Tage Lindbom – Le double aspect du symbole

Biographie

Tage Leonard Lindbom, né le 24 octobre 1909 à Malmö et mort le 30 septembre 2001, est un métaphysicien, historien, sociologue, islamologue, philosophe et écrivain suédois. Directeur des Archives et de la Bibliothèque du mouvement ouvrier (Arbetarrörelsens arkiv och bibliotek) de 1938 à 1965, mystique musulman et représentant de la philosophia perennis, il a été surnommé « the grand old man » par les conservateurs suédois.  Fils adoptif de l’éditeur Carl Thomas Lindbom et d’Anna Sprinchorn, Tage Lindbom obtint son baccalauréat universitaire à l’université d’Uppsala en 1931 et son doctorat en histoire à l’université de Stockholm en 1938 avec une thèse sur l’histoire et les origines du syndicalisme professionnel suédois. Il obtint le poste de directeur des Archives et de la Bibliothèque du mouvement ouvrier la même année. Au cours de ses dernières années de direction aux Archives et à la Bibliothèque du mouvement ouvrier, Lindbom traversa une période d’éveil spirituel qui le poussa à devenir profondément religieux, et se convertit à l’Islam, et devint sûfi et joignit l’ordre Shadhiliyya (ordre auquel appartint aussi René Guénon). Sa rencontre avec le maître suisse Frithjof Schuon (Shaykh Isa Nur al-din) lui permit d’entrer en contact avec les représentants de l’école traditionnaliste, dont Martin Lings, Titus Burckhardt et Seyyed Hossein Nasr. Lindbom publia une série de livres aux thèmes traditionnels et religieux, le plus souvent chez la maison d’édition Norma à Borås. C’est son livre Sancho Panzas väderkvarnar (1962) qui marqua une dissociation claire d’avec le socialisme. Lindbom fut même diffusé dans des publications dites modérées et dans la revue Samtidsmagasinet Salt.

De plus en plus retiré, Lindbom consacra la fin de sa vie à l’enseignement spirituel. Il laissa derrière lui bon nombre de disciples qui perpétuent son œuvre. Dans le livre I Frithjof Schuons fotspår, qui fut publié après sa mort, il présente les fondements de la philosophia perennis (la philosophie intemporelle), cette œuvre pouvant être perçue comme un hommage à son maître spirituel Frithjof Schuon. Le chercheur Ashk Dahlén y a écrit une préface détaillée sur l’évolution de la pensée de Lindbom et sur la philosophie pérenne. Les essais de Lindbom sur la spiritualité islamique, Möte med Koranen, ont été publiés dans le journal académique islamique suédois Minaret en 2003.

L’un de ses ouvrages importants, L’Ivraie et le bon grain ou le Royaume de l’homme à l’heure des échéances (titre original : Agnarna och Vetet), a été traduit du suédois par Roger Du Pasquier, et publié par les éditions Archè Edidit, Milan, Paris, en 1976. Les titres des chapitres de ce volume – après l’avant-propos du traducteur – sont particulièrement éclairants de la perspective traditionnelle : “Le temps de la moisson” ; “Le Paradis et l’utopie” ; “Qu’est-ce que la Vérité ?” ; “Le chemin de la vie” ; “Objectivité” ; “Les “bonnes intentions” ; “Des préjugés” ; “Le voile de Maya” ; “Tolérance” ; “Révolution” ; “Amour” ; “Justice” ; “Voix de la conscience” ; “Etre pareil à des enfants”.

Le double aspect du symbole

De même que la vérité divine utilise sa « langue » sur le plan intérieur par l’intermédiaire de la conscience intuitive et intellective, Dieu “parle” aux hommes également sur le plan extérieur et terrestre. Il ne s’agit évidemment pas du moyen de communication spécifique de l’homme qui est le langage. Dieu ne nous parle pas au sens littéral par une sorte de haut -parleur céleste. Dieu nous adresse ses commandements et Sa parole dans la création principalement sous deux formes de manifestation, le symbole et la révélation.

Le symbole est forme. Il appartient à la création et est donc lié aux formes en tant que moyen d’expression. Mais le symbole n’est pas une manifestation de la réalité existentielle ; il est une manifestation de la réalité supérieure sans laquelle aucune chose créée ne serait. A rigoureusement parler, toute la création doit être regardée comme un symbole immense de la toute-puissance créatrice de Dieu. L’existentiel symbolise l’essentiel. « Le monde n’est rien, Atma est tout » dit le Vedanta, et l’oeuvre reflète comme un miroir l’éclat de la lumière divine. L'”omniprésence” de Dieu est une expression dont la signification est double : d’une part Dieu est partout présent spirituellement, par l’Esprit qui pénètre toutes choses, même la matière organique, et d’autre part Il est présent dans un sens symbolique. Cette présence est donc aussi bien intellective que symbolique.

Il n’importe pas à cet égard de savoir s’il faut adopter une image du monde ptolémaïque ou copernicienne, ou si nous devons la voir en terme géocentrique ou héliocentrique. La puissance symbolique ou la valeur du monde stellaire résident dans la spiritualité et dans la vérité éternelle auxquelles il donne expression, et non pas dans nos conceptions rationnelles sur sa structure formelle et matérielle*. L’essentiel est que, pour nous humains, le soleil “se lève” chaque matin comme un symbole de la toute-puissance divine, de l’équilibre rythmique de l’ordre créé et de la dépendance sans recours des hommes par rapport à la source de lumière et de chaleur qui s’appelle le soleil. La nature tout entière, l’alternance rythmique des saisons, la naissance, la floraison, la mort, tout est symbole de la toute-puissance du Créateur.

(*) L’astronomie moderne, d’ailleurs, a élargi grâce à de meilleurs instruments ses connaissance du monde sans fin des étoiles et de ce fait l’image copernicienne du monde est devenue “provinciale” et d’une valeur limitée.

Ce ne sont pas seulement les grands processus naturels et les forces célestes qui entretiennent la vie sur notre terre ; les détails de l’existence témoignent aussi de l’oeuvre du Créateur. Une vérité symbolique réside dans les découvertes de la recherche scientifique montrant que, plus nous pénétrons en profondeur dans le monde de la matière, plus il révèle que cette matière n’a aucune « base » mais qu’elle se désagrège sans cesse en particules plus petite et qu’ainsi le « point d’Archimède » fixe, qui manifeste la vérité et le sens de l’existence, ne doit pas être recherché « en bas », par des analyses structurelles de la science profane, mais vers le haut, en direction de l’auteur de l’oeuvre. Car, dans ses analyses scientifiques, le monde de la matière se décompose en une substance au grain toujours plus fin qui coule entre les doigts des savants. Aucune réponse aux « énigmes de la vie » posées par la science n’est à attendre de ce côté-là et les chercheurs de notre temps ont certes des motifs d’abonder dans le sens où Nietzsche, le négateur romantique, prononçait son « Umsonst » – en vain – désespéré. En fin de compte la contribution de la science vient seulement confirmer que la vérité doit être cherchée en haut.

Cependant, le symbole est plus qu’une manifestation naturelle. Le rite religieux relève aussi du symbolisme. De même que nous disons que la présence de Dieu dans la nature est double, spirituelle et symbolique, de même le rite religieux est l’expression d’une présence dans ces deux acceptions. Ce n’est pas une phrase vide de sens que de dire : “Le Seigneur est dans son temple saint.” Le temple ne représente pas seulement, il est la demeure du divin dans le monde. Le palais pontifical, les ornements épiscopaux, les sanctuaires richement décorés et les temples sont des expressions de la principauté céleste – quels sont les gens qui agissent dans ces fastes, en sont les supports et le représentent est une question d’importance secondaire. Que ces hommes succombent à la tentation d’orgueil de confondre leur position de ministre et de serviteur avec la sublimité divine ne change rien à la valeur du symbole.

Le symbole à la fois est et représente. Il manifeste et reflète la réalité divine de façon directe et verticale. C’est pourquoi il faut le distinguer de l’allégorie qui est une analogie en perspective horizontale, donc indirect. Car le symbole est un “ici et maintenant” saisi intuitivement et qui nous atteint comme un éclair, alors que l’allégorie est appréhendée comme un processus pédagogique et discursif dans l’espace et le temps. L’allégorie représente, mais elle n’ « est » pas dans un sens spirituel.*

(*) Cependant un symbole peut être dissimulé dans une allégorie. “Laissez venir à moi les petits enfants” est le point de départ d’une allégorie : c’est seulement en tant qu’enfants que nous pouvons entrer dans le Royaume des cieux ; l’enfant est alors comparé à l’innocence que nous devons avoir pour gagner la vie éternelle. En même temps, l’enfant est effectivement et symboliquement en possession d’une innocence céleste. En quelque sorte le symbole fait éclater le cadre de l’allégorie.

Cette ambivalence du symbole – il est et représente à la fois, il unit l’essence et l’existence – fait que l’homme contemporain sécularisé a toujours plus de peine à le saisir ainsi que la réalité qu’il manifeste. Plus s’épaissit la couverture de nuage et que se voile la lumière de la vérité, plus le symbole perd son sens dans l’existence. L’homme d’aujourd’hui vit toujours davantage dans un monde de « chose », et cette diminution des capacités de perception, dont les possibilités sont réduites seulement au domaine sensoriel et mental, il la regarde comme objectivité. Il se glorifie de son appauvrissement spirituel croissant.

En même temps il ne peut pas dissimuler complètement son amertume et sa déception. Il ne peut pas non plus oublier tout à fait son origine et garde le sentiment de ce qu’il a perdu du fait de sa sécularisation. Dans sa petitesse et son désappointement, il se venge, bien que de façon généralement inconsciente : il attaque le monde des symboles. Il se jette littéralement sur le monde symbolique de la nature et du rituel. Il a certes été dit que la nature de l’homme doit régner sur elle et manger de ses fruits. Mais notre Seigneur n’a pas dit que l’homme doit détruire la nature. L’exploitation de la nature par l’homme sécularisé, surtout à l’âge industriel, est une véritable destruction, une utilisation aveugle parce qu’elle s’attaque dans la nature à ce qui est divinement symbolique, la pureté originelle. L’exploitation est un blasphème contre le divin, car elle est une expression de l’égoïsme et de l’orgueil humains. L’exploitation et la destruction de la nature n’ont pour mobile que l’appas du gain matériel et ces forces destructrices se dirigent aussi contre l’homme lui-même. C’est cette exploitation aveugle qui a fait naître la catégorie sociale peut-être la plus à plaindre qui ait jamais existé sur la terre, le prolétariat industriel. Et maintenant l’activité industrielle, guidée par son instinct d’animal de proie guettant toutes les ressources naturelles et par sa tendance à détruire l’environnement, se dresse comme une menace sur l’ensemble de notre vie terrestre.

L’attaque contre le monde symbolique des rites n’est pas moins virulente, mais elle a d’autre point de départ. Elle vise en premier lieu ces symboles comme s’ils étaient inventés par l’homme. On déclare que la beauté du culte est une expression de présomption humaine, une manière de « masquer » l’image de Dieu pour substituer l’homme dans sa grandeur illusoire et imaginaire. L’art des temples, les ornements sacerdotaux, les plais épiscopaux, l’élévation et le faste des prélats, tout cela est interprété comme des expression d’orgueil humain – surtout clérical – et de soif de domination. Dans le cadre du monde chrétien, cette attitude atteint son maximum dans le calvinisme qui est animé d’un ressentiment à contenu social et dont l’aboutissement final est à l’inverse : l’homme est mis au centre et les décisions sont prises lors de votes ayant lieu dans des communautés organisées démocratiquement.

Depuis que s’est fermé la porte du jardin d’Eden, l’homme est une créature déchue. Il erre toujours plus profondément dans un monde dont les attraits le poussent constamment à faire fausse route. Alors il perçoit toujours plus faiblement la voix divine intérieure et la lumière qui devrait le guider dans l’obscurité. C’est pourquoi il est de plus en plus difficile de saisir la spiritualité intérieure sans laquelle tout symbole n’est qu’une forme vide de sens. Dès lors la « mondanité » peut faire du symbole un instrument fragile dans les luttes spirituelles et le pas jusqu’à l’iconoclasme peut être remarquablement court.

Le symbole est l’une des formes de manifestation divine dans le monde. L’autre est la révélation. L’intellect et la révélation sont les deux sources de la connaissance humaine de Dieu. L’une est intérieure l’autre est extérieure. L’homme acquiert l’une sur le plan essentiel et l’autre sur le plan existentiel, mais toutes deux ont la même origine. La révélation est « intervention » divine dans l’existence. Comme un éclair jaillit d’un ciel sans nuage, le message descend sur un monde en apparence déterminé par des formes avec lesquelles de telle « interventions » peuvent paraître incompatibles. Si le symbole cosmique reflète la perspective infinie, qui dans le temps et l’espace constitue la création en tant qu’unité stable et harmonieuse, la révélation est le fait accidentel qui surgit tout à coup dans la substance manifestée. Comme un miroir, le symbole est l’aspect horizontal qui exige une interprétation et une « traduction ». La révélation est l’aspect vertical, le médiateur qui parle directement aux hommes.

Les porteurs de la révélation divine dans le monde sont en premier lieu des Avataras, fondateurs de religions que Dieu nous envoie et par lesquels Il manifeste la vérité. Ce sont ces fondateurs de religions qui transmettent la vérité parmi les hommes. Les prophètes de l’Ancien Testament poursuivent la communication de la vérité révélée, rappellent, guident, avertissent. Dans les trois grandes religions sémitiques, le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam, la révélation est contenue dans les livres saints. Au commencement était le Verbe, et le Verbe s’est fait chaire.


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