Que ce soit les réformistes (au sens idéologique du terme), les salafistes ou même les traditionnalistes à la mentalité sclérosée et juridicisée, peu sont ceux incarnent réellement l’idéal islamique de la chevalerie spirituelle (futuwwa) dont les qualités sont évoquées dans le Qur’ân et qui sont incarnées par le Prophète Muhammad (‘alayhî salât wa salâm), c’est-à-dire dans le « modèle excellent » évoqué dans le Qur’ân.
En se basant sur le Qur’ân et la Sunnah, le Shaykh As-Sulâmî a synthétisé l’éthique islamique se trouvant au cœur de la Futuwwa, et voici ce qu’il dit dans Al-Futuwwah : « Le noble comportement (futuwwa ; chevalerie spirituelle) est de donner à l’amitié les droits qui lui reviennent et avoir envers elle le comportement de politesse qui lui convient. Elle consiste à avoir la déférence envers celui qui est (socialement) au-dessus de toi, vivre dans l’entente et l’harmonie avec tes pairs et être le compagnon aimant, compatissant et clément de ceux qui sont (socialement) au-dessous de toi. C’est aussi être le compagnon de tes parents en leur étant soumis et obéissant, celui de tes enfants par la compassion et l’intérêt pour leur éducation, celui de ta femme par la finesse et les ménagements qui lui conviennent, celui de tes proches parents par un comportement de bienveillance et de générosité, celui de tes frères en Allâh par une amitié sincère en cherchant à les aimer toujours davantage, celui des voisins en leur évitant toute nuisance, celui du commun des hommes par une attitude fine et accueillante, celui des pauvres en respectant les droits sacrés et en reconnaissant leurs valeurs, celui des riches en affirmant ton indépendance vis-à-vis d’eux, celui des savants en acceptant les orientations qu’ils te donnent, celui des saints par ton humilité, ta soumission et le fait de ne jamais les dénigrer. Il faut aussi éviter dans tes moments libres le compagnonnage des prétentieux et des innovateurs et de ceux qui apparaissent sous les aspects des ascètes avec pour seul but d’avoir des disciples et de les exploiter ».
Ibn ‘Ajiba dit dans son Kitâb Mi’râj al-Tashawwuf ilâ Haqâ’iq al-Tasawwuf à propos de la Futuwwa :
« Al-Futuwwa
La « grandeur d’âme », c’est préférer autrui à soi-même et se montrer bienfaisant envers ses semblables de la façon qu’ils aiment.
Pour cette raison, on a pu dire que la grandeur d’âme n’a atteint la perfection que chez l’Envoyé d’Allâh parce que, dans une circonstance où tout autre n’aurait pensé qu’à soi-même, il s’est écrié : « Ma nation ! Ma nation ! ».
On a dit que la grandeur d’âme consiste à ne se trouver aucun mérite par rapport à autrui.
Le fatâ[1] est l’individu qui n’a pas d’adversaire (lâ khasma lahu).
La grandeur d’âme équivaut à la libéralité (sakhâ’), à l’humilité (tawâdu’), au courage (shajâ’a) dans les circonstances difficiles.
Chez le vulgaire, la grandeur d’âme se traduit par les libéralités matérielles ; chez l’élite, elle s’exprime en payant de sa personne ; chez les élus de l’élite, elle s’exprime sur le plan spirituel, par le don de son âme (badhl al-muhaj) au Bien-Aimé (Allâh)[2] ».
Conformément au Qur’ân et aux enseignements authentiques du Prophète Muhammad (ﷺ), As-Sulâmî rapporte dans ses Tabaqât al-sufiyya :
«1. Des maîtres de Baghdâd s’étant réunis chez Abû Hafs al-Naysabûrî l’interrogèrent sur la futuwwa, il leur dit : « Parlez donc vous-mêmes, vous avez de l’entendement et une langue ! ». Junayd dit alors : « La futuwwa, c’est cesser de ratiociner et de s’attribuer le mérite de ce que l’on fait (tark al-rawiyya wa’l-nisba) ». Abû Hafs reprit : « Ce que tu viens de dire est excellent ! Mais, selon moi, la futuwwa c’est accomplir l’équité (insâf) et cesser de la revendiquer ». Junayd s’exclama : « Levez-vous compagnons ! Abû Hafs l’emporte sur Adam et ses descendants ! ».
2. On interrogea Ruwaym Ibn Ahmad al-Baghdâdî (m. 303 H) sur la futuwwa. Il répondit : « C’est excuser tes frères pour leurs fautes et ne pas te conduire envers eux d’une façon qui t’oblige à t’excuser ».
3. Shah al-Karmânî (m. avant 300 H) a dit : « La futuwwa est une qualité des braves (ahrâr) et la lâcheté une marque des vils. Il n’est point d’acte de dévotion qui soit plus méritoire que de chercher à obtenir l’affection des Amis d’Allâh (awliyâ’) en faisant ce qu’ils aiment ».
4. On questionna Muhammad Ibn al-Fâdil al-Balkhî (m. 319 H) sur la futuwwa. Il répondit : « C’est préserver son secret (sirr) avec Allâh, selon ce qui convient, et, extérieurement, respecter le bien avec les créatures en vivant avec elles en bonne intelligence et en agissant vertueusement ».
5. On demanda à Abû ‘Abdallâh al-Shajazî : « Qu’est-ce que la futuwwa ? ». Il répondit : « C’est voir des excuses chez tes semblables et voir tes défauts, voir leurs « perfections » et tes insuffisances ; c’est la compassion vis-à-vis de toutes les créatures, innocentes et pêcheresses. L’apogée de la futuwwa, c’est de ne pas être détourné d’Allâh par les créatures ».
6. Abû al-Hussayn al-Warrâq al-Naysabûrî (m. avant 320 H) a dit : « La futuwwa est fondée sur 5 qualités : la première est le respect des engagements pris (al-hifâz), la seconde est la fidélité (al-wafâ’), la troisième est la gratitude (shukr), la quatrième est la constance/persévérance/patience (sabr), la cinquième est le contentement (ridâ) [de ce qu’Allâh nous accorde comme subsistances, situations et états].
7. Jâ’far Ibn Muhammad al-Khuldî (m. 348 H) a dit : « La futuwwa, c’est le mépris de soi-même (ne pas s’enorgueillir) et le respect de la dignité des musulmans (dont leurs droits doivent être respectés) ».
8. Abû al-Hassân ‘Alî Ibn Ahmad al-Bûshanjî (m. 348 H), interrogé sur la futuwwa, répondit : « C’est la présence d’esprit (husn al-murâ’â) et la vigilance permanente (dawân al-murâqaba) ; et c’est ne rien manifester extérieurement qui contredise ce que tu recèles intérieurement ».
9. Abû Bakr Muhammad Ibn Ahmad al-Shabahî (m. avant 360 H) a dit : « La futuwwa c’est la beauté du caractère et l’accomplissement du bien ».
10. Abû ‘Abdallâh Muhammad ibn Ahmad al-Muqrî’ (m. 366 H) a dit : « La futuwwa, c’est faire preuve de bon caractère vis-à-vis de ceux que tu détestes, prodiguer tes biens à ceux que tu honnis et faire bon visage à ceux dont ton cœur se détourne ».
Et toutes ses définitions sont englobées dans la futuwwa (chevalerie spirituelle), et trouvent leurs fondements dans l’éthique prophétique et dans les qualités synthétisées dans le Qur’ân.
Si le tasawwuf dans ses fondements les plus élémentaires est une nécessité pour chacun, tous n’éprouvent pas forcément la même intensité dans le besoin de se libérer des entraves et illusions matérielles.
Est-il chose plus pénible, pour une âme libre qui a soif de voyager et de liberté, que de rester prisonnier d’un lieu privé de spiritualité et de nature ?
L’imâm Al-Qushayrî dans sa Rissâlah Al-Qushayriyyah a ainsi dit : « Et sache que la réalité profonde (Haqîqah) de la Liberté (Hûriyya) réside dans la perfection de la Servitude (‘Ubudiyah) (à l’égard d’Allâh), si tu es véridique envers Allâh dans ta Servitude pour Lui, tu te débarrasseras de l’esclavage des créatures en toute liberté ».
Ibn ‘Ajiba dit dans son Kitâb Mi’râj al-Tashawwuf ilâ Haqâ’iq al-Tasawwuf à propos de la « liberté » (al-hûrriyya) : « La « liberté » consiste à purifier le for intérieur (tasfiyat al-bâtin) de l’amour de ce qui n’est pas Allâh (al-Haqq) jusqu’à ce qu’il ne subsiste en lui qu’Allâh seul.
Telle est la liberté acquise (al-hûrriyya al-kasbiyya ; qui résulte de l’effort personnel, kasb) et c’est elle qui donne accès à la liberté spontanée (al-hûrriyya al-wahbiyya ; qui résulte d’un don Divin, mawhiba, venu du Wahhâb), laquelle s’épiphanise : l’obscurité de la contingence (hudûth) se résorbe dans la lumière de l’éternité (qidam) et les formes relevant du statut de servitude (qawâlib al-‘ubûdiyya) s’occultent (takhtafî) dans le rayonnement des épiphanies seigneuriales.
Subsiste alors Allâh (al-Haqq ; le Vrai) sans la créature (bilâ khalq).
En cet instant, l’acte de libération est dressé en faveur du serviteur ; désormais, son observance et son obédience (‘ibadâ, ‘ubûdiyya) seront un acte de gratitude et non le résultat d’une contrainte, ainsi que l’a dit le Maître des connaissants (le Prophète Muhammad) : « Puissé-je être un serviteur reconnaissant ! ».
Et Junayd, l’Imâm (à l’origine) de notre confrérie, a dit également : « L’observance du gnostique (connaissant ; ‘ibâdat al ‘ârif) est une couronne sur les têtes », c’est-à-dire le summum de l’excellence (réalisation) spirituelle ».
Chez les savants Al-Qâshânî dans Istilâhât (p. 36) et Al-Jurjânî dans Ta’rîfât, on retrouve cette définition : « Dans le langage des connaissants (ésotéristes orthodoxes), la liberté est la sortie de l’esclavage des choses existantes/créées (riqq al-kâ’inât), la coupure de tous les liens et altérités. Elle présente des degrés : la liberté du vulgaire qui consiste à être affranchi de l’esclavage des velléités (murâdât) par extinction de la volonté de l’homme dans celle d’Allâh ; la liberté des élus de l’élite qui consiste à être affranchi de l’esclavage des formes et des traces (créaturielles ; rusûm, âthâr) grâce à leur effacement dans l’irradiation de la Lumière des lumières ».
En effet, pour le musulman ordinaire, accomplir de bonnes œuvres et des actes d’adoration peut paraitre parfois difficile, pénible ou « lourd », tandis que pour le vertueux ou le saint, toutes les choses dans lesquelles se trouvent un bien, deviennent une source de réjouissance, de facilité, de libération et de joie. Quand l’âme s’habitue aux vices, elle devient faible et éprouve du mal à s’émanciper des choses blâmables et nuisibles (fornication, grossièreté, alcool, tabac, drogue, discussions futiles, perte de temps continuelle, consommation excessive de mauvaises nourritures, etc.). A contrario, l’âme du vertueux ou du saint s’habitue qu’aux bonnes choses, l’âme devient donc purifiée et intègre dans sa nature toutes les bonnes choses, se détachant ainsi des illusions, des vices et des choses qui représentent un asservissement pour l’âme. Ainsi, la personne qui s’enracine vraiment dans le spirituel est la seule qui puisse prétendre à la véritable liberté vis-à-vis des choses créées, des vices (qui sont nuisibles), de la dépendance à l’égard des gens (patrons, parents, dirigeants, autorités intellectuelles, etc.) en ce sens que cette personne ne cherche plus que le Vrai (Allâh), ne craint plus le blâme injuste des ignorants ou des injustes, et le tout, en respectant le droit qui revient à chacun (parent, voisin, enfant, épouse, époux, dirigeant, savant, commerçant, patron, employé, voyageur, orphelin, nécessiteux, etc.). La personne qui est gratifiée de la « sainteté » s’émancipe des choses relatives et transcende ainsi les dépendances à l’égard des causes secondes. Toute personne privée de la sainteté (à son plus haut degré), est encore conditionnée par le créé à certains degrés, et ne peut donc pas trouver la véritable liberté, puisque celle-ci coïncide avec l’Infinitude Divine, puisque tout autre que Lui demeure relatif, créé et fini.
Farîd al-Dîn ‘Attâr dans son Elâhi nâmeh ne disait-il pas :
« Ne sois ni mort, ni endormi, ni réveillé. Cesse complètement d’être. Souviens-toi de cela !
Tu as déjà ce que tu cherches à travers le monde.
Perds-toi, comme les amoureux le font, et tu Le trouveras ».
Quant au détachement (az-zûhd), Ibn ‘Ajiba disait :
« Al-Zuhd
Le « détachement », c’est le vide du cœur qui ne connait d’autre attachement que vis-à-vis de Dieu, ou la froideur du cœur et l’aversion de l’âme vis-à-vis du monde. Le détachement du vulgaire est le renoncement, en toute chose, à ce qui dépasse le strict besoin. Le détachement de l’élite est le renoncement à ce qui détourne du rapprochement vers Dieu en toute circonstance. Le détachement des élus de l’élite, c’est renoncer à regarder vers autre chose que Dieu, en tous les instants. En bref, c’est la froideur du cœur vis-à-vis de tout désir autre que celui du Bien-aimé. Il est la cause de l’amour (mahabba), comme l’a dit le Prophète : « Détache-toi du monde, Dieu t’aimera »* ; il est la cause du cheminement [vers Dieu] et de l’arrivée au But Suprême (wusûl), car le cœur ne saurait cheminer tant qu’il reste attaché à autre chose qu’à l’Aimé.
* Dans “Al-Fath al-kabîr fî damm al-ziyâda ilâ’l Jâmi’ al-saghîr”, Nabhânî donne de ce hadîth la version suivante : « Détache-toi du monde, Dieu t’aimera ; détache-toi de ce qui se trouve aux mains des hommes, les hommes t’aimeront » »[3].
Le détachement n’implique pas forcément un éloignement physique, mais un regard intérieur différent par rapport aux choses créées, où notre relation doit avant tout aimer les choses pour Lui, et ne voir les causes secondes que comme des perceptions conduisant à notre but suprême : Allâh, qui est Le Créateur de toute chose.
Le Shaykh Ahmad Zarrûq dans son Qawâ’îd al-Tasawwuf rapportait de Shihâb al-Dîn al-Hadramî (m. 1489) cette parole sur le détachement et la retraite spirituelle intérieure :
« Vivre inconnu parmi les gens et être satisfait de Lui,
C’est plus sûr pour la vie et la religion,
Qui se mêle aux gens, risque sa religion,
Et vivra le doute et le soupçon ».
L’isolement spirituel est une chose bénéfique, mais ne doit, – sauf exceptions -, rester que temporaire, car celui qui purifiera vraiment totalement son ego pourra demeurer « en paix » tout en faisant preuve de détachement à l’égard des choses créées, au milieu des gens.
Le Prophète Muhammad (ﷺ) a dit : « La renommée et tout ce qui l’accompagne est une calamité. Fuir la célébrité, la recherche de l’approbation des autres et ce qu’ils procurent, est une délivrance »[4].
Le Prophète Muhammad (ﷺ) a dit : « Soyez tels un océan dont l’apparence ne change pas (face aux impuretés extérieures) mais où les sombres soldats de votre ego se noient »[5].
De même, il y a ce hadîth suivant : « Fréquentez la compagnie des hommes sages, obéissez à vos souverains justes. Avec la sagesse, Allâh le Très-Haut revivifie les cœurs qui sont « morts », de même qu’au moyen de Sa pluie Il fait revivre la terre morte et Il lui redonne de la végétation »[6].
Il est rapporté que le Prophète Muhammad (ﷺ) a dit concernant les caractéristiques de « la personne juste » : « On peut compter sur lui car il prend soin de ce qu’on lui a confié, et il le rend. Il tient ses engagements. Il est véridique et ne ment jamais. Il n’est pas cassant dans la discussion (il ne cherche pas à humilier son interlocuteur) et il ne brise pas les cœurs (des gens) »[7].
De la même façon, par rapport aux caractéristiques de la personne injuste, le hadîth prophétique stipule : « Il est infidèle (indigne de confiance), on ne peut pas compter sur lui et il ne prend pas soin des choses qui lui sont confiées. Il ne tient pas ses promesses. Il est menteur. Il est agressif et il jure lorsqu’il discute. Il brise les cœurs »[8].
Le salaf Abû Uthmân Sa’îd ibn Isma’îl al-Hirî (m. 298 H) a dit : « La compagnie avec Allâh consiste en la bienséance, la permanente crainte révérencielle (piété), et la vigilance (face aux passions et à l’exécution des convenances). La compagnie avec le Messager d’Allâh (ﷺ) consiste à suivre sa pratique (Sunna), et à observer ce que la science met en évidence. La compagnie avec les amis d’Allâh (awliyâ’) consiste en la déférence et le dévouement ; la compagnie des proches est par le bon caractère (et comportement) ; celle des frères, par une attitude toujours avenante, sans jamais faire de mal ; la fréquentation des ignorants consiste à prier pour eux et être miséricordieux envers eux »[9].
Sur le terrain politique et militaire, cela se manifeste par la compassion, la bonté et l’indulgence envers ses proches et ses compagnons, ainsi que par la bienfaisance et la justice envers les vaincus, par le respect des engagements et la courtoisie dans les relations diplomatiques et internationales (notamment avec les puissances rivales ou ennemies), ainsi que par la tolérance pratique de façon générale. Ibn Battal a dit : « La diplomatie fait partie du comportement du musulman, elle consiste à “rabaisser ses ailes” vis-à-vis des gens (à être bienveillant), à avoir la parole douce à leurs égards, et à éviter les paroles sévères lorsqu’on leur adresse la parole, et ceci fait parti des causes les plus importantes favorisant la bonne entente »[10].
Voici la réponse de l’Emir Abd Al-Qadîr, – musulman rattaché à la tariqa qadiryya -, à Monseigneur Pavy, qui le remerciait de son intervention pour avoir sauvé 15 000 chrétiens de Damas en 1860 : « Ce que nous avons fait de bien avec les Chrétiens, nous nous devions de le faire, par fidélité à la foi musulmane et pour respecter les droits de l’humanité [huqûq al-insâniyya]. Car toutes les créatures sont la famille de Dieu, et les plus aimés de Dieu sont ceux les plus utiles à sa famille. Toutes les religions apportées par les prophètes depuis Adam jusqu’à Muhammad reposent sur deux principes : l’exaltation du Dieu Très-Haut et la compassion pour Ses créatures. En dehors de ces deux principes, il n’y a que des ramifications sur lesquelles les divergences sont sans importance. Et la loi de Muhammad est parmi les doctrines, celle qui montre le plus d’attachement et donne le plus d’importance au respect de la compassion et de la miséricorde, et à tout ce qui assure la cohésion sociale et nous préserve de la dissension. Mais ceux qui appartiennent à la religion de Muhammad l’ont dévoyée. C’est pourquoi Dieu les a égarés. La sanction a été de même nature que la faute »[11].
Ce courage, et cet attachement à la justice et à la compassion, il les devait à son amour pour les préceptes de la foi musulmane, – elle-même englobant les droits humains -. qui transparaissent notamment dans la Charte de Médine, le Pacte de Najrân et le Sermon d’Arafat (lors du pèlerinage d’Adieu) du Prophète Muhammad. Quant aux prisonniers de guerre, loin de les traiter sans considération : « (…) Abd el-Kader nous a renvoyé san condition, sans échange, tous nos prisonniers. Il leur a dit : « Je n’ai plus de quoi vous nourrir, je ne veux pas vous tuer, je vous renvoie ». Le trait est beau pour un barbare. (…) »[12].
L’émir abrita ainsi un grand nombre de chrétiens, y compris les chefs de plusieurs consulats étrangers ainsi que des groupes religieux tels que les sœurs de la Miséricorde, dans sa maison, leur assurant la sécurité. Ses fils aînés sont envoyés dans les rues pour offrir à tous les chrétiens un abri contre la menace druze (secte hétéroclite, n’étant ni musulmane ni chrétienne)[13], sous sa protection, et il est dit par beaucoup de survivants, que l’émir lui-même a joué un rôle essentiel dans leur sauvetage : « Nous étions consternés, nous étions tous convaincus que notre dernière heure était arrivée […]. Dans cette attente de la mort, dans ces moments d’angoisse indescriptibles, le ciel nous a envoyé un sauveur ! Abd el-Kader est apparu, entouré de ses Algériens, une quarantaine d’entre eux. Il était à cheval et sans armoieries : sa belle figure calme et imposante contrastait étrangement avec le bruit et le désordre qui régnaient partout. – Le Siècle, 2 août 1869 »[14].
En juillet 1860, Damas fut en effet le théâtre d’affrontements sanglants entre druzes (certains auteurs les qualifient à tort de « musulmans ») et chrétiens : « En effet, dans leur stratégie de désintégration politique et pour assouvir leur instinct marchand, la France manipula les chrétiens maronites en leur faisant miroiter la promesse d’un état politique séparé du monde musulman, l’Angleterre manipula elle les druzes pour contrecarrer l’ambition française et asseoir sa propre hégémonie au moyen orient. C’est en homme avisé de cette situation que l’émir Abdelkader offrit sa protection aux chrétiens, son attitude eu un écho considérable dans le monde occidental, tant en Europe, en Russie qu’aux États Unis. C’est dans ce contexte que le G.O.D.F a poussé deux de ses loges parisiennes – la loge Henri IV et la loge « La sincère amitié » – à entrer en contact épistolaire avec l’Emir Abdelkader assigné à résidence à Damas après sa libération par Napoléon III en 1852. Il y a deux raisons possibles qui peuvent expliquer la démarche du G.O.D.F. »[15].
Dans les lettres qu’ils lui envoient, après avoir exposés les principes de la franc maçonnerie, ils lui posent ensuite 5 questions, dont voici ses réponses en résumé.
« 1- quels sont les devoirs de l’homme envers Dieu ?
l’Émir Abdelkader El Djezairi répond : « l’homme doit honorer Dieu, accomplir ce qu’Il aime et se rapprocher de Lui. Supporter Ses épreuves dans la patience, savoir que tout bien dont on jouit vient de Dieu qui est le Très Haut, l’Unique et qui n’a pas d’associé.
2- Quels sont les devoirs de l’homme envers ses semblables ?
l’Émir Abdelkader El Djezairi répond : « il doit les conseiller en les dirigeant vers les avantages de ce monde et de l’autre; qu’il les aide en instruisant l’ignorant et en avertissant l’indifférent. Toutes les lois divines reposent sur deux principes : glorifier Dieu et avoir de la compassion pour les créatures de Dieu.
L’homme doit considérer que leur âme et la sienne ont une même origine. »
3- Quels sont les devoirs de l’homme envers son âme ?
l’Émir Abdelkader El Djezairi répond: « il doit la purifier, l’émonder de tout vice et l’embellir en l’ornant de vertus et de mérites. L’âme a besoin d’acquérir les connaissances dans le but de prendre conscience de la sagesse divine. L’âme est une essence spirituelle et ce qui n’est pas composé ne meurt ni ne finit, l’âme est immortelle. »
4- Tous les hommes sont ils égaux devant Dieu ?
l’Émir Abdelkader El Djezairi répond : « ils sont égaux dans leur appartenance commune au genre humain. Quant à l’égalité des hommes devant Dieu sous le rapport du contentement et du mécontentement qu’il peut avoir d’eux, ils ne sont pas égaux, car la raison et la loi divine décident que le traitre et le menteur ne sont pas égaux au fidèle et au sincère. »
5- Comment comprenez vous la réalisation de la tolérance et de la fraternité ?
L’Émir Abdelkader El Djezairi répond : « nous savons que Dieu n’a pas créé les hommes en vain, sans but car Il est sage, Il ne fait rien sans utilité. Il ne les a pas créés seulement pour manger, boire, jouir et peupler ce monde ; s’Il ne les avait créés que pour cela, Il ne les ferait pas déménager de ce monde, Il les y ferait durer toujours. Dieu a créé Ses créatures pour qu’elles me connaissent par Ses attributs et Ses œuvres, toutes doivent adorer Dieu et se rapprocher de Lui, les uns se dirigent vers le bien et atteignent le but, les autres le manquent en s’égarant. Quant à la tolérance pour la pratiquer il ne faut pas combattre le partisan d’une religion et le forcer à l’abandonner par le sabre, par la force.
Ses réponses s’opposent à l’exposé fait sur les principes de la franc-maçonnerie dans les lettres qui lui avaient été adressées et montrent une incompatibilité doctrinale ce qui malgré la tentative de ralliement de l’émir aux loges maçonniques prouvent son opposition et suffit pour démentir une prétendue initiation, comme certains manipulateurs tentent de le faire croire.
Le but de la franc-maçonnerie est d’inoculer en milieu islamique toutes les idées qui ont déjà contribué en occident à désacraliser l’existence pour introniser « l’illumination rationnelle » et les mythes afférents comme celui du progrès ou du matérialisme.
Le but à terme est de susciter en milieu islamique une épître occidentalisée pour évacuer de l’intérieur l’islam assimilé « au berceau de l’ignorance et du fanatisme ».
L’émir répond écarta l’idée de jouer le rôle de marionnette dans la suite logique de son engagement politique en Algérie où il avait lutté et combattu la France pendant 17 ans.
Quant à l’initiation qu’on lui attribue à son retour de la Mecque quant il fit reçu par la loge « les pyramides » d’Alexandrie à titre privé et sur leur demande, ce n’est qu’une banale visite que certains tentent de présenter comme une initiation.
Or cela est écartée par l’incompatibilité doctrinale prouvée par les réponses de l’émir et le fait que cette visite a eu lieu suite à leur demande, il n’a donc qu’accepté une invitation et non adhéré à la franc-maçonnerie »[16].
Concernant l’Emir et la franc-maçonnerie : « L’émir et la franc-maçonnerie : « […] L’émir, sachant qu’on n’est jamais assez humain et que Dieu appelle à respecter toutes ses créatures, sauva ainsi d’une mort certaine près de quinze mille âmes chrétiennes, sur la base du vrai enseignement de l’islam, grâce à son immense courage. La nouvelle fit le tour du monde. Tous les représentants des puissances chrétiennes qui avaient des représentations diplomatiques à Damas lui devaient la vie. Les nations chrétiennes le remercièrent vivement.
[…] Des décorations lui furent décernées et des cadeaux lui furent envoyés. L’Angleterre lui offrit un fusil à deux canons incrustés d’or, l’Amérique, une paire de pistolets de grande valeur. La France lui octroya le cordon de la Légion d’honneur, la Russie la Croix de l’Aigle blanc, la Prusse la Croix de l’Aigle noir, la Grèce la Croix du Sauveur, la Turquie le Medjidié de première classe. Le pape le décora de l’ordre de Pie IX.
[…] Dans ce contexte, la france-maçonnerie voulut profiter de la notoriété de l’émir. Elle lui adressa ses félicitations. Un échange de courriers s’ensuivit, qui a laissé croire à certains que l’émir avait adhéré à la Loge. C’est mal connaître l’islam et l’émir. Dans les lettres envoyées en 1860 par ce courant de pensée agnostique et controversé, l’opportunisme et la tentative de récupération de la figure de l’émir sont flagrants. Abdelkader y est qualifié de contestataire « des préjugés de caste et de religion », des « fureurs de la barbarie et du fanatisme » et de héraut « de la liberté de conscience » et du « sentiment de fraternité humaine ». Il y est fait référence à un symbolisme maçonnique et à des notions étrangères à notre héros.
Il demande des éclaircissements au sujet de cette doctrine qui se veut initiatique. Au vu des premiers éléments en sa possession, sans rien préjuger, il considère la franc-maçonnerie comme une « confraternité d’amour » qui au départ fait référence au principe d’un créateur le « Grand Architecte de l’Univers ». L’émir considérait les francs-maçons comme des naturalistes. Son but était de les ramener sur la voie de Dieu, à tout le moins de faire respecter l’islam.
La maçonnerie s’empressa de répondre en faisant allusion de manière unilatérale et arbitraire « à l’initiation qui vous sera conférée ». Comme si le souci de s’entre-connaître, de fraterniser et le fait de demander par curiosité intellectuelle des explications signifiaient adhérer.
A la fin de l’exposé de la franc-maçonnerie, Abdelkader est invité à répondre à des questions. L’émir relève le défi et ses réponses sont un résumé de son enseignement musulman, tel que nous le trouvons dans La Lettre aux Français et Le Livre des Haltes. Il est loin des données de la franc-maçonnerie. Les principes coraniques et le soufisme y sont explicités, comme l’unicité de l’Être, la conformité à la Loi divine et la destinée pour la vie dernière.
[…] A la suite de ses échanges épistolaires, la franc-maçonnerie délcare de manière unilatérale, et en l’absence de l’intéressé, la cérémonie d’initiation d’Abdelkader, faignant d’oublier que la foi de l’émir, fondée sur la spiritualité islamique, se différencie radicalement de la vision de la maçonnerie devenue athée. L’émir échappe en effet à toute entreprise de catégorisation.
Son but, animé par un idéal de fraternité, de paix mais conscience des enjeux géopolitiques, dans tous ses contacts et échanges à travers le monde, était de présenter le vrai visage de l’islam. D’obtenir de nouvelles alliances et si possible d’éclairer sur la voie de Dieu, « Celui à qui rien ne ressemble », selon l’expression coranique. Il était disponible pour toute démarche visant à concilier l’Orient et l’Occident.
Quand il constatait l’incompatibilité, il mettait fin avec élégance au débat et aux relations. C’est ce qu’il fit publiquement dès 1865 avec la franc-maçonnerie. Il se retire, sans brusquerie, fidèle à sa vocation d’isthme entre toutes les traditions. Après avoir dialogué et échangé avec la maçonnerie et pris connaissance de son histoire, de son évolution et de ses prises de positions philosophiques et politiques, sans jamais avoir adhéré, il rompt toute relation.
Aucun document, ou archive, aucune étude épistémologique, ne peuvent prouver le contraire. La pensée profonde et la personnalité hors du commun de l’émir et les fondements de l’islam ne permettent aucun doute à ce sujet (4).
(4) Voir Hamza Benaïssa, “L’Émir Abdelkader et la maçonnerie”, Alger, Éditions el Maarifa, 2002 »[17].
Comme le dira si justement une personne au sujet de l’Emir : « l’Emir Abd El-Kader, fût l’homme du sabre lorsqu’il s’agit de défendre l’honneur de son pays Mais il n’était pas contre le christianisme en tant que religion mais contre le colonialisme dans tout ses sens ; Contre la violation d’une terre libre, contre l’humiliation d’un peuple par des gens venus d’ailleurs, son hostilité était envers un ennemi colonialiste qui voulait imposer son autorité par la force.,Et c’est aussi l’homme de coeur lorsqu’il s’agit de défendre les victimes de l’injustice et de l’oppression »[18].
A la même époque, mais sur un autre continent, il y avait le célèbre imâm Shâmil (1797 – 1871) au Daghestan, musulman rattaché à la tariqa sûfie naqshbandiyya, qui lutta avec acharnement et de façon héroïque, contre les envahisseurs russes. Lorsque l’imâm Shâmil prit connaissance de l’incident survenu à Damas, il félicita l’émir Abd al-Qadîr (Abdelkader) pour avoir accompli la tradition prophétique en sauvant les chrétiens innocents face aux fanatiques : « A celui qui s’est rendu célèbre parmi tous, grands et petits ; qui par ses nombreuses et précieuses qualités se distingue du reste des hommes…Nous voulons parler de l’ami sincère et véritable, Abdelkader le juste. Salut à toi. Puisse le palmier du mérite et de l’honneur toujours porter des fruits en ta personne…Je fais allusion aux événements récemment arrivés à Damas (…). Je fus stupéfait de l’aveuglement des fonctionnaires qui se sont plongés dans de pareils excès, oublieux des mots du prophète (que la paix soit sur lui) : Quiconque se rend injuste envers un tributaire (un chrétien) quiconque lui fera tort…c’est moi qui serait son accusateur au jour du jugement…Quand je fus informé que vous aviez abrité les tributaires sous les ailes de la bonté et de la compassion…je vous ai loué comme le Dieu Très Haut vous louera…En réalité vous avez pratiqué la parole du grand apôtre (le prophète) que le Dieu Très Haut a envoyé en témoignage de compassion à ses humbles créatures… »[19].
Plusieurs biographes de l’Emir rapportent un propos devenu célèbre du Maréchal Soult. On le trouve, par exemple, dans la publication du colloque sur l’Emir, de l’Institut du Monde Arabe (mars 2013, p. 17 à 38), mais aussi dans le livre de Zaki Bouzid sur l’Emir : « Il n’y a présentement dans le monde que trois hommes auxquels on accorde légitimement la qualification de grands, et tous appartiennent à l’islamisme : ce sont Abdelkader, Mohammed Ali[20] et Chamyl »[21].
En Libye, nous avons le célèbre ‘Umar al-Mukhṫâr Muḥammad bin Farḥâṫ al-Manifî (1858 – 1931), musulman rattaché à la tariqa sanûsiyya, et surnommé le Lion du désert, et qui fit montre d’une immense bravoure face aux colons italiens. Répondant aux directives de l’émir Muhammad Idriss el-Sanûssi, ‘Umar al-Mokhtar se porte à la tête de la résistance à la colonisation italienne et adopte une stratégie de lutte contre les colons Italiens, fondée sur la formation d’un commandement militaire unifié, sur la collecte de taxes sur les animaux et les récoltes, alors que les tribus équipent les combattants en armes et en approvisionnements. Tous ces efforts font de la résistance un tissu socio-économique très solide. Il engage alors une lutte de guérilla dans les forêts et vallées du Djebel al Akhdar (la montagne verte) surplombant la côte de Cyrénaïque dans l’est libyen. Cette stratégie lui permet de tendre de multiples embuscades à l’ennemi et de prendre de surprise l’armée italienne, mieux organisée, nombreuse et bien armée. En 1922, quand le pouvoir devient fasciste, l’Italie dénonce tous ses accords avec Idriss El-Sanûssi et reprend l’épreuve de force militaire. Idriss El-Sanûssi doit se réfugier en Égypte cette même année et les tribus de la résistance exercent le commandement effectif sous la direction d’Umar al-Mokhtar. La résistance s’engage dans de nombreux combats et le cercle des activités des mujahidins s’élargit dans le Djebel Akhdar, les tribus arabes se joignent aux rangs des combattants. Les Italiens essaient de faire cesser son combat en lui proposant une somme mensuelle de 50 000 lires, en échange de la signature par Sayed Reda, représentant d’Idriss El-Senoussi dans le mouvement de la résistance, d’un traité de paix avec eux, mais sans reconnaitre la souveraineté musulmane et sans leur garantir la liberté, alors ‘Umar al-Mokhtar refuse par ces mots : « Notre foi profonde nous incite au jihâd (contre les injustes et les envahisseurs) ». Il réussit à remporter plusieurs victoires contre l’armée italienne qui font sa renommée, dont les combats d’El-Kafra, El-Rahiba, Akila, El-Matmoura, Karassa. Le 12 septembre 1931, alors qu’il effectue une mission d’exploration à la tête de 40 cavaliers, il tombe dans une embuscade tendue par les Italiens. Il est arrêté et livré au commandement italien. Graziani, le vice-maréchal du gouverneur général Baudina, de Tripoli et Cyrénaïque lui propose l’amnistie générale, à condition qu’il adresse un appel aux combattants (musulmans), les incitant à arrêter les combats et à se rendre. Mais ‘Umar al-Mokhtar refuse, préférant la mort au déshonneur[22].
Le 15 septembre 1931, il est jugé rapidement en une heure et quart, et condamné à mort. L’exécution a lieu le 16 septembre 1931, 20 000 Libyens y assistent. Al-Mokhtar s’avance à pas sûrs, répétant la Shahada (J’atteste qu’il n’y a de divinité qu’Allâh et que Muhammad est l’envoyé d’Allâh), avant d’être pendu. Puis les Italiens transportent sa dépouille vers le cimetière d’El-Saberine à Benghazi et font garder sa tombe[23] : « Le 14 septembre 1931, le général Graziani, successeur du général Badolio depuis plusieurs mois, accourut lui aussi à Benghasi en provenance de Rome pour annoncer, le 15 septembre, l’ouverture du Tribunal spécial qui allait juger le résistant musulman, le Sheikh soufi, `Umar Al-Mukhtâr. Quelques heures avant le début du procès, Graziani tint à discuter avec son prisonnier (…). Le général italien écrit dans ses mémoires :
« Lorsqu’il se présenta dans mon bureau, je vis en lui les milliers de résistants que j’avais rencontrés durant mes campagnes dans le désert. Ses mains étaient enchaînées, malgré les fractures et les blessures qu’il avait subi au cours des affrontements. Son visage était compressé, en raison du jard dont il le recouvrait. Il se traînait avec difficulté à cause de la fatigue qu’il ressentait suite à son voyage en bateau. Mais globalement, je voyais en cet être qui était debout devant moi un homme d’un autre genre. Il affichait sa dignité et sa fierté, bien qu’il ressentait l’amertume de la captivité. Il était là, debout devant mon bureau, en train de répondre avec une voix calme et claire aux questions que je lui posais ».
La première question que lui posa Graziani fut : « Pourquoi combattez-vous le gouvernement italien ? ». Et `Umar Al-Mukhtâr de répondre : « Pour défendre ma religion et ma patrie ». « Où vouliez-vous en arriver ? », demanda Graziani. « Nulle part, sinon vous chasser, répondit sobrement Shaykh `Umar, car vous avez violé notre terre. Le combat nous a été prescrit, et seul Allâh peut accorder la victoire ».
Le général Graziani poursuit le récit de cette rencontre : « Lorsqu’il se leva pour partir, son front était lumineux, comme s’il était entouré d’une aura de lumière. Je sentis mon cœur frissonner devant la majesté de la situation. J’étais l’homme qui avait mené les guerres mondiale et désertique, et voilà qu’en cette occasion, mes lèvres tremblaient et ne parvenaient à prononcer une seule lettre. Je mis fin à la rencontre et j’ordonnai qu’il fût reconduit dans sa cellule afin qu’il soit présenté au tribunal dans la soirée. Lorsqu’il se leva, il essaya de me serrer la main, mais en vain, car ses deux mains étaient enchaînées ».
Le procès de `Umar Al-Mukhtâr se tint au siège du Parti fasciste. Il fut ouvert le mardi 15 septembre 1931 à 17 h 15. Une heure plus tard, les juges prononçaient la sentence : la pendaison jusqu’à ce que mort s’en suive. Le Sheikh septuagénaire ne dit rien d’autre pour commenter le jugement à part cette phrase : « Le jugement n’appartient qu’à Allâh. Ce n’est pas votre jugement hypocrite. Nous sommes à Allâh et c’est à Lui que nous retournons ».
Le matin du mercredi 16 septembre 1931, toutes les mesures furent prises pour le bon déroulement de la mise à mort. L’armée, les milices et l’aviation étaient présents. On rassembla par ailleurs des dizaines de milliers de Libyens pour qu’ils assistent à la mort de celui qu’ils considéraient comme leur héros. Le Shaykh `Umar Al-Mukhtâr fut amené, les mains enchaînées et le sourire aux lèvres. Il fut livré à son bourreau à 9 h précises, alors que son visage était rayonnant de bonheur à l’idée de mourir en martyr. Pendant qu’on lui mettait la corde au cou, on l’entendit murmurer l’appel à la prière, et réciter les versets : « Ô toi, âme apaisée, retourne vers ton Seigneur, satisfaite et agréée » (Qur’ân 8, 27-28). C’était la fin… »[24].
Nous sommes ainsi bien loin de l’image des « jihadistes » actuels, parmi les ignorants et les immatures qui se filment fièrement en train de commettre des actes sanglants, – parfois contre des innocents – tout en étant arrogants, stupides et orgueilleux, Les combattants musulmans pieux sont encore sur le terrain, mais ils sont généralement discrets et ne font pas parler d’eux par des actes stupides, choquants ou criminels comme le font les « sots » et les jeunes déséquilibrés de notre époque. Par ailleurs, nos vertueux héros, ont su allier parfaitement le sens de la diplomatie, la vertu, la justice, la spiritualité et la résistance militaire et intellectuelle face aux envahisseurs, au point d’impressionner leurs ennemis et de susciter en eux, une sincère admiration. Et lorsqu’ils étaient captifs, au lieu d’insulter leurs bourreaux et commandants ennemis les ayant capturés, ils restaient dignes et fermes sur leurs convictions, tout en engageant une discussion sincère accompagnée d’une persuasion spirituelle et d’une argumentation intellectuelle qui séduisirent même ceux qui les retenaient prisonnier.
[1] C’est-à-dire le « héros » par excellence, et dans la voie spirituelle, cela correspond au chevalier spirituel, qui manifeste la virilité masculine sur les plans physique, psychologique, religieux et spirituel. Le modèle musulman qui incarne le plus la chevalerie spirituelle après le Prophète Muhammad (ﷺ) est l’imâm ‘Alî (‘alayhî salâm). Ensuite de nombreuses autres figures musulmanes ont incarné la futuwwa sur différents plans.
[2] Comme l’ont dit de nombreux maîtres spirituels, historiens et linguistes, la notion de futuwwa intègre les idées de générosité, de courage, de virilité spirituelle, de jeunesse, de noblesse de caractère, de bravoure, d’équité, d’altruisme, etc.
[3] Ibn ‘Ajiba, L’Ascension du regard vers les réalités du Soufisme – Traduction annoté par Jean-Louis Michon, éd. Albouraq, 2010, p. 82.
[4] Rapporté et confirmé spirituellement par l’imâm Al-Jilânî dans Sirr al-Asrâr, chapitre 20.
[5] Rapporté et confirmé spirituellement par l’imâm Al-Jilânî dans Sirr al-Asrâr, chapitre 20.
[6] Rapporté et confirmé spirituellement par l’imâm Al-Jilânî dans Sirr al-Asrâr, chapitre 5.
[7] Rapporté et confirmé spirituellement par l’imâm Al-Jilânî dans Sirr al-Asrâr, chapitre 11.
[8] Rapporté et confirmé spirituellement par l’imâm Al-Jilânî dans Sirr al-Asrâr, chapitre 11.
[9] Rapporté par Al-Qushayrî dans son Al-Risâla al-Qushayriyya fî ‘Ilm al-Tasawwuf dans le chapitre concernant les maîtres de la voie spirituelle.
[10] Ibn Hajar al ‘Asqalânî, Fath al-Bâri, 10/528.
[11] Cette lettre a notamment été citée dans L’Emir Abd El Kader: Témoin et Visionnaire, éd. Ibis Press, 2004, pp.37-38, de Pierre Lory, Daniel Rivet, Henri Teissier et Michel Lagarde.
[12] Maréchal Saint-Arnaud, Lettres du Maréchal Saint-Arnaud, éd. Michel Lévy frères, 1855, t. 1, 14 mai 1842, p. 386.
[13] Le druzisme est une secte apparue vers le 10e siècle, soit quelques siècles après l’apparition de l’Islam. Il s’agit d’un mouvement syncrétiste, prétendant à l’ésotérisme, – mais en rupture avec les plus grands maîtres musulmans (et non-musulmans) de l’ésotérisme. Le druzisme s’inspire aussi bien de la Torah, que de la Bible, du Qur’ân, des philosophies grecques, que de l’Hindouisme ou du Bouddhisme. Depuis au moins le 19e siècle, tout comme chez les alawites (nussayrites), la plupart de leurs adeptes se sécularisent, – et se radicalisent sur le plan politique par la même occasion -, et leur mouvance n’est perçue essentiellement que comme un héritage culturel. Très peu sont ceux qui connaissent vraiment les aspects symboliques, initiatiques et philosophiques du nussayrisme ou du druzisme, – les éléments intéressants et profonds proviennent du tasawwuf, du néoplatonisme, des Védas ou du pythagorisme, mais leur rejet de l’exotérisme les disqualifie car l’ésotérisme s’appuie sur l’exotérisme en vertu de la loi du symbolisme, ainsi que des Bénédictions spirituelles rattachées aux rites, qui sont les supports d’une initiation opérative et élévatrice sur le plan spirituel. Par « abus de langage » certains les classent parmi les « musulmans », mais ils ne sont pas musulmans (sauf par dissimulation sociétale et politique pour certains) puisqu’ils rejettent les préceptes extérieurs de l’Islam, notamment les 4 ou 5 piliers de l’islam (cela dépend des cas), qui sont des conditions nécessaires pour être considérés comme « musulman ».
[14] Cité dans Ahmed Bouyerdene, Éric Geoffroy, Setty G. Simon-Khedis, Abd el-Kader, un spirituel dans la modernité, Damas, Presses de l’Ifpo, coll. « Études arabes, médiévales et modernes », 2012, chapitre 5.
[15] Hamza Benaïssa, L’Emir Abdelkader et la Maçonnerie, éd. el Maarifa, 2002, p. 13. Dans cet ouvrage, l’auteur entend réfuter la thèse selon laquelle l’émir fut franc-maçon, et un certain nombre d’éléments montrent que l’Emir fut un fervent musulman, – sa famille, comme ses compagnons et ses disciples en attestent sans l’ombre d’un doute -. Ses visites et correspondances avec des franc-maçons (tout comme avec des prêtres ou d’autres personnalités non-musulmanes) ont été instrumentalisées par certaines loges maçonniques. Quoi qu’il en soit, on sait de source sûre, et de l’aveu même de certains auteurs de la franc-maçonnerie, que l’Emir coupa ses relations et correspondances épistolaires avec les loges maçonniques quand il vit clairement quelles étaient leurs ambitions malsaines et profanes.
[16] Hamza Benaïssa, L’Emir Abdelkader et la Maçonnerie, éd. el Maarifa, 2002, ces passages sont éparpillés dans l’ouvrage.
[17] Mustapha Cherif, L’Émir Abdelkader-Apôtre de la fraternité, éd. Odile Jacob, pp. 89-93.
[18] L’auteur de l’article intitulé L’Emir ‘Abd al-Qadir et l’imam Chamil, Ethnopolis, 24 juin 2015 : http://ethnopolis-net.over-blog.com/2015/06/l-emir-abd-al-qadir-et-l-imam-chamil.html
[19] Boualem Bessaih, De l’Émir Abdelkader à l’Imam Chamyl, éd. Dahlab, 1997, p.218.
[20] Il ne s’agit pas ici du boxeur Mohammed Ali (1942 – 2016), né Cassius Clay mais de Méhémet Ali (1760 – 1849), un officier ottoman, vice-roi d’Égypte de 1804 à 1849 et généralement considéré comme le fondateur de l’Égypte moderne. Il fut chargé d’ailleurs de réprimer une révolte armée instiguée par des wahhabites en Arabie, de 1811 à 1818.
[21] Maréchal Soult, 1849, cité aussi par Boualemn Bessaih, De l’Émir Abdelkader à l’Imam Chamil, éd. Dahlab, 1997.
[22] “Dialogue entre Omar al-Mokhtar et Rodolfp Graziani” : www.pageshalal.fr/actualites/dialogue_entre_omar_al_mokhtar_et_rodolfo_graziani-fr-551.html
[23] “Omar al-Mokhtar (عمر المختار), figure de la résistance anticolonialiste libyenne (1862-1931)”, Questions d’Orient – Questions d’Occident, 30 octobre 2011 : https://questionsorientoccident.blog/2011/10/30/omar-al-mokhtar-%D8%B9%D9%85%D8%B1-%D8%A7%D9%84%D9%85%D8%AE%D8%AA%D8%A7%D8%B1-figure-de-la-resistance-anticolonialiste-libyenne-1862-1931/
[24] “Le Martyr Sheikh `Umar Al-Mukhtâr – Le Lion du Désert”, Islamophile, 5 mai 2004 : http://www.islamophile.org/spip/Le-Martyr-Sheikh-Umar-Al-Mukhtar.html ; L’article se base sur les sources suivantes : Islam Online (http://www.islamonline.net/iol-arabic/dowalia/mashaheer-Sep-2000/mashaheer-1.asp) ; Nahdha (http://www.nahdha.net/library/mukhtarweb.htm) et Nfsl-Libya (http://www.nfsl-libya.com/InqadSelections/8002.htm).