Le rapport envers les savants : ni sacralisation ni diabolisation

Comme nous l’avons vu dans de précédents articles, il y a deux excès que l’Islam condamne, – aussi bien dans le Qur’ân que dans la Sunnah – dans nos rapports avec les savants. Il s’agit de leur sacralisation, – voire même de leur idolâtrie – en les pensant infaillibles ou moralement irréprochables (et se pose aussi la question de savoir si ce que leur reproche sur ce plan-là, tout comme sur le plan intellectuel, est fondé de la part de leurs détracteurs), et de leur diabolisation, c’est-à-dire le fait de ne se focaliser que sur leurs défauts ou leurs erreurs (minimes ou graves), alors que leurs détracteurs tombent souvent dans les mêmes travers, ou font même pire parfois.

Si l’on assimile bien le fait qu’ils ne sont pas infaillibles et qu’ils sont en partie le produit de leur temps, il devient plus facile d’être pondéré et équitable, de prendre d’eux les choses bénéfiques qu’ils ont laissé à l’Humanité, de prendre du recul sur ce qui est douteux ou qui n’a aucune utilité pour notre époque, et délaisser clairement ce qui est faux ou injuste de façon certaine.

Le Qur’ân dit d’une part : « Ils ont pris leurs rabbins et leurs moines, ainsi que le Christ fils de Marie, comme Seigneurs en dehors d’Allâh, alors qu’on ne leur a commandé que d’adorer un Dieu unique. Pas de divinité à part Lui ! Gloire à Lui ! Il est au-dessus de ce qu’ils [Lui] associent » Qur’ân 9, 31), c’est-à-dire que, parmi les anciennes communautés, des groupes ont tellement exagéré qu’ils ont délaissé la récitation et la méditation de la Parole Divine, pour « déifer » des hommes au moins qu’ils en altéraient la juste compréhension, et que leurs suiveurs les sacralisaient, – voire même leur vouait un culte -. Cela est évident chez les shiites extrémistes à l’égard des « 12 imâms » comme envers certains de leurs « marja ». Chez certains sunnites ou autres groupes (y compris non-musulmans), on peut trouver parfois un fanatisme en exagérant sur les mérites et « l’autorité absolue » d’un savant (ou de certains savants) ou de leurs figures fondatrices (comme c’est le cas de nombreuses sectes non-religieuses, où le culte de la personnalité est central).

D’un autre côté, le Qur’ân rappelle ceci : « Seigneur, pardonne-nous, ainsi qu’à nos frères qui nous ont précédés dans la foi ; et ne met dans nos cœurs aucune rancœur pour ceux qui ont cru Seigneur, pardonne-nous, ainsi qu’à nos semblables qui nous ont précédés dans la foi ; et ne met dans nos cœurs aucune rancœur pour ceux qui ont cru » (Qur’ân 59, 10).

Toute une Sûrah dans le Qur’ân donne les règles à suivre et à méditer concernant ces sujets qui causent bien des dégâts, encore aujourd’hui :

« Ô vous qui avez cru (qui avez la foi) ! Ne devancez pas Allâh et Son Messager. Et craignez Allâh. Allâh est Audient et Omniscient.

Ô vous qui avez cru ! N’élevez pas vos voix au-dessus de la voix du Prophète, et ne haussez pas le ton en lui parlant, comme vous le haussez les uns avec les autres, sinon vos oeuvres deviendraient vaines sans que vous vous en rendiez compte.

Ceux qui auprès du Messager d’Allâh baissent leurs voix sont ceux dont Allâh a éprouvé les coeurs pour la piété. Ils auront un pardon et une énorme récompense.

Ceux qui t’appellent à haute voix de derrière les appartements, la plupart d’entre eux ne raisonnent pas.

Et s’ils patientaient jusqu’à ce que tu sortes à eux, ce serait certes mieux pour eux. Allâh cependant, est Pardonneur et Miséricordieux.

Ô vous qui avez cru ! Si un pervers vous apporte une nouvelle, voyez bien clair [de crainte] que par inadvertance vous ne portiez atteinte à des gens et que vous ne regrettiez par la suite ce que vous avez fait.

Et sachez que le Messager d’Allâh est parmi vous. S’il vous obéissait dans maintes affaires, vous seriez en difficultés. Mais Allâh vous a fait aimer la foi et l’a embellie dans vos coeurs et vous a fait réprouver la mécréance, la perversité et la désobéissance. Ceux-là sont les bien dirigés, c’est là en effet une grâce d’Allâh et un bienfait. Allâh est Omniscient et Sage.

Et si deux groupes de croyants se combattent, faites la conciliation entre eux. Si l’un d’eux se rebelle contre l’autre, combattez le groupe qui se rebelle, jusqu’à ce qu’il se conforme à l’ordre d’Allâh. Puis, s’il s’y conforme, réconciliez-les avec justice et soyez équitables car Allâh aime les équitables.

Les croyants ne sont que des frères. Etablissez la concorde entre vos frères, et craignez Allâh, afin qu’on vous fasse miséricorde.

Ô vous qui avez cru ! Qu’un groupe ne se raille pas d’un autre groupe : ceux-ci sont peut-être meilleurs qu’eux. Et que des femmes ne se raillent pas d’autres femmes : celles-ci sont peut-être meilleures qu’elles. Ne vous dénigrez pas et ne vous lancez pas mutuellement des sobriquets (injurieux). Quel vilain mot que « perversion » lorsqu’on a déjà la foi. Et quiconque ne se repent pas… Ceux-là sont les injustes.

Ô vous qui avez cru ! Evitez de trop conjecturer [sur autrui] car une partie des conjectures est péché. Et n’espionnez pas; et ne médisez pas les uns des autres. L’un de vous aimerait-il manger la chair de son frère mort ? (Non !) vous en aurez horreur. Et craignez Allâh. Car Allâh est Grand Accueillant au repentir, Très Miséricordieux.

Ô humains ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entreconnaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès d’Allâh, est le plus pieux. Allâh est certes Omniscient et Grand- Connaisseur.

Les Bédouins ont dit : « Nous avons la foi ». Dis : « Vous n’avez pas encore la foi. Dites plutôt : Nous nous sommes simplement soumis, car la foi n’a pas encore pénétré dans vos coeurs. Et si vous obéissez à Allâh et à Son Messager, Il ne vous fera rien perdre de vos œuvres ». Allâh est Pardonneur et Miséricordieux.

Les vrais croyants sont seulement ceux qui croient en Allâh et en Son Messager, qui par la suite ne doutent point et qui luttent avec leurs biens et leurs personnes dans le chemin d’Allâh. Ceux-là sont les véridiques.

Dis : « Est-ce vous qui apprendrez à Allâh votre religion, alors qu’Allah sait tout ce qui est dans les cieux et sur la terre ? ». Et Allâh est Omniscient.

Ils te rappellent leur conversion à l’Islam comme si c’était une faveur de leur part. Dis : « Ne me rappelez pas votre conversion à l’Islam comme une faveur. C’est tout au contraire une faveur dont Allâh vous a comblés en vous dirigeant vers la foi, si toutefois vous êtes véridiques ».

Allâh connaît l’Inconnaissable des cieux et de la terre et Allâh est Clairvoyant sur ce que vous faites » (Qur’ân 49, 1-18).

L’Imâm Ahmad appréciait ce qui était rapporté de Hâtim al-Asam, lorsqu’on lui dit : « Tu n’es pas Arabe et tu ne parles pas avec éloquence, pourtant personne ne débat avec toi sans que tu ne le fasses taire. Comment prends-tu le dessus sur tes adversaires ? ». Il répondit : « Par trois choses : Je suis heureux lorsque mon opposant dit vrai, et je m’attriste lorsqu’il se trompe. Je retiens ma langue face à lui, de peur que je ne dise quelque chose qui le blesserait » – ou une parole du même sens – alors Ahmad a dit : « Que cet homme est sage ! » » (Cité par l’imâm Zayn ud-Dîn Ibn Rajab al-Hanbali dans son Al-Farq bayna an-Nasihah wat-Ta’yir).

L’imâm Ad-Dhahâbî dans son Siyar A’lâm An-Nubalâ (10/92-93) a écrit : « S’il apparaît évident que des paroles de savants [contre d’autres ont été proférées] par passion et par discrimination, alors on ne les prend pas en compte, et on ne les rapporte pas. C’est la règle qui fut appliquée pour les paroles et les disputes entre les compagnons – qu’Allâh les agrées -. Cependant, ces paroles souvent discontinues et faibles et dont certaines sont mensongères, sont toujours rapportées dans les livres. Alors, il convient de les cacher, de les rendre inexistantes, afin que les cœurs restent purs et se consacrent entièrement à l’amour des compagnons et demander à Allâh de les agréer. L’accès à ces paroles doit être interdit au public et à certains savants. Cependant, on peut permettre à un savant juste, dépourvu de passion de lire cela à l’écart, à condition qu’il demande pardon en leur faveur, comme Allâh nous l’a appris, car Il dit : « Et [il appartient également] à ceux qui sont venus après eux en disant : « Seigneur, pardonne-nous, ainsi qu’à nos frères qui nous ont précédés dans la foi ; et ne met dans nos cœurs aucune rancœur pour ceux qui ont cru Seigneur, pardonne-nous, ainsi qu’à nos semblables qui nous ont précédés dans la foi ; et ne met dans nos cœurs aucune rancœur pour ceux qui ont cru » (Qur’ân 59, 10). Car ces gens ont de bons antécédents et des œuvres qui expient ce qu’il y a eu entre eux, ils ont un ijtihad qui efface [les péchés] et une adoration purifiante. Et nous ne sommes pas de ceux qui exagèrent les louanges de l’un d’entre eux, et nous ne prétendons pas qu’ils sont infaillibles (…). Ensuite, certains parmi les tabi‘în ont parlé contre d’autres, se sont livrés combat et des choses qu’il n’est pas possible d’expliquer se sont passées. Il n’y a donc aucun intérêt à les diffuser. Il est survenu dans les livres d’histoire, et ceux de la récusation et d’agrément, des faits surprenants. Celui qui est doué de raison est celui qui juge sa propre personne, et parmi les caractéristiques du bon musulman, il y a le fait d’abandonner ce qui ne le concerne pas, et [sachez que] la chair des savants est empoisonnée ».

Dans la même encyclopédie (15/85-89) il dit : « Le grand Savant, l’imâm des théologiens, Abû al-Hassan ‘Alî ibn Ismâ‘îl ibn Abî Bishr Ishâq ibn Salim ibn Ismâ‘îl ibn ‘Abd Allah ibn Mûssa fils de l’émir de Bassora Bilal ibn Abî Burda fils du compagnon du Prophète ( صلى الله عليه وسلم) Abî Mûssa ‘Abd Allah ibn Qays ibn Hadhar al-Ash‘arî al-Yamânî al-Basrî. (…) J’ai vu chez Al Ash‘arî une parole qui m’a étonné, et elle est confirmée, al Bayhaqî [m.458 H] l’a rapporté en disant : J’ai entendu Abû Hâzim al ‘Abdawî [m.417 H] dire : J’ai entendu Zâhir ibn Ahmad as Sarakhsî [m.389 H] dire : Lorsque les derniers instants de Abû al Hassan al Ash’arî ont approché dans ma maison à Baghdâd, il m’a appelé, je suis venu, puis il a dit : «Atteste de ma part que je ne rends personne mécréant parmi les gens de la Qiblah, car tous appellent à une Divinité Unique, et nos divergences ne sont que dans les expressions». Je dis [Ad-Dhahabî] : Sur cela je pratique ma religion. Notre Shaykh Ibn Taymiyyah [m.728 H] était ainsi lors de ses derniers jours, il disait : « Je ne déclare personne de la communauté mécréant, et le Prophète ( صلى الله عليه وسلم) a dit : « Personne ne garde son ablution sauf un croyant, quiconque prie avec son ablution est musulman » ».

Ailleurs dans la même encyclopédie (20/46) il dit encore : « Les fanatiques (exagérateurs) Mu’tazilites, les fanatiques shiites, les fanatiques Hanbalites, les fanatiques Ash’arites, les fanatiques Murji’a, les fanatiques Jahmites, les fanatiques Karramites, ont envahi le monde et se sont multipliés. Il y a parmi eux des intelligents, de vrais adorateurs, des savants, on implore le pardon d’Allâh pour les gens du Tawhîd, et on s’innocente à Lui des passions et innovations, on aime la Sunnah et ses gens et on aime le savant pour ses qualités dans le suivi et les bonnes moeurs, et on n’aime pas ce qu’il a innové par une interprétation légitime, car le bon exemple est fruit de la multitude des bonnes œuvres ».

Son disciple et compagnon Tâj ud-Dîn As-Subkî a écrit, quant à lui, dans ses Tabaqat as-Shafiyya (1/190) : « Nous t’avons enseigné que la critique n’est pas acceptée, même si elle est détaillée vis-à-vis de celui dont les obéissances surpassent les désobéissances, celui dont ceux qui font son éloge sont supérieurs en nombre à ceux qui le dénigrent, celui dont ceux qui l’approuvent sont supérieurs en  nombre à ceux qui le critiquent, et s’il existe une concurrence de la vie d’ici-bas comme cela se passe entre des concurrents ou autres. Ainsi donc, nous n’accordons aucune considération à la parole d’At-Thawrî et autres, contre Abû Hanifa, ni à celle d’Ibn Abû Dhib et autres, contre Mâlik, ni à celle d’Ibn Ma‘în contre As-Shâfi‘î et celle de An-Nasâ’î contre Ahmad Ibn Sâlih et bien d’autres. Si nous avions fait précéder la critique, aucun des imams n’y aurait échappé, car tous les imams ont fait l’objet de dénigrement et ont été la cause de la perdition des damnés [qui leur causent du tort] ».

Les gens se sont effectivement rendus mutuellement malades et leurs relations ont été empoisonnées en raison du fait que des gens de la passion, ou des savants surenchérissant face aux critiques et aux tensions, se sont noyés dans la « mer des polémiques » et ont causé la division, le mépris, le fanatisme voire même l’agression ou le combat parfois, à cause de tout cela. Et de nos jours, tout cela est mis à la portée de tous, et nous voyons les gens, – qu’ils soient athées, chrétiens, musulmans sunnites, musulmans shiites, musulmans réformistes, etc. – s’insulter mutuellement, se détester ou se combattre à cause des querelles du passé ou des polémiques qui ont opposé des savants entre eux.

Par ailleurs, parfois la critique est justifiée, parfois elle se fonde sur une passion et un vice, d’autre fois encore, elle est sincère mais se fondant sur des rumeurs ou des incompréhensions, et c’est là une chose humaine qui existe encore plus à notre époque, entre les différentes communautés tout comme entre les groupes d’une même communauté, et ce, malgré les nombreux moyens « directs » de communication, de médias et de messagerie. Que dire alors durant les époques anciennes, où les rumeurs ne pouvaient pas toujours être vérifiées dans l’immédiat ?

Aujourd’hui, aucun groupe n’échappe à la critique (ni les communautés comme les musulmans, les chrétiens, les juifs, les bouddhistes, les hindous, les marxistes, les athées, les panthéistes, les fascistes, les français, les américains, …) ni même aucun savant ou intellectuel, car dès qu’il existe une prise de position, cela implique de faire face à un groupe d’opposition.

Il convient donc de garder une extrême prudence quant aux accusations, car soit les paroles ou les actes incriminés peuvent bénéficier d’une autre interprétation (sous-entendue ici : acceptable), soit possèdent une circonstance atténuante, soit ont été déformés ou carrément inventés sur le compte de certaines personnalités, soit encore, ces mêmes personnes sont revenues entre temps sur leurs positions controversées. S’il subsiste une incertitude, il faut s’en remettre à Allâh et analyser la situation au conditionnel, c’est-à-dire, « si tels savants ou tels groupes, ont dit ceci et ont voulu signifier cela, alors cela est correct ou incorrect puisque … » ; « si cette personne est morte en pensant cela alors … ».


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