La différence fondamentale entre la civilisation traditionnelle et le monde moderne : le sens du sacré selon Frithjof Schuon

Dans les débats contemporains, les confusions et oppositions autour de la Tradition, de l’identité, du Sacré et du monde moderne demeurent et perdurent, mais trop nombreux encore sont ceux qui en parlent souvent tout en étant dans la confusion à ce sujet. A ce titre, cette clarification magistrale du logicien, penseur, métaphysicien, philosophe, anthropologue, artiste, écrivain, poète et spécialiste des religions, Frithjof Schuon, l’exposait de façon limpide :

« On oppose volontiers la civilisation moderne comme un type de pensée ou de culture aux civilisations traditionnelles, mais on oublie que la pensée moderne — ou la culture qu’elle engendre — n’est qu’un flux indéterminé et en quelque sorte indéfinissable positivement, puisqu’il n’y a là plus aucun principe réel, donc relevant de l’immuable ; la pensée moderne n’est pas, d’une façon définitive, une doctrine parmi d’autres, elle est ce qu’exige telle phase de son déroulement, et elle sera ce qu’en fera la science matérialiste et expérimentale, ou ce qu’en fera la machine ; ce n’est plus l’intellect humain, c’est la machine — ou la physique, la chimie, la biologie — qui décident ce qu’est l’homme, ce qu’est l’intelligence, ce qu’est la vérité. Dans ces conditions, l’esprit dépend de plus en plus du « climat » produit par ses propres créations : l’homme ne sait plus juger humainement, c’est-à-dire en fonction d’un absolu qui est la substance même de l’intelligence ; s’égarant dans un relativisme sans issue, il se laisse juger, déterminer, classer par les contingences de la science et de la technique ; ne pouvant plus échapper à la vertigineuse fatalité qu’elles lui imposent et ne voulant pas avouer son erreur (1), il ne lui reste plus qu’à abdiquer sa dignité d’homme et sa liberté. C’est la science et la machine qui à leur tour créent l’homme, et c’est elles qui « créent Dieu », s’il est permis de s’exprimer ainsi (2) ; car le vide laissé par Dieu ne peut rester un vide, la réalité de Dieu et son empreinte dans la nature humaine exigent un succédané de divinité, un faux absolu qui puisse remplir le néant d’une intelligence privée de sa substance. On parle beaucoup d’« humanisme » à notre époque, mais on oublie que l’homme, dès lors qu’il abandonne ses prérogatives à la matière, à la machine, au savoir quantitatif, cesse d’être réellement « humain » (3).

Quand on parle de « civilisation », on attache généralement à cette notion une intention qualitative ; or la civilisation ne représente une valeur qu’à condition d’être d’origine supra-humaine et d’impliquer, pour le « civilisé », le sens du sacré : n’est réellement civilisé qu’un peuple qui possède ce sens et qui en vit. Si l’on nous objecte que cette réserve ne tient pas compte de toute la signification du mot et qu’un monde « civilisé » sans religion est concevable, nous répondrons que dans ce cas la « civilisation » devient indifférente, ou plutôt — puisqu’il n’y a pas de choix légitime entre le sacré et autre chose — qu’elle est la plus fallacieuse des aberrations. Le sens du sacré est fondamental pour toute civilisation. Le sens du sacré est fondamental pour toute civilisation parce qu’il est fondamental pour l’homme ; le sacré – l’immuable et l’inviolable, donc l’infiniment majestueux – est dans la substance même de notre esprit et de notre existence. Le monde est malheureux parce que les hommes vivent au-dessous d’eux-mêmes ; l’erreur des modernes, c’est de vouloir réformer le monde sans vouloir ni pouvoir réformer l’homme ; et cette contradiction flagrante, cette tentative de faire un monde meilleur sur la base d’une humanité pire, ne peut aboutir qu’à l’abolition même de l’humanité et par conséquent aussi du bonheur. Réformer l’homme, c’est le relier au Ciel, rétablir le lien rompu ; c’est l’arracher au règne de la passion, au culte de la matière, de la quantité et de la ruse, et le réintégrer dans le monde de l’esprit et de la sérénité, nous dirions même : dans le monde de la raison suffisante.

(1) Il y a là comme une perversion de l’instinct de conservation, un besoin de consolider l’erreur pour avoir la conscience tranquille.

(2) Les spéculations teilhardiennes offrent un exemple frappant d’une théologie succombée aux microscopes et aux télescopes, aux machines et à leurs conséquences philosophiques et sociales, — « chute » qui serait exclue s’il y avait là la moindre connaissance intellective directe des réalités immatérielles. Le côté « inhumain » de la dite doctrine est d’ailleurs très révélateur.

(3) Le plus intégralement « humain », c’est ce qui donne à l’homme les meilleures chances pour l’au-delà, et c’est aussi, par là même, ce qui correspond le plus profondément à sa nature ».

Frithjof Schuon, Comprendre l’Islam, éd. Gallimard, 1961, pp. 39-41.


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