants asharites alors qu’ils s’en sont globalement préservés dans ce tout ce qui pouvait porter atteinte au Tawhîd, au Qur’ân et à la Sunnah, là où les positions théologiques d’Ibn Taymiyya ont parfois été influencées par la philosophie hellénistique dont il était un grand lecteur au point de professer des tendances théologiques contradictoires sur l’Essence divine, Ses Attributs, « l’éternité du monde », etc., où ses épitres théologiques reflètent beaucoup de contradictions et d’hésitations (assumer une certaine forme d’anthropomorphisme un coup, le nier une autre fois, affirmer que le sens voulu est bien le sens apparent mais que ce principe est abrogé ou conditionné par le fait que l’on ne puisse pas les comparer avec ceux du Créateur, ce qui est une contradiction logique dans la méthodologie et les axiomes, le fait qu’il compare la différence des attributs corporels entre le Divin et les créatures tout comme ceux qui peuvent exister entre les créatures, etc.). Tantôt on le voit proche des asharites et considérant l’école asharite comme faisant partie – au sens large – des Ahl ul Sunnah et d’autres fois la plaçant comme une secte égarée – plus « contradictoire » encore que l’école mu’tazilite, etc. Alors d’une part il faut savoir que son recueil Majmû’ al-Fatawa, comportant de nombreux volumes, a été compilé par un autre que lui – et il faudrait voir si tout y est authentique – et d’autre part, outre l’existence de véritables contradictions, il est aussi notoire que ceux qui réfléchissent et écrivent beaucoup parmi les savants – tout comme parmi les gens de la masse -, au fil du temps, il y a une évolution normale de la pensée et donc des positions, à la suite de nombreuses lectures, discussions savantes, observations, expériences personnelles, etc., ce qui augmente la difficulté pour savoir quelles furent ses dernières positions. Dans son Siyâr, Ad-Dhahabi dit que vers la fin de ses jours – du moins les derniers moments où il vit lui-même Ibn Taymiyya -, qu’il renonça à son sectarisme (après une période sectaire et polémiste donc) cherchant plutôt à réconcilier les croyants et leur unité tout en insistant sur la compassion et l’inclusion de tous les courants reconnaissant les piliers de l’Islam et s’orientant vers la Qibla (la Mecque) dans leurs prières canoniques. En effet, al-Hafiz Ad-Dhahâbî sur la dernière position du Shaykh Ibn Taymiyya (à sa connaissance) vis-à-vis des adeptes des autres courants islamiques, dans son Siyâr A‘lâm an-Nubalâ’ (15/85-89) dit : « Le grand Savant, l’imâm des théologiens, Abû al-Hassân ‘Alî ibn Ismâ‘îl ibn Abî Bishr Ishâq ibn Salim ibn Ismâ‘îl ibn ‘Abd Allah ibn Mûssa fils de l’émir de Bassora Bilal ibn Abî Burda fils du compagnon du Prophète (ﷺ) Abî Mûssa ‘Abd Allah ibn Qays ibn Hadhar al-Ash‘arî al-Yamânî al-Basrî. (…) J’ai vu chez Al Ash‘arî une parole qui m’a étonné, et elle est confirmée, al Bayhaqî [m.458 H] l’a rapporté en disant : J’ai entendu Abû Hâzim al ‘Abdawî [m.417 H] dire : J’ai entendu Zâhir ibn Ahmad as Sarakhsî [m.389 H] dire : Lorsque les derniers instants de Abû al Hassân al Ash’arî ont approché dans ma maison à Baghdâd, il m’a appelé, je suis venu, puis il a dit : « Atteste de ma part que je ne rends personne mécréant parmi les gens de la Qiblah, car tous appellent à une Divinité Unique, et nos divergences ne sont que dans les expressions ». Je dis [Ad-Dhahabî] : Sur cela je pratique ma religion. Notre Shaykh Ibn Taymiyya [m.728 H] était ainsi lors de ses derniers jours, il disait : « Je ne déclare personne de la communauté mécréant, et le Prophète (ﷺ) a dit : « Personne garde son ablution sauf un croyant, quiconque prie avec son ablution est musulman » (…) ».

Les élèves de certains disciples d’Ibn Taymiyya offrent aussi une vision contrastée sur Ibn taymiyya, à l’instar d’As-Safadî (1296 – 1363), qui était un grand savant (muhaddith, juriste shafiite, linguiste, poète, calligraphe, théologien, exégète, historien, logicien, …) qui était à la fois l’élève d’Ad-Dhahabi et de son ami et collègue Taqî ud-Dîn As-Subkî, pourtant fervent opposant à Ibn Taymiyya, bien qu’à la fin de sa vie, il regretta certaines polémiques, et qui, tout en exprimant ses désaccords avec certaines de ses positions, reconnut aussi ses qualités et ses mérites. Dans sa biographie du Shaykh Ibn Taymiyya, As-Safadî écrit : « Le Shaykh Taqî ud-Dîn Ibn Taymiyya est l’un des 3 géants que j’ai côtoyés et qui n’avaient pas leurs pareils à leur époque, ni même dans le siècle écoulé. Ces 3 géants sont le Shaykh Taqî ud-Dîn Ibn Taymiyya, le Shaykh Taqî Ad-Dîn Ibn Daqîq Al-`Id et notre Sheikh, l’érudit Taqî Ad-Dîn As-Subkî. J’ai composé ces vers pour leur rendre hommage.

Thalâthatun laysa lahum râbi`u *** Fa-lâ takun min dhâka fî shakki

Wa kulluhum muntasibun littuqâ *** Yaqsuru `anhum wasfu man yahkî

Fa-in tasha’ qulta ibna taymiyatin *** Wabna daqîq al-`îdi was-subkî

Ils sont 3 en tout et pour tout. Tu peux en être parfaitement sûr.

Tous sont des taqî aux normes de la piété et nul ne pourra les décrire à leur juste valeur.

Si tu veux, tu peux aussi bien parler d’Ibn Taymiyya, que d’Ibn Daqîq Al-`Îd que d’As-Subkî ».

Le Hafîz ad-Dhahâbî dit dans son Siyâr A’lam an-Nubalâ’ à propos du Shaykh Ibn Daqîq : « Je dis : pour le 4e siècle, il s’agit de Abû Hâmid Al Isfarâyînî ; pour le 5e siècle, il s’agit de Abû Hâmid Al Ghazâlî ; pour le 6e siècle, il s’agit du Hâfiz ‘Abd ul Ghanî ; et pour le 7e siècle, il s’agit de notre Shaykh Abul Fath Ibn Daqîq Al ‘Îd ». Ainsi, il considéra plutôt que son maître Ibn Daqîq al-‘Îd était le mujaddîd de son époque, et non pas Ibn Taymiyya. Et à propos de son Shaykh Abû al-Fath Ibn Daqîq al-`Îd, Ad-Dhahâbî dit dans Tadhkirat al Huffâz (4/181) : « 1168 – Ibn Daqîq al ‘Îd, l’imâm, le juriste, le Mujtahid, le traditionaliste, le Hâfiz, l’illustre, Shaykh al Islâm Taqî ad Dîn Abû al Fath Muhammad ibn ‘Alî ibn Wahb ibn Mutî’ al Qushayrî al Manzutî as Sa’îdî al Mâlikî as-Shâfi’î (…) ». Son disciple Tâj ad Dîn ‘Abd al Wahhâb as Subkî (m.771 H) a dit dans Tabaqât as-Shâfi’iyah (9/208) : « 1326 – L’imâm, Shaykh al Islâm, le Hâfiz, l’ascète, le dévot, le gnostique (sûfi, connaissant), le Mujtahid absolu [mutlaq], celui qui a la connaissance complète des sciences de la Loi légiférée, et qui a réuni entre la science et la religiosité, le cheminant, le plus complet des savants tardifs [muta’akhirin], un océan de science. Nous n’avons pas connu un seul parmi nos professeurs diverger dans le fait que Ibn Daqîq al ‘Îd est le savant envoyé à la tête du 7ème siècle indiqué dans le hadîth prophétique ». Le Hâfiz As Suyûtî (m.911 H) a dit dans Tabaqât al Huffâz (1/516) : « 1134 – Ibn Daqîq al ‘Îd, l’imâm, le juriste, le Mujtahid, le traditionaliste, le Hâfiz, l’illustre, Shaykh al Islâm Taqî ad Dîn Abû al Fath Muhammad ibn ‘Alî ibn Wahb ibn Mutî’ al Qushayrî al Manzutî (…) ».

Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit en effet : « Certes, Allâh enverra un revivificateur de la Religion (mujaddid) auprès de cette communauté (al Ummah), et ceci, à l’avènement de chaque génération (ou : de chaque siècle) » Rapporté par Abû Dawûd dans ses Sunân n°4291 dans le Kitâb al-Malahim, sahîh, confirmé et authentifié par Al-Hakîm dans Al-Mustadrak, par al-Hafiz Zayn al-‘Iraqî, par al-Hafiz Ad-Dhahâbî dans son Siyâr, par As-Shawkanî et d’autres. Selon nous, il s’agit de chaque génération, et non pas forcément de chaque « siècle ».

Le Shaykh Shams al-Din Ibn Muflih al-Maqdisî (710 H/1310 – 763 H/1362) était un célèbre savant hanbalite, disciple de l’imâm Ibn Taymiyya. Bien qu’il accordait une certaine préférence aux avis juridiques d’Ibn Taymiyya, en matière de credo concernant les Attributs et Noms d’Allâh, l’opinion d’Ibn Taymiyya n’a même pas été retenue, car contredisant les deux méthodologies acceptées et retenues par les savants hanbalites, tel que l’imâm Ibn Muflih l’a exposé dans son ouvrage Ussul al fiqh (cf. 1/316 notamment), qui est une référence dans le mahdhab hanbalite. Ainsi, la position de Ibn Taymiyya n’était pas considérée comme orthodoxe et fidèle à la voie de l’imâm Ahmad dans la ‘aqida.

L’imâm Salâh ud-Dîn As-Safâdî dit dans son Sharhu Lâmiyyat ul ‘Ajam li At Tughrâ’î : « Le Shaykh, l’Imâm et érudit Taqî Ud Dîn Ahmad Ibn Taymiyya (qu’Allâh lui fasse miséricorde) était grandement érudit mais il avait une intelligence défectueuse ce qui fut la cause de son péril et le fit tomber dans de gros travers ».

L’élève de Ibn Taymiyya, Yusûf Ibn `Abd al-Hâdî al Hanbali (qui était l’un de ses disciples les plus chevronnés et partisans du Shaykh, avec Ibn Al-Qayyim, mais Ibn Hajar al ‘Asqalânî l’a réfuté sur ses positions erronées dans la théologie, le hadith et le fiqh, notamment lorsque ‘Abd al-Hâdî tenta de réfuter As-Subkî, mais avec des arguments invalides et en rejetant des ahadiths authentiques) dit dans al-`Uqûd al-Durriyya (p. 117) : « Il donnait/utilisait des expressions étranges que les premiers et derniers savants n’osaient jamais utilisé alors qu’il s’y livrait hâtivement/hardiment ».

L’ancien élève d’Ibn Taymiyya, Abû Hayyan Al-Andalûsi a remis en cause Ibn Taymiyya alors qu’auparavant il ne faisait que son éloge, et qu’il n’arrivait pas à concevoir qu’on puisse ne pas aimer Ibn Taymiyya. Mais après lui avoir rendu visite, Al-Andalûsi est reparti déçu en ayant constaté l’arrogance de Ibn Taymiyya sur certains points. Mais surtout il s’est mis à le « maudire » après avoir vu dans le livre Kitabû l-‘Arsh de Ibn Taymiyya sa parole selon laquelle Allâh serait assis sur le Kursî et qu’Il aurait laissé une place pour y faire asseoir Son Prophète. Abû Hayyan Al-Andalûsi a dit : « J’ai vu cela dans son livre, son propre livre et je connais son écriture », cité dans son Tafsîr intitulé An-Nahrû l-Madd mina l-Bahr. Al-Hafiz Ibn Hajar al ‘Asqalânî, tout en reconnaissant l’érudition et les qualités de Ibn Taymiyya (dans certains de ses ouvrages), l’a aussi corrigé dans son Qawl al-Musaddad ʻan al-Musnad al-Imâm Ahmad, sur des questions relatives à la ‘aqida, au hadith et au fiqh : « Ibn Taymiyya, à cause de la mauvaise opinion bien connue qu’il avait de ‘Ali, ne s’est pas limité à considérer ce hadith comme forgé comme l’a fait Ibn Jawzi, il a pris l’initiative d’en rajouter en prétendant que les experts du hadith (muhaddithun) le considéraient comme « forgé ». Ibn Taymiyya a tellement rejeté de hadiths simplement parce qu’ils étaient inconciliables avec ses opinions qu’il est difficile d’en établir la liste complète ». Il affaiblissait des ahadiths authentiques ou bons uniquement car cela contredisait ses opinions, puis apportait une nouvelle interprétation. Or ses arguments rationnels sont réfutables et pas toujours convaincants, et cela n’enlève rien à l’authenticité de la chaine, même s’il usait parfois de faux arguments pour les rejeter (comme « telle personne est faible ou inconnue », alors que les ouvrages traitant des biographies des narrateurs démontrent le fait qu’ils étaient à la fois connus et dignes de confiance).

Ibn Hajar al-`Asqalânî (m. 852 H) mentionne dans son al-Durar al-Kâmina (1/153-155) les paroles de l’élève d’Ibn Taymiyya (m. 728 H) : Sulaymân Najm al-Dîn al-Tufî al-Hanbalî (m. 716 H) concernant ce dernier : « En une seule heure, il (Ibn Taymiyya) avait l’habitude d’extraire du Livre, de la Sunnah, de la langue arabe, des problèmes, des choses que personne n’aurait pu extraire même en plusieurs séances, comme si ces sciences étaient sous ses yeux et qu’il choisissait parmi elles à son bon vouloir. Puis vint un moment où ses compagnons exagérèrent en éloges à son sujet, qui conduisit à son auto-satisfaction jusqu’à le rendre vaniteux envers ses semblables. Il devint convaincu qu’il était un érudit capable d’effort d’interprétation [mujtahid]. Et depuis cela, il commença à réfuter chaque érudit, petit ou grand, ancien ou contemporain, jusqu’à ce qu’il remonte jusqu’à `Umar (ibn al-Khattab, le compagnon) en lui reprochant certaines choses. Cela atteignit les oreilles du Shaykh Ibrâhîm al-Raqî qui le réprimanda. Ibn Taymiyya alla le rencontrer, s’excusa, et demanda pardon. Il critiqua également `Alî (ibn Abî Tâlib, le compagnon) et dit : (…) « Il s’est trompé dans 17 sujets dans lesquels il aurait contredit le texte même du livre (…) ». Dû à sa défense fanatique de l’école Hanbalite, il attaqua les Ash`arites jusqu’à insulter al-Ghazâlî (m.505 H) à tel point que certaines personnes s’opposèrent à lui et faillirent le tuer (…). Et ils ont constaté qu’il avait laissé échapper certains mots de sa bouche [qu’il avait dérapé] concernant le credo dans ses sermons et ses réponses juridiques (fatâwâ), et ils ont mentionné qu’il avait cité le hadith de la « descente » d’Allâh, puis est descendu des marches de son minbar et a déclaré : « [Allâh descend] Tout comme ma descente », et on lui a ainsi attribué l’anthropomorphisme (tajsîm). Ils ont également cité sa réfutation de celui qui utilise le Prophète () comme intermédiaire [tawassul] ou recherche son aide [istighâtha] (…). Les gens se divisèrent en partis à cause de lui. Certains l’ont considéré comme un anthropomorphiste à cause de ce qu’il mentionna dans al-`Aqidah al-Hamawiyya et al-`Aqidah al-Wasitiyya ainsi que dans d’autres de ses ouvrages, qui indiquent que « al-Yad » [litt: La Main] , « al-Qadam » [litt: Le Pied], « al-Saq » [litt: partie entre le tibia et le mollet] et « al-Wajh» [litt: Le Visage] sont des Attributs compris dans leur sens apparent et qu’Il est établi sur le Trône par Son Être. On lui rétorqua que si tel était le cas, Il serait obligatoirement cerné par l’espace et sujet à la divisibilité. Il répondit (Ibn Taymiyya) : « Je ne concède pas que d’être cerné par l’espace et la divisibilité soient des propriétés nécessaires aux corps », après quoi il fut prouvé à son encontre qu’il pensait que l’Être d’Allâh était sujet au confinement spatial. D’autres l’ont considéré comme un hérétique du à ses propos comme quoi l’aide du Prophète (ﷺ) ne devait pas être recherchée et le fait que cela revenait à diminuer la grandeur du Prophète (ﷺ) et à empêcher l’établissement celle-ci (…). D’autres l’ont considéré comme un hypocrite en raison de ce qu’il a dit sur `Alî b. Abî Talib : (…). A savoir qu’il avait été abandonné partout où il allait, qu’il tenta à plusieurs reprises d’obtenir le califat sans jamais l’avoir, qu’il combattit par soif de pouvoir plutôt que pour la religion, et il a dit : « Il aimait l’autorité, tandis que `Uthmân aimait l’argent ». Il disait qu’Abû Bakr a déclaré sa conversion à l’Islam quand il était d’un âge avancé, totalement conscient de ses propos, tandis que `Alî l’a déclaré étant enfant, et que les propos d’un enfant en Islam ne sont pas considérés comme valable basé sur sa propre parole (…). En somme, il prononça d’horribles choses comme celles-ci, et il fut dit à son encontre qu’il était un hypocrite, compte tenu des paroles du Prophète (ﷺ) [qu’il dit à `Alî] : « Seul un hypocrite peut te haïr » ». Mais dans d’autres écrits, il tint des propos plus élogieux à l’égard de ceux qu’il avait critiqué.

Un autre savant connu, et pas des moindres, était l’un des disciples d’Ibn al-Qayyîm, à savoir le grand savant du hadith Ibn Rajâb al-Hanbali, lui aussi partisan d’Ibn al-Qayyim et de son Shaykh Ibn Taymiyya, avant de prendre ses distances avec leurs positions. L’imâm Ibn Rajab Al-Hanbalî a dit dans Dhayl Tabaqat al hanabilah (4/505) sur Ibn Taymiyya : « Cependant il (‘Imad ad din al Wasiti) et un groupe des plus proches compagnons d’Ibn Taymiyya ont désapprouvé les déclarations du Shaykh sur certains des plus grands Imams, et des plus exceptionnels, ou comme sur ceux qui se sont détournés du monde éphémère pour être seuls avec leur Seigneur (les sûfis). Et le Shaykh, – qu’Allâh lui fasse Miséricorde -, n’avait pour intention que le bien et la défense de la vérité Insha’Allâh ta’ala. Et divers cercles des gens du Hadith, dont les imams, Huffâz (grands mémorisateurs du Qur’ân comme du Hadith) et fuqaha (juristes) aimaient le Shaykh et le tenaient en haute estime. Mais ils n’ont pas aimé pour lui d’aller sur les questions en profondeur avec les théologiens et les philosophes comme c’était la méthodologie des Imâms de Ahl al Hadith comme As-Shafi’i, Ahmad, Ishaq, Abû ‘Ubayd et d’autres comme eux. En outre de nombreux savants, jurisconsultes, Muhaddithin et Salihîn (pieux) n’aimaient pas qu’il aille de sa propre opinion avec certaines de ses prises de positions uniques que les Salafs désapprouvaient sur ceux qui les prenaient. Jusqu’à que l’un des juges justes de nos compagnons l’a empêché de faire ces fatawas ».

En conclusion, la parole la plus sage à son sujet, est comme celle indiquée par Ibn Hajar al ‘Asqalânî dans son Durâr al-Kâmina : « Ce sur quoi il a vu juste, et qui constitue l’essentiel de son œuvre, est profitable à tous et doit nous conduire à lui demander la miséricorde d’Allâh. Et ce sur quoi il s’est trompé ne doit pas être imité, mais on doit l’en excuser [autant que possible] ».

Ibn ‘Arabî versus Ibn Taymiyya

Beaucoup se sentent obliger d’en aimer un pour mieux détester l’autre, comme si l’on devait tout accepter de l’un, et tout détester de l’autre. Or, parmi ceux qui détestent ou désapprouvent Ibn ‘Arabî, très rares sont ceux qui l’ont lu directement, et parmi les rares qui ont fait cet effort, ils ne l’ont pas compris ni l’ont lu ses autres ouvrages. En cela, ils suivent l’approche superficielle et lacunaire d’Ibn Taymiyya, bien que lui-même affirmait avoir beaucoup tiré profit de certains livres d’Ibn ‘Arabî et qu’il le considérait comme un grand savant, jusqu’à avoir lu – soit sans avoir compris soit en possédant une version altérée et retouchée du manuscrit – ses Fusûs al-Hikâm. Le Shaykh Ibn Taymiyya se trompait dans son jugement concernant Ibn ‘Arabî, dans ce qu’on peut y lire dans son ouvrage Al-Furqan Bayna Awliya Al-Rahman wa Awliya As-Shaytan (Le discernement entre les alliés du Tout-Miséricordieux et les alliés du diable), sans doute à cause d’une mauvaise compréhension personnelle de sa part concernant l’oeuvre des Fusûs al Hikâm (ou alors se basant sur un manuscrit comportant des rajouts apocryphes), il dira lui-même avoir fortement apprécié ses Futûhât al Makkiyya. Ibn Taymiyya dit en effet dans sa Lettre au Shaykh Manbijî Majmu`a al-rasa’il wal-masa’il : « J’étais d’abord de ceux qui avaient une bonne opinion d’Ibn Arabî et le respectent en raison des choses profitables que j’avais lues dans ses livres, par exemple ce qu’il dit en beaucoup de passages des Futûhât, du Kunh, du [Amr] almuhkam al-marbut, de la Durrat al-Fâkhira, des Mawâqi’al-nujûm, etc. Je n’avais pas encore perçu son véritable but et je n’avais pas lu les Fusûs et d’autres écrits semblables […]. Quand la chose est devenue claire, j’ai su quel était mon devoir ». Or le but de Ibn ‘Arabî n’a jamais changé, et la même ligne directrice se retrouve dans la totalité de ses ouvrages bien authentifiés, c’est-à-dire se conformer à l’Ordre Divin, atteindre la réalisation spirituelle et s’imprégner de la Lumière qûranique à travers le modèle prophétique Muhammadien. De toute façon, nous ne recommandons pas non plus aux gens non-avertis de lire ses Fusûs al Hikâm, surtout dans les traductions ou les versions (manuscrits) non-authentifiées, et sans avoir d’abord une bonne connaissance des doctrines et terminologies en rapport à la théologie, à la logique et à la métaphysique.

 Ibn Arabî disait lui-même dans un chapitre de ses Futûhât : « Ainsi, tout ce dont nous parlons dans nos assemblées et nos œuvres écrites provient de la Présence du Qur’ân et de ses trésors : J’en ai reçu la clé de la compréhension et le soutien spirituel qui lui est propre (al-imdâd minhu). Tout cela afin de ne pas sortir du Qur’ân car rien de plus élevé ne peut être accordé : Seul en connaît la valeur celui qui y a goûté, qui en a contemplé la demeure initiatique (manzil) comme un état intérieur et à qui le Réel parle [en lui projetant des versets] sur l’intime de son être (fî sirrihi) ». Et ailleurs, dans le même ouvrage, il dit : « C’est pourquoi je m’en suis remis à Allâh qui maîtrise tout par Sa Volonté », preuve qu’il n’était pas panthéiste. De même, il était un fervent protecteur et commentateur de la Shar’îah au sens large, et donc pas du tout un hédoniste, un syncrétiste ou un « hérétique ».

La profondeur et la richesse de l’œuvre akbarienne, alliant ésotérisme et exotérisme, audace à l’égard de certains avis juridiques ou théologiques et fidélité aux Textes (du Qur’ân et de la Sunnah), défense de l’Islam et ouverture sur l’universalité, critique du laxisme politique comme du fanatisme et du rigorisme (de certains courants et chefs politiques), fervent défenseur de la Tradition et grande admiration envers les femmes (surtout celles qui avaient réalisé la Sainteté spirituelle), la puissance de son verbe et de son intelligence, tout comme la Baraka qu’Allâh a déposé dans son œuvre, le rendent singulier et splendide, pour quiconque aspire à Lui et veut goûter aux merveilles de Son Livre (le Qur’ân) et la dimension spirituelle de Son Messager Muhammad (ﷺ). Dans le fiqh et dans la ‘aqida il y a beaucoup à prendre, de même qu’il propose une défense magistrale de l’orthodoxie des Califes bien-guidés, en réfutant les accusations shiites tout comme ceux qui ont voulu rabaisser les Ahl ul Bayt comme on peut le lire dans sa Tadhkirat (3). Son influence positive en Orient comme en Occident – par la Grâce divine – est incontestable. Des millions de personnes ont embrassé l’Islam via son œuvre, et d’autres – tout aussi nombreux, ont aimé l’Islam et le Prophète sans pour autant embrasser l’Islam mais devenant des islamophiles, et d’autres encore, sont revenus à l’Islam de façon beaucoup plus engagée, spirituelle et sérieuse. Sa maitrise des sciences exotériques et ésotériques, ainsi que des autres sciences est elle aussi remarquable, et ramener constamment à Allâh, au Qur’ân et à la Voie muhammadienne.

Pour Ibn Taymiyya, cela est aussi particulier, car selon ses écrits et passages, on alterne entre de nombreux jugements et sentiments, mêlant admiration et déception, étonnement (positions étranges et raisonnements fallacieux et superficiels) et la force de son argumentation, audace et conformisme aveugle, tout comme il peut se montrer juste, nuancé, persuasif et éloquent, comme son contraire, où il manquait parfois de nuance, d’équité, de sagesse et d’intelligence dans la façon de traiter certaines questions ou certains groupes de savants ou de personnes. Bien que de nombreux savants, tout en reconnaissant un certain degré de félicité pour les habitants du Feu après leur « correction », maintiennent l’idée de l’éternité (ou la perpétuité) de l’Enfer (mais pas nécessairement du châtiment), Ibn Taymiyya et Ibn al-Qayyim quant à eux, à l’aide d’une argumentation solide évoquent et renforcent l’avis de la fin de l’Enfer, bien que cela puisse surtout concerner ses habitants ou le châtiment plus que l’Enfer lui-même – mais Allâh sait mieux -, argumentation approuvée grandement par « l’héritier » d’Ibn ‘Arabî – et qui était aussi qadiri -, l’émir ‘Abd al-Qadîr dans son Kitâb al-Mawâqif. Dans le fiqh également, on trouve le meilleur et le pire, ce qui force l’admiration et ce qui déçoit, ce qui surprend agréablement et ce qui suscite l’étonnement par l’argumentation lacunaire et « grossière » dans la justification de certains de leurs avis (Ibn Taymiyya et Ibn al-Qayyim). En logique, dans le fiqh et dans le pluralisme (religieux et interreligieux), on y trouve des choses sublimes, des propos pertinents, des réflexions intéressantes et des positions solidement argumentées autant que courageuses (face au conformisme parfois aveugle d’un grand groupe de juristes), tout comme on peut y trouver des choses d’une toute autre nature, à la fois choquantes, sectaires, fanatiques, risibles et très éloignées du Qur’ân, de la Sunnah et la Sagesse prophétique. En raison de ses contradictions – ou de ce qui est perçu comme tel – certains vont même le qualifier d’auteur « schizophrène ».

Là où chez Ibn ‘Arabî on sent une véritable maitrise de l’ésotérisme, de l’exotérisme et de la métaphysique, ainsi qu’une remarque cohérence et continuation logique avec l’ensemble de ses œuvres – caractérisée par une profonde sagesse et une remarquable éloquence -, preuve de sa maturité intellectuelle et spirituelle dès sa tendre jeunesse (en lien avec l’inspiration divine dont il jouit très tôt), chez Ibn Taymiyya, on constate plutôt des positions hésitantes et floues, une absence de maitrise dans certains domaines (comme la théologie, la métaphysique, l’ésotérisme, le Hadith, l’histoire, etc.) malgré son érudition incontestable et sa formation savante dans ses disciplines, tout comme l’on remarque un savant qui se construit – et ce n’est pas une critique – au fur et à mesure de ses débats, de ses rencontres et de ses lectures. Ses partisans d’ailleurs se livrent régulièrement des querelles, car selon les livres pris en référence, ils peuvent critiquer ou justifier les positions pseudo-salafis ou takfiristes, sûfis ou « anti-sûfis » (même si là c’est surtout de la mauvaise foi et de l’ignorance chez ceux qui veulent l’utiliser pour disqualifier le Tasawwuf), la tolérance ou le sectarisme, le fait de traiter d’innovateurs ou d’hérétiques (ce qui est plus grave que la simple innovation blâmable) de tel ou tel groupe ou ensemble de pratiques, sur la noble éthique de la guerre à adopter (interdiction de tuer les innocents et les non-combattants) et leurs opposants qui veulent justifier le recours au meurtre (en se basant sur certains fatawa, mais souvent décontextualisées ou mal comprises, comme la Fatwa de Mardîn), la possibilité de participer politiquement dans un système politique non-islamique ou l’interdiction formelle de le faire, etc.

Conclusion

Nous avons là 2 éminentes figures qui ont laissé perplexe de nombreuses personnes, laissant rarement les lecteurs indifférents. Il y a clairement des choses profitables à tirer de la plupart de leurs ouvrages, mais aussi une méfiance face à certaines positions théologiques et juridiques que l’on peut trouver dans l’œuvre d’Ibn Taymiyya – œuvre colossale dépassant aussi les 300 ouvrages selon certains spécialistes -. Il n’y a aucun élément suffisant pour autoriser quiconque à statuer sur leur « mécréance » puisque les éléments biographiques les plus notoires et authentiques disent qu’ils sont morts en tant que musulman, reconnaissant les piliers de la Foi et de l’Islam, le reste étant des divergences entre les savants, chacun selon sa sensibilité et ses propres observations et réflexions. . Beaucoup de savants tardifs – par rapport à la vie des savants faisant l’objet de critiques – ont critiqué Ibn ‘Arabî et/ou Ibn Taymiyya en se fondant sur des rumeurs, approximations ou incompréhensions de leurs paroles et positions, ce qui doit nous amener à la prudence quand on émet des jugements et établit leur statut à l’égard de l’Islam (orthodoxe, innovateur, déviant, hérétique, apostat et/ou mécréant, etc.). Ibn Hajar al Haytami par exemple, disciple de Zakariyya al-Ansarî, avait critiqué Ibn Taymiyya sur certaines de ses erreurs et déviances mais aussi sur des rumeurs lui ayant attribué à tort certaines positions, mais lui-même conditionnait son jugement sévère sur Ibn Taymiyya à la condition que cela était avéré. Le même Ibn Hajar écrira une défense intéressante du Shaykh al-Akbar Ibn ‘Arabî dans une célèbre fatwa.

On peut lire à la fois Ibn ‘Arabî et Ibn Taymiyya – sur les mêmes sujets ou non – tout en sachant que dans certains domaines Ibn ‘Arabî était par exemple plus qualifié qu’Ibn Taymiyya (notamment sur la métaphysique et le Tasawwuf) ou moins ambigüe (notamment dans la ‘aqida), tout comme il n’est pas obligatoire de les lire, l’Islam se suffisant évidemment à lui-même, bien qu’il soit passionnant et souvent enrichissant de lire les érudits qui ont profondément médité le Qur’ân et la Sunnah, et qui ont enrichi le patrimoine juridique, théologique, intellectuel, linguistique, scientifique et spirituel de l’Islam,  dans lequel repose une part importante de la Baraka divine, par la silsila et la transmission des sciences sacrées de la Tradition, sans céder toutefois à l’imitation aveugle de contextes particuliers ou d’avis juridiques circonstanciels.

Bien qu’Ibn ‘Arabî soit né en Andalousie musulmane (Espagne actuelle, dans la ville de Murcie) et Ibn Taymiyya à Harrân (Turquie actuelle), les 2 ont terminé leurs jours à Damas (actuelle Syrie) et leur corps y reposent jusqu’à nos jours.

Qu’Allâh fasse Miséricorde au Shaykh Ibn ‘Arabî comme au Shaykh Ibn Taymiyya, qu’Il leur pardonne leurs éventuelles erreurs, fautes et lacunes, ainsi qu’à l’ensemble des Savants et érudits de l’Islam, tout comme pour l’ensemble des croyants et des musulmans.

Notes :

(1) Titre honorifique ayant été donné aussi à de nombreux autres savants comme An-Nawawî, As-Suyûtî, Al ‘Izz ad-Dîn ibn ‘Abd as-Salâm, Zakariyya al-Ansarî ainsi qu’à des savants critiques ou opposants à Ibn Taymiyya comme les 2 Ibn Hajar (Al ‘Asqalânî et al-Haytamî), Taqî ud-Dîn As-Subkî et son fils Tâj ud-Dîn par exemple, ainsi que d’autres.

(2) Voir notamment Éric Geoffroy, « Annexe I – Texte arabe de la fatwā sur Ibn ‘Arabī contresignée par Ibn Kamāl Pacha », in Le soufisme en Égypte et en Syrie, Damas, Presses de l’Ifpo / Institut français de Damas (« Études médiévales, modernes et arabes », no PIFD 156), 1996, p. 511 ; Muhammad Vâlsan : traduction dans l’article Aperçus sur les indications allusives du titre : « Messages des Ouvertures Mekkoises pour la Connaissance des Secrets du Roi et du Royaume », Science Sacrée n°1-2, 2001.

(3) Le titre complet est Tadhkirat al-khawâss wa ‘aqidat ahl al-ikhtisâs. Certains disent cependant que son auteur est un savant hanbalite du nom d’ Abd al-Samad al-Qâdirî affilié à la qadiriyya, mais aussi « disciple » de la Voie akbarienne (se référant à Ibn ‘Arabî), dont la terminologie et le « goût » s’inscrivent en effet dans l’approche akbarienne, qui se retrouve aussi dans l’approche du Shaykh ‘Abd al-Qadir al-Jilânî (472 H/1077 – 561 H/1166) qui était aussi très apprécié du Shaykh Ibn ‘Arabî. L’imâm ‘Abd ul-Qadîr al-Jilânî était un savant musulman descendant du Prophète par une double voie, celle des imâms Hassân et Hussayn. A la fois juriste et sûfi, prédicateur et savant, excellent orateur, il défendit le sunnisme et critiqua les courants déviants dont de nombreux courants shiites, mu’tazilites et anthropomorphistes. Des milliers de personnes venaient assister à ses sermons. A la mort de l’imâm Abû Hâmid al-Ghazâlî, il fut en quelque sorte le Pôle spirituel en Irak. Il alliait parfaitement l’exotérisme et l’ésotérisme, maîtrisant les différentes écoles juridiques (shafiite et hanbalite principalement – dont il donnait la fatwa – mais aussi malikite et hanafite) au point de devenir mujtahid, le Qur’ân et l’exégèse, la langue arabe et le Hadith, la logique et la théologie scolastique, les fondements de la Religion et du Fiqh, la poésie, la métaphysique, la Sirah, la vie des Compagnons et des Salafs, la Voie des Ahl ul Bayt et des Awliyâ, etc. Des milliers de non-musulmans – notamment Juifs, Chrétiens et Zoroastriens – l’appréciaient, venaient l’écouter et beaucoup se sont convertis après avoir assisté à ses prêches et assises. Le Shaykh Ibn Taymiyya le tenait en très haute-estime, le qualifiant de leader des Musulmans à son époque. Il dit dans Majmû’ al-Fatawa (10/488-489) : « Shaykh `Abd Al-Qâdir Al-Jilânî, qu’Allâh lui fasse miséricorde, ainsi que ses semblables, sont parmi les plus illustres savants de leur époque, ordonnant le strict respect du shar’ (législation islamique), des Ordres [Divins] et des interdits, en leur donnant la prééminence sur le goût (dhawq) et l’acceptation du Décret divin. Il est du nombre des plus illustres Savants qui enjoignaient à abandonner la passion (vile), la volonté propre. […] Il ordonne au sâlik (cheminant dans la voie spirituelle) de ne pas avoir de volonté propre à la base, pour vouloir ce qu’Allâh Exalté Soit-Il veut ». Al Hafiz ad-Dhahâbî dira de lui dans son Siyâr a’lam an-Nubalâ’ : « Le Shaykh `Abd Al-Qâdir (Al-Jîlânî), le Shaykh, l’imâm, le Savant, le zâhid (ascète), le connaissant, le modèle, le Shaykh de l’islâm, l’emblème des awliyâ’ (saints sûfis), le hanbalite, le Shaykh de Baghdâd. Je dis qu’il n’en est aucun parmi les grands Shaykhs qui ait plus d’états spirituels et de prodiges (karâmat) que le Shaykh `Abd Al-Qâdir, mais beaucoup de ces prodiges ne sont pas véridiques et beaucoup de ces choses sont impossibles », si en effet plusieurs de ses prodiges sont bien attestés par de nombreuses personnes de son temps, d’autres sont parfois le fruit d’exagérations (de ses disciples ou partisans peu scrupuleux) ou d’inventions tardives.


2 thoughts on “Le Shaykh Muhyiddîn Ibn ‘Arabî et le Shaykh Ibn Taymiyya : 2 figures faisant l’objet de vives polémiques

  1. J’ai bien aimé l’article mais je pense qu’il faudrait ajouté les critiques de shoyoukh sunnites (ash’ari maturidi..) concernant ibn al arabi sur wahdat al wujud notamment (certains mutakalimin disent que c’est carrément du kufr), je trouve que l’article est un peu trop orienté bien que j’aime personnellement ibn arabi mais il faudrait être davantage être objectif dans la composition de l’article, des critiques à l’encontre d’ibn taymiyya ont été citées il me semble donc naturel de les ajouter pour ibn arabi

    1. :

      Salâm.

      Cela a été évoqué mais étant donné que les citations anti Ibn ‘Arabi sont connues sur le web contrairement au cas d’Ibn Taymiyya -, l’article avait pour but aussi de mentionner certaines informations méconnues du grand public.

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