Biographie : Abû al-Alâ’ al-Mâ’arî (973 – 1057) – Entre censures et manipulations orientalistes

  Abû al-‘Alâ al-Mâ’ari (973 – 1057) est un célèbre poète et philosophe musulman, d’origine arabe , considéré à tort comme un hédoniste agnostique par certains orientalistes. Il naquit dans la ville syrienne de Maarrat an-Numan au sud d’Alep. Une maladie d’enfance le laissa pratiquement aveugle. Il étudia à Alep, Antioche, et à Tripoli sur la côte de l’actuel Liban. Il étudia le Qur’ân ainsi que plusieurs sciences islamiques. On rapporte qu’il se basa sur une interprétation du Qur’ân pour justifier son véganisme.

Une partie des éléments mentionnés ici nous a été fournie par Sidi Abdullâtif lors d’une discussion il y a de cela près de 10 ans.  Nous tenons donc à le remercier tout particulièrement pour ses recherches concernant cette personnalité, dans lesquelles nous avons puisé de nombreuses informations, que nous avons complété et enrichi.

En lisant une biographie d’Abû-l-‘Alâ’ al-Mâ’arî qui vivait encore au début du 5e siècle de l’Hégire (10-11e siècle de l’ère chrétienne) on peut apprendre qu’«en novembre 2007, son œuvre était interdite d’exposition au Salon International du Livre d’Alger (SILA) sur ordonnance du ministère des Affaires religieuses et des Wakfs algérien ». Singulière décision, car il ne nous semble pas qu’il existe d’autres pays arabes qui aient déjà interdit cette œuvre depuis 1000 ans ! On trouve les œuvres de ce célèbre poète arabe même dans la King Fahd National Library à Ryadh en Arabie Saoudite, c’est dire le paradoxe du gouvernement algérien dès qu’il est question d’Islam, où les valeurs de l’Islam sont souvent bafouées par l’élite sécularisée du pays, mais où des ouvrages d’auteurs du Moyen-âge sont parfois censurés…

Concernant al-Ma’arî, beaucoup de choses ont été dites sur lui à tort et à travers, de nombreuses affirmations nullement démontrées, ou bien encore des conclusions erronées concernant ses enseignements. Certains invoqueront contre cet homme des passages de ses poèmes tels que :

« Les gens de la terre se divisent en deux : le doué d’intellect sans religion, et le religieux sans intellect » (Ithnân ahlu-l-ardi, dhû ‘aqlin bi-lâ dîn, wa âkhir dayyin lâ ‘aqla lahu).

« Réveillez-vous, réveillez-vous, ô égarés ! Vos religions sont subterfuges des Anciens » (ayqîdû ayqîdû yâ ghuwât fa-innamâ diyânâ’ikum makrun mina-l-qudamâ’).

 Pourtant Abû-l-‘Alâ n’a jamais été inquiété de son vivant, et « jouissait de respect et d’autorité » au sein des Califats Abbasside (Baghdâd) ou Fatimide (Ma’arra en Syrie) dans lesquels la Sharî’ah était souveraine.

On peut donc se poser légitimement la question suivante : comment un Etat d’inspiration antitraditionnelle (art. 11 de la constitution : « L’État puise sa légitimité et sa raison d’être dans la volonté du peuple, devise : « Par le peuple et pour le peuple » ») qui, malgré que l’Islam soit la religion d’État (art. 2 de la constitution), n’applique pas la Sharî’ah (utilisation du prêt à intérêt par exemple au niveau de la Banque d’Etat), peut-il interdire une œuvre poétique arabe connue qui n’a pas été interdite dans le Dâr al-Islâm il y a de cela 1 000 ans ?

Comme c’est un ministère des Affaires religieuses qui a interdit, on pourrait supposer la raison religieuse, mais cette hypothèse ne tient pas à cause de ce que l’on vient de remarquer ci-dessus et d’autant plus que cette administration n’a pas interdit beaucoup d’œuvres véritablement antitraditionnelles exposées dans le SILA 2007. Par exemple, l’œuvre hautement subversive de Bernard Lewis figurait en bonne place dans ce salon. Ce spécialiste du Moyen-Orient israélo-américain et homme politique qui a travaillé à la fois pour l’Intelligence service britannique, l’Etat américain et l’entité israélienne, l’inventeur de l’expression « choc des civilisations » que son assistant Samuel Huttington reprendra et théorisera dans son livre devenu célèbre (cf. Le choc des civilisations). Dans son livre consacré aux Assassins, Bernard Lewis ne manque pas d’ajouter dans le sous-titre le terme « terrorisme » comme pour exprimer que la violence est inhérente à l’islâm. Par conséquent, on peut en déduire que les raisons de cette interdiction n’ont rien de véritablement doctrinal ou religieux mais sont à rechercher ailleurs dont des manœuvres bassement politiques qu’il n’est pas du tout intéressant d’exposer ici et ne concernent d’ailleurs pas notre sujet.

Il est vrai que le contexte en 2007 de cette interdiction en Algérie de l’œuvre d’Abû-l-‘Alâ al-Ma’arî était aussi celui de la lutte contre l’Islâm que ce soit par la montée au créneau d’ « islamistes » modernes d’une part ainsi qu’à l’ « opposé » par d’autres modernistes antitraditionnels tels qu’Adonis, traducteur de l’œuvre du poète arabe. Ce dernier affirmait en mars 2006 : « Tous les génies arabes de l’islam, depuis Abou Nawas jusqu’à Al-Maari, tous les plus grands poètes et les philosophes ont été contre la religion. Et aucune pensée n’est sortie directement de la religion, comme un parfum pourrait sortir d’une fleur. Les penseurs et les poètes créaient d’autres fleurs pour en extraire un autre parfum. (…) Il y a toujours eu des courants qui exigeaient la laïcité et voulaient le progrès. Dans notre histoire contemporaine, tous les partis et les intellectuels ont revendiqué ce genre de choses dans tous les pays arabes, mais ils ont perdu leur combat. Ils ont échoué, tout simplement. Leurs idées ont échoué ».

On croit rêver : comment peut-on se permettre de qualifier un homme traditionnel, ayant vécu il y a plus de 1000 ans en véritable ascète, un anti-religieux, progressiste et laïc ? Ce traducteur moderne traduit d’ailleurs parfois assez mal certaines terminologies employées par les poètes arabes, et déforment leurs enseignements métaphysiques et initiatiques, en faisant par ailleurs fi de leurs écrits juridiques et théologiques, conforment à l’Islâm le plus orthodoxe. C’est aussi démontrer son ignorance concernant l’histoire des sciences en terres d’Islam, où les plus grands poètes, scientifiques, philosophes et maîtres spirituels étaient rattachés à l’Islâm, même ceux considérés à tort comme des agnostiques comme Abû Bakr Ar-Râzî (Rhazès) ou ‘Umar Khayyâm, qui étaient musulmans comme en attestent leurs écrits.

 Lorsqu’on lit de telles âneries venant d’un candidat au Prix Nobel médiatisé et répétées d’une manière qui ne nous laissent pas indifférents, on ne peut pas se permettre de ne pas citer René Guénon pour savoir à quoi nous en tenir : « Naturellement, quand nous nous trouvons en présence d’une idée comme celle d’ « égalité », ou comme celle de « progrès», ou comme les autres «dogmes laïques» que presque tous nos contemporains acceptent aveuglément, et dont la plupart ont commencé à se formuler nettement au cours du XVIIIe siècle, il ne nous est pas possible d’admettre que de telles idées aient pris naissance spontanément. Ce sont en somme de véritables « suggestions », au sens le plus strict de ce mot, qui ne pouvaient d’ailleurs produire leur effet que dans un milieu déjà préparé à les recevoir ; elles n’ont pas créé de toutes pièces l’état d’esprit qui caractérise l’époque moderne mais elles ont largement contribué à l’entretenir et à le développer jusqu’à un point qu’il n’aurait sans doute pas atteint sans elles. Si ces suggestions venaient à s’évanouir, la mentalité générale serait bien près de changer d’orientation ; c’est pourquoi elles sont si soigneusement entretenues par tous ceux qui ont quelque intérêt à maintenir le désordre, sinon à l’aggraver encore, et aussi pourquoi, dans un temps où l’on prétend tout soumettre à la discussion, elles sont les seules choses qu’on ne se permet jamais de discuter. Il est d’ailleurs difficile de déterminer exactement le degré de sincérité de ceux qui se font les propagateurs de semblables idées, de savoir dans quelle mesure certains hommes en arrivent à se prendre à leurs propres mensonges et à se suggestionner eux-mêmes en suggestionnant les autres ; et même, dans une propagande de ce genre, ceux qui jouent un rôle de dupes sont souvent les meilleurs instruments, parce qu’ils y apportent une conviction que les autres auraient quelque peine à simuler, et qui est facilement contagieuse ; mais, derrière tout cela, et tout au moins à l’origine, il faut une action beaucoup plus consciente, une direction qui ne peut venir que d’hommes sachant parfaitement à quoi s’en tenir sur les idées qu’ils lancent ainsi dans la circulation. Nous avons parlé d’ « idées », mais ce n’est que très improprement que ce mot peut s’appliquer ici, car il est bien évident qu’il ne s’agit aucunement d’idées pures, ni même de quelque chose qui appartienne de près ou de loin à l’ordre intellectuel ; ce sont, si l’on veut, des idées fausses, mais mieux vaudrait encore les appeler des « pseudo-idées », destinées principalement à provoquer des réactions sentimentales, ce qui est en effet le moyen le plus efficace et le plus aisé pour agir sur les masses. A cet égard, le mot a d’ailleurs une importance plus grande que la notion qu’il est censé représenter, et la plupart des « idoles » modernes ne sont véritablement que des mots, car il se produit ici ce singulier phénomène connu sous le nom de « verbalisme », où la sonorité des mots suffit à donner l’illusion de la pensée; l’influence que les orateurs exercent sur les foules est particulièrement caractéristique sous ce rapport, et il n’y a pas besoin de l’étudier de très près pour se rendre compte qu’il s’agit bien là d’un procédé de suggestion tout à fait comparable à ceux des hypnotiseurs » (René Guénon, La crise du monde moderne, chap. 6 : Le chaos social).


Déjà en 1904, l’orientaliste Georges Salmon avait traduit des extraits de poèmes et de lettres d’Abû-l-‘Alâ’ al-Ma’arî dans Le Poète aveugle. Il existe aussi une traduction en français de la Risâlatul-Ghufrân publiée en 1984 portant le titre L’Épître du pardon, traduite par Vincent-Mansour Monteil un orientaliste, agnostique puis converti à l’Islâm en 1977, ex-militaire et fonctionnaire de l’administration coloniale française qui « se situait la lignée des plus grands orientalistes français, tel Louis Massignon, auquel le liait une profonde amitié depuis 1938 ». En dehors des orientalistes, on signale les traductions présentées par Adonis que l’on ne peut qualifier d’ailleurs que de tendancieuses car celles-ci devaient nécessairement appuyer son militantisme antitraditionnel en qualifiant comme on l’a vu « un homme traditionnel, ayant vécu il y a plus de 1000 ans en véritable ascète », en « anti-religieux, progressiste et laïc ».

Il existe une étude d’Abdelaziz Kacem, un universitaire tunisien, qui est disponible en ligne (Cf. http://ressources-cla.univ-fcomte.fr/gerflint/Mondearabe5/kacem.pdf) : “Penseur libre ou libre penseur”, Abû l-‘Alâ’ Al-Ma’arî revisité, dans laquelle certaines remarques peuvent donner matière à réflexion).

Il constate dès le départ qu’ « Abû-l-‘Alâ’ al-Ma‘arî est l’auteur d’une oeuvre abondante et variée, une centaine d’ouvrages d’inégale étendue ont été répertoriés. Quelques-uns seulement nous sont parvenus (…) De ce qui nous reste d’Abû l-‘Alâ’, les ouvrages les plus connus sont le Saqt al-zand (Etincelles du silex), la Risâla al-ghufrân (L’Épître du pardon) et son oeuvre poétique majeure, les Luzûmiyyât (les Nécessités) ».

Ce simple constat a pour conséquence qu’on ne peut pas juger d’Abûl-‘Alâ’ sur moins de «3% de son œuvre» écrite (épargnée semble-t-il par les invasions d’hordes de croisés) bien que l’on ne puisse pas se permettre une comparaison quantitative de choses essentiellement qualitatives, mais ce n’est là qu’une comparaison fictive ayant pour but de reposer la question : comment ceux qui parlent d’Abû-l-‘Alâ’ tels qu’Adonis, peuvent-ils se permettre de l’estampiller «anti-religieux, progressiste et laïque» ?

En abordant Les Nécessités, Abdelaziz Kacem affirme : « Les Luzûmiyyât ou Luzûm mâ lâ yalzam est un titre traduit tantôt par « Nécessité de ce qui n’est pas nécessaire », tantôt par « Obligation au non-obligatoire » ou encore « Engagement à ce qui n’est pas obligatoire ». Il se réfère, au départ, à une contrainte purement technique. En prosodie arabe, la rime n’exige que la répétition de la consonne finale du vers. Or Abûl-‘Alâ’ s’est imposé une rime nécessitant deux consonnes, plus riche encore que la rime française dite double ou léonine. Il s’est astreint en plus à composer ses rimes avec toutes les lettres de l’alphabet, y compris celles qui sont peu musicales, telles que le khâ’, le thâ’, le ta’ ou le zâ’. (…) ».

 Il constate aussi que la traduction des poèmes d’Abû-l-‘Alâ’ est « exercice périlleux où le contresens et l’anachronisme guettent à chaque tournure » : « Mais comment traduire une poésie rendue intraduisible non seulement par la virtuosité technique que nous venons de signaler, mais aussi parce qu’elle est érudite, truffée de mots rares, d’oxymorons et d’allusions historiques ? Philologue, il jongle avec la paronomase et pousse l’exploit, l’artifice stylistique, jusqu’à utiliser, sous des formes métaphoriques, des références syntaxiques, morphologiques ou prosodiques. D’autres avant moi, plus qualifiés que moi, ont essayé d’en traduire les vers les plus accessibles, les moins chargés de symboles et de sous-entendus. Ils n’ont pu éviter tous les traquenards du texte. C’est ce qui me décourage et m’enhardit à la fois. Je m’essaierai à cet exercice périlleux où le contresens et l’anachronisme guettent à chaque tournure ».

 Quelle est la nécessité de ces rimes composées avec toutes les lettres de l’alphabet ? Pour beaucoup de modernes, dont Adonis, il s’agit de « liberté » (dont il faut comprendre, dans l’état d’esprit des modernes : pouvoir se vautrer dans la luxure, la paresse intellectuelle et la stupidité ambiante) et de « progrès » (en termes modernes : régression intellectuelle, décadence morale, etc.) par rapport à des formes anciennes sclérosées. Cette explication reste superficielle et puérile comme peut l’être la pensée profane et ne dépasse guère « la lettre », limitation qu’ils reprochent aux religieux, alors qu’ils ignorent le plus important, et donc l’essentiel : l’esprit.

En effet, René Guénon avait fait remarquer « ces litterali à qui Dante reprochait de rimer «sottement» (stoltamente) sans enfermer dans leurs vers aucun sens profond» et que «Dante se proposait tout autre chose que de « faire de la littérature », et cela revient à dire qu’il était précisément tout le contraire d’un moderne ; son oeuvre, loin de s’opposer à l’esprit du moyen âge, en est une des plus parfaites synthèses, au même titre que celle des constructeurs de cathédrales ; et les plus simples données initiatiques permettent de comprendre sans peine qu’il y a à ce rapprochement des raisons très profondes » (René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, chapitre 6).

 Si les affirmations d’Adonis peuvent nous faire douter qu’il ait pu admettre quelque part l’existence d’un sens ésotérique aux vers d’Abû-l-‘Alâ’ à l’instar de la remarque que René Guénon avait fait sur Dante, on peut noter par contre qu’Abdelaziz Kacem remarque dans son article : « Mieux encore, il laisse entendre qu’il est aussi connaisseur en sciences ésotériques : « Ô mes contemporains, savez-vous les secrets dont j’ai connaissance et que je ne saurais révéler ? » » (L : Luzûmiyyat, 1/296).

Dans un autre poème, il note aussi : « un vers intraduisible, en raison de son ésotérisme : « Ah, si la religion pouvait retrouver sa fraîcheur ! L’ascète y étancherait sa soif après un khims ? » (L. II, 55) ». Et il rajoute : « Le khims est un cycle d’abreuvement des chameaux. Il consiste à les faire boire, un premier jour, puis les priver d’eau, pendant trois jours, et leur en redonner, le cinquième jour. L’allégorie de la période de privation est une allusion aux trois religions qui laissent l’individu sur sa soif ».

 Enfin, il rajoute plus loin : « Mais dans les dits d’un poète, il faut toujours faire la part de la rhétorique : « Le temps est si bref dans son discours qu’il a fait du silence le summum de la concision. Ne prends pas à la lettre mes dires. Comme les autres, je m’exprime par métaphores » (L. I, 633). Tout écrit a besoin d’exégèse et quelles que soient les outrances que, par agacement, le poète a pu commettre, ma conviction est qu’il n’a pas cherché à détruire, mais à déconstruire la religion en vue d’en rationaliser les fondements. Du reste, il consacre nombre de vers à la gloire du Prophète Muhammad. Était-ce de sa part une taqiyya, une dissimulation légale ? Je ne porterai pas une telle offense au courage d’un homme qui a refusé charges officielles et pensions substantielles ».

Ces simples remarques d’A.Kacem, et quelque soient ses propres interprétations dans un sens moderniste, démontrent en tout cas par les propres affirmations d’Abû-l-‘Alâ qu’il existe un sens profond dans les écrits de ce poète et que ceux-ci nécessitent une interprétation dépassant les compétences liées à une simple érudition profane. Cela a pour conséquence que les vers traduits et extraits d’Abû-l-‘Alâ ne peuvent être compris aujourd’hui sans une présentation traditionnelle dont le tasawwuf possède les clés, et que l’utilisation de ces vers est faite aujourd’hui par des modernistes dans un état d’esprit clairement antitraditionnel, étranger à celui d’Abû-l-‘Alâ lui-même.

L’existence d’un sens profond et ésotérique ne pouvait être niée dans les constatations faites par cette étude universitaire puisque c’est Abû-l-‘Alâ’ lui-même qui l’affirmait dans les Luzîmiyyat : « Ne prends pas à la lettre mes dires. Comme les autres, je m’exprime par métaphores » (L. I, 633). Mais cette étude est néanmoins gâchée par le référentiel moderne et antitraditionnel adopté pour les interprétations car c’est probablement le seul paradigme dont dispose l’auteur de celle-ci. Ce point de vue profane escamote tout ce qui a une portée ésotérique car, comme l’affirmait René Guénon, certains aspects de la réalité se cachent à quiconque les envisage en profane et en matérialiste, et se rendent inaccessibles à son observation.

Il est tout de même surprenant que les juges (Cadi) de l’époque (4e H/ 11e siècle) dont le rôle était d’« appliquer les lois religieuses définies par le Qur’ân et la Sunnah » et qui, par conséquent, n’hésitaient pas à tuer le meurtrier, à punir le voleur et fouetter le fornicateur (si les conditions étaient réunies) selon la Sharî’ah (cependant loin de l’extrémisme ou de l’injustice, comme veulent le faire croire tous les islamophobes et les propagandes antitraditionnelles), n’ont jamais véritablement inquiétés Abû-l-‘Alâ’ et certains connaissaient bien la poésie de ce dernier, tel que le montre un passage de l’étude en question : « « Je n’ai jamais proféré de satire contre personne », dit-il un jour au cadî Abû Yusûf Abd al-Salâm al-Qazwînt, venu le saluer. Fielleux, ce dernier rétorque : « C’est vrai, à l’exception des prophètes ». Le visage de l’homme s’assombrit, rapporte le cadî. Toutefois, il ne pouvait nier avoir dit : « Moïse prêcha et disparut. Puis Jésus apparut. Vint ensuite Muhammad avec les cinq prières. Une religion nouvelle, dit-on, serait révélée. Et trépassent les vivants entre hier et demain. C’est à haute voix que je profère l’absurde. La certitude, je la confie en longs chuchotements » (L. II, 55) ».

Dans de nombreux vers, Al-Ma’arrî apparait comme un homme croyant et religieux, la justifiant par une démonstration logique et par une approche intuitive. Répudiant l’athéisme avec indignation, Abû-l ‘Alâ’ al-Ma’arrî affirme et célèbre, dans de fort nombreux vers de sa Luzûmlyâ, la Réalité d’un Dieu créateur ; Cette certitude, ce n’est pas seulement de l’autorité de la tradition scripturaire (islamique) qui la lui donne, mais aussi une intuition innée de la conscience et l’intellect contemplant ce perpétuel miracle qu’est le monde, en particulier le monde planétaire.

  • Si, par quelque excès de folie, tu es un de ceux qui nient Allâh, je témoigne ô athée (négateur),
    que je ne suis point des vôtres.
  • Je redoute pour demain, la Correction d’Allâh et je prétends que la toute-puissance est entre les mains d’un seul (Allâh) » (1/266)
  • « Je m’étonne qu’un médecin puisse nier l’existence d’un créateur, après avoir étudié
    l’anatomie,
  • Alors que l’astronome a appris ce qui établit la vérité de la religion.
  • Des étoiles faites de feu, des étoiles faites de terre, d’eau ou d’air.
  • L’homme intelligent, dans une compagnie, est celui à qui une allusion suggère un long développement (1/217).
  • « Ton Seigneur, ton Seigneur, qui n’as pas d’égal, et qui confonds les infidèles.
    « Crois en Lui, et ton âme s’élèvera, même s’il ne te reste plus qu’un souffle de vie.
    « C’est grâce à ce crédo que tu pourras espérer le pardon d’Allâh, lorsque tu seras mis dans la tombe et que le fossoyeur s’éloignera » (1/254).
  • « L’astronome et le médecin (qui ont choisi l’incroyance) nient tous deux la Résurrection des corps. Je leur ai dit : Si votre croyance est vraie, je ne perdrai rien. Mais si la mienne est vraie, c’est vous qui serez perdants » (2/300), devançant ainsi de plusieurs siècles le physicien, théologien et mathématicien français Blaise Pascal (1623 – 1662) et son « pari » (appelé « pari de Pascal », constituant une sorte d’argument philosophique, renforçant l’utilité pratique de cultiver la conviction en Dieu et d’accomplir de bonnes œuvres, pour le salut post-mortem de l’âme). Blaise Pascal reprend en effet le même « pari » que Al-Ma’arrî, dans Pensées (fragment 397) : « Votre raison n’est pas plus blessée, en choisissant l’un que l’autre, puisqu’il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter ».


L’époque dans laquelle vivait Abû-l-‘Alâ précède d’un siècle celle de l’adaptation cyclique du tasawwûf en confréries avec leurs grands maîtres fondateurs qui sera initiée par Mulay Abd al-Qâdir al-Jîlânî (5e H/12e), bien que la lettre de Qushayrî fut contemporaine de notre poète ésotérique et que Junayd l’ait précédé d’un siècle (mort au 3e H/10e siècle). Enfin, le Shaykh Ibn ‘Arabî livrera les Futûhât et les Fusûs au 6e/13e

Mais certains rétorqueront, même s’il existe un sens profond, pourquoi ce « scepticisme » et ces « inconvenances » impunies d’Abû-l-‘Alâ’ alors que Hallâj aurait été mis à mort dans la même ville à Baghdâd un siècle auparavant, dit-on, pour avoir proclamé publiquement « Je suis la Vérité (Allâh) » (« Anâ al-Haqq ») alors même qu’il ne professait pas le panthéisme et qu’il se rattachait à l’Islam comme l’avait montré le Shaykh hanafite et sûfi Al-Hujiwrî dans son Kashf al-Mahjûb, propos qui n’était donc pas à prendre au sens théologique du terme (mais métaphysique, en lien avec la station spirituelle du fanâ’) ? 

 En vérité, Abû-l-‘Alâ était « un initié de haut rang » utilisant le « voile » du scepticisme « dans les expressions poétiques du tasawwuf » et il semble que très peu connaissaient cet aspect jusqu’à aujourd’hui même dans le tasawwuf, sauf peut-être chez certains de l’élite (khâssa) de son époque qui avaient la capacité opérative de maintenir un état d’esprit traditionnel chez le commun (‘âmma) et les faire participer à la tradition dans la mesure de leur capacité. En tout cas cet aspect est ignoré par les modernistes qui diffusent et falsifient par des traductions ou interprétations limitées à leur référentiel antitraditionnel, ainsi que ceux qui l’ont interdit dans un pays du Maghreb sous-couvert de fonction administrative labellée « affaires religieuses ».
Ainsi, le « voile » du scepticisme était un moyen d’empêcher les profanes ou les gens non-préparés d’accéder à son oeuvre, et quiconque aurait essayé de le faire sans en avoir les qualités spirituelles et les capacités intellectuelles, aurait été dérouté par cela.

 On peut aussi faire remarquer, que comme René Guénon l’avait expliqué à propos des constructeurs du Moyen âge que les figures satiriques et plus ou moins licencieuses « qu’on rencontre parfois dans leurs oeuvres, la réponse est bien simple : ces figures sont surtout destinées à dérouter les profanes, qui s’arrêtent à l’apparence extérieure et ne voient pas ce qu’elles dissimulent de plus profond. Il y a là quelque chose qui est d’ailleurs loin d’être particulier aux constructeurs ; certains écrivains, comme Boccace, Rabelais surtout et bien d’autres encore, ont pris le même masque et usé du même procédé. Il faut croire que ce stratagème a bien réussi, puisque, de nos jours encore, et sans doute plus que jamais, les profanes s’y laissent prendre ». (René Guénon, A propos des constructeurs du Moyen-âge, Voile d’Isis, janvier 1927, repris dans EFMC I).

Soulignons dans le poème d’Abû-l-‘Alâ’ ce qui est utilisé par les modernistes pour faire prévaloir la raison sur l’ordre traditionnel :

« Les gens aspirent à l’arrivée d’un imâm éloquent

Prêchant dans le tintamarre d’une foule médusée,

Quelle chimère ! Nul besoin d’imam hormis la raison,

Les confessions n’ont pour dessein

Que de remettre la terre aux mains des puissants.

Tant que tu le peux, demeure seul,

L’homme sincère est un fardeau pour les humains ».

 La traduction de « ‘aql » par « raison », et la référence exclusive d’imâm au religieux qui guide la prière, ou le savant exotériste ou même parfois à l’Imâm al-Mahdi faussent évidemment ce qui peut rendre vrai cette affirmation. Il faut considérer « Imâm » dans son véritable sens de guide spirituel ou guru et ‘aql par l’intellect et la phrase devient : « Quelle chimère ! Nul besoin de guide spirituel hormis l’intellect ».

Et là la phrase d’Abû-l-‘Alâ s’éclaire lorsqu’on connait les enseignements traditionnels sur le rôle du maitre spirituel ou Guru et notamment ceux de René Guénon : « Ainsi, il en est qui vont prétendre que nul ne pourra jamais atteindre la Délivrance s’il n’a un Guru, et, naturellement, ils entendent par là un Guru humain ; nous ferons remarquer tout d’abord que ceux-là feraient assurément beaucoup mieux de se préoccuper de choses moins éloignées d’eux que le but ultime de la réalisation spirituelle, et de se contenter d’envisager la question en ce qui concerne les premières étapes de celle-ci, qui sont d’ailleurs, en fait, celles pour lesquelles la présence d’un Guru peut apparaître comme plus particulièrement nécessaire. Il ne faut pas oublier, en effet, que le Guru humain n’est en réalité, comme nous l’avons déjà dit précédemment, qu’une représentation extérieure et comme un « substitut » du véritable Guru intérieur, de sorte que sa nécessité n’est due qu’à ce que l’initié, tant qu’il n’est pas parvenu à un certain degré de développement spirituel, est encore incapable d’entrer directement en communication consciente avec celui-ci. (…) ».

Il écrivait notamment en note : « (1) Il est à remarquer à cet égard que, même dans certaines formes initiatiques où la fonction du Guru existe normalement, elle n’est pourtant pas toujours strictement indispensable en fait : ainsi, dans l’initiation islamique, certaines turuq, surtout dans les conditions actuelles, ne sont plus dirigées par un véritable Sheikh capable de jouer effectivement le rôle d’un Maître spirituel, mais seulement par des Kholafâ qui ne peuvent guère faire plus que de transmettre valablement l’influence initiatique ; il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’il en est ainsi, la barakah du Sheikh fondateur de la tarîqah peut fort bien, tout au moins pour des individualités particulièrement bien douées, et en vertu de ce simple rattachement à la silsilah, suppléer à l’absence d’un Sheikh présentement vivant, et ce cas devient alors tout à fait comparable à celui que nous venons de rappeler (…). Il est d’ailleurs bien entendu que, qu’il y ait ou non un Guru humain, le Guru intérieur est toujours présent puisqu’il ne fait qu’un avec « Soi » lui-même ; que, pour se manifester à ceux qui ne peuvent pas encore en avoir une conscience immédiate, il prenne pour support un être humain ou une influence spirituelle « non-incarnée », ce n’est là en somme qu’une différence de modalités qui n’affecte ne rien l’essentiel » (René Guénon, Initiation et réalisation spirituelle, chap.24 : Sur le rôle du guru, pp. 171 – 176). A l’origine, « guru » était synonyme de maître spirituel, mais en français, aujourd’hui, cela renvoie souvent aux « charlatans/imposteurs » se prenant pour des maîtres spirituels.

Signalons aussi un texte magistral de René Guénon mettant au clair cet aspect ésotérique des choses : « Enfin, il en est qui ont trouvé invraisemblable l’existence de la poésie symbolique chez les «Fidèles d’Amour», parce qu’elle constituerait un «cas unique», alors que M. Valli s’était attaché à montrer que, précisément à la même époque, la même chose existait aussi en Orient, et notamment dans la poésie persane. On pourrait même ajouter que ce symbolisme de l’amour a parfois été employé également dans l’Inde ; et, pour s’en tenir au monde musulman, il est assez singulier qu’on parle toujours presque uniquement à cet égard de la poésie persane, alors qu’on peut facilement trouver des exemples similaires dans la poésie arabe, d’un caractère non moins ésotérique, par exemple chez Omar ibn El-Fârid. Ajoutons que bien d’autres «voiles» ont été employés également dans les expressions poétiques du Soufisme, y compris celui du scepticisme, dont on peut citer comme exemples Omar El-Khayyam et Abul-Alâ El-Maarri ; pour ce dernier surtout, bien peu nombreux sont ceux qui savent qu’il était en réalité un initié de haut rang ; et, fait que nous n’avons vu signalé nulle part jusqu’ici, il y a ceci de particulièrement curieux, pour le sujet qui nous occupe présentement, que sa Risâlatul-Ghufrân pourrait être regardée comme une des principales «sources» islamiques de la Divine Comédie. Quant à l’obligation imposée à tous les membres d’une organisation initiatique d’écrire en vers, elle s’accordait parfaitement avec le caractère de «langue sacrée» qu’avait la poésie ; comme le dit très justement M. Valli, il s’agissait de tout autre chose que de «faire de la littérature», but qui n’a jamais été celui de Dante et de ses contemporains, lesquels, ajoute-t-il ironiquement, « avaient le tort de n’avoir pas lu les livres de la critique moderne». À une époque très récente encore, dans certaines confréries ésotériques musulmanes, chacun devait tous les ans, à l’occasion du mûlid du Sheikh, composer un poème dans lequel il s’efforçait, fût-ce au détriment de la perfection de la forme, d’enfermer un sens doctrinal plus ou moins profond »(René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien”, Chapitre 5 : Le langage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour » (II)).

 Haïdar Bammate, dans son livre Les visages de l’Islam (éd. Al Qalam, 2011) avait rapporté ceci (Haïdar tint cependant des conclusions erronées sur le cas de Al Ma’arî) : « De son œuvre fort considérable, c’est surtout le “Lûzûm ma lam yalzam”, généralement connu sous le nom de Lûzûmiyat, qui attira sur lui l’attention des orientalistes européens. Le baron von Kremer, qui a consacré des études importantes et fort élogieuses à l’œuvre poétique et philosophique d’al-Maarri, a donné un compte rendu de cet ouvrage. « Abû’l Alâ y apparaît, dit l’orientaliste anglais bien connu, A.-R. Nicholson, comme un penseur singulièrement hardi et original ainsi qu’un moraliste élevé ». Le sujet de Lûzûmiyat est très vaste. Les problèmes les plus importants de la vie y sont traités avec une entière liberté d’esprit. Aucune entrave dogmatique ne gêne l’auteur lorsqu’il aborde la question religieuse, comme aucune crainte ne l’arrête lorsqu’il dénonce les abus politiques et sociaux de son siècle. Un autre ouvrage remarquable, et qui fut l’objet d’intéressants travaux de Dom Miguel Asin Palacios sur les sources musulmanes de la « Divine Comédie », est le Risalat al-Ghûfran (Message de pardon). C’est une épître en prose rimée ; l’auteur y décrit une visite au monde des ombres et des entretiens avec des personnages divers, surtout des écrivains, qui peuplent le Paradis et l’Enfer. Le R.P. Asin a relevé la similitude de certaines rencontres, l’analogie de certains thèmes de conversation de la Divine Comédie et du Risalat al-Ghûfran, entre autres le dialogue entre le voyageur d’al- Mâ’ari et Adam sur la langue que ce dernier parlait au Paradis. L’éminent arabisant souligne que les deux légendes se distinguent de récits mystiques analogues par le caractère du personnage principal : le visiteur de l’Au-delà n’est pas un prophète ou un saint illuminé, mais un simple mortel, un pécheur. Les personnages épisodiques d’al-Mâ’ari sont aussi, en majorité, des pécheurs ou des infidèles repentants, tout comme dans le voyage dantesque. Pour les deux poètes, la description de l’autre monde n’est qu’un prétexte pour présenter une galerie de héros légendaires ou de figures historiques, groupés au Paradis ou dans l’Enfer. Enfin, de même qu’al-Mâ’ari, suivant ses goûts littéraires, place au Ciel des hommes connus pour leur impiété ou leur vie libertine, Dante exclut de la peine infernale des héros, poètes et sages païens ou musulmans pour les mettre au Purgatoire, ou même au Paradis. Notons en passant que, d’après le R. P. Asin Palacios, la pensée de Dante fut influencée, encore plus que par al-Mâ’ari, par l’eschatologie de l’Islam, très connue dans l’Europe médiévale, et par les œuvres du grand mystique de l’Espagne musulmane, Ibn ‘Arabî. Dans son ensemble, le Risalat al Ghûfran peut être considéré comme une très audacieuse parodie des idées musulmanes sur la vie dans l’Au-Delà. On y trouve aussi une foule de digressions scientifiques et des réflexions aiguës sur les croyances des Zindiks ou libres penseurs musulmans, avec des citations de plusieurs spécimens de leur poésie ».

En dehors de ces deux ouvrages, aux apparences hétérodoxes mais à l’essence islamique, il est aussi l’auteur du livre Fûsûl wal Ghayat, dans lequel certains ont voulu voir une imitation du Qur’ân alors qu’il n’en est rien. D’ailleurs l’on rapporte que, bien que cet ouvrage était sublime, il était loin de donner la même impression supérieur que produisait le Qur’ân. Par ailleurs, Al Ma’arî dans son Risalât al Ghûfra blâmait le sacrilège de Ibn Al Rawaudî qui avait tenté vainement (il y avait pourtant consacré énormément de temps !) de produire une telle expérience, et Al Ma’arî surenchérit sur l’impossibilité d’imiter ou de surpasser la qualité du Qur’ân, pour des raisons évidentes (tant spirituelles que linguistiques), et pourtant Al Ma’arî était un maître de la langue arabe ! Ce sont là aussi des opinions partagées par des orientalistes comme Von Kremer et Goldziher, qui n’y voyaient aucune tentative (d’imitation qurânique) de la sorte.

 Haïdar Bammate rapportait également dans son livre que le voile du scepticisme utilisé par notre poète musulman d’origine arabe selon Nicholson: « est porté à croire qu’ils ont été composés « pour jeter de la poudre aux yeux des critiques  »  ; ou bien, ajoute-t-il, « on peut penser aussi qu’al-Maarri doutait parfois de ses propres doutes ».

Par conséquent, sur le fait que al Ma’arî aurait prétendu, selon certains modernistes, relever le fameux défi qurânique : composer l’équivalent d’une Sûrate en l’égalant en perfection, outre que cela est impossible, tant sur la forme que sur le fond du discours qurânique (et toutes les vérités inépuisables que contient cette Parole Divine) il serait aussi intéressant d’aborder davantage le sujet. Comme nous l’avons déjà montré, il faut prendre avec des pincettes cette affirmation aberrante sur le Qur’ân ainsi que d’autres, car il faut voir si d’une part Abû-l-‘Alâ en est vraiment l’auteur et le cas échéant comment il l’a exprimé et ce qu’il a voulu dire par là au-delà des interprétations profanes. D’autant plus que Al Mâ’arî faisait l’éloge du Qur’ân et du Prophète, et que ses enseignements s’inspiraient de la doctrine islamique… Déjà le prof. A. Kacem avait compris une petite partie de la difficulté de l’affaire comme montré précédemment. La grande partie concerne l’ésotérisme islamique, et là toute l’érudition du monde ne permettra pas d’ouvrir les portes si on n’en possède pas les clés, il faut non seulement avoir les données suffisantes, mais y apporter l’esprit voulu.

Il est donc inutile de parler de ces poètes persans, arabes et turcs de façon profane, puisque nous savons très bien que leur instrumentalisation constitue une « machine de guerre » contre l’Islâm érigée par l’interprétation antitraditionnelle orientaliste qui constitue la source de quasiment tout ce qui a été écrit là-dessus en Occident. D’ailleurs, on l’a déjà dit et il n’est pas inutile de le rappeler, ce n’est pas une affaire d’érudition car la quantité d’informations et d’interprétations résultant de cet « état d’esprit » ne sont aptes qu’à brouiller ce qu’on veut essayer de transmettre et qui est très subtil et demande autre chose que de reproduire des écrits universitaires qui pour la plupart ignorent ce qu’est véritablement l’ésotérisme islamique.

René Guénon, dans Initiation et Réalisation spirituelle (au chapitre 27 : Folie apparente et sagesse cachée) dit ceci : « Mais, d’un autre côté, il arrive aussi que, pour des raisons diverses, et avant tout pour passer inaperçu et ne pas laisser voir à la foule ce qu’il est réellement, un homme ayant atteint un haut degré de développement spirituel se dissimule parmi les majâdhîb ; et même un walî, dans ses rapports avec le monde extérieur (rapports dont la nature et le motif échappent nécessairement à l’appréciation des hommes ordinaires), peut aussi revêtir parfois l’apparence d’un majdhûb. D’ailleurs, sauf, en ce qui concerne l’intention de demeurer caché qui se retrouve de part et d’autre, ce cas ne saurait être comparé à celui des « fous en Christ », qui n’ont point atteint un tel degré et ne sont que des mystiques d’un genre particulier ; et il va de soi que les dangers que nous signalions à ce propos n’existent aucunement ici, puisqu’il s’agit d’êtres dont l’état réel ne peut plus être affecté par ces manifestations extérieures.

(…) Si l’on ajoute à cela que le jongleur, ainsi que le majdhûb d’ailleurs, est habituellement un « errant », il est facile de comprendre les avantages qu’offre son rôle lorsqu’il s’agit d’échapper à l’attention des profanes ou de la détourner de ce qu’il convient de leur laisser ignorer, soit pour des raisons de simple opportunité, soit pour d’autres raisons d’un ordre beaucoup plus profond (5). En effet, la folie est en définitive un des masques les plus impénétrables dont la sagesse puisse se couvrir par là même qu’elle en est l’extrême opposé ; c’est pourquoi, dans le Taoïsme, les « Immortels » eux-mêmes sont toujours décrits, quand il se manifestent dans notre monde, sous un aspect plus ou moins extravagant et même ridicule, et qui, par surcroît, n’est pas exempt d’une certaine « vulgarité » ; mais ce dernier trait se rapporte encore à un autre côté de la question.

(5) Le jongleur et le majdhûb véritables peuvent aussi, en raison des mêmes avantages, servir à « véhiculer » certaines choses sans en être eux-mêmes conscients ; mais c’est là une autre question qui ne nous concerne pas présentement ».

On sait aussi, qu’en Occident, l’« état d’esprit » qui fit brûler jadis les Templiers après torture et les accuser à tort par la même occasion d’être des hérétiques, des ivrognes et même des homosexuels fut fatal à la chrétienté et à la tradition occidentale par la « perte de l’esprit » par la suite. Voici un texte de René Guénon qui expliquait certaines choses sur l’aspect symbolique des écrits ésotériques et notamment la symbolique du vin dans le tasawwuf : « La confusion de M. Valli entre ésotérisme et «hétérodoxie» est d’autant plus étonnante qu’il a tout au moins compris, beaucoup mieux que ses prédécesseurs, que la doctrine des «Fidèles d’Amour» n’était nullement «anticatholique» (elle était même, comme celle des Rose-Croix, rigoureusement « catholique » au vrai sens de ce mot), et qu’elle n’avait rien de commun avec les courants profanes dont devait sortir la Réforme (pp. 79-80 et 409). Seulement, où a-t-il vu que l’Église ait fait connaître au vulgaire le sens profond des « mystères » ? (p. 101). Elle l’enseigne au contraire si peu qu’on a pu douter qu’elle-même en ait gardé la conscience ; et c’est précisément dans cette « perte de l’esprit » que consisterait la « corruption » dénoncée déjà par Dante et ses associés (3). La plus élémentaire prudence leur commandait d’ailleurs, quand ils parlaient de cette « corruption », de ne pas le faire en langage clair ; mais il ne faudrait pas conclure de là que l’usage d’une terminologie symbolique n’a d’autre raison d’être que la volonté de dissimuler le vrai sens d’une doctrine ; il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent pas être exprimées autrement que sous cette forme, et ce côté de la question, qui est de beaucoup le plus important, ne semble guère avoir été envisagé par l’auteur. Il y a même encore un troisième aspect, intermédiaire en quelque sorte, où il s’agit bien de prudence, mais dans l’intérêt de la doctrine elle-même et non plus de ceux qui l’exposent, et cet aspect est celui auquel se rapporte plus particulièrement le symbole du vin chez les Soufis (dont l’enseignement, disons-le en passant, ne peut être qualifié de « panthéiste » que par une erreur tout occidentale) ; l’allusion qui est faite à ce symbole (pp. 72 et 104) n’indique pas nettement que « vin » signifie « mystère », doctrine secrète ou réservée, parce que, en hébreu, iaïn et sôd sont numériquement équivalents ; et, pour l’ésotérisme musulman, le vin est la « boisson de l’élite », dont les hommes vulgaires ne peuvent pas user impunément (1) ».


Michel Vâlsan rajoutait en note dans cette édition :
« 1 — L’expression proverbiale « boire comme un Templier », prise par le vulgaire dans le sens le plus grossièrement littéral, n’a sans doute pas d’autre origine réelle : le « vin » que buvaient les Templiers était le même que celui que buvaient les Kabbalistes juifs et les Soufis musulmans. De même, l’autre expression « jurer comme un Templier » n’est qu’une allusion au serment initiatique, détournée de sa véritable signification par l’incompréhension et la malveillance profanes. — Pour mieux comprendre ce que dit l’auteur dans le texte, on observera que le vin au sens ordinaire n’est pas une boisson permise en Islam ; quand on en parle donc, dans l’ésotérisme islamique, il doit être entendu comme désignant quelque chose de plus subtil, et, effectivement, selon l’enseignement de Mohyiddin ibn Arahi, le « vin » désigne la « science des états spirituels » (ilmu-l-ahwâl), alors que l’« eau » représente la « science absolue » (al-ilmu-l-mutlaq), le « lait », la « science des lois révélées » (ilmu-ch-chrây’i) et le « miel », la « science des normes sapientiales » (ilmu-n-nawâmîs). Si l’on remarque en outre que ces quatre « breuvages » sont exactement les substances des quatre sortes de fleuves paradisiaques selon le Coran 47, 17, on se rendra compte que le « vin » des Soufis a, comme leurs autres boissons initiatiques, une autre substantialité que celle du liquide connu qui lui sert de symbole ».

(René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien, Chapitre 4 : Le langage secret de Dante et des «Fidèles d’Amour»).

 Pour donner un autre exemple précis d’interprétations tendancieuses et fausses de la poésie d’Abû-l-‘Alâ’, il suffit de constater par exemple que le mot ‘aql dans son véritable sens traditionnel ne peut être traduit par le mot raison, car cette dernière n’est qu’une faculté humaine, et même en se restreignant à l’état individuel humain, il faudrait plutôt traduire par intellect ou esprit tel que l’entendait René Guénon qui affirmait en conclusion de son article Esprit et intellect : « La conclusion qui résulte immédiatement de là, c’est que, tant que l’être est, non pas seulement dans l’état humain, mais dans un état manifeste quelconque, individuel ou supra-individuel, il ne peut y avoir pour lui aucune différence effective entre l’esprit et l’intellect, ni par conséquent entre la spiritualité et l’intellectualité véritables. En d’autres termes, pour parvenir au but suprême et final il n’y a d’autre voie pour cet être que le rayon même par lequel il est relié au Soleil spirituel ; quelle que soit la diversité apparente des voies existant au point de départ, elles doivent toutes s’unifier tôt ou tard dans cette seule voie « axiale » ; et, quand l’être aura suivi celle-ci jusqu’au bout, il «entrera dans son propre Soi », hors duquel il n’a jamais été qu’illusoirement, puisque ce « Soi », qu’on l’appelle analogiquement esprit, essence ou de quelque autre nom qu’on voudra, est identique à la réalité absolue en laquelle tout est contenu, c’est—à-dire à l’Atmâ suprême et inconditionné ».


Reprenons un vers attribué à Abû-l-‘Alâ’ et corrigeons le mot raison par intellect ou esprit, on a alors : « Les habitants de la terre sont de deux sortes : un homme sans religion mais doté d’une raison [d’un intellect ou esprit] et un religieux qui en est dépourvu » (L.II, 301). Le commentaire que fait l’universitaire A. Kacem dans son article : « La raison qu’il entend préserver lui permet de rejeter certaines affirmations faites au mépris de toute logique. Souveraine, elle se refuse à cohabiter avec l’irrationnel. Sa formule quasi scientifique se fait manichéenne » repose donc sur une conception antitraditionnelle du mot ‘aql et ne permet pas de rendre le véritable sens du vers qui apparait sous un autre jour lorsqu’on connait des études traditionnelles du Shaykh Mustafâ ‘Abd al-‘Azîz (Michel Vâlsan) à la lumière des enseignements du Shaykh Ibn ‘Arabî et du Shaykh Abd al-Wâhid (René Guénon) – radiyallâh ‘anhum ajma’în –.
En effet, l’Islam affirme que l’homme pieux doué d’intelligence est parmi les meilleurs hommes, contrairement aux hypocrites qui sont dépourvus de véritable piété et/ou intelligence.

On voit suite à cette correction, qu’Abû-l-‘Alâ pouvait affirmer par ce vers les deux formes de spiritualité en mode intellectuel et en mode religieux dont Michel Vâlsan avait enseigné que : « La relative adaptation de la Vérité Universelle ou des vérités immuables dans les différentes formes traditionnelles, varie tout d’abord selon qu’il s’agit de formes de mode intellectuel ou de mode religieux, les premières comme l’Hindouisme, ayant un caractère plus directement métaphysique, les deuxièmes, qui sont celles qu’on appelle les « traditions monothéistes», comportant sur le plan général des modalités conceptuelles dogmatiques et une plus grande participation sentimentale. » et le Cheikh Mustafâ avait même conclu : « Pour conclure cet examen sommaire de points pris en exemples, on se rend compte ainsi qu’il n’y a aucune divergence profonde et irréductible entre les deux types de spiritualité dont nous avons parlé, l’intellectuel et le religieux, et que de plus, c’est la méthode de René Guénon lui-même qui permet d’en retrouver l’accord réel. Ce n’est donc pas là qu’il y aurait une difficulté de constater l’orthodoxie de cet enseignement, tant sous le rapport de la tradition islamique que sous celui de toute autre tradition ».

Lu dans une étude universitaire de 2005 : « Le poète et philosophe Abû Al Alaa Al Mâ’ari rédige un célèbre ouvrage en réponse à Ibn Alqarih qu’il intitule Lettre du pardon (Rissalat Al Ghofran). Dans cet ouvrage écrit au milieu du 11ème siècle dans un style ironique mais d’une grande profondeur philosophique, Al Mâ’ari imagine son concurrent dans l’au-delà en train de se promener entre le purgatoire, le paradis et l’enfer et fait des rencontres pleines de surprises avec les poètes décédés. On ne peut évidemment ignorer la grande similitude entre l’idée centrale de ce livre et la divine comédie de Dante écrite deux cent ans plus tard. S’il n’est pas prouvé que l’ouvrage d’Al Maari ait été entre les mains de Dante, il est sûr que les deux auteurs se sont largement inspirés de l’histoire de l’ascension du prophète telle que rapportée dans le saint Coran et dans la biographie du prophète (Assira Nabauiya) ».

 Si depuis l’époque où René Guénon écrivait, le rapprochement Risâlatul-Ghufrân/Divine Comédie semble assumé par des représentants de l’université avec pour principale source la tradition prophétique, il reste bien entendu le côté initiatique de l’affaire qui reste complétement occulté, et ces universitaires préfèrent parler de poésie profane et de philosophie escamotant par là le plus profond et le plus important. Rappelons ce qu’écrivait René Guénon dans Le langage secret de Dante et les «Fidèles d’Amour» (II) : « Abul-Alâ El-Maarri ; pour ce dernier surtout, bien peu nombreux sont ceux qui savent qu’il était en réalité un initié de haut rang ; et, fait que nous n’avons vu signalé nulle part jusqu’ici, il y a ceci de particulièrement curieux, pour le sujet qui nous occupe présentement, que sa Risâlatul-Ghufrân pourrait être regardée comme une des principales «sources» islamiques de la Divine Comédie ».

Ce n’est pas en occultant l’œuvre de René Guénon, qui est aujourd’hui disponible et même diffusée sous format numérique dans certains forums et blogs que ces chercheurs arriveront à ouvrir leurs œillères et élargir leur horizon intellectuel borné.

Pour avancer de façon intéressante dans ce sujet, c’est encore chez René Guénon qu’il faut aller chercher la sagesse traditionnelle derrière ces œuvres que ces profanes veulent limiter à la lumière de leur myopie, notamment dans l’article Voyages extra-terrestres dans différentes traditions (publié aussi dans son ouvrage L’ésotérisme de Dante), dont il est important pour le sujet qui nous concerne de reproduire ici une bonne partie :

« Mort et descente aux Enfers d’un côté, résurrection et ascension aux Cieux de l’autre, ce sont comme deux phases inverses et complémentaires, dont la première est la préparation nécessaire de la seconde, et que l’on retrouverait également sans peine dans la description du « Grand Œuvre » hermétique ; et la même chose est nettement dans toutes les doctrines traditionnelles. C’est ainsi que, dans l’Islam, nous rencontrons l’épisode du « voyage nocturne » de Mohammed, comprenant pareillement la descente aux régions infernales (isrâ), puis l’ascension dans les divers paradis ou sphères célestes (mirâj) ; et certaines relations de ce « voyage nocturne » présentent avec le poème de Dante des similitudes particulièrement frappantes, à tel point que quelques-uns ont voulu y voir une des sources principales de son inspiration. Don Miguel Asîn Palacios a montré les multiples rapports qui existent, pour le fond et même pour la forme, entre Divine Comédie (sans parler de certains passages de la Vita Nuova et du Convito), d’une part, et d’autre part, le Kitâb el-isrâ (Livre du voyage nocturne) et les Futûhât el-Mekkiyah (Révélations de la Mecque) de Mohyiddin ibn Arabi, ouvrages antérieurs de quatre-vingts ans environ, et il conclut que ces analogies sont plus nombreuses à elles seules que toutes celles que les commentateurs sont parvenus à établir entre l’œuvre de Dante et toutes les autres littératures de tout pays (2).

(2) Miguel Asîn Palacios. La Escatologia musulmana en la Divina Comedia, Madrid, 1919. – Cf Blochet, Les Sources orientales de la « Divine Comédie », Paris, 1901.

En voici quelques exemples : « Dans une adaptation de la légende musulmane, un loup et un lion barrent la route au pèlerin, comme la panthère, le lion et la louve font reculer Dante…Virgile est envoyé à Dante et Gabriel à Mohammed par le Ciel ; tous deux, durant le voyage, satisfont à la curiosité du pèlerin. L’Enfer est annoncé dans les deux légendes par des signes identiques : tumulte violent et confus, rafale de feu… L’architecture de l’Enfer dantesque est calquée sur celle de l’Enfer musulman : tous deux sont un gigantesque entonnoir formé par une série d’étages, de degrés ou de marches circulaires qui descendent graduellement jusqu’au fond de la terre ; chacun d’eux recèle une catégorie de pécheurs, dont la culpabilité et la peine d’aggravent à mesure qu’ils habitent un cercle plus enfoncé. Chaque étage se subdivise en différents autres, effectués à des catégories variées de pécheurs ; enfin, ces deux Enfers sont situés tous les deux sous la ville de Jérusalem… Afin de se purifier au sortir de l’Enfer et de pouvoir s’élever vers le Paradis, Dante se soumet à une triple ablution. Une même triple ablution purifie les âmes dans la légende musulmane : avant de pénétrer dans le Ciel, elles sont plongées successivement dans les eaux des trois rivières qui fertilisent le jardin d’Abraham… L’architecture des sphères célestes à travers lesquelles s’accomplit l’ascension est identique dans les deux légendes ; dans les neuf cieux sont disposées, suivant leurs mérites respectifs, les âmes bienheureuses qui, à la fin, se rassemblent toutes dans l’Empyrée ou dernière sphère… De même que Béatrice s’efface devant saint Bernard pour guider Dante dans les ultimes étapes, de même Gabriel abandonne [dépose] Muhammad près du trône de Dieu où il sera attiré par une guirlande lumineuse… L’apothéose finale des deux ascensions est la même : les deux voyageurs, élevés jusqu’à la présence de Dieu, nous décrivent Dieu comme un foyer de lumière intense, entouré de neuf cercles concentriques formés par les files serrées d’innombrables esprits angéliques qui émettent des rayons lumineux ; une des filles circulaires les plus proches du foyer est celle des Chérubins ; chaque cercle entoure le cercle immédiatement inférieur, et tous les neuf tournent sans trêve, autour du centre divin… Les étages infernaux, les cieux astronomiques, les cercles de la rose mystique, les chœurs angéliques qui entourent le foyer de la lumière divine, les trois cercles symbolisant la trinité de personnes, sont empruntés mot pour mot par le poète florentin à Mohyiddin ibn Arabi (3) ».

(3) A. Cabaton, La Divine Comédie et l’Islam, dans la revue de l’Histoire des Religions, 1920 ; cet article contient un résumé du travail de M. Asîn Palacios.

De telles coïncidences, jusque dans des détails extrêmement précis, ne peuvent être accidentelles, et nous avons bien des raisons d’admettre que Dante s’est effectivement inspiré, pour une part assez importante, des écrits de Mohyiddin ; mais comment les a-t-il connus ? On envisage comme intermédiaire possible Brunetto Latini, qui avait séjourné en Espagne, et il mourut à Damas ; d’un autre côté, ses disciples étaient répandus dans tout le monde islamique, mais surtout en Syrie et en Egypte, et enfin il est peu probable que ses œuvres aient été dès lors dans le domaine public, où même certaines d’entre elles n’ont jamais été. En effet, Mohyiddin fut tout autre chose que le « poète mystique » qu’imagine M. Astîn Palacios ; ce qu’il convient de dire ici c’est que, dans l’ésotérisme islamique, il est appelé Esh-Sheikh el-akbar, c’est-à-dire le plus grand des Maîtres spirituels, le Maître par excellence, que sa doctrine est d’essence purement métaphysique, et que plusieurs des principaux Ordres initiatiques de l’Islam, parmi ceux qui sont les plus élevés et les plus fermés en même temps, procèdent de lui directement. Nous avons déjà indiqués que de telles organisations furent au XIIIe siècle, c’est-à-dire à l’époque même de Mohyiddin, en relation avec les Ordres de chevalerie, et, pour nous, c’est par là que s’explique la transmission constatée ; s’il en était autrement, et si Dante avait connu Mohyiddin par des voies « profanes », pourquoi ne l’aurait-il jamais nommé, aussi bien qu’il nomme les philosophes exotériques de l’Islam, Avicenne et Averroès (4) ? De plus, il est reconnu qu’il y eut des influences islamiques aux origines du Rosicrucianisme, et c’est à cela que font allusion les voyages supposés de Christian Rosenkreutz en Orient ; mais l’origine réelle du Rosicrucianisme, nous l’avons déjà dit, ce sont précisément les Ordres de chevalerie, et ce sont eux qui formèrent, au moyen âge, le véritable lien intellectuel entre l’Orient et l’Occident. Les critiques occidentaux modernes, qui ne regardent le « voyage nocturne » de Mohammed que comme une légende plus ou moins poétique, prétendent que cette légende n’est pas spécifiquement islamique et arabe, mais qu’elle serait originaire de la Perse, parce que le récit d’un voyage similaire se trouve dans un livre mazdéen, l’Ardâ Vîrâf Nâmeh (5) Certains pensent qu’il faut remonter encore plus loin, jusqu’à l’Inde, où l’on rencontre en effet, tant dans le Brâhmanisme que dans le Bouddhisme, une multitude de descriptions symboliques des divers états d’existence sous la forme d’un ensemble hiérarchiquement organisé de Cieux et d’Enfers ; et quelques-uns vont même jusqu’à supposer que Dante a pu subir directement l’influence indienne (6).

(4)  Inferno, IV, 143-144.

(5) Blochet. ةtudes sur l’Histoire religieuse de l’Islam, dans la Revue de l’Histoire des Religions, 1899. – Il existe une traduction française du Livre d’Ardâ Vîrâf par M. Barthélémy, publiée en 1887.

(6) Angelo de Gubernatis, Dante e l’India, dans le Giornale della Società asiatica italiana, vol. III, 1889, pp. 3-19 ; Le Type indien de Lucifer chez Dante, dans les Actes du Xe Congrès des Orientalistes. – M. Cabaton, dans l’article que nous avons cité plus haut, signale qu’Ozanam avait déjà entrevu une double influence islamique et indienne subie par Dante » (Essai sur la philosophie de Dante, pp. 198 et suivantes) ; mais nous devons dire que l’ouvrage d’Ozanam, malgré la réputation dont il jouit, nous paraît extrêmement superficiel.


Chez ceux qui ne voient en tout cela que de la « littérature », cette façon d’envisager les choses se comprend, quoiqu’il soit assez difficile, même du simple point de vue historique, d’admettre que Dante ait pu connaître quelque chose de l’Inde autrement que par l’intermédiaire des Arabes. Mais, pour nous, ces similitudes ne montrent pas autre chose que l’unité de la doctrine qui est contenue dans toutes les traditions ; il n’y a rien d’étonnant à ce que nous trouvions partout l’expression des mêmes vérités, mais précisément, pour ne pas s’en étonner, il faut d’abord savoir que ce sont des vérités, et non pas des fictions plus ou moins arbitraires. Là où il n’y a que des ressemblances d’ordre général, il n’y a pas lieu de conclure à une communication directe ; cette conclusion n’est justifiée que si les mêmes idées sont exprimées sous une forme identique, ce qui est le cas pour Mohyiddin et Dante. Il est certain que ce que nous trouvons chez Dante est en parfait accord avec les théories hindoues des mondes et des cycles cosmiques, mais sans pourtant être revêtu de la forme qui seule est proprement hindoue ; et cet accord existe nécessairement chez tous ceux qui ont conscience des mêmes vérités, quelle que soit la façon dont ils en ont acquis la connaissance ».

Tous les poètes persans, arabes et turcs en terres d’Islâm qui ont marqué les orientalistes étaient des musulmans, et généralement initiés au tasawwuf. Et d’autres, comme Abû Nawas, se repentirent de leur vie de débauche, et dans leurs écrits, font état des louanges adressés à Allâh, et des éloges à l’égard du Sceau des Prophètes, Muhammad – ‘alayhî salât wa salâm – !

A l’origine, seuls leurs écrits théologiques étaient diffusés publiquement (puisque destinés à tous), tandis que leurs écrits métaphysiques étaient destinés à l’éducation de leurs disciples, qui pouvaient comprendre le sens réel et profond des enseignements ésotériques, à ne pas prendre au « pied de la lettre », puisque comprenant de nombreux symboles et des allégories. Le support écrit n’était pas destiné à se retrouver entre de mauvaises mains, incapables de saisir la portée véritable des enseignements ésotériques …


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