Si les sunnites enracinés dans le tasawwuf et les shiites gnostiques reconnaissent bien la haute station particulière de l’imâm ‘Alî (‘alayhî salâm) et ses nombreux mérites, ainsi que le fait qu’il soit un pilier du tasawwuf et de la communauté Muhammadienne, beaucoup ignorent le rang de Sayyidûna Abû Bakr (qu’Allâh soit satisfait de lui).
Et qui de mieux que le grand maître de l’ésotérisme islamique Ibn ‘Arabî (as-Shaykh al-Akbar) pour traiter la question ?
Il dit dans ses Futûhât al-Makkiyyah (chapitre 369 : « De la Connaissance de la Demeure des Trésors de la Générosité » Fî ma’rifat manzil mafâtîh khazâin al-jûd) à ce propos :
« Tel fut le cas (1) d’Abû Bakr as-Siddîq – qu’Allâh soit satisfait de lui ! – avec le Prophète – sur lui la grâce et la paix ! – quand celui-ci mourut. Ce jour-là, tout le monde fut profondément troublé et se mit à dire ce qu’il eût mieux valu ne pas entendre ! Tout le monde fit apparaître son incapacité et son manque de connaissance de l’Envoyé d’Allâh qu’il était censé suivre, à la seule exception d’Abû Bakr, dont l’état demeura inchangé en toute circonstance, car il savait ce qu’il en était, et la vérité profonde de ce qui se passait vraiment. Il monta donc sur le minbar et récita le verset : « Muhammad n’est rien d’autre qu’un envoyé (divin). Les (autres) envoyés sont passés avant lui. S’il meurt ou est tué, retournerez-vous sur vos pas ? Celui qui retournera sur ses pas ne nuira à Allâh en rien ; et Allâh récompensera ceux qui auront été reconnaissants » (Qur’ân 3, 144) (2).
En l’entendant, tous ceux qui avaient été la proie de leur illusion revinrent à eux : c’est à ce moment que les gens prirent conscience de l’excellence d’Abû Bakr sur le reste de la communauté (islamique) (3) ; c’est par là aussi qu’il se montra digne de l’Imâmat et de la préséance (4). Ceux qui lui prêtèrent alors le serment d’allégeance ne le firent pas sans raison. Seuls ne le prêtèrent pas ceux qui étaient demeurés dans l’ignorance à son sujet et, par là même, dans l’ignorance au sujet de l’Envoyé d’Allâh (5) ; ceux qui s’appuyaient uniquement sur leurs vues et leurs interprétations individuelles (car s’ils avaient été plus attentifs, ils se seraient souvenus du fait que), durant sa vie, l’Envoyé d’Allâh avait lui-même rendu témoignage de l’Excellence d’Abû Bakr au sein de la communauté en mentionnant « un secret fixé dans sa poitrine » (6). C’est ce secret qui, en ce jour, manifesta son pouvoir, et il s’agit uniquement de ce que nous venons de rappeler, à savoir la réalisation de la Station de la Servitude (maqâm al-‘ubûdiyya) à son degré parfait (7), sans aucun défaut, tant pour ce qui le concernait lui-même que pour ce qui concernait l’Envoyé d’Allâh. Celui-ci savait bien qu’Abû Bakr as-Siddîq demeurait avec Celui auquel lui-même appelait (les hommes), Allâh (le Très-Haut) ; il n’était pas avec lui (c’est-à-dire avec le Prophète), sinon en ce sens qu’il « voyait » que le discours qu’Allâh lui adressait – gloire à Sa transcendance ! – lui était communiqué par la bouche de l’Envoyé d’Allâh ; et cela pour tout discours qu’il entendait de sa part ; et même davantage : pour tout ce qu’Allâh lui communiquait directement, car Il lui avait donné une balance (mîzân) qui lui permettait de juger ce qu’il devait accepter du Discours (Divin) et ce qu’il devait repousser (8).
Nous avons l’espoir, si Allâh le veut, que notre Station initiatique sera celle-là ; qu’Il n’en fasse pas une prétention infondée (9) car, quant à moi, j’ai eu le goût de cette Station. Je l’ai goûtée d’un goût sans mélange et en ait acquis la connaissance par moi-même (10). De tous ceux qui m’ont précédé dans le temps, je ne l’ai entendue de la part de personne, en dehors d’Abû Bakr as-Siddîq, à la seule exception d’un Initié (min ar-rijâl) mentionné dans la Risâla de Qushayrî, car on rapporte de lui cette parole : « Si les gens se rassemblaient pour faire descendre mon âme au degré d’abaissement où je l’ai mise, ils seraient incapables de le faire ». Un tel propos ne peut être tenu que par celui qui a goûté la saveur de la servitude, et par nul autre. Lorsqu’une assemblée (jamâ’a) eut témoigné en ma faveur que j’étais comparable à ce qu’était Abû Bakr as-Siddîq parmi les Compagnons (11), j’ai su qu’il ne pouvait s’agir que de la Station de la pure Servitude (al-‘ubûdiyyat al-mahda) ; qu’Allâh en soit loué et remercié ! Qu’Allâh accorde à celui qui m’a vu une seule fois dans sa vie cette qualification (de pure servitude) ; qu’elle soit présente dans son âme en ce monde et dans la vie future ! Le « maître du blanc et du noir » a dit dans son livre à propos d’un Initié : « le Connaissant est celui dont le visage est noir dans ce monde et dans l’autre ». S’il faisait allusion à lui-même, c’est qu’il maîtrisait cette Station ; s’il tenait cette parole d’un autre, sans que ce soit sa qualification personnelle, il a tout de même accompli pleinement (pour ce qui le concerne) ce pourquoi l’homme a été créé, car le Très-Haut a dit : « J’ai créé les hommes et les jinns uniquement pour qu’ils M’adorent » (Qur’ân 51, 56), c’est-à-dire : (pour que l’homme Me serve) extérieurement et intérieurement (12) ; Il ne leur a donné aucune part dans (la Station de) la Seigneurie. C’est ainsi qu’il convient que l’homme soit en lui-même : il doit réaliser (en toutes circonstances) le droit de Celui pour qui il a été créé ; s’il ne le fait pas, il n’est qu’un « animal raisonnable » (13). Et Allâh dit le Vrai et indique la Voie ».
(1) [Ce passage fait suite au passage dans lequel le disciple (at-tilmîdh) qui a réalisé la « la Station de la Servitude (maqâm al-‘ubûdiyya) à son degré parfait » à l’instar de son Shaykh ne voit plus chez celui-ci « que l’aspect divin (jânib al-Haqq) parce que celui-ci fait de même : c’est de lui que ce disciple tire la Connaissance, mais il s’en remet à Allâh, non au Shaykh. Le disciple ne cesse de porter la plus grande attention à ce que le Shaykh dit dans son intérêt en toute circonstance : les ordres qu’il lui donne, les interdictions qu’il lui fait, les sciences qu’il lui communique pour son bénéfice ; tout cela, le disciple l’accepte de la part d’Allâh (qui s’exprime) par la langue de ce Shaykh. Le disciple apprend ainsi, par son Shaykh, ce que celui-ci sait à son propre sujet : à savoir qu’il est le lieu de la manifestation des décisions qui émanent de la seigneurie (divine) (mahall jaryân ahkâm ar-rubûbiyyah). De là, si le Shaykh meurt, nul autre que ce disciple ne prendra sa place, car il est seul à connaître l’état (véritable) de son maître ».
(2) [Trad. du verset : wa mâ muhammadun illâ rasûlun qad khalat min qablihi ar-rusulu, afa-iyna mâta aw qutila ‘nqalabtum ‘alâ a’qâbikum, wa man yanqalib ‘alâ ‘aqibayhi fa-lan yadurra-Llâha shay’an wa yajzî Allâha ash-shâkirîn].
(3) [Trad. de la phrase : wa ‘arafa-n-nâs hîna-idhin fadla Abî Bakr ‘alâ-l-jamâ’ah].
(4) [Trad. de la phrase : fa-stahaqqa-l-imâmah wa-t-taqdîm].
(5) [Trad. de la phrase : illâ man jahala minhu mâ jahala aydan min rasûli-Llâh].
(6) [Trad. de la phrase : as-sirr al-ladhî waqara fî sadrihi. Autre témoignage de l’Envoyé d’Allâh – sallallâh ‘alayhi wa sallam – sur l’excellence (fadl) d’Abû Bakr au sein de la communauté est sa parole : « Si je devais prendre un intime ce serait Abû Bakr, mais votre compagnon est l’intime d’Allâh. » ; Law kuntu muttakhidhan khalîlan la’attakhadhtu abâ bakra khalîlan lakinna sâhibakum khalîlu-Llâh (Hadîth cité par Ibn ‘Arabî dans le chap. 359 des Futûhât, Cf. par exemple, Edition de Dâr Sâder, T5, p.310)].
(7) [Il s’agit finalement du maqâm al-‘ubûdah].
(8) [Dans un commentaire du traducteur à la suite de la traduction : « Les termes yaqbulu (accepter) et yaruddu (refuser) sont ceux d’un langage technique relatif à la question de l’authenticité des hadîths. La « balance » dont il s’agit implique la capacité de confirmer l’autorité d’un hadîth dont la transmission est faible ou, au contraire, d’infirmer un hadîth dont la transmission est forte, sur le plan de la transmission historique. C’est là un privilège inhérent à la réalisation suprême et à une « proximité divine… »].
(9) [Trad. de la phrase : wa lâ yaj’alhâ da’wâ ghayr sâdiqah].
(10) [Trad. de la phrase : fa-innî dhuqtu hâdhâ-l-maqâm dhawqan lâ mizâja fîhi a’rifuhu min nafsî].
(11) [Trad. de la phrase : ‘alâ qadami Abî Bakr as-Siddîq mina-s-sahâbah. Le symbolisme des pieds est en relation avec la Voie initiatique (tarîqah) comme l’avait affirmé le Shaykh Muhammad Amîn al-Kurdî (mort en 1332/1914) – radiyallâh ‘anh – dans son Tanwîr al-qulûb : « On entend par l’expression « pied » (qadam) la sunnah (le chemin) et la tarîqah (la Voie) ».].
(12) Sur cette signification, cf. l’étude Aperçus sur la Doctrine akbarienne des jinns, de Charles-André Gilis, p.21-22.
(13) Insân hayawân ; littéralement : un homme-animal ».
Nous nous sommes globalement basés sur la traduction et les annotations du Shaykh Abd ar-Razzâq Yahyâ (Charles-André Gilis) dans son excellent ouvrage Tawhîd et Ikhlâs – Aspects ésotériques (éd. Le Turban Noir, 2006), pp.199-202. Pour le texte en arabe, voir par exemple l’édition de Dâr Sâder, Beyrouth, 1424/2004, T6., pp.89-90.
Pour les mérites de notre maître Abû Bakr, ils sont nombreux, que ce soit selon les paroles prophétiques ou des compagnons (comme l’imâm ‘Alî ou Ibn ‘Abbâs), ou selon les dévoilements des grands saints, – y compris les imâms des ahl ul bayt comme l’imâm Jâ’far as-Sâdiq, Zayd Ibn ‘Alî, le Shaykh Abdul Qâdîr al-Jilânî et d’autres -, que la Paix Divine soit sur eux tous !
« Allâh a élu mes compagnons parmi tous les hommes des mondes, hormis les Prophètes et les Messagers, et Il m’a désigné quatre parmi mes compagnons. Il a fait d’eux mes meilleurs compagnons, sachant qu’en chacun de mes compagnons il y a du bien : Abû Bakr, `Umar, Uthmân et `Alî » (Hadîth rapporté par Abû Nu`aym, Al-Khatîb, par Ibn `Asâkir et par d’autres, dont d’autres ahâdîths du même sens).
« Abû Bakr ne vous devance pas par un excès de prières ou de jeûne, mais en raison (grâce à) d’un secret qui se trouve dans son « coeur » [for intérieur] » (Hadîth rapporté par At-Tirmidhî, par Ahmad dans Kitab fada’il al-Sahaba, par Al-Ghazâlî dans son Ihyâ’, par Al-Hakîm At-Tirmidhî dans Nawâdir Al-Usûl selon Bakr Ibn `Abd Allâh Al-Muzanî, cf. Al-Maqâsid Al-Hasanah d’As-Sakhâwî, p. 196, ; cette parole est aussi attribuée à Abû Bakr Ibn `Ayyâsh dans Minhâj As-Sunnah An-Nabawiyyah d’Ibn Taymiyya, 8/493 ; ce récit possède plusieurs chaines, dont certaines sont faibles tandis que d’autres sont bonnes.).
« Je reçus l’Ordre de charger Abû Bakr d’interpréter les songes » (Hadîth rapporté par Ad-Daylamî). « Abû Bakr interprète les songes, et les pieux songes sont une part de la Prophétie » (Hadîth rapporté par At-Tabarânî dans Al-Kabîr).
« Abû Bakr As-Siddîq est mon ministre (wazîri), et mon Calife (ou mon vicaire) sur ma communauté après ma mort, `Umar parle par ma langue, `Ali est mon cousin, mon frère et le porteur de mon étendard, et `Uthmân est de moi et je suis de lui » (Hadîth rapporté par At-Tabarâni dans Al-Kabîr, et Ibn `Adî dans Al-Kâmil, et d’autres l’ont rapporté également).
« Abû Bakr et `Umar sont pour moi comme mes yeux pour ma tête, `Uthmân Ibn `Affân est pour moi ce que ma langue est pour ma bouche et `Alî Ibn Abî Tâlib est pour moi ce que mon âme est pour mon corps » (Hadîth rapporté par Ibn Najjâr).
Selon Anas, le Messager d’Allâh (‘alayhî salât wa salâm) a dit : « Abû Bakr et ‘Umar sont les maîtres des personnes âgées du Paradis parmi les Premiers (Al-Awwalîn) et les Derniers (Al-âkhirîn), hormis les Prophètes et les Messagers » (Hadîth rapporté par Ad-Diyâ’ dans son Mukhtâr, ainsi que de nombreux autres savants et rapporteurs).
Selon Abû Hurayrah, le Messager d’Allâh (‘alayhî salât wa salâm) a dit : « Abû Bakr et `Umar sont les meilleurs des Prédécesseurs (Al-Awwalîn), ils sont les meilleurs des Gens du Ciel, les meilleurs des Gens de la Terre, hormis les Prophètes et les Messagers » (Hadîth rapporté par Ibn `Adî, Al-Hâkim dans Al-Kunâ et Al-Khatîb dans At-Târîkh).
Selon `Ikrimah Ibn `Ammâr selon Iyâs Ibn Salamah Ibn Al-Akwa`, selon son père, le Messager d’Allâh (‘alayhî salât wa salâm) a dit : « Abû Bakr est le meilleur des gens après moi, hormis tout Prophète », (Hadîth rapporté par Ibn `Adî ,At-Tabarâni dans Al-Kabîr, et d’autres).
Selon Ibn `Abbâs, le Messager d’Allâh (‘alayhî salât wa salâm) a dit : « Abû Bakr est mon compagnon, celui qui me fut d’une douce compagnie dans la grotte, reconnaissez-lui cela car si j’avais à choisir un ami intime, j’aurais choisi Abû Bakr » (Hadîth rapporté par Abdallâh, le fils de l’Imâm Ahmad [Ibn Hanbal], dans le complément du Musnad, et par Ad-Daylamî et d’autres).
Selon Ibn `Abbâs le Messager d’Allâh (‘alayhî salât wa salâm) a dit : « Abû Bakr et `Umar sont pour moi ce que Harûn fut pur Mûsâ [Moise] » (Hadîth rapporté par Al-Khatîb dans son Tarîkh, et d’autres ; et le même propos élogieux fut prononcé à l’égard de l’imâm ‘Alî, – ‘alayhî salâm ! -).
« Abû Bakr est de moi et je suis de lui, et il est mon frère ici-bas comme dans l’au-delà » (Hadîth rapporté par Ad-Daylamî). Propos que le Prophète (‘alayhî salât wa salâm) tint aussi à l’égard de nos maîtres ‘Alî, ‘Uthmân, Abû Mûsa al-Asha’rî et d’autres compagnons.
Dans la chaine d’or du cheminement initiatique de la tariqa Naqshbandiyya, – l’une des plus répandues au monde -, on trouve aussi notre maître Abû Bakr dans le maillon de la chaine initiatique (silsila), puisant sa science du Prophète Muhammad (‘alayhî salât wa salâm).
Rappelons aussi que notre maître Abû Bakr eut dans sa descendance, des grandes figures de l’Islam, vénérées aussi bien par les sunnites véridiques que par les shiites, à l’instar de notre imâm Jâ’far as-Sâdiq (‘alayhî salâm) ! En effet, il est le fils du grand imâm de son temps, Muhammad al-Baqîr, et le neveu du grand imâm Zayd Ibn ‘Alî, les deux furent l’élite des ahl ul bayt en leur temps. Sa mère était Umm Farwah bint al-Qasim (descendante de Abû Bakr) dont son père était Al-Qasim ibn Muhammad ibn Abi Bakr et son grand-père était Muhammad ibn Abi Bakr. Elle eut un deuxième fils avec Muhammad al-Baqir nommé Abdullah bin Muhammad al-Baqir. Elle avait de nombreuses connaissances en histoire et était une Imamiyyat (femme du Ahl al-bayt) qui transmettait des récits sous l’autorité de l’imâm ‘Alî Zayn al-Abidîn. Son grand-père est `Ali Zayn al-`Âbidîn (38 H/658 – 95 H/714) qui était le fils de l’imâm Al-Hussayn (‘alayhi salâm) et de Shahr Banû (dame de la cité) qui était l’une des filles du dernier empereur sassanide de Perse, Yazdgard III. Depuis lors, la noble lignée des ahl ul bayt était à la fois arabe et perse.
A sa naissance, l’imâm Jâ’far était donc déjà riche de ses deux lignées :
– du côté paternel, son grand-père ‘Alî Zayn al-‘Abidîn (fils de Husayn) avait pour épouse sa cousine Fatima (fille de Hassân). Ainsi, il appartenait doublement à la branche du Prophète.
– du côté maternel, son grand-père al-Qasim (petit-fils d’Abû Bakr) avait pour épouse sa cousine Asma (petite-fille d’Abû Bakr aussi). Ainsi il appartenait aussi doublement à la branche de notre maître Abû Bakr.
Il fut donc éduqué selon la science et la piété de la famille de ‘Alî comme de la famille de Abû Bakr, qu’Allâh soit satisfait d’eux tous !
Il est donc Sayyidunâ Ja’far As Sâdiq Ibn Muhammad Al Bâqir Ibn ‘Alî Zayn ul ‘Âbidîn Ibn Al Hussayn Ibn ‘Alî Ibn Abî Tâlib (qu’Allâh l’agrée ainsi que sa noble ascendance). En plus d’être un descendant de Sayyidunâ ‘Alî Ibn Abî Tâlib Al Murtadâ’, il était également un descendant de Sayyidunâ Abû Bakr As Siddîq. Comme cela fut rapporté à la fois par les shiites et les sunnites, Al Imâm Ja’far As Sâdiq a dit : « Je suis né deux fois à partir de Abû Bakr » (Ibn ‘Inâbah, ‘Umdat ut Tâlib).
Car en effet, sa mère Ummu Farwah avait pour père l’éminent Faqîh de Médine, Al Imâm Al Qâsim Ibn Muhammad Ibn Abî Bakr As Siddîq, et pour mère la pieuse et noble Asmâ’ Bint ‘Abd ar Rahmân Ibn Abî Bakr As Siddîq. Rappelons également que Muhammad Ibn Abî Bakr As Siddîq avait été adopté et élevé par Sayyidinâ ‘Alî à la mort de Sayyidinâ Abû Bakr, et qu’il fut un fervent partisan de Ahl Al Bayt cruellement assassiné. C’est ainsi que l’Imâm Jâ’far naquit au sein d’une famille éminemment noble, en 80 H., la même année que les Imâms Zayd Ibn ‘Alî Zayn ul ‘Âbidîn et Abû Hanîfa.
L’imâm Al Hakîm Abû ‘Abdi Llâh, qui était un sunnite ayant relaté les
nombreux mérites des ahl ul bayt a dit : « Jâ’far [As Sâdiq] Ibn Muhammad
rapporta d’après son père Muhammad [Al Baqîr] Ibn ‘Alî [Zayn ul ‘Âbidîn] que
‘Abdu Llâh Ibn Jâ’far Ibn Abî Tâlib a dit : « Abû Bakr As Siddîq est
devenu notre Calife et il fut le meilleur des Califes d’Allâh, il fut le plus
charitable et le plus attentionné envers nous (les Ahl ul Bayt) » »
(Rapporté par al-Hakîm dans son Al Mustadrak).
Abû Bakr disait en effet : « Cherchez la proximité (urqubû) de Muhammad
-salallahû ‘alayhi wa salam- à travers les membres de sa famille » (Hadîth
rapporté par al-Bukharî et Muslim dans leur Sahîh, sous l’autorité de
Ibn ‘Umar).
Cela fut aussi l’attitude de l’imâm ‘Alî (‘alayhî salâm) à l’égard de Abû Bakr
(‘alayhî salâm) : « Qu’Allâh fasse miséricorde à Abû Bakr, Par
Allâh il était clément envers les pauvres, il récitait le Qur’ân, il
interdisait le blâmable, il était un connaisseur de sa religion, il craignait
Allâh, il réprimait les actes prohibés et ordonnait le convenable, il passait
la nuit en priant et le jour en jeûnant, il a surpassé ses compagnons en piété
et en sobriété, et les a devancé en ascétisme et en chasteté » (Nâssikh
al-Tawarîkh de Mirza Muhammed Taqî al-Kâshânî surnommé Lissân al-Mulk
5/143-144).
Ad-Dhahâbî rapporte également cette parole de l’imâm ‘Alî : « Auparavant, lorsque j’entendais un hadith de la bouche du Prophète (ﷺ), je m’instruisais de son contenu selon la Volonté Divine, mais lorsqu’il me fut rapporté par une autre personne, je le fis passer sous serment pour s’assurer de sa véracité sauf pour Abû Bakr as-siddîq (le véridique) car Abû Bakr ne dit que la vérité ».
Selon `Ali (‘alayhî salâm) le Prophète Muhammad (‘alayhî salât wa salâm) a dit : « Jibrîl vint me trouver. Je lui dis : qui émigre avec moi ? Il répondit : Abû Bakr, et c’est lui qui te succède à la tête de ta communauté, et c’est lui le meilleur de ta communauté » (Hadîth rapporté par Ad-Daylamî).
L’imâm ‘Alî (‘alayhî salâm) a dit : « Lorsque le Messager d’Allâh (‘alayhî salât wa salâm) fut décédé, nous avons étudié notre affaire et nous avons trouvé que le Prophète (‘alayhî salât wa salâm) a mis en avant Abû Bakr pour la prière ; alors nous avons accepté pour le temporel (pouvoir politique) celui dont le Messager (‘alayhî salât wa salâm) fut satisfait pour le religieux (spirituel, cultuel, …), et nous avons mis Abû Bakr en avant » (Ibn Sa’d dans ses Tabaqat, 3/167 ; rappelons que son maître al-Waqidî était un « shiite » au sens politique, partisan de l’imâm ‘Alî).
Touché par la maladie, Abû Bakr commença à s’inquiéter du sort de la communauté et craignit qu’à sa mort, la discorde menaçât sa cohésion et sa fermeté. Il consulta plusieurs Compagnons du Prophète qui se montrèrent, pour la plupart, en faveur de la désignation de `Umar Ibn Al-Khattâb en tant que Calife. Le dernier mot devant être celui de la communauté, il s’adressa aux habitants de Médine pour demander leur avis. Il dit : « Ô gens ! J’ai fait un choix après avoir consulté nombre de sages. Êtes-vous prêts à l’accepter ? » Les habitants de Médine répondirent par l’affirmative sauf `Alî Ibn Abî Tâlib qui s’exclama : « Non, non… nous n’accepterons que `Umar ! » Abû Bakr sourit aussitôt et dit : « C’est `Umar ! » » (As-Suyûtî, Ar-Rawd Al-Anîq fî Fadl As-Siddîq).
Notre maître, l’imâm Muhammad ibn Al-Hanafiya (le fils d’Alî) raconte : « J’ai demandé à mon père, « qui sont les meilleurs gens après l’Envoyé d’Allâh ? ». Il dit : « Abû Bakr ». J’ai alors demandé « qui ensuite ? ». Il dit, alors « `Umar ». Ayant peur qu’il dise ensuite `Uthmân, j’ai donc demandé : « et toi ? ». Il répondit : « je suis seulement une personne ordinaire’ » (Sahîh Bukharî). On reconnait là, à la fois la sagesse et l’humilité de ‘Alî, qui était l’un des plus grands compagnons, aux qualités exceptionnelles, mais qui faisait honneur à ses aînés et qui faisait l’éloge d’autres grands compagnons comme Abû Bakr, ‘Umar et ‘Uthmân. Et certes, il n’était pas du nombre des menteurs ou des lâches. Cependant, pour concilier les différents ahadîths, qui tantôt disent que le plus aimé des hommes par le Prophète était Abû Bakr, tandis que d’autres parlent de ‘Alî, les deux à travers des voies de transmissions authentiques et abondantes, nous dirons que Abû Bakr était l’homme le plus aimé parmi les personnes âgées et ceux qui ne faisaient pas partie biologiquement des ahl ul bayt, tandis que l’imâm ‘Alî était le jeune le plus aimé, et faisait partie des ahl ul bayt.
Aussi bien Abû Bakr que ‘Alî furent d’un grand secours pour le Prophète, occupèrent des fonctions importantes à l’époque du Prophète (imâm dans la prière, compagnon intime, commandant de bataillons, témoignages en sa faveur, accompagnement lors d’occasions politiques, diplomatiques, sociales et religieuses de grande importance, etc.). Alors que l’imâm ‘Alî n’était encore qu’un enfant sans influence sociale, financière ou tribale pour soutenir le Prophète, ce fut Abû Bakr qui joua ce rôle, et qui continua à le faire, jusqu’à ce qu’Alî grandisse, qu’Umar et ‘Uthmân rejoignirent le Prophète et sa cause, et tous furent d’une grande aide pour le Prophète et sa communauté, sans oublier Khadija, ‘Aîsha, Umm Salama et les filles du Prophète dont la sainte Fatima.
Abû Bakr était une autorité dans le domaine exotérique, tout en étant discret dans son ésotérisme, tandis que l’imâm ‘Alî qui était aussi une autorité dans l’exotérisme, y était cependant plus discret, mais manifestait clairement l’excellence dans son ésotérisme.
S’il y a divergence pour savoir qui de ‘Alî et de Abû Bakr surpassent l’autre, cela n’est pas un point central de la doctrine islamique, et tout musulman orthodoxe se doit de les aimer et de savoir que leur rang spirituel est immense.
Le célèbre maître spirituel, juriste, traditionniste et poète persan Jalâl ud-Dîn Rûmî serait aussi le descendant de Sayyidûna Abû Bakr tout comme de Sayyidûna ‘Alî, et fit de nombreux éloges d’eux deux dans ses magnifiques recueils de poésie.
Le Shaykh Najm ud-Dîn Kubrâ (540 H/1145-46 – 618 H/1221), de son vrai nom Ahmad ibn ‘Umar ibn Muhammad ibn ‘Abdallah al-Sûfî al-Khiwaqî. Il est le Shaykh musulman d’origine persane, l’ascète, le Sûfi, le théologien, le juriste shafiite, le muhaddith, l’exégète, le maître spirituel, le noble martyr face aux mongols. Il étudia différentes sciences auprès de grands maîtres. Surnommé aussi « walî tirâsh » (« faiseur de saints ») en raison du fait qu’il lui suffisait parfois de porter un « regard perçant » (de nature spirituelle) ou d’opérer un « déclic intérieur » à travers quelques paroles ou sermons, pour que des personnes soient « projetées » vers la voie de la sainteté en peu de temps. Il est également célèbre pour être à l’origine d’une branche confrérique du tasawwûf, la Kubrâwiyya.
Il fut tout d’abord hostile au tasawwûf avant d’embrasser cette voie puis d’en devenir un brillant représentant. Sa pratique du tasawwûf s’appuyait sur le Qur’ân et la Sunnah comme en témoignent ses enseignements et ses traités. Son commentaire du Qur’ân intitulé ‘Ayn al-Hayât est grandement apprécié et constitue un chef d’œuvre en son genre. Il a aussi rédigé un écrit célèbre sur le tasawwûf, intitulé Fawâtih al-jamâl wa fawâ’ih al jalâl (en français : Les Eclosions de la beauté et les parfums de la majesté, traduit et présenté par Paul Ballanfat, aux éditions de l’éclat, 2001).
L’un des premiers, si ce n’est le premier Shaykh sûfi, qui l’a initié au tasawwûf, est Ismâ’îl Qasrî (considéré comme un pôle spirituel à son époque, du moins dans sa région), qui l’initia d’ailleurs à la pratique du samâ’ (alors que Najm ud-Dîn y était hostile durant sa jeunesse selon ce qui est rapporté) dont la chaine initiatique remonte à Kumayl Ibn Ziyâd, d’après l’imâm ‘Alî, d’après le Prophète Muhammad.
Ensuite, son maître l’envoya vers un autre maître du nom de ‘Ammâr al-Bidlîsî (qui était rattaché à la tarîqa Suhrawardiyya, du Shaykh Abû al-Najîb al-Suhrawardî mort en 563 H/1168), et Najm ud-Dîn fut donc rattaché à cette tarîqa également via ‘Ammâr al-Bidlîsî.
Ses chaines initiatiques remontent par de grands imâms tels que Ahmad al-Ghazâlî, …, Junayd, Sarî al-Saqatî, Ma’rûf al-Karkhî, Dawûd al-Tâ’î, Habîb al-‘Ajamî, Hassân al-Basrî, ‘Alî ibn Abû Tâlib, jusqu’au Prophète Muhammad (‘alayhî salât wa salâm).
‘Ammâr al-Bidlisî l’envoya ensuite chez un autre maître de la Suhrawardiyya, le Shaykh Rûzbihân Kâzarûnî Misrî (à ne pas confondre avec Rûzbihân Baqlî Shîrâzî).
Najm ud-Dîn Kubrâ fonda ensuite sa propre tarîqa (confrérie, ordre sûfi), nommée la Kubrâwiyya.
Il avait un lien particulier avec l’imâm ‘Alî, l’ayant vu à plusieurs reprises en songe en compagnie du Prophète, détenant des informations et des confirmations de traditions prophétiques transmises par chaine de transmission ordinaire, il dit : « Je me suis « absenté (à moi-même) et j’ai vu le Prophète – ‘alayhî salâm – en compagnie de ‘Alî. Je me suis dépêché d’aller vers ‘Alî, je l’ai pris par la main, et je la lui ai serrée. J’ai eu l’inspiration qu’il me semblait entendre le Prophète élu dire : « Celui qui serre la main de ‘Alî, entrera au Paradis ». J’ai alors demandé à ‘Alî si ce propos était juste, et il me répondit : « Certes, l’Envoyé d’Allâh a dit vrai, celui qui m’aura (avec sincérité) serré la main entrera au Paradis » » (cf. Al-Qâdî Nûrullâh Shûshtarî, Majâlis al-mu’minîn, 2/74 ; et aussi Qâdî Maybudî dans Sharh Dîwân al-murtadawî). A noter que lors de l’événement appelé « Ghadir Kumm », célèbre récit mutawatir rapporté dans plusieurs sources sunnites avec une grande fiabilité, tous les nobles compagnons qui étaient présents ont félicité l’imâm ‘Alî pour son haut rang spirituel et les mérites qui lui furent attribués publiquement par le Prophète Muhammad, mais ni le Prophète, ni l’imâm ‘Alî ni aucun autre compagnon n’ont compris cet événement comme étant la désignation de la succession politique formelle (plusieurs récits authentiques dans les sources sunnites et shiites indiquent bien, que même après cet événement, l’imâm ‘Alî et Ibn ‘Abbâs n’ont jamais eu connaissance d’une quelconque désignation privée ou publique de la succession politique par un ahl ul bayt). Aucun terme désignant spécifiquement l’autorité politique n’a été employé, tels que « Sultân », « amir », « khalif », « mâlik ». Le but du Prophète, lors de cet événement, était entre autres choses, d’annoncer ou de rappeler publiquement, à tous les fidèles, dont les proches compagnons, de l’importance qu’avait l’imâm ‘Alî, tant dans sa proximité avec le Prophète, que dans l’amour que la communauté devait lui porter, ainsi que sa fonction d’héritier spirituel par excellence, et donc de la haute considération qui lui était portée.
Dans
une ijaza que Najm ud-Dîn Kubrâ donna à l’un de ses disciples, il cita le
hadith du manteau (cf. Sahîh Muslim notamment, à noter qu’une chaine de ce
récit est rapportée sous l’autorité de ‘Aîsha), dans lequel le Prophète étendit
son manteau sur l’élite des ahl ul bayt (Fâtima, ‘Alî, Hassân et al-Hussayn),
ainsi que deux autres récits prophétiques : « Tu es envers moi
comme Hârûn à l’égard de Mûsa, sauf qu’il n’y aura pas de prophète après
moi » et « Celui dont je suis ami, ‘Alî est son ami, Ô
Allâh ! Sois amis de celui qui est son ami, (et) ennemi de celui qui est
son ennemi ».
Dans son tafsîr du Qur’ân (13b), il qualifie l’imâm ‘Alî de « prince des
héritiers » (sayyîd al-awsiyâ’). Sa relation privilégiée avec l’imâm ‘Alî
le conduit aussi à apprécier les autres compagnons du Prophète ainsi qu’avec
‘Aîsha, qu’il tient en haute estime, preuve spirituelle également s’il en est,
que l’imâm ‘Alî n’était pas en opposition avec les califes bien-guidés et les
épouses du Prophète, quoi que pouvaient être les divergences (toujours
possibles, sans briser la fraternité et l’islamité des membres au sein d’une
même communauté) entre les compagnons et les épouses du Prophète (de nobles
compagnons étaient en désaccord entre eux, tout comme certaines épouses du
Prophète n’ont pas hésité à exprimer leurs désaccords à l’égard de certains
propos ou de certaines décisions de grands compagnons). Au début de son Tafsîr
(7a), il cite la parole prophétique à l’égard d’Abû Bakr : « Le
plus compatissant des membres de ma communauté envers ma communauté est Abû
Bakr ». Abû Bakr lui-même, dans de nombreux récits, manifeste sa
compassion et son désir de satisfaire aussi bien le Prophète Muhammad que
l’imâm ‘Alî, Fâtima la fille du Prophète, ainsi que Al-Hassân et Al-Hussayn.
Dans son commentaire du passage qurânique (3, 33-34) il cite la parole
prophétique : « Est de ma famille tout croyant craignant Allâh et
qui est pur », précisant que le plus noble héritage prophétique est de
nature spirituelle (ce que diront aussi les ahl ul bayt eux-mêmes).
Très intelligent et érudit, il était aussi entouré de nombreux disciples qui étaient des savants dans les sciences islamiques, la médecine, la logique, la rhétorique, la théologie scolastique (basée sur une argumentation rationnelle tout en étant conforme aux principes qurâniques), la poésie, l’histoire, l’astronomie, les mathématiques, etc.
Le célèbre Shaykh et maître spirituel de sa génération, Abû-l-Hassân al-Hujwirî (+- 999 – 1076) a dit dans son Kashf al-mahjûb li-arbâb al-qulûb : « (Abû Bakr al-Ṣiddîq) est placé par les maîtres à la tête de ceux qui ont adopté une vie contemplative (mushâhada) parce qu’il négligeait les manifestations extérieures ; tandis que ʿUmar est placé à la tête de ceux qui ont adopté une voie purgative (mujâhada) en raison de sa rigueur et de son assiduité dans la dévotion. Il est écrit, dans les traditions authentiques, et il est bien connu des savants, que lorsqu’Abû Bakr priait la nuit, il avait coutume de réciter le Qur’ân à voix basse, alors que ʿUmar le récitait à voix haute. Le Prophète demande à Abû Bakr pourquoi il procédait ainsi. Abû Bakr répondit : « Celui avec qui je converse entendra.” ʿUmar, à son tour, répondit : « J’ai éveillé les somnolents et chassé le Démon ». L’un donnait une preuve de contemplation, et l’autre d’ascèse. Or l’ascèse, comparée à la contemplation, est comme une goutte d’eau dans la mer, et, pour cette raison, le Prophète dit que ʿUmar n’était pas tout à fait équivalent à Abû Bakr » ».
Dans la même œuvre, à la section réservée à l’imâm Abû Hanîfa Numân ibn Thâbit al-Kharrâz (80 H/699 – 150 H/767) il relate les rêves et dévoilements spirituels qu’il a eu concernant l’imâm Abû Hanifa et le calife Abû Bakr as-Siddîq, qui étaient aussi 2 partisans et protecteurs des Ahl ul bayt : « Il est l’imâm des imâms et le plus grand des juristes. Fermement établi dans les œuvres d’ascèse et de dévotion, il était une grande autorité sur les principes du soufisme.
Tout d’abord, il souhaitait vivre dans la retraite et abandonner la société des hommes, car il avait libéré son cœur de toute pensée de pouvoir et de faste. Une nuit, cependant, il rêva qu’il ramassait les ossements du Prophète dans sa tombe, choisissant quelques-uns et délaissant les autres. Il se réveilla terrifié et demanda à Muhammad ibn Sîrin d’interpréter son rêve. Celui-ci lui dit : : « Tu atteindras un haut degré dans la connaissance du Prophète et dans la préservation de ses règles de conduite (sunna), de sorte que tu sépareras ce qui est authentique de ce qui est apocryphe. » Une fois, Abû Hanîfa rêva que le Prophète lui disait : « Tu as été créé en vue de faire revivre ma sunna, ne te retire pas dans la solitude ». Il fut le maître de plusieurs shaykhs, tels que Ibrâhim ibn Adham, Fudayl ibn ‘Iyâd, Dâwud Tâ’i et Bishr Hâfî, et certains autres.
Durant le règne du calife Mansûr, un projet fut formé pour nommer au poste de cadi l’une des quatre personnes suivantes : l’imâm Abû Hanîfa, Sufyân Thawrî, Mis‘ar ibn Kidâm, et Shurayh. Tandis qu’ils voyageaient ensemble pour rendre visite à Mansûr, qui les avait convoqués en sa présence, Abû Hanîfa dit à ses compagnons : « Je refuserai le poste au moyen de certaines astuces, fera semblant d’être fou, Sufyân s’enfuira, et Shurayh deviendra cadi (juge) ». Sufyân s’enfuit et s’embarqua sur un navire, suppliant le capitaine de le cacher et de le sauver de la décapitation. Les autres furent amenés en présence du calife. Mansûr dit à Abû Hanîfa : « Tu dois accepter d’être cadi ». Abû Hanîfa répondit : « Ô Commandeur des croyants, je ne suis pas un Arabe, mais descendant d’un de leurs esclaves ; et les chefs des Arabes n’admettent pas mes décisions ». Mansûr dit : « Cette fonction n’a rien à voir avec la généalogie : elle exige du savoir, et tu es le savant le plus éminent de nos jours ». Abû Hanîfa persista à affirmer qu’il n’était pas en mesure d’occuper ce poste. « Ce que je viens de dire le montre, s’exclama-t-il, car si j’ai dit la vérité, je suis discrédité, et si j’ai dit un mensonge, il n’est pas juste qu’un menteur juge des musulmans, et que tu lui confies les vies, les biens et l’honneur de tes sujets ». Il obtint gain de cause par cette ruse. Puis Mis‘ar s’avança et prit la main du calife en disant : « Comment vas-tu, toi, et tes enfants et tes bêtes de somme ? — Emmenez-le, s’écria Mansûr, il est fou ! ».
Finalement, on dit à Shurayh qu’il devrait occuper le poste de cadi. « Je suis mélancolique, dit-il, et inintelligent ». Sur quoi Mansûr lui dit : « Bois des tisanes et des potions, jusqu’à ce que ton intelligence redevienne normale ».
Ainsi, Shurayh fut nommé cadi, et Abû Hanîfa ne lui adressa plus jamais la parole.
Cette histoire montre non seulement la sagacité d’un Abû Hanîfa, mais aussi son choix de la voie de la droiture et du salut, et sa détermination de ne pas se laisser égarer par la recherche de la popularité et de la renommée mondaine. Cela montre, en outre, la justesse de la doctrine du blâme (malâma), puisque ces 3 hommes vénérables avaient eu recours à des ruses pour éviter la renommée. Bien différents sont les savants de notre époque, qui font des palais des princes leur qibla et des maisons des méchants leur sanctuaire, et ont renoncé à tout ce qui n’est pas gloire mondaine.
Une fois, un savant de Ghazna, qui prétendait être un théologien érudit et un chef religieux, déclara que c’était une hérésie de porter un froc rapiécé (muraqqa’a). Je lui dis : « Tu ne considères pas comme hérétique de porter des habits de brocart tout de soie ; et, outre qu’ils sont en eux-mêmes illicites pour les hommes, ils ont été sollicités avec importunité (ce qui est aussi illicite), auprès de tyrans dont les richesses sont absolument illicites. Pourquoi donc est-il illicite de porter un vêtement licite, dont l’origine est licite, et qui a été acheté avec de l’argent licite ? Si tu n’étais pas gouverné par une vanité innée et les erreurs de ton âme, tu exprimerais une opinion plus judicieuse. Les femmes peuvent porter licitement une robe de soie, mais un tel tissu est illicite pour les hommes, et seulement toléré pour les fous. Si tu reconnais la vérité de ces deux assertions, alors tu es excusé : sinon, tu manques d’équité ». Allâh nous garde du manque d’équité !
L’imâm Abû Hanifa raconte : « Quand Nofal ibn Hayyan mourut, je rêvai, ce soir-là, que c’était le Jour de la Résurrection, et que tout le monde se trouvait au lieu du Jugement. Le Prophète se tenait debout auprès d’un bassin d’eau et, à sa droite et à sa gauche, étaient les shaykhs. Je vis un vieillard au visage resplendissant et aux cheveux blancs, et à côté de lui se trouvait Nofal. Quand ce dernier me vit, il s’approcha de moi et me salua. Je lui dis : « Donne-moi de l’eau ». Il répondit : « Je dois demander l’autorisation du Prophète ». Le Prophète fit signe qu’il me donne de l’eau. J’en ai bu, et j’en ai donné à tous mes compagnons, mais l’eau ne diminuait pas. J’ai demandé à Nofal : « Qui est ce vieil homme au côté droit du Prophète ». Il dit : « (le Prophète) Ibrahim, l’Ami d’Allâh. L’autre, c’est Abû Bakr as-Siddîq ». Je continuai à l’interroger, et je comptai sur mes doigts, jusqu’à ce que j’arrive au nombre de 17. Lorsque je me suis réveillé, la position de mes doigts indiquait le chiffre 17 ».
Yahyâ Ibn Mû’adh al-Râzî raconte ce qui suit : « Je rêvai que je demandais au Prophète : « Envoyé d’Allâh, où te chercherai- je ? ». Il répondit : « Dans la science de Abû Hanîfa » ».
Une fois, quand j’étais en Syrie, je m’endormis près de la tombe de Bilâl le Muezzin, et je rêvai que je me trouvais à La Mecque, et que le Prophète entrait par la porte des Banû Shayba, serrant tendrement un vieillard sur son sein de la même façon que d’habitude on porte les enfants; et je courus vers lui et baisai son pied, et restai stupéfait, me demandant qui pouvait être ce vieil homme ; et que le Prophète était miraculeusement au courant de mes pensées secrètes et me disait : « C’est ton Imâm et ton compatriote », voulant dire Abû Hanîfa. Après ce rêve, je nourris de grands espoirs pour moi-même et pour les gens de mon pays. Ce rêve m’a convaincu, en outre, qu’Abû Hanîfa était l’un de ceux qui, ayant annihilé leurs attributs sensuels, demeurent fermes dans l’observance des prescriptions de la Shar’îah, sinon il n’aurait pas été porté par le Prophète. Il avait annihilé ses attributs personnels, et subsistait par les attributs du Prophète, et comme le Prophète ne peut se tromper, celui qui subsiste en lui ne peut tomber dans l’erreur. Il y a là une idée subtile.
Quand Dâwud Tâ’i eut acquis le savoir et fut devenu une autorité célèbre, il se rendit chez Abû Hanîfa et lui dit : « dois-je faire à présent ? » Abû Hanîfa répondit : « Pratique ce que tu as appris, car la théorie sans la pratique est comme un corps sans âme. » Celui qui se contente du savoir abstrait n’est pas un savant, et l’homme véritablement savant ne se contente pas du seul savoir.
De même, la direction divine implique l’ascèse, sans laquelle on ne peut parvenir à la contemplation. Il n’y a pas de connaissance sans action, étant donné que la connaissance est le produit de l’action, et est engendrée, développée et rendue profitable par l’action. Ces deux notions ne peuvent être séparées en aucune façon, de même que la lumière du soleil ».
De même, le célèbre poète et maître spirituel persan, Farîd ud-Dîn Attâr, dans son Cantique des oiseaux (Manṭiq al-ṭayr en arabe), fit l’éloge de notre maître Abû Bakr (qu’Allâh soit satisfait de lui !), à la fois selon les données traditionnelles issues des ahadiths reconnus, mais aussi à travers les dévoilements spirituels et les inspirations divines :
« Le premier calife fut le premier ami
Le second compagnon des deux de la caverne (1)
Chef religieux, ami sincère, lui, Abû Bakr
Qui en toute chose avait la prééminence
Tout ce qu’Allâh versait de Sa sublimité
Dans la noble poitrine du Prophète Muhammad
Il le versa aussi dans le cœur d’Abû Bakr
Qui ainsi, tant qu’il fut, irradiait le Vrai
Ayant aspiré en un souffle les deux mondes
Il scella sa bouche et opta pour le silence (2)
Toute la nuit en prière et la tête baissée (par humilité)
Dans son ardeur, il gémissait en pleine nuit
Et le parfum musqué de ses soupirs ardents
Atteignait à la Chine et transformait en musc
Le sang de la gazelle du désert tatar (3)
C’est pourquoi le soleil de notre religion (4)
A dit qu’il faut « chercher la science jusqu’en Chine » (5).
S’il mettait par sagesse un caillou dans sa bouche
C’était pour que sa langue dise intensément « Hû » (6).
Ainsi donc le caillou lui retenait la langue
Pour qu’il ne dise rien à part le Nom d’Allâh
Il faut bien un caillou pour cette gravité
A quoi peuvent servir les gens sans gravité (qui n’ont pas conscience de la Grandeur Divine) ?
‘Umar ayant perçu une once de sa valeur
Pensa qu’il pourrait être un cheveu de sa tête (7)
Ô Allâh, si Tu l’as accepté comme le second,
Abû Bakr est bien second après le Prophète ».
(1) Il s’agit du Prophète Muhammad et de son compagnon Abû Bakr, qui furent poursuivit par leurs opposants lors de leur émigration de la Mecque vers Médine, et qui trouvèrent refuge dans la grotte de Sûr/Thawr pour échapper à leurs ennemis (cf. Qur’ân 9, 40 : « Si vous ne lui portez pas secours… Allâh l’a déjà secouru, lorsque ceux qui avaient mécru l’avaient banni, deuxième de deux. Quand ils étaient dans la grotte et qu’il disait à son compagnon : « Ne t’afflige pas, car Allâh est avec nous ». Allâh fit alors descendre sur lui dans l’instant Sa sérénité : « Sa sakîna » et le soutint de légions (Anges) que vous ne voyiez pas, et Il abaissa ainsi la parole des mécréants, tandis que la parole d’Allâh eut le dessus. Et Allâh est Puissant et Sage »), ce qui est corroboré aussi par les données traditionnelles et les dévoilements spirituels. Cet événement constitue aussi une épreuve initiative et une « initiation » dans le monde des « mystères ».
(2) Allusion au célèbre hadîth où Abû Bakr se mit un caillou dans la bouche comme méthode pour purifier sa langue et dompter sa nafs afin de s’imposer le silence.
(3) Selon les notes de Leili Anvar dans sa traduction Le Cantique des Oiseaux (éd. Diane de Selliers, 2014, p.32, note 9) on pensait que le musc provenait par une sorte de transformation alchimique, du sang contenu dans le nombril de la gazelle.
(4) Allusion au Prophète Muhammad.
(5) Hadîth célèbre rapporté par al-Bayhaqî. Mais la chaine est faible, bien que l’énoncé ne pose aucun problème et peut s’avérer exact.
(6) Il s’agit du pronom personnel de troisième personne en arabe, désignant Allâh. Sa prononciation évoque le souffle et le soupir, ce qui possède une portée clairement métaphysique et symbolique.
(7) Allusion à une parole du calife ‘Umar qui aurait dit : « J’aurais aimé être un poil de la poitrine d’Abû Bakr ».
Voilà qui était notre maître Abû Bakr, – que la Paix Divine soit sur lui ! -, et quiconque s’en prend à lui, ou à ‘Alî, ou à ‘Umar, ou à ‘Aîsha, ou à Fatima, ou à Khadija, ou à ‘Uthmân, ou à d’autres figures clairement rattachées à l’amour ou à la famille du Prophète, s’en prend à l’honneur du Prophète et s’oppose à son amour pur et à sa voie.