Le Sunnisme : réalité historique ou invention politico-idéologique ?

Nous entendons souvent de la part d’orientalistes, de « coranistes » (1) de shiites ou de réformistes (de type moderniste essentiellement) des affirmations assez loufoques, visant à remettre en question la Sunnah en soi, à partir de raisonnements biaisés et erronés, et souvent même, grotesques.

Nous savons désormais que le corpus qurânique (2), tout comme les premiers recueils de ahadiths (3) et les premiers traités de théologie et de droit (fiqh) datent du 1er siècle de l’Hégire (4).

La figure de Muhammad est bien attestée et reconnue, aussi bien du point de vue historique et intellectuel, que du point de vue spirituel. Si donc l’existence d’une personne connue pour être douée de parole, de l’audition et de la capacité de bouger ses membres (bras, jambes, tête, …), et qu’elle fut entourée de nombreuses personnes (épouses, cousins, compagnons, enfants, …), il devient dès lors naturel, de retrouver des paroles ou des actes qu’il aurait dit et accompli. Des centaines de milliers de musulmans, – contemporains du Prophète Muhammad et/ou de ses proches -, ont ainsi retransmis ses paroles et imité ses actes dans la prière, les ablutions, la zakâh, le hajj, le jeûne du mois de Ramadan, la sadaqâ, l’accomplissement des nobles actions et vertus, et la condamnation des interdictions formelles, etc.

Des versets du Qur’ân indiquent aussi l’importance de suivre le Prophète, et donc sa « voie/tradition », nous en citerons que quelques-uns :

« Allâh a très certainement fait une faveur aux croyants lorsqu’Il a envoyé chez eux un messager de parmi eux-mêmes, qui leur récite Ses versets, les purifie et leur enseigne le Livre et la Sagesse, bien qu’ils fussent auparavant dans un égarement évident » (Qur’ân 3, 164). Ce verset indique bien que, outre le Qur’ân, le Prophète explique aux croyants la façon de comprendre et d’appliquer le Qur’ân, et que la Sagesse permet de comprendre intelligemment la Parole Divine, de suivre convenablement la voie prophétique, et de vivre en bonne intelligence ici-bas.

« (…) Et vers toi, Nous avons fait descendre le Qur’ân, pour que tu exposes clairement aux gens ce qu’on a fait descendre pour eux et afin qu’ils réfléchissent » (Qur’ân 16, 44).

« Ô les croyants ! Obéissez à Allâh, et obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement. Puis, si vous vous disputez en quoi que ce soit, renvoyez-là à Allâh et au Messager, si vous croyez en Allâh et au Jour dernier. Ce sera bien mieux et de meilleur interpration (et aboutissement) » (Qur’ân 4, 59).

« Accomplissez la Salât, acquittez la Zakât et obéissez au Messager, afin que vous ayez la miséricorde » (Qur’ân 24, 56).

« Dis : « Si vous aimez vraiment Allâh, suivez-moi, Allâh vous aimera alors et vous pardonnera vos péchés. Allâh est Pardonneur et Miséricordieux » (Qur’ân 3, 31).

« Il n’appartient pas à un croyant ou à une croyante, une fois qu’Allâh et Son messager ont décidé d’une chose d’avoir encore le choix dans leur façon d’agir. Et quiconque désobéit à Allâh et à Son messager, s’est égaré certes, d’un égarement évident » (Qur’ân 33, 36). Cela concerne le fait de définir ce qui est bien et mal, juste et injuste, vrai et faux. S’il est décrété l’interdiction du meurtre et de l’adultère, le croyant ne peut pas contester ce décret, sous peine de mécroire.

En ce sens, le sunnisme se construit essentiellement, dans ses principes, autour du Qur’ân et de la Tradition prophétique, – deux sources de l’époque du Prophète donc. On ne peut donc qu’être sunnite en ce sens-là. Pour autant, les shiites aussi prétendent suivre la véritable Sunnah, en puisant chez les ahl ul bayt. Mais le problème est qu’ils délaissent volontairement une partie de la Sunnah transmise par ses plus proches compagnons et épouses, et que ce qu’ils pensent détenir des ahl ul bayt, est souvent inauthentique, car les chaines de transmission sont inexistantes ou très peu fiables.

Rejeter la Sunnah en soi n’a donc pas de sens, – ni pour les sunnites ni pour les shiites -, ou alors il faudrait rejeter tous les éléments historiques et biographiques autour de Platon, de Socrate, de Napoléon, de Alexandre Le Grand, de Cyrus, de Charles Martel, etc. pour les mêmes raisons, et dès lors, il n’y aurait plus aucune raison d’accorder du crédit à l’histoire et à ses méthodes. Encore plus cocasse, sont les coranistes qui déforment les versets et qui veulent s’appuyer sur certains ahadiths (5) pour prétendre que suivre les ahadiths serait de l’égarement, suivant en cela les orientalistes de l’école hypercritique qui rejettent toute la Sunnah, sauf quelques éléments isolés ou apocryphes qui pourraient aller dans le sens de leurs thèses farfelues.

Certains imputent aussi au pouvoir omeyyade, l’invention du sunnisme comme du shiisme, souscrivant, sans aucun argument rationnel ou historique, à la thèse du « complot ». Si, comme sous tout pouvoir politique, il y a bien une volonté d’inventer ou d’instrumentaliser une cause, un « mythe fondateur » ou des récits à leur avantage, cela ne veut pas dire que tout a été inventé, car il se peut que des choses vraies soient utilisées ensuite à de mauvaises fins. Par ailleurs, tous les dirigeants omeyyades n’étaient pas des menteurs ou des tyrans, et une exagération dans la campagne de diabolisation eut lieu sous le règne de leurs rivaux, les Abbassides. Ensuite, le Qur’ân tout comme de nombreux ahadiths sunnites, contiennent des indications explicites et implicitent confirmant l’interdiction de l’injustice, du mensonge, d’obéir aux gouverneurs qui appellent à désobéir à Allâh et à Son Messager, etc., donc cette thèse ne tient pas debout, et veut faire de quelques éléments avérés, une règle absolue, là où de nombreux faits historiques et l’évidence intellectuelle démentent une telle assertion.

En outre, les grandes autorités du sunnisme telles que l’imâm Jâ’far (6), l’imâm Zayd Ibn ‘Alî (7), l’imâm Abû Hanifa, l’imâm Sûfyan At-Thawrî, Mâlik (8), As-Shafi’î, Ahmad ibn Hanbal et d’autres, refusèrent de céder aux caprices et chantages politiques, préférant se faire torturer et/ou emprisonner par les autorités politiques tyranniques, que de mentir au nom de la religion. Cependant, d’autres savants n’ont pas hésité à mentir ou à se taire face aux injustices et aux menaces avec les autorités politiques. Certains récits ont ainsi circulé, soit amputant une partie des ahadiths solides, soit inventant complètement des récits apocryphes. Les critères d’authentification élaborer par les grands compilateurs et spécialistes du hadîth permirent déjà de rejeter un bon nombre de récits fabriqués ou faibles, mais ce n’est pas totalement suffisant, d’où les débats qui continuent, jusqu’à nos jours, entre les spécialistes. Or, il faudrait déjà s’accorder sur le fait qu’un hadîth ne peut pas contredire la Parole Divine, et que la fonction de la Sunnah, comme l’indique le Qur’ân, ne peut être que d’expliciter et d’expliquer les versets du Qur’ân, mais non pas de les abroger ou de les contredire ouvertement. Et c’est là justement que les divergences et les polémiques sont les plus délicates et vivaces.

Par la suite, face aux nouveaux courants s’imposant comme des rivaux, tous ont plus ou moins exagéré dans leur partisanerie, et dans les conditions nouvellement posées, – ou d’autres qui ont été développées dans la suite logique des principes islamiques -, pour renforcer leur « marqueur identitaire » plus que la vérité islamique. Mais cela concerne les aspects secondaires et l’évolution historique du sunnisme (comme du shiisme et des autres branches), mais pas les fondements même du sunnisme, déjà posé durant les premières générations de la communauté musulmane.

Notes :

(1) Par « coranistes » nous entendons par là ceux qui rejettent de facto la Sunnah, et qui sont, pour la plupart, des modernistes, suivant aveuglément les critiques orientalistes et qui adhèrent, inconsciemment le plus souvent, aux superstitions du monde moderne.

(2) L’historien Daoud Riffi, et aussi spécialiste de l’islam, le 30 novembre 2019, relatait ceci : « En 2014 le « coranologue » allemand Mathieu Marx était invité sur France culture afin de présenter un bilan des travaux menés par une équipe d’islamologues franco-allemands, dont François Déroche côté français : le programme CORANICA. Ces chercheurs appartiennent à une autre école islamologique que celle défendue par les 2 chefs d’orchestre du « Coran des historiens » (même si des spécialistes de CORANICA sont contributeurs également, tels que Déroche et Robin). Toujours est-il que cette autre école s’appuie en partie sur les données archéologiques. Et là M. Marx est formel : les preuves matérielles (c’est à dire les fragments coraniques des toutes premières années de l’islam en notre possession) sont si nombreuses qu’elles ruinent les hypothèses élaborées par l’école hypercritique : il explique que le récit traditionnel d’une compilation dans l’immédiate succession du Prophète est « une évidence matérielle ». Nous avons la plus grande partie du Coran, authentifié par la science et le carbone 14, qui correspond au texte aujourd’hui imprimé. Il est à l’opposé de théories qui fleurent le complotisme, voyant des mains politiques (omeyyades ou abbassides) partout, qui seraient venues édulcorer le texte et en faire un patchwork sans saveur de traditions juives et chrétiennes (M. Marx dit tout le contraire). « Le séminaire coranique – 4 », France Culture, 28 mars 2014 : https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-dislam/le-seminaire-coranique-4) ».

(3) Jonathan A.C. Brown, Le Hadith. L’Héritage du Prophète Muhammad des origines à nos jours, éd. Tasnîm, 2019.

(4) Voir notre article intitulé “Mise au point sur le livre « Le Coran des historiens » (2019) de Ali Amir-moezzi et Guillaume Dye”, publié le 27 novembre 2019 : http://editions-hanif.com/mise-au-point-sur-le-livre-le-coran-des-historiens-2019-de-ali-amir-moezzi-et-guillaume-dye/

(5) Ils se basent souvent sur ce hadîth : « N’inscrivez rien de ma part et que celui qui a écrit de ma part autre chose que le Qur’ân qu’il l’efface » (rapporté par Muslim dans son Sahîh au chapitre Kitâb Az-Zuhd war-Raqâ’iq, selon Abû Sa’îd al-Khudrî) qui parlait d’un contexte précis (interdiction temporaire le temps que les gens distinguent bien entre le Qur’ân et son explication à travers la Sunnah). Ils omettent l’autre hadîth « Inscris ce que je dis car par Celui Qui détient mon âme il n’y a que la vérité qui sort de ma bouche » (rapporté par Ibn `Abd Al-Barr dans Jâmi` Bayân Al-`Ilm wa Fadlih 1/76) qui autorise, après l’interdiction temporaire, de noter par écrit les paroles du Prophète. Il est également établi que les Compagnons possédaient des parchemins sur lesquels ils inscrivaient une partie de ce qu’ils entendaient de la part du Messager d’Allâh (‘alayhî salât wa salâm) comme le parchemin de `Amr Ibn Al-`Âs qu’il appelait as-sâdiqah. Ahmad et Al-Bayhaqî dans Al-Mudkhal narrent qu’Abû Hurayra a dit : « Personne ne connaît le hadîth du Messager d’Allâh – paix et bénédictions sur lui – mieux que moi exception faite de `Abdullâh Ibn `Amr car il écrivait et moi je n’écrivais pas » (Sahîh Al-Bukhârî dans Kitâb Al-`Ilm). L’écriture de `Abdullâh Ibn `Amr attira l’attention de certains Compagnons qui lui dirent : « Tu inscris tout ce que le Messager d’Allâh dit. Il se peut que le Messager d’Allâh soit fâché et dise une chose qui ne peut être prise comme une législation à portée générale ». Alors `Amr alla voir le Prophète qui lui dit : « Inscris ce que je dis car par Celui Qui détient mon âme il n’y a que la vérité qui sort de ma bouche » (déjà cité précédemment).

Il est rapporté aussi que `Alî (‘alayhî salâm) possédait un parchemin contenant les règles de la diyah pour al-`âqilah et autre, tout comme il est établi que le Prophète a écrit à ses gouverneurs leur indiquant le taux de la zakât pour les chameaux et les moutons, de même qu’il envoya des lettres à des gouverneurs, rois et empereurs non-musulmans pour les inviter à l’Islam. C’est donc un faux débat de toute façon, puisque les compagnons écoutaient et suivaient déjà les paroles et actes du Prophète, sans dépendre de la mise par écrit. De même, la sagesse prophétique inspira de nombreux compagnons, qui écrivirent ou transmirent leurs propres réflexions (inspirées du Prophète) ou qui se contentèrent de transmettre les enseignements prophétiques, – les plus proches compagnons faisaient toujours la distinction entre leurs paroles et celles du Prophète ainsi que celles du Qur’ân -.

(6) Pour les sunnites, l’imâm Jâ’far (‘alayhî salâm) est une référence majeure, qui a éduqué aussi de grands imâms comme Abû Hanifa, Mâlik et Sûfyan At-Thawrî pour ne citer qu’eux. Les shiites se réclament aussi de lui, mais les enseignements qu’ils prétendent puiser ne remontent pas souvent jusqu’à lui par des voies fiables.

(7) Pour les sunnites et les zaydites, l’imâm Zayd ibn ‘Alî (‘alayhî salâm) est une référence majeure, faisant autorité dans le tasawwûf comme dans les autres sciences. Il était très proche de l’imâm Abû Hanifa.

(8) Mâlik Ibn Anas garda le silence sur les mérites des ahl ul bayt lorsqu’il était sous la contrainte (menace politique et physique), mais il ne mentit pas. Dès que la situation était moins contraignante, il fit ouvertement l’éloge des ahl ul bayt et étudia également avec l’imâm Jâ’far, qui lui témoignait beaucoup d’affection.


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