Bien que l’Islam englobe tous les aspects de l’existence par ses principes (permettant d’encadrer et d’accompagner la démarche scientifique, le droit, l’économie, les rites, la théologie, la philosophie, la métaphysique, etc. vers ce qu’il y a de plus noble et dans une perspective d’unification et de synthèse), il faut rappeler que le Prophète (ﷺ) fut envoyé essentiellement pour nous aider à mieux connaitre et se rapprocher du Divin d’une part, et de purifier notre âme d’autre part, à travers l’adab (les bonnes manières, la spiritualité, le beau et bon comportement, les nobles caractères, etc.) comme il (ﷺ) le dit lui-même : « J’ai été envoyé (essentiellement) pour parfaire (et enseigner) les nobles vertus et les nobles caractères » (1).
« Ô vous les gens ! Certes je ne suis qu’une miséricorde (emprunt d’amour rayonnant) qui a été donnée (aux gens par Allâh) » (2), ainsi que sa réponse à des Compagnons lui demandant d’invoquer contre des combattants ennemis (idolâtres) : « Certes, je n’ai pas été envoyé comme maudisseur (pour les gens), je n’ai été envoyé (essentiellement) que comme miséricorde et amour rayonnant (pour les gens) » (3), notion-clé évoquée aussi dans le Qur’ân explicitement : « Et nous ne t’avons envoyé (Muhammad) que comme Miséricorde et Amour-Rayonnant pour les mondes » (Qur’ân 21, 107).
Or, bien que le droit (fiqh) soit nécessaire pour une société humaine qui doit composer avec toutes sortes d’individus aux sensibilités et profils psychologiques variés, l’adab prime sur le fiqh et permet de s’en passer, car le droit n’est nécessaire que lorsqu’il faut régler les litiges ou assumer les conséquences des personnes qui manquent d’adab et de savoir-vivre ou qui se complaisent à transgresser les lois et à menacer la société par leurs crimes ou leurs mauvais comportements. C’est pour cela que du temps du Prophète (ﷺ) le droit n’occupait pas la centralité des discussions et activités des Sahâba, et c’était là même un aspect secondaire, car l’adab prédominait et même en cas de manquements, ils privilégiaient le pardon et l’introspection plutôt qu’à la vengeance ou à solliciter des juges ou un arbitrage pour juger leurs cas.
« Et concourez au pardon de votre Seigneur, et à un Jardin (paradis) large comme les cieux et la terre, préparé pour les pieux, qui dépensent dans l’aisance et dans l’adversité, qui dominent leur rage et pardonnent à autrui – car Allâh aime les bienfaisants » (Qur’ân 3, 133-134). Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « Ne cause pas de nuisance et ne rend pas le mal qu’on t’inflige. Celui qui cause du mal et du tort aux autres (parmi les créatures d’Allâh), Allâh le traitera avec sévérité, et celui qui fait souffrir les autres, Allâh l’éprouvera durement » (1).
Et l’imâm hanbalite Muhammad Ibn Ahmad Ibn Salîm Al-Saffarinî (m. 1188 H/1774) rapporte dans son Ghidha’ al-albab fi sharh mandhumat al-adab (1/35) du Sahâbi (Compagnon) Ibn ‘Abbâs ceci : « Recherchez les bonnes manières et le bon comportement, car cela accroit l’intellect, sont un signe de chevalerie (spirituelle), un compagnon dans la solitude, un ami en exil et une richesse en temps de disette ».
Al-Qâdi ‘Iyyâd rapporte dans Tartîb al-Madârik (1/130) que l’Imâm Mâlik a dit : « Ma mère me mettait un turban et me disait : Va chez Rabi’a et apprends de son comportement avant de prendre de sa science ».
Quant à l’imâm Sufyân At-Thawrî il dit : « Ils n’envoyaient pas leurs enfants apprendre la science jusqu’à ce qu’ils acquièrent un bon comportement et qu’ils adorent (Allâh) 20 années ».
Et Al-Khatib Al-Baghdadî rapporte dans Al-Jami’ li-Akhlaq al-Rawi wa-Adab al-Sami’ (1/122) du Salaf Abû Zakariyya Yahya ibn Muhammad al-Anbari cette parole : « Le savoir sans les bonnes manières est comme un feu sans bois, et les bonnes manières sans le savoir sont comme un corps sans âme ».
L’imâm Abû Nu’aym rapporte dans son Hilyat al-Awliyâ (p. 361) ce propos de l’imâm Sufyân At-Thawrî : « Ils n’envoyaient pas leurs enfants apprendre la science jusqu’à ce qu’ils acquièrent un bon comportement et qu’ils adorent (Allâh) 20 années ».
Ils étaient donc d’avis qu’il fallait d’abord s’éduquer spirituellement et moralement par l’adab et le tasawwuf, avant d’approfondir d’autres sciences comme le fiqh, la théologie, le Hadith, l’histoire, etc. car sans adab la science perd de son charisme et de sa profondeur, et peut même devenir un piège pour l’âme en nourrissant l’ego, la flatterie ou l’arrogance plutôt que la vérité et la communauté. Ainsi, l’élite des Salafs s’adonnait avant tout à l’éthique, à la spiritualité et aux oeuvres de dévotion et de bienfaisance avant de se plonger dans les détails ou les débats de la jurisprudence, de la théologie rationnelle, etc. Cela contraste fortement avec notre époque, où d’une part certains prédicateurs salafis qui manquent de science et d’adab ont influencé négativement les jeunes de nos jours, et ou d’autre part beaucoup de jeunes, même intellectuellement solides, manquent cependant cruellement d’adab et font fuir les gens, rendant leurs oeuvres vaines ou laides, malgré la pertinence de certains de leurs propos ou de leurs positions (qu’elles soient théologiques, juridiques, herméneutiques, scientifiques, historiques, etc.) mais le manque d’adab engendre laideur et arrogance qui empêche en réalité les Bénédictions divines de se manifester dans les échanges ou les projets. Et que ce soit dans les relations familiales, communautaires, intercommunautaires, professionnelles ou dans les relations hommes/femmes, on voit bien les dégâts du sécularisme et du manque d’adab qui en a découlé, et ce même chez ceux qui critiquent ou dénoncent les superstitions et idéologies modernes liées au sécularisme, mais qui se comportent malgré tout de façon arrogante, froide, cruelle ou perverse.
Après la période prophétique et des Califes bien-guidés, l’adab et l’intelligence (au sens spirituel) ont diminué, ce qui a graduellement conduit la société par une hypertrophie juridique en l’absence d’une spiritualité vivante et vécue par les fidèles, s’éloignant de plus en plus des principes universels de la Religion, de l’adab et de la sagesse qui caractérisaient autrefois la société musulmane, leur permettant même de composer avec certains individus hypocrites et opportunistes qui restaient à leur place et n’avaient pas beaucoup d’emprise sur les gens de la masse, contrairement à notre époque.
Et on le constate bien à notre époque, à travers ceux et celles qui se cachent derrière les failles ou les divergences du droit (que ce soit chez les non-Musulmans ou les Musulmans) pour se venger ou se dédouaner de leur manque de spiritualité, de moralité et d’éthique dans le simple but d’assouvir leurs passions ou de s’enrichir injustement sur le dos des innocents. Par exemple en France, en Israël et aux USA, les lois deviennent même souvent iniques, puisque les considérations spirituelles, éthiques et morales disparaissent au profit d’intérêts pécuniaires ou idéologiques, où la vérité, la justice, l’équité et la compassion n’existent plus, où des innocents croupissent en prison ou sont victimes d’injustices et de persécutions pendant que des criminels et pervers au pouvoir jouissent d’une totale immunité et impunité malgré leurs crimes odieux et les scandales sexuels et criminels dans lesquels ils sont clairement impliqués, et là aussi, ils s’en sortent grâce aux failles du droit ou en contournant la loi en l’instrumentalisant par rapport à leurs intérêts.
Allâh dit : « Et n’obéis pas à celui dont Nous avons rendu le cœur inattentif à Notre Rappel, celui qui suit ses passions, et dont le comportement est outrancier » (Qur’ân 18, 28) ; « Ô Dâwûd, Nous avons fait de toi un calife sur la terre. Juge donc en toute équité et en toute justice parmi les gens et ne suis pas ta passion, sinon elle t’égarera du sentier d’Allâh » (Qur’ân 38, 26) ; « Ils ne suivent que la conjoncture et les passions de [leurs] âmes » (Qur’ân 53, 23) ; « Vois-tu celui qui prend sa propre passion pour divinité ? » (Qur’ân 45, 23) et « Et qui est plus égaré que celui qui suit sa passion sans une guidée d’Allâh ? » (Qur’ân 28, 50).
Or, le véritable croyant, selon le Qur’ân, est bien celui qui cherche à devenir meilleur en purifiant son âme et en cheminant sur la voie de ceux qui agissent avec bienfaisance et spiritualité : « Allâh appelle à la demeure de la Paix et guide qui Il veut vers un droit chemin » (Qur’ân 10, 25) ; « Et par l’âme et Celui qui l’a harmonieusement façonnée et lui a alors inspiré son immoralité, de même que sa piété ! A réussi, certes, celui qui la purifie. Et est perdu, certes, celui qui la corrompt » (Qur’ân 91. 7-10) et « Et dépensez (vos biens et vos efforts) dans le Sentier d’Allâh (pour la justice, la bienfaisance, la sagesse et toutes les choses nobles et utiles). Et ne vous jetez pas par vos propres mains dans la destruction. Et faite le bien (en étant bienfaisant envers les autres). Car Allâh aime les bienfaisants cultivant la bonté et la spiritualité et qui œuvrent avec excellence » (Qur’ân 2, 195).
En somme, si la personne vertueuse et intègre peut se passer des artifices juridiques, la personne injuste ou pervers elle, ne peut pas s’en passer, car elle ne disposerait que de cela pour s’intégrer, même superficiellement à la société.
C’est aussi une bonne méthode pour connaitre une personne, à savoir que si son manque de spiritualité, de moralité et d’éthique laisse place à une hypertrophie du droit ou du verbiage, c’est mauvais signe, et il ne faudrait alors s’attendre de sa part, qu’à des coups bas ou des coups tordus, si ce n’est pire.
« Y’a t-il d’autre récompense pour le bien et le vertu, que le Bien et la Vertu (qui sont déjà d’immenses bienfaits en soi) ? » (Qur’ân 55, 60).
Notes :
(1) Rapporté sous différentes versions et par différents compagnons – Abû Sa’id al-Khudrî, Ibn ‘Abbâs, Abû Sirmah, ‘Ubadah Ibn Samit et d’autres – avec le même sens général, tantôt avec des chaînes sahîh ou hassân tantôt avec des chaines dâ’îf mais qui se renforcent et sont confirmés par le Qur’ân ; Al-Bayhâqî dans al-Sunân al-Kubrâ n°11070, Ahmad dans son Musnad n°15755, Abû Dawûd dans ses Sunân n°3635, Ibn Mâjah dans ses Sunân n°2342, At-Tirmidhî dans ses Sunân n°1940 et d’autres.
(2) Rapporté par par Mâlik dans Al-Muwattâ‘ n°1614, par Al-Bukhari dans Al-Adab Al-Mufrad n°273.
(3) Rapporté par Ibn Sa’d, Al-Munawî dans Al Fayd Al Qadîr, hadith n°2583 selon Abû Salîh, et d’autres
(4) Rapporté par Muslim dans son Sahîh n°2599, Al-Bukhari dans Al-Adab al-Mufrad n°321 d’après Abû Hurayra.
