Le « miracle grec » n’a jamais existé

La mentalité impérialiste occidentale, qui prend racine déjà à l’époque de la civilisation grecque puis de l’empire romain, a cette tendance de se croire supérieure aux autres, et se donne pour mission de « civiliser les « Barbares » » et d’imposer ainsi leur domination à tout le monde. Or, il s’agit là d’un « mensonge historique », servant pourtant de justification mentale à l’impérialisme occidental actuel.

Ce qu’on appelle le « miracle grec n’a en effet jamais existé, puisque comme le diront nombre de sages et philosophes grecs, tels que Socrate et Platon par exemple, ils tiraient une partie de leurs enseignements de la Perse (et notamment du Prophète Zarathustra) comme de l’Égypte antique. Plutarque également, dans son ouvrage sur la vie des philosophes, dira que les Grecs ont beaucoup puisé leurs sciences des non-Grecs. Les mathématiques, la philosophie, le droit, l’astronomie, la physique, la théologie, la cosmogonie, la botanique, l’architecture, l’ingénierie civile et la médecine par exemple existaient déjà en Orient et en Afrique avant l’apparition de la civilisation grecque.

René Guénon signalait également ceci :

« Pour quiconque veut examiner les choses avec impartialité, il est manifeste que les Grecs ont bien véritablement, au point de vue intellectuel tout au moins, emprunté presque tout aux Orientaux, ainsi qu’eux-mêmes l’ont avoué assez souvent ; si menteurs qu’ils aient pu être, ils n’ont du moins pas menti sur ce point, et d’ailleurs ils n’y avaient aucun intérêt, tout au contraire.  Leur seule originalité, disions-nous précédemment, réside dans la façon dont ils ont exposé les choses, suivant une faculté d’adaptation qu’on ne peut leur contester mais qui se trouve nécessairement limitée à la mesure de leur compréhension ; c’est donc là, en somme, une originalité d’ordre purement dialectique. En effet, les modes de raisonnement, qui dérivent des modes généraux de la pensée et servent à les formuler, sont autres chez les Grecs que chez les Orientaux ; il faut toujours y prendre garde lorsqu’on signale certaines analogies, d’ailleurs réelles, comme celle du syllogisme grec, par exemple, avec ce qu’on a appelé plus ou moins exactement le syllogisme hindou. On ne peut même pas dire que le raisonnement grec se distingue par une rigueur particulière ; il ne semble plus rigoureux que les autres qu’à ceux qui en ont l’habitude exclusive, et cette apparence provient uniquement de ce qu’il se renferme toujours dans un domaine plus restreint, plus limité, et mieux défini par là même. Ce qui est vraiment propre aux Grecs, par contre, mais peu à leur avantage, c’est une certaine subtilité dialectique dont les dialogues de Platon offrent de nombreux exemples, et où se voit le besoin d’examiner indéfiniment une même question sous toutes ses faces, en la prenant par les plus petits côtés, et pour aboutir à une conclusion plus ou moins insignifiante ; il faut croire que les modernes, en Occident, ne sont pas les premiers à être affligés de « myopie intellectuelle ».

Il n’y a peut-être pas lieu, après tout, de reprocher outre mesure aux Grecs d’avoir diminué le champ de la pensée humaine comme ils l’ont fait ; d’une part c’était là une conséquence inévitable de leur constitution mentale, dont ils ne sauraient être tenus pour responsables, et, d’autre part, ils ont du moins mis de cette façon à la portée d’une partie de l’humanité quelques connaissances qui, autrement, risquaient fort de lui rester complètement étrangères. Il est facile de s’en rendre compte en voyant ce dont sont capables, de nos jours les Occidentaux qui se trouvent directement en présence de certaines conceptions orientales, et qui essaient de les interpréter conformément à leur propre mentalité : tout ce qu’ils ne peuvent ramener à des formes « classiques » leur échappe totalement, et tout ce qu’ils y ramènent tant bien que mal est, par là même, défiguré au point d’en être rendu méconnaissable.

Le soi-disant « miracle grec », comme l’appellent ses admirateurs enthousiastes, se réduit en somme à bien peu de chose, ou du moins, là où il implique un changement profond, ce changement est une déchéance : c’est l’individualisation des conceptions, la substitution du rationnel à l’intellectuel pur, du point de vue scientifique et philosophique au point de vue métaphysique. Peu  importe, d’ailleurs, que les Grecs aient su mieux que d’autres donner à  certaines connaissances un caractère pratique, ou qu’ils en aient tiré  des conséquences ayant un tel caractère, alors que ceux qui les avaient  précédés ne l’avaient pas fait ; il est même permis de trouver qu’ils  ont ainsi donné à la connaissance une fin moins pure et moins  désintéressée, parce que leur tournure d’esprit ne leur permettait de se  tenir que difficilement et comme exceptionnellement dans le domaine des  principes. Cette tendance « pratique », au sens le plus ordinaire du mot, est une de celles qui devaient aller en s’accentuant dans le développement de la civilisation occidentale, et elle est visiblement prédominante à l’époque moderne ; on ne peut faire d’exception à cet égard ; qu’en faveur du moyen âge, beaucoup plus tourné vers la spéculation pure ».

(René Guénon, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 1921, chapitre 3 : Le préjugé classique).


Le sociologue et historien Jean-François Dortier, dans le chapitre 1 Y’a-t-il eu un miracle grec ? paru dans le livre Histoire et philosophie des sciences (éd. Petite bibliothèque de sciences humaines, 2013, sous la direction de Thomas Lepeltier) confirmera aussi cela, en s’appuyant sur les travaux de Bernard Vitrac (La naissance des mathématiques grecques, entretien avec B. Vitrac, dans Sciences Humaines, hors-série n°31, Janvier-février 2001) et de Maurice Caveing (La raison n’est pas une invention grecque, dans la même revue et le même numéro que cité précédemment) – montre que les civilisations (babylonienne et égyptienne notamment) ayant précédé la Grèce antique avaient déjà développé des connaissances poussées et des sciences « rationnelles » comme la philosophie, la physique, les mathématiques, la médecine, la botanique et l’astronomie (pp.12-13). Cependant certains chercheurs disent que la différence entre les civilisations antérieures et la Grèce antique, réside dans le fait que les philosophes grecs ont aussi développé la recherche des causes à l’origine des faits et techniques scientifiques, mais c’est là une erreur, en ce sens que les anciennes civilisations avaient également une cosmologie et une cosmogonie abordant la question des causes à l’origine des faits/effets observés. Par contre, la Grèce antique semble avoir accordé une grande importance à la « recherche démonstrative » (avancer une démonstration pour soutenir telle ou telle opinion), en tout cas plus – semblerait-il – que les autres civilisations contemporaines de la Grèce antique ou l’ayant précédé.

Sous ce rapport également, il n’est dès lors pas possible de parler de « miracle hindou », de « miracle perse » ou de « miracle arabe », car aucune de ces civilisations ne partaient de rien, elles ont simplement poursuivi l’activité intellectuelle depuis l’héritage dont elles avaient bénéficié. En ce sens, les Arabes non plus ne sont pas partis de nul part. Cependant ils ont développé de nouvelles sciences (chimie expérimentale, physique expérimentale, sciences du Hadith, nouvelles branches de la linguistique arabe, optique, sociologie appliquée aux sciences politiques et à l’histoire des civilisations, etc.) et ont considérablement enrichi celles qui existaient déjà (botanique, astronomie, ingénierie, architecture, musicologie, physique, mathématiques, philosophie, logique, médecine, chimie, psychologie, etc.).

Mais on peut parler de miracle sur le plan civilisationnel concernant l’étendue géographique en un temps record, la synthèse intellectuelle, l’intensité scientifique, la profondeur spirituelle, l’art islamique qui a tout subjugué, et la synergie civilisationnelle incluant toutes les ethnies et communautés religieuses au sein des terres d’islam, d’autant plus quand on sait que les Arabes, depuis au moins quelques siècles, ne formaient pas une civilisation mais n’étaient plus que des tribus en marge des civilisations, ou dominées et employées par d’autres civilisations (notamment en Perse comme à Byzance avec les Lakhmides et les Ghassanides) ; or, dès leur sortie du désert, ils ont pu défaire des armées bien plus entrainées, nombreuses et équipées, – mais parfois mal dirigées -, et sans détruire les cultures ou langues locales tout en épargnant les populations civiles, construisant de nouvelles villes où rayonnaient la science, le commerce et la spiritualité. Ils libérèrent aussi des peuples qui les avaient appelés à l’aide en Syrie et en Irak, en Égypte et en Andalousie, communautés juives, zoroastriennes, sabéennes ou chrétiennes qui étaient persécutées ou opprimées par les dirigeants despotiques byzantins, perses ou wisigoths. Les Musulmans leur avaient assuré, sous le règne des califes bien-guidés, justice sociale, un allègement considérable des taxes et des impôts, la liberté de culte, une prospérité économique, et une liberté appréciable prenant en compte le respect de leur dignité et la protection de leurs biens. Par la suite, alors que les savants non-musulmans (notamment chrétiens et juifs) n’avaient pas le soutien financier ou politique des empereurs byzantins pour mener leurs recherches, ils allèrent en terres d’Islam et obtinrent le soutien généreux de nombreux califes, si bien que Musulmans et non-Musulmans collaboraient ensemble dans de nombreux domaines tels que la traduction des textes anciens, la médecine, l’art, l’astronomie, la construction, etc. La langue arabe devint la langue officielle de la civilisation et des sciences, où Persans, Turcs, Berbères, « Européens », peuples africains et autres, apprirent l’arabe et s’exprimaient souvent aussi en langue arabe au moment d’écrire leurs ouvrages ou d’interagir avec d’autres peuples. Non seulement les Musulmans (Arabes, Perses, Berbères, Turcs, Kurdes, Africains, etc.) transmirent l’héritage grec à l’Europe lorsque Byzance n’abritait plus de foyer important transmettant l’héritage grec (là où les Califes possédaient des bibliothèques comportant des centaines de milliers d’ouvrages ou quelques millions d’ouvrages, en Occident, il était très rare de voir des bibliothèques dépassant les 1000 ouvrages et dont l’essentiel n’était pas d’ordre « scientifique » ou « philosophique »). Denis Enet dans son ouvrage Vendre aux Arabes (éd. Entreprise moderne d’ED Paris, 1978) disait : « En 712, Les Arabes fabriquèrent le papier, une manufacture fut installée à Baghdâd, son coût à bon marché remplaça le papyrus, et les bibliothèques commencèrent à fleurir dans les quatre coins des pays musulmans. Pour l’exemple, Cordoue comptait entre ses murs un million d’habitants, avec 80 écoles publiques et une bibliothèque de 600 000 volumes, fondée par l’Omeyyade ‘Abd Ar-Rahaman (792-852) quatrième souverain Omeyyade en Andalousie. La bibliothèque du Caire fondée en 875 par Ahmad Ibn Touloun (835-884) fut émir de Damas puis de l’Egypte en 868. La plus grande bibliothèque du monde Arabo-Musulman, comptait 1 600 000 volumes. Alors qu’à la même époque la bibliothèque de la Sorbonne s’enorgueillit d’être avec mille (1000) volumes, la plus grande de l’Occident. Trois siècles après la mort du Prophète, la langue Arabe était devenue celle de la culture et de la science ».


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