Le jihadisme contemporain, entre réformisme et traditionnalisme

Le jihadisme contemporain, qu’il soit de tendance salafiste ou shiite, et que leurs adeptes soient pondérés ou extrémistes, est considéré comme une forme de réformisme par les traditionnalistes, et comme en étant conforme au traditionnalisme par les modernistes, pourquoi ?

La réalité est que le jihadisme, – entendu comme étant une idéologie de nature religieuse qui consiste à prendre les armes dans un conflit avec la volonté de triompher sur le plan politique – reste une idéologie teintée de modernisme et qui est apparu dans un contexte contemporain. En ce sens, il y a des groupes jihadistes qui ont les mêmes ambitions politiques et les mêmes méthodes que des groupes armés non-musulmans. Il existe des nuances assez importantes selon le groupe jihadiste analysé et impliqué dans un certain nombre d’événements et de conflits. Certains combattent au nom d’une noble cause et pour des motivations nobles, comme la défense des opprimés, le soutien aux orphelins et aux veuves, lèvent les armes contre des criminels sanguinaires, …

Quoi qu’il en soit, le jihadisme contemporain est un mouvement hybride qui a été alimenté par les violentes répressions émanant des régimes sécularisés autoritaires ou dictatoriaux, ainsi que par les violents massacres et désordres causés par les puissances occidentales au Moyen-Orient ainsi que par la Russie en Afghanistan (jusqu’en 1991 sous l’ère soviétique) et en Tchétchénie.

Si le jihadisme s’alimente idéologiquement aussi bien auprès d’auteurs musulmans traditionnalistes que de penseurs réformistes, occidentaux ou marxistes, il rompt avec l’approche traditionnelle sur des fondements essentiels.

Pour quiconque étudie le fiqh traditionnel, les notions telles que l’obéissance aux autorités politiques, l’adaptation du fiqh selon les conditions et besoins de l’époque et du lieu, le respect scrupuleux des pactes et l’importance de rechercher la meilleure chose dans l’intérêt général et d’éviter de commettre une action apportant une nuisance certaine aux gens ou à toute une population ou à une communauté, font que le jihadisme contemporain est complètement en porte-à-faux par rapport aux notions traditionnelles liées au fiqh, et ce, pour de nombreuses raisons. Ils n’en respectent en effet ni les méthodes, ni les règles ni les notions, ni les étapes. Leur approche est donc réformiste et autodidacte sous ce rapport.

Bien qu’ils se basent parfois sur des avis anciens, – dont certains sont clairement aux antipodes des principes islamiques -, complètement décontextualisés, ils ne prennent pas en compte les règles et principes qui exigent, selon le fiqh traditionnel, d’adapter le cadre juridique et de renoncer à des pratiques qui sont devenues obsolètes ou impossibles à réhabiliter.

Ceux qui étudient le fiqh traditionnel de façon sérieuse ne sont pas impliqués dans les attentats, car quand bien même certains seraient durs, intolérants, obtus ou sectaires – en raison de leurs prédispositions naturelles -, ils savent bien que la religion est une affaire sérieuse basée sur des règles et sur des principes juridiques qui interdisent de faire n’importe quoi et de mettre en péril la vie et la religion des gens sans aucune raison valable, sans aucune forme de procès véritable et encore moins dans les pays non-musulmans où il est obligatoire selon le fiqh traditionnel de respecter les traités et les contrats sociaux avec le pays où l’on réside officiellement.

Ayant une relation avec des savants qui enseignent un cursus traditionnel, une barakah se manifeste empêchant la prolifération de nombreuses hérésies et de dérives comportementales, malgré les erreurs ou les mauvais comportements toujours possibles à l’échelle individuelle, – que l’on retrouve partout -. Quand bien même ils ne contesteraient pas certaines pratiques anciennes du patrimoine juridique sur le plan théorique, l’enseignement et la pratique de l’adab priment chez les étudiants, faisant en sorte qu’ils ne pratiqueront pas d’anciens avis inutiles, erronés ou problématiques, car préférant toujours suivre quand cela est possible, la noble voie prophétique fondée sur le noble comportement, et développant chez eux également, une méthodologie rigoureuse et un certain recul logique, – sauf chez ceux qui ont de base une mentalité très psychorigide – sur tout ce qu’ils pourraient lire ou apprendre.

Le point commun chez ceux qui passent à l’acte terroriste, – depuis l’époque des premiers khawarij à l’époque de l’imâm ‘Alî jusqu’aux mouvements extrémistes de notre temps -, est le réformisme individuel rompant avec la notion d’autorité et de l’enseignement traditionnel. Les khawarij et les extrémistes de notre temps sont des autodidactes n’ayant quasiment jamais étudié avec des shuyukhs sunnites dont leurs chaines de transmission remontent jusqu’aux Compagnons du Prophète, contrairement aux réformistes modernistes ou wahhabites qui ont une approche autodidacte et superficielle des Textes.

Abordons maintenant les différentes notions traditionnelles :

La notion d’obéissance à l’autorité politique qui a de facto le pouvoir, – qu’il soit légitime (du point de vue islamique et moral) ou non (1) -, découle du Qur’ân, comme dans le verset : « Ô les croyants ! Obéissez à Allâh, et obéissez au Messager (Muhammad) et à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement (l’autorité). Puis, si vous vous disputez en quoi que ce soit, renvoyez-le à Allâh et au Messager, si vous croyez en Allâh et au Jour dernier. Ce sera bien mieux et de meilleure interprétation (et aboutissement) » (Qur’ân 4, 59), c’est-à-dire par ordre hiérarchique les ordres d’Allâh dans le Qur’ân, les vertus, indications et recommandations enseignées par le Messager d’Allâh dans les ahadiths fiables en conformité avec le Qur’ân, puis à ceux qui détiennent l’autorité, que ce soit dans la politique, la gouvernance, le domaine militaire, le savoir, l’éducation spirituelle, etc., et en cas de divergence dans le domaine de la réflexion, de revenir à ce qui est clair dans le Qur’ân et la Sunnah. De nombreux ahadiths vont dans ce sens également (2).

Le verset ne parle pas d’autorité politique « légitime », sachant que souvent, tous ceux qui prétendent au pouvoir, ou qui le prennent, ont des lacunes, des dérives et des déviances, et que cela conduirait alors à l’anarchie et à l’instabilité. Pour autant, le croyant ne doit pas obéir aux ordres, – sauf sous la contrainte -, si ceux-ci impliquent la négation de la Religion ou d’un principe bien établi, ou la désobéissance aux obligations religieuses et morales.
Pour éviter l’anarchie, il est important d’avoir un pouvoir central pour éviter les dissensions permanentes et le chaos, quand bien même le pouvoir central serait déviant ou injuste, – il faut cependant chercher des moyens pacifiques et efficaces pour réformer l’Etat ou sa classe politique -. Citons les ahadiths prophétiques à ce sujet : « Nulle obéissance dans la désobéissance à Allâh, car l’obéissance ne se fait que dans le convenable (bien, louable) » (Hadîth rapporté par Bukharî et Muslim dans leur Sahîh) et « Nulle obéissance aux créatures dans la désobéissance au Créateur » (Hadîth rapporté par Ahmad dans son Musnad, Al-Hâkim dans Al-Mustadrak et d’autres).

La question de la morale islamique doit être centrale pour le croyant, car cela découle de son rapport avec Allâh et de Sa Création, ainsi que de son « salut post-mortem ». Dans le Qur’ân, comme nous l’avons déjà vu, Allâh interdit le meurtre des non-combattants, d’instaurer le chaos, – peu importe les raisons -, et de semer la corruption sur terre et donc de la saccager, et ce, peu importe la fatwa ou l’autorisation qu’ils pourraient recevoir de tel ou tel idéologue, savant, dirigeant, etc.

Il a été rapporté cette sublime parole prophétique à ce sujet : « Demande la fatwa à ton cœur, demande la fatwa à ton âme. Le bien est ce à propos de quoi l’âme se tranquillise et le cœur se tranquillise. Le péché est ce qui se trame dans l’âme et qui va et vient dans le cœur, même si on te donne des fatwas sur le sujet ». (Rapporté et commenté notamment par An-Nawawî dans son Riyad As-Salihîn, As-Shâtibî dans son Al-I’tisâm 2/153 à 159, par Mullâ Alî al-Qârî dans Mirqâtul mafâtîh 6/45 et par d’autres).

Si le « cœur » est tourné vers Allâh et la volonté d’atteindre la piété, il ne suivra pas ses passions, – tout au plus il commettra une erreur excusable -, mais s’il préfère suivre ses émotions, et satisfaire son ego, il suivra alors ses passions. Son « cœur » sera sous l’emprise de sa nafs, ce conseil prophétique ne peut que concerner celui qui cherche à purifier son âme, lutter contre ses passions, à rechercher la bienfaisance et la sagesse, et non pas ceux qui ne font aucun travail spirituel sur soi ou aucune recherche visant à comprendre la profondeur et les subtilités dans le fiqh ou toute autre discipline. Il a encore été rapporté que le Prophète Muhammad (ﷺ) a dit : « Consulte ton coeur malgré les avis que te donnent les jurisconsultes ». (Rapporté par Al-Bukharî dans son Târîkh sous l’autorité de Wâbisa al-Azdî, par l’imâm Al-Munâwî qui le commente dans son Fayd al-Qadir, et par As-Suyûtî dans al-Jami` al-Saghir mais qui ne se prononce pas sur le degré de son authenticité. Le sens rejoint néanmoins plusieurs versets du Qur’ân ainsi que des ahadiths).

Le Shaykh Al-Munâwî dit que ce hadith n’est pas pour le commun des musulmans qui risque de s’égarer en se fiant à sa subjectivité basée sur un certain nombre d’erreurs et l’ignorance, mais pour celui qu’Allâh a purifié et gratifié par une certaine clairvoyance.

Il a été rapporté également cet autre hadîth prophétique : « Le croyant est discernateur (il distingue la vérité de l’égarement), intelligent, avisé et sage » (Rapporté par Rûmî dans son œuvre Fihi ma Fihi, par Al Munawi dans son Kunuz, p.136, par As-Suyûtî dans Al jami’ as Saghir 2/184 et par d’autres encore).

La notion de pacte est très importante :

« Ô les croyants, remplissez vos engagements » (Qur’ân 5, 1).

Le Messager d’Allâh (‘alayhi salât wa salâm) a dit par ailleurs : « Nul n’aura vraiment la foi s’il n’est pas digne de confiance, et nul n’aura vraiment la religion s’il ne respecte pas les pactes » (Hadîth rapporté par Al Bayhaqî et Al Bukhari).

« (…) A l’exception des associateurs avec lesquels vous avez conclu un pacte, puis ils ne vous ont manqué en rien, et n’ont soutenu personne [à lutter] contre vous : respectez pleinement le pacte conclu avec eux jusqu’au terme convenu. Allâh aime les pieux » (Qur’ân 9, 4)

« Ceux qui ont cru, émigré et lutté de leurs biens et de leurs personnes dans le sentier d’Allâh, ainsi que ceux qui leur ont donné refuge et secours, ceux- là sont alliés les uns des autres. Quant à ceux qui ont cru et n’ont pas émigré, vous ne serez pas liés à eux, jusqu’à ce qu’ils émigrent. Et s’ils vous demandent secours au nom de la religion, à vous alors de leur porter secours, mais pas contre un peuple auquel vous êtes liés par un pacte. Et Allâh observe bien ce que vous oeuvrez » (Qur’ân 8, 72).

Mais si les autres pays rompent leurs engagements, alors le recours à la force pour les maîtriser est autorisé, afin de se défendre et de préserver l’intérêt général, mais seulement contre les acteurs directs et conscients du conflit, et en respectant ce que le Qur’ân considère comme étant une chose louable (justice, respect de la dignité humaine, refus de la maltraitance ou de la tyrannie, chasteté, ne pas terrifier les gens, etc.).

« (…) ceux-là mêmes avec lesquels tu as fait un pacte et qui chaque fois le rompent, sans aucune crainte [d’Allâh]. Et si tu les surprends (puis les maitrisent) à la guerre, alors par eux disperse ceux qui se trouvent derrière. Afin qu’ils se souviennent.

Et si jamais tu crains vraiment une trahison de la part de certains, dénonce alors le pacte (que tu as conclu avec), d’une façon franche et loyale car Allâh n’aime pas ceux qui trahissent.

Et que ceux qui ont mécru n’estiment pas qu’ils pourront prévaloir. Non, ils ne pourront jamais Nous réduire à l’impuissance.

Et préparez [pour lutter] contre eux tout ce que vous pouvez comme force et comme cavalerie équipée, afin d’effrayer l’ennemi d’Allâh et le vôtre, et d’autres encore que vous ne connaissez pas en dehors de ceux-ci mais qu’Allâh connaît. Et tout ce que vous dépensez dans le sentier d’Allâh vous sera remboursé pleinement et vous ne serez point lésés.

Et s’ils inclinent à la paix, incline vers celle-ci (toi aussi) et place ta confiance en Allâh, car c’est Lui l’Audient, l’Omniscient.

Et s’ils veulent te tromper, alors Allâh te suffira. C’est Lui qui t’a soutenu par Son secours, ainsi que par (l’assistance) des croyants » (Qur’ân 8, 56-62).


De même, seuls ceux qui ont rompu volontairement le pacte et y ont contribué activement doivent être dénoncés ou combattus, non pas les autres : « qu’aucune [âme] ne portera le fardeau (le péché) d’autrui » (Qur’ân 53, 38), « personne ne portera le fardeau d’autrui » (Qur’ân 6, 164).

 Le Qur’ân et la Sunnah indiquent que les civils du camp adverse n’ont pas été ciblés, – et ne doivent pas l’être – même si le camp ennemi a rompu le pacte et tue des civils musulmans.

Par ailleurs, tous les pays musulmans sont signataires des traités internationaux en termes de non-agression, et donc tous les musulmans provenant des pays musulmans, sont dans l’obligation de respecter ces pactes également. Parmi les clauses du traité, l’interdiction du meurtre, de l’agression, de l’invasion, de l’esclavage, du viol, de l’esclavage sexuel, du recours à la torture, etc. Et même si de nombreux pays laïcs/séculaires dans les pays occidentaux ou dans le monde arabe ne respectent pas scrupuleusement ces clauses, ils ne le rompent pas officiellement, et l’Islam n’autorise pas pour autant de sombrer dans la barbarie comme ils le font :

« Adorez Allâh et ne Lui donnez aucun associé. Agissez avec bonté envers vos père et mère, les proches, les orphelins, les pauvres, le proche voisin, le voisin lointain, le collègue et le voyageur, et les esclaves en votre possession, car Allâh n’aime pas, en vérité, le présomptueux, l’arrogant » (Qur’ân 4, 36).

« Ô les croyants ! Soyez stricts (dans vos devoirs) envers Allâh et soyez des témoins équitables. Et que la haine pour un peuple ne vous incite pas à être injustes. Pratiquez l’équité : cela est plus proche de la piété. Et prenez garde à Allâh. Car Allâh est certes Parfaitement Connaisseur de ce que vous faites » (Qur’ân 5, 8).

« En toute vérité, Allâh commande la justice, la vertu et la générosité (libéralité, assistance) envers les proches, et Il interdit la turpitude, les actes répréhensibles et la tyrannie » (Qur’ân 16, 90).

Et dans des ahadiths prophétiques, l’importance de la vertu est capitale :

« Il faut pratiquer la bienveillance et prendre garde à ne pas être violent ou indécent » (Hadîth rapporté par al-Bukharî dans son Sahîh).

Mu‘âdh Ibn Jabal, un proche compagnon du Prophète, a dit : « L’Envoyé d’Allâh m’a fait la recommandation suivante : « Ô Mu‘âdh, je t’enjoins de craindre Allâh, de dire la vérité, de tenir tes engagements, de restituer les dépôts, de ne pas trahir, de préserver le voisin, d’être clément envers l’orphelin, d’être souple dans ton propos, de saluer autrui, de bien agir, de limiter tes espoirs, de t’attacher à la foi, d’étudier le Qur’ân, d’aimer l’Autre monde (l’au-delà et la volonté de contempler Allâh), de redouter le Jugement dernier et d’être humble. Je t’interdis d’insulter un sage, d’accuser un homme honnête de mensonge, d’obéir au pécheur, de désobéir à un imam juste et de semer le désordre sur terre. Je te recommande aussi de craindre Allâh près de chaque pierre et arbre et dans chaque village (dans chaque endroit), et de te repentir pour chaque péché, un repentir secret pour les péchés intimes et un repentir public pour les péchés manifestes » ». (Tradition rapportée par Abû Nu‘aym et Bayhaqî, ainsi que par l’imâm Abû Hâmid al-Ghazâlî dans son Ihyâ’ au livre Kitâb al-ma’îsha wa akhlâq al-nubuwwa dans le préambule (avant le Bayân 1)).

Concernant la maslaha et la mafsada, le Shaykh Ibn Taymiyya a dit dans ses Majmû al-Fatawâ (28/126-128) : « là où la Mafsada (nuisance) qu'(entraîne) le fait d’ordonner (le bien) et d’interdire (le mal) est plus grand que sa Maslaha (bénéfice/intérêt), cela ne relève pas de ce que Allâh a ordonné. (…) Cela se fait parfois par le cœur [seulement], parfois par la langue [aussi], et parfois par la main [également]. Pour ce qui est du cœur, cela est obligatoire en toute circonstance (…) Deux groupes de gens commettent ici une erreur. Un premier groupe délaisse (de façon absolue) l’exhortation et la dissuasion, en faisant une interprétation (erronée) de ce verset [Qur’ân 5, 105) (…). Et le second groupe est constitué de ceux qui veulent ordonner (le bien) et interdire (le mal) par la langue et la main de façon inconditionnelle (mutlaqan), sans compréhension (fiqh), longanimité (hilm), patience et considération pour ce qui convient à ce sujet et ce qui ne convient pas, et pour ce dont on a (réellement) la capacité et ce dont on n’en a pas la capacité. (…) Ces gens ordonnent (le bien) et interdisent (le mal) en croyant qu’ils obéissent ainsi à Allâh et suivent Son Messager, alors qu’en fait ils outrepassent les limites fixées par Allâh ».

Sur l’adaptation du fiqh, l’imâm al-Qarâfî en s’adressant au mufti compétent disait dans son Anwar al Buruq fi Anwa’ al Furuq : « Toutes les fois qu’il y a un renouvellement dans la coutume (‘Urf) des gens, le Mujtahid (savant) la prend en considération, et toutes les fois où elle s’arrête, il la laisse. Ne te fige pas sur ce qui est consigné dans les livres toute ta vie ! Mais plutôt, s’il te vient un homme qui n’est pas de ta région et qui te demande la Fatwâ (avis juridique), ne le ramène pas vers la coutume de ton pays. Questionne-le sur la coutume de sa région, guide-le vers celle-ci et donne-lui la Fatwâ par elle sans tenir compte de celle de ton pays et de ce qui est établi dans tes livres. Ceci est la vérité claire et limpide. Le fait d’être figé à jamais dans les textes rapportés (al Manqulât) est un égarement dans la religion et une ignorance des desseins des savants musulmans et des Salafs passés ».

Ibn al-Qayyîm dans son I’lam al-Muwaqqi’in (Riyadh, éd. Dar ibn al-Jawzi, 2002, 6/113-114) a dit : « Car les Fatawa changent avec le changement de temps, de lieu, de coutumes et de circonstances ». Ibn al-Qayyîm a dit dans son ʿĀlam al-Fawâʾid (Makkah, éd. Dar, 2011, pp.570-571) : « Les décisions judiciaires sont de deux types : un type qui n’admet aucun changement ; ni en raison du temps, du lieu ni de l’ijtihad des imams, comme l’exigence des devoirs obligatoires, la prohibition des interdictions, les peines prescrites (hudud) pour les infractions pénales (…). Le second type : ce qui peut changer, selon l’intérêt général rendu nécessaire par le changement de temps, de lieu ou de circonstance, comme le montant, les formes ou types de peines discrétionnaires [tazirat] (…) ».

Le shaykh hanafite Muhammad Amîn Ibn ‘Abidîn (1198h/1783–1252h/1836) a dit : « Les juristes ne doivent pas adhérer de manière stricte et rigide aux livres et aux opinions autoritaires du madhhab (école juridique), mais (les juristes) doivent aussi prêter attention aux besoins des gens de son temps, ou bien le mal qu’il fait l’emportera sur le louable (bénéfice, bienfait) » (Voir ses ouvrages Radd al-Muhtar ala Ad-Durr al-Mukhtar et Al-Uqûd ad-Durriyyah fī Tanqihî Al-Fatâwâ al-Ĥāmidiyyah, cité aussi par Haim Gerber, Islamic Law and Culture, The Netherlands : Brill, 1999, pp. 88, 114, 120, 121).

Il dira également que lorsque les conditions et les coutumes changent avec le temps et l’espace, il est nécessaire de réadapter les fatawi (fatâwâ) selon le contexte, et donc qu’appliquer aveuglément certaines fatawi d’une époque passée à notre contexte, peut être contraire aux finalités de l’islam lorsque les fatawi ne protègent pas l’intérêt général des gens. Le point de vue d’Ibn Abidin sur la coutume temporelle (‘urf) était qu’il était important de l’inclure dans les fatawas, à condition que la coutume n’implique rien d’interdit ou de blâmable selon les règles de l’école (ici, hanafite dans son cas).

D’après les spécialistes de la principiologie islamique, les finalités de la Loi Sacrée peuvent être résumées en ces termes (en se fondant sur les enseignements islamiques) : « …pourvoir aux intérêts des êtres humains en leur garantissant ce qui leur est indispensable (darûrî) et en leur procurant le nécessaire (hâjî) et l’accessoire (tahsinî). L’indispensable se résume à la préservation de cinq choses : la religion [ndt : la liberté de conscience et de culte, y compris pour les non-religieux], la vie, la raison [ndt : incluant la maturité psychologique], l’honneur et la propriété. La préservation de ces cinq choses est indispensable à l’être humain » (‘Abd al-Wahhâb Khallâf, Les fondements du droit musulman, éd. Al Qalam, Paris, 1997, p. 307 et 309).

Maintenant, chez les célèbres juristes du fiqh traditionnel, on lit dans le fiqh du jihâd chez les hanbalites (en tout cas dans leurs ouvrages de référence, comme Al Kashshaf) : « Il est strictement interdit de tuer toute femme, tout enfant, moine, aveugle, fou ou simple d’esprit, vieille personne, malade, agriculteur ou employé ne portant pas les armes et n’ayant pas de pouvoir de décision dans leur peuple, ceci même si les ennemis tuent femmes et enfants musulmans. Le verset : « S’ils transgressent avec vous, transgressez avec eux de la même façon qu’ils ont transgressé avec vous » ne concerne en aucun cas cette situation, mais il concerne celle où les ennemis attaquent les musulmans pendant les mois sacrés (où il est normalement interdit de combattre) ou dans la mosquée sacrée. (Peuvent être rattachés à ceux-ci les hommes qui ne combattent pas et n’incitent pas au combat car au Moyen-Âge, tous les hommes en âge de porter les armes le faisaient, or, à notre époque ce n’est plus le cas) ».

Ibn Kathîr, chez les shafiites, a dit dans son Tafsîr (4/113) par rapport au verset de la Sûrate At-Tawba (sur le fait d’accorder la sécurité aux combattants ennemis qui déposent les armes sur le champ de bataille) : « Même lorsqu’un pays musulman est en guerre avec un autre pays, si des gens viennent dans le pays musulman pour le négoce, le travail, le tourisme, ils resteront protégés par le traité politique passé entre les autorités musulmanes et leurs autorités et auront le droit tant à leur intégrité physique qu’à leurs biens jusqu’à leur retour en toute sécurité ».

L’imam al-Qurtubî (m. 1273) chez les malikites, sûfi et asharite a dit dans tafsîr (exégèse) intitulé Al-Jami’ li Ahkam al-Qur’ân (4/8/49) : « Il est communément reconnu entre les musulmans que personne n’a le droit de mettre en péril la sécurité et l’ordre public lorsque les autorités l’imposent, car c’est en cela où réside l’intérêt de tous ». Dans le même ouvrage, il dira un peu plus loin : « Si l’idolâtre refuse de croire en ton message, conduis-le en un lieu sûr… ».

Dans son tafsîr (4/8/49) il relate également la position de l’imâm Mâlik : « Ce sont des questions épineuses, mais il faut laisser le non-musulman rentrer chez lui en toute sécurité » (4/114). Ibn al-Qâsim déclare : « Pareil pour le commerçant (non-musulman) qui descend sur nos côtes, il doit retourner chez lui en sécurité » (4/8/49).

Ibn Qudâma al-Maqdisî, chez les hanbalites a dit dans son Al-Mughnî  (13/75) : « Lorsque les autorités donnent la paix, même aux combattants ennemis, il faut la leur accorder du fait qu’il n’est pas du ressort de la foule de décider de telles questions ».

Ceci est l’opinion de At-Thawrî, Awzâ’î, As-Shafi’î, Ishâq, et Ibn al-Qâsim ainsi que de la majorité des savants de l’islam. On a rapporté cela sur le pieux et juste calife ‘Umar Ibn al-Khattâb également. Ibn Qudâma reprend : « La sécurité des non-musulmans doit avoir la même importance que celle des musulmans pour les individus et pour les groupes pour que les musulmans puissent jouir des mêmes droits » (13/77). Il dit aussi : « si on coupe toute communication avec l’ennemi, il n’y aura plus d’échange ainsi le chaos s’installe et l’intérêt des deux parties se perd à jamais » (13/79). Il parle des conflits entre musulmans et non-musulmans.

Le grand imâm et juriste hanafite, Shams-ul-Aimmah (le Soleil des Imâms) As-Sarakhsi (m. 1106) a dit dans le Sharh Al-Siyar Al-Kabir : « Si chacun des deux parties prennent de l’autre des otages  en garantie (rahn) et que les idolâtres tuent les otages qui sont entre leurs mains, alors il n’est pas permis aux musulmans  de tuer les otages qui sont entre leurs mains, car ils ont reçu un gage de protection  de notre part, donc le jugement de leur protection ne peut être invalidé par la trahison des idolâtres et cela de par Sa Parole (d’Allâh) : « personne ne portera le fardeau d’autrui » (Sûrate Al-An’am, 164) ».

 C’est aussi ce que dit Al Qurtûbî dans son Tafsir intitulé Al-Jâmi’ li-Ahkam ul-Qur’ân : « Et s’ils tuent nos femmes et nos enfants et nous chagrinent par cela, alors il ne nous appartient pas de tuer (les leurs) de la même façon dans le but de leur faire parvenir la peine et la tristesse ». La loi du talion ne s’applique donc pas dans l’injustice. La loi du talion consiste simplement à les combattre s’ils nous combattent, mais en visant uniquement les combattants, et sans commettre de pillages, de destructions des lieux de culte, de meurtres contre les civils, etc., car cela Allâh l’a interdit « pas de transgressions » de même qu’il a été interdit formellement de s’en prendre à leurs civils, contrairement à l’avis défendu par certains jihadistes, – suivant en cela la pratique de nombreux tyrans non-musulmans.

Le croyant, selon le Qur’ân et la Sunnah, doit être le premier à acquérir la sagesse et à revêtir les plus belles qualités. Et tout pacte ou traité permettant d’assurer la paix, la tolérance, la justice, la dignité humaine et le respect de l’environnement ou de la cause animale, doit être signé par les croyants.  Avant la révélation, le Messager d’Allâh participa à la ratification d’un pacte nommé le pacte des vertueux (hilf al-fudhûl), qui avait comme objectif de soutenir les opprimés. Dans la version la plus authentique de ce récit, le Messager d’Allâh dira plus tard (après la révélation) : « J’ai assisté au pacte des parfumés (hilf al-mutayibîne (3)) avec mes oncles alors que je n’étais qu’un jeune homme, et je ne l’enfreindrai pas même pour des chamelles rouges  » (Rapporté par Ibn Hibbân dans son Sahîh 10/216 n°4373 ; par Ahmad dans son Musnad 1/193 n°1676 (pp. 1/193), les deux ont été jugés authentique selon Arna’ût ; par Al-Hâkim dans son Al-Mustadrak 2/220 n°2870 du kitâb al-makâtib, jugé authentique selon lui.


Dans un autre hadîth : « J’ai assisté au pacte des Banî Hâchim, de Zuhra et de Tayim, et je ne serai pas réjoui de l’enfreindre même en échange de chamelles rouges ; et si on m’y invitait aujourd’hui, j’y répondrai afin d’ordonner le convenable, d’interdire le blâmable et de prendre de l’injuste pour le rendre à l’opprimé ». (Rapporté par Al-Bazzâr dans son Musnad 3/235 n°1024 (Musnad AbdRahmân Ibn `awf), par Al-Haythâmî dans Majma` A-Zawâ’id, 7/370 n°12122 (kitâb al-fitan), bien qu’il estime que le transmetteur Dhirâr Ibn Sard est faible, le hadith ne pose aucun problème et est corroboré par d’autres ahadiths tout en étant conforme au Qur’ân. 

Même par rapport à l’esclavage, voici des versets du Qur’ân ayant une portée générale (aucune indication restrictive) :

« Ne l’avons-Nous pas guidé aux deux voies élevées ?

Or, il ne s’est pas engagé sur la voie ascendante !

Et qu’est-ce qui t’instruira de ce qu’est la voie ascendante ?

C’est délier un joug [affranchir un esclave],

ou nourrir, en un jour de famine,

un orphelin proche parent

ou un pauvre dans le dénouement.

Et c’est être, en outre, de ceux qui croient et s’enjoignent mutuellement l’endurance, et s’enjoignent mutuellement la miséricorde (et l’amour rayonnant).

Ceux-là sont les gens de la droite » (Qur’ân 90, 10-18). Dans un autre verset, l’un des objectifs des aumônes est la libération des esclaves : « Les aumônes ne sont destinés que pour les pauvres, les indigents, ceux qui y travaillent, ceux dont les coeurs sont à gagner (à l’Islâm), l’affranchissement des jougs (la libération des esclaves), ceux qui sont lourdement endettés, dans le sentier d’Allâh, et pour le voyageur (en détresse). C’est un décret d’Allâh ! Et Allâh est Omniscient et Sage » (Qur’ân 9, 60).

Ainsi, ceux qui commettent des attentats dans leurs pays ou dans d’autres pays, et qui sont originaires d’un pays où ils dépendent normalement d’une autorité politique, ont-ils reçu l’accord de les commettre ? La réponse est non puisqu’ils combattent d’ailleurs souvent les autorités politiques de ces mêmes pays musulmans en question. Sur le plan juridique et moral, ils sont donc triplement fautifs du point de vue du fiqh traditionnel. D’une part, viser délibérément des civils est illicite (selon le Qur’ân, la Sunnah et l’avis retenu dans les différentes écoles juridiques), et d’autre part, ils ont désobéi à l’autorité politique du pays où ils résidaient, et ils ont rompu les pactes et les traités bilatéraux ou internationaux qui lient tous les pays membres de l’ONU. Le même jugement concerne également ceux qui commettraient des viols ou qui infligeraient des sévices corporels aux civils, – captifs ou non -, qui auraient recours à la torture ou à l’esclavagisme sexuel, à la destruction des récoltes, du bétail, des terres agricoles et autres choses du même genre.


Le fiqh traditionnel ne peut donc pas être responsable directement des dérives et des atrocités que nous constatons à notre époque, d’autant plus que les savants et étudiants traditionnels sont très loin de ce genre d’agissement, contrairement aux révolutionnaires « jihadistes » (salafistes ou shiites), aux identitaires non-musulmans, aux marxistes ou d’autres encore.

Comme le rappelait Mawlanâ Jalâl ud-Dîn Rûmî dans son Kitâb fîhi mâ fîhi : « L’origine de la jurisprudence (fiqh) est la Révélation (wahî) ; mais quand elle se mélange aux idées, aux sens et aux apports personnels, sa pureté disparaît ; elle n’a plus rien de cette pureté de la Révélation. De même, l’eau qui coule du Tarut sur la ville : regarde combien elle est pure et limpide à sa source ! Mais quand elle parvient à la ville et passe dans les enclos, les quartiers et les maisons ; après que beaucoup de personnes y ont plongé les mains, le visage, les pieds, les membres, les habits, les tapis ; après que les saletés du quartier, celles des chevaux et des mulets s’y sont mêlées : arrivée en aval à la ville, bien qu’elle soit la même eau, qui arrose la poussière, désaltère les assoiffés et fait reverdir la plaine, il faut un discernateur pour déceler que cette eau n’a plus la même pureté et qu’elle est mélangée à beaucoup de saleté ».

   Ainsi, que l’on soit sunnite ou shiite, « traditionnaliste » ou « réformiste », le suivisme aveugle dans la ‘aqida aussi bien que dans le fiqh relevant les questions éthiques et sociétales, n’est jamais une bonne chose.

   Comme le rappelait le Shaykh Shihab ad-Dîn al-Qarafi al-Maliki (1228 – 1285) dans Ad-Dhakhira : « Néanmoins, nous sommes contre le fait de frapper des innovateurs car il ne s’agit pas là d’un précepte religieux, mais d’une pratique liée à la mentalité de l’époque, où certains courants se tapaient mutuellement à cause de la montée du sectarisme chez certains de leurs partisans, tandis que les sages parmi eux se contentaient de débattre intellectuellement ».

   La pluralité des avis, – fondés ou non -, ne doit pas être un prétexte pour cracher sur eux ni pour suivre aveuglément l’avis qui coïncide avec notre passion ou avec l’idéologie dominante. Ce n’est donc pas tant le patrimoine islamique (comportant le meilleur et le pire, comme partout ailleurs) qui pose problème, mais plutôt l’interprétation et la façon de l’envisager dans la conscience religieuse et la pratique. Les querelles et dérives du passé ne doivent pas être vivifiées et entretenues, – d’autant plus que beaucoup de propos sont à resituer dans le contexte de l’époque se fondant sur un vécu et une ambiance socioculturelle qui ne sont plus les nôtres. Ainsi, les gens dénués de clairvoyance, qu’ils soient « traditionnalistes » ou « réformistes », ne seront jamais à l’abri de l’erreur dans le fiqh, leur comportement ou leur façon d’aborder les choses et les problématiques, car leurs carences intellectuelles, leurs passions égotiques et leurs troubles psychologiques prendront de toute façon le pas sur l’intelligence, la pondération et la piété, qui sont des qualités intérieures qu’ils n’ont pas assimilées et réalisées.


Notes :

(1) Voir à ce sujet Abd Allâh al-Mâliki, La souveraineté de la Umma passe avant l’application de la Sharî’a, éd. Maison d’Ennour, 2018, pp. 24-26, traduit par le Shaykh Corentin Pabiot.

(2) Voir ceux relatés par al-Bukharî dans son Sahîh, Muslim dans son Sahîh, Abû Dawûd dans ses Sunân et d’autres.

(3) « Il y a deux explications au fait que le hadîth emploie Hilf Al-Mutayibîne plutôt que Hilf Al-Fudhûl. La première est qu’il s’agit de deux pactes différents, et bien que le Messager n’ait pas assisté au pacte des parfumés qui eut lieu avant sa naissance, le hadîth a employé le même nom car les tribus qui ont assisté à Hilf Al-Fudhûl sont les mêmes que celles qui ont assisté à Hilf Al-Mutayibîn. La seconde explication est qu’il s’agit du même pacte, il fut nommé également le pacte des parfumés, car on raconte que les membres plongèrent leurs mains dans une écuelle de parfum pour prêter serment ».


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