La question de la révolte contre le pouvoir tyrannique en Islâm – entre politique et doctrine

Dans un autre article, intitulé La politique et l’attitude à adopter face aux gouverneurs injustes en Islam et paru officiellement le 1 août 2019 (https://editions-hanif.com/la-politique-et-lattitude-a-adopter-face-aux-gouverneurs-injustes-en-islam/), nous avions recensé plusieurs versets du Qur’ân et ahadiths sur le sujet, accompagnés de réflexions et de commentaires. Dans cet article, nous aborderons plus en détail le sujet de la rébellion contre l’autorité politique.

La question de la révolte ou non dépend de la réalité sociopolitique et des objectifs de la Loi et non pas d’un dogme à proprement parler, comme l’ont dit ou pensé certains imâms et savants, – dans un contexte précis -. Par ailleurs, ils ont invoqué un consensus sur la question qui n’a jamais existé, car envers les gouverneurs illégitimes et injustes, le Qur’ân, la Sunnah et d’éminents salafs ont non seulement blâmé leur tyrannie, mais ont aussi autorisé leur destitution voire la révolte si les conditions y étaient favorables et réalisables permettant l’amélioration de la situation. Il faut donc savoir quelles sont les forces en présence, aux côtés de qui l’on se bat, les moyens à disposition et savoir pour quelle cause on lutte, et contre qui exactement notre combat se dirige.

Ibn Kathir a dit dans al-bidaya wa an-nihaya (9/167) : « Tous les habitants de al-Basra : jurisconsultes, connaisseurs du Qur’ân, vieillards et jeunes furent de son avis (c’est-à-dire Ibn al-Ash’ath) » dont Sai’d ibn Jubayr, Talq ibn Habib et autres. On peut citer aussi la révolte légitime de l’imâm Hussayn contre Yazid et son gouverneur ‘Ubaydullâh ibn Ziyad et la révolte de Zayd ibn ‘Alî (soutenu par l’imâm Abû Hanifa et ses partisans) contre Hisham ibn ‘Abd al-Malik. Cette permission exceptionnelle a aussi été rapportée de Hassân al-Basrî et de ‘Umar Ibn ‘abd al-‘Azîz.

 A ce propos, Ibn Saʿd rapporte dans al-Ṭabaqât al-kubrâ (5/262) que le Calife ‘Umar ibn ‘abd al-‘aziz du 1er siècle de l’Hégire, arrière-petit-fils du Calife ‘Umar ibn al-Khattâb (par sa lignée maternelle Umm ‘Asim, la fille de ‘Asim bint ‘Umar Ibn al-Khattâb), et partisan des Ahl ul Bayt a dit ainsi que : « Ô gens, il n’y a aucun Livre (divin et sacré) après le Qur’ân et aucun prophète après Muhammad. Je ne suis pas quelqu’un qui impose, mais quelqu’un qui met en œuvre. Je ne suis pas un innovateur mais un suiveur. Je ne suis pas le meilleur d’entre vous, mais celui qui porte le fardeau le plus lourd. L’homme qui fuit un chef oppresseur n’est pas un transgresseur : il n’y a aucune obéissance due à une créature qui implique une désobéissance au Créateur ».

Parmi les disciples des Compagnons ayant participé à des révoltes légitimes, citons Abdallâh ibn Az Zubayr, Ibn al As, Harith ibn Surej et Yazid ibn Muhallab.

Il y a aussi la fatwa de l’imâm Mâlik qui enseignait un hadîth établissant qu’un serment prêté sous la contrainte est nul, et Al-Mansûr n’aimait pas que ce hadîth soit diffusé, de peur que ses adversaires en profitent pour se retirer de l’allégeance forcée qu’ils lui avaient prêtée, et face au refus de l’imâm Mâlik de se taire par rapport à cela, l’imâm Mâlik fut châtié. Une autre fois, des musulmans demandèrent à l’Imâm Mâlik s’il était licite de s’allier à Muhammad Ibn Abî `Abd Allâh Al-Hassân (descendant de l’imâm Al-Hassân) pour se révolter contre les Abbassides qui versèrent dans l’injustice, malgré l’allégeance qu’ils avaient prêtée à Abû Ja`far Al-Mansûr, ce à quoi il expliqua que cette allégeance fut scellée de façon forcée et que celle-ci était donc non avenue. Il leur aurait même recommandé de s’empresser de soutenir Muhammad Ibn Abî `Abd Allâh Al-Hassân… Toutes les narrations authentiques convergent vers le fait que l’imâm Mâlik enseignait le hadîth établissant que le serment prêté sous la contrainte est nul (il y a divergence pour savoir exactement, pour quelle raison précise il fût châtié et fouetté). Même l’imâm Ahmad et ses enfants ont autorisé la révolte dans des cas extrêmes. L’Imâm As-Shafi’î ne se plia pas aux pressions du pouvoir politique inique. L’imâm Sufyân at-Thawrî fut également très critique envers les gouverneurs injustes et n’hésitait pas à les critiquer et à se désavouer d’eux. L’imâm ‘Abdallâh Ibn al-Mubârak fit de même face au gouverneur injuste ‘Abdullâh ibn abi-l-‘Abbas comme le rapporte Abû Nu’aym dans Hilyat al-awliya’ (3/39).

L’Imam Ibn Rajâb Al-Hanbali dans son Sharh des 40 ahadiths d’An-Nawawî a dit : « Combattre les gouverneurs par des actes […] en abolissant ce qu’ils ordonnent comme injustice est permis, ceci ne fait pas partie de la rébellion qui est interdite et de la révolte par les armes ». L’imâm Ahmad dans son Kitab ul ‘Ilal wa Ma’rifat-il-Rijâl rapporte que l’imâm Abû Bakr Ibn ‘Ayyash, l’un des rapporteurs des 7 Lectures qurâniques les plus connues et le maître de l’imâm Ahmad, ainsi que des imâms ‘Abdallâh ibn Mubarâk, Sufyân at-Thawrî, a dit : « Les savants disaient qu’il n’y a pas eu une révolte meilleure que celle des gens d’Al Jamâjim et d’Al Harrah ». La bataille d’Al Jamâjim eut lieu en Irak lors d’une révolte contre la tyrannie ommeyyade, elle eut à sa tête de grands salafs, et celle d’Al Harrah fut la révolte des Gens de Médine contre le pouvoir ommeyyade, suite à cela la Ville Sainte fut saccagée par les Ommeyyades et des Sahaba encore vivants furent tués.

En 82 H, environ 183 000 hommes (dont de nombreux salafs) se sont révoltés contre la tyrannie de al-Hajjaj et son maître ‘Abd al-Malik ibn Marwan.

L’imâm An-Nawawî a dit dans son Sharh du Sahîh Muslim (12/318) : « Il est plutôt obligatoire de l’exhorter (le gouverneur injuste) et de lui inculquer la crainte d’Allâh en raison des ahadith qui sont rapportés à ce sujet. Al-Qâdi (‘Iyyâd) a déclaré : « Abû Bakr Ibn Mujâhid a revendiqué l’ijmâ’ dans cette affaire. Alors certaines personnes ont essayé de le réfuter en utilisant [comme preuve] les actions d’Al-Hussayn, Ibn Az-Zubayr (qu’Allâh soit satisfait d’eux), et les habitants de Médine qui se sont opposés aux Banû Umayyah, et le grand nombre parmi les Tābi’în qui s’est opposé à Al-Hajjâj avec Ibn Al-Ash’ath. Ceux qui utilisent ces actions comme preuve affirment que la narration qui dit : « Nous ne combattons pas ceux qui détiennent l’autorité » se réfère aux dirigeants justes [uniquement] ». Cependant [nous disons] : « le témoignage de la majorité de ceux qui se sont rebellés contre Al-Hajjâj n’était pas sur la base de ses péchés mais du fait qu’il a modifié la religion et manifesté son incrédulité ». Al-Qādi a dit : « Il est dit : « Cette différence n’était qu’au début. Ensuite, le consensus (ijmâ’) a été établi qui interdisait la rébellion contre les dirigeants ». Et Allâh sait mieux ». Or il n’y a pas de preuves qu’Al-Hajjaj ait manifesté un abandon extérieur de l’Islam, ni qu’il n’ait cherché à abroger le Qur’ân ou un pilier de l’Islam, plutôt, sa tyrannie devenait insupportable (moralement et politiquement) aux yeux des musulmans, – dont les Salafs -, et ils sont sortis avant tout pour cette raison, et Allâh sait mieux.

Ibn Hajar Al-Asqalâni (m. 852 H) dans Mirqât Al-Mafātîh Sharh Mishkat (2/181) a dit : « La rébellion d’un groupe de Salaf contre le dirigeant tyrannique, c’était avant l’établissement de l’ijmâ’ [selon un grand groupe de savants] qui interdisait la rébellion contre le dirigeant oppresseur ». Et dans Fath ul-Bâri (13/7) Ibn Hajar a dit : « Ibn Battâl a dit : « Dans le hadith, il y a une preuve interdisant la révolte contre le souverain, même s’il est tyrannique. Les savants (fuqahâ) sont d’accord (ijmâ’) sur l’obligation d’obéir au souverain arrivé au pouvoir par la force ; il est obligatoire [par la suite] de faire le jihâd à ses côtés, et lui obéir vaut mieux que de se rebeller contre lui… et les savants n’ont fait aucune exception à cela [ijmā’] sauf si le dirigeant ne croit pas ouvertement et clairement (à l’Islam). Dans ce cas, il n’y a aucune obéissance envers lui. Au contraire, il est obligatoire de s’efforcer de l’évincer pour celui qui en a la capacité ».

Avec tout le respect que nous leur devons, car ils cherchaient le bien et voulaient éviter un mal plus grand, un ijmâ’ établi par la suite sur une question ancienne datant de l’époque des Salafs, et qui ne dépend pas du temps ou de la connaissance scientifique (médecine, physique, etc.) n’a aucun fondement catégorique en Islâm, et en cas de force majeure, comme les milliers de grands imâms parmi les Salafs, la révolte peut être légitime si les conditions sont réunies et que le mal qui pèse sur le peuple devient trop répandu et insupportable, au point que le kufr et les troubles deviennent trop importants et sources de tensions destructrices pour la société. Les 2 avis (la permission et l’interdiction) dépendront donc du cas par cas, des conditions et spécificités, des forces et moyens en présence, des objectifs, du groupe (vertueux et juste) qui prendra la tête de la révolte, etc., afin de peser le pour et le contre en vue d’améliorer la situation générale du peuple et des savants vertueux. Al-Iji a déclaré dans Al-Mawqif : « Que la nation destitue le dirigeant pour un motif qui l’y oblige ; par exemple qu’il y a un (profond) déséquilibre dans les conditions des musulmans, et un recul nuisible en matière de religion, puisqu’il leur appartenait de l’installer et de l’établir, et si son éloignement conduit à la sédition, il subirait le moindre des 2 torts. Ibn Abidin l’a transmis dans Radd Al Muhtar ». Ce sur quoi les savants ont décidé, c’est que s’il n’y a pas de sédition à se révolter contre les dirigeants de l’oppression, il est nécessaire de se révolter comme l’explique le Shaykh Abû Shuja’ al-Azhari dans son kitâb al muzaharat al silmia.

Ibn Hajar Al-Asqalani a dit dans son Fath ul-Bâri (13/8) : « Ibn al-Tin a rapporté sous l’autorité d’al-Dawudi, qui a dit : « Ce que les savants doivent faire concernant les dirigeant injuste, c’est que s’ils sont capables de le déposer sans sédition ni injustice, c’est obligatoire, sinon il est nécessaire de faire preuve de patience ». Le savant hanafite Ibn ‘Abidîn dit dans son Radd al-Muhtar ala al-Dur al-Mukhtar qu’il y a un consensus sur l’obligation de soutenir celui qui sort contre des injustes (qu’ils soient soldats, policiers, gouverneurs, etc.) pour défendre son honneur. Cet avis est partagé aussi par des savants shafiites, hanbalites et malikites. Pour eux, cela dépend des notions liées à la maslaha et à la mafsada, d’où la divergence qu’il peut y avoir aussi entre les savants. Ibn al-Athîr dans Usdul-Ghâbah (2/24) rapporte que des Compagnons et membres des Ahl ul Bayt avaient dissuadé l’imâm al-Hussayn de se rendre sur le champ de bataille car certains de ses partisans le trahiront et qu’il se fera probablement tuer. Parmi ceux qui l’ont dissuadé, il y avait son demi-frère Muhammad Ibn al-Hanafiyya (le fils de l’imâm ‘Alî), Ibn ‘Abbâs, Ibn ‘Umar (fils du Compagnon ‘Umar Ibn al-Khattâb) et d’autres qu’eux, ce qui n’enlève rien à la légitimité et à la noblesse des convictions et valeurs de l’imâm Hussayn dans cet acte héroïque face à l’oppression.


   Quant aux pouvoirs politiques, anciens ou contemporains, des pays musulmans ou non, presque tous instrumentalisent les 2 avis selon ce qui leur convient en termes d’intérêts et de sécurité.

   L’Islam nous demande ainsi de ne pas cautionner la tyrannie des gouverneurs, de ne pas leur obéir dans le pêché et la transgression, et de ne pas se révolter pour autant sans nécessité majeure (afin d’éviter une situation pire encore) s’il existe d’autres moyens plus pacifiques pour changer les choses, et de patienter le cas échéant, à moins que la vie des citoyens soit clairement menacée et qu’il n’y a pas d’autre choix que la lutte armée, – de façon sage, intelligente, ordonnée et efficace, sans céder au terrorisme ou au fanatisme -. Concernant certaines fatawa sur ce sujet, on ne peut pas évincer l’histoire d’autant plus que les avis juridiques ont tous un contexte historique. D’ailleurs souvent on parle de la règle générale, et de l’exception (qui lève l’interdit) dans le fiqh sunnite et traditionnel, car il faut prendre en compte le réel, sachant que l’idéal n’est pas toujours réalisable.


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