A notre époque, les débats autour de l’identité « raciale » ou ethnique des différents peuples sont récurrents, et pourtant, peu font l’effort d’avoir un discours cohérent, crédible, nuancé et historiquement fondé. Dans le cas du berbérisme, un auteur très intéressant, Hamza Benaïssa, avait déjà écrit sur le sujet, de façon assez limpide et nuancée, notamment dans les ouvrages suivants Le Maghreb dans le discours des sciences humaines et sociales, éd. Fiat Lux 2016 ; Quelques remarques sur l’histoire de l’Afrique du Nord, éd. El Maarifa 2016 ; Tradition et Identité, éd. El Maarifa 2016 ; et Tradition et Modernité, éd. El Maarifa 2001.
Cet article propose ainsi une réflexion autour de ce sujet polémique, qui fait souvent rage sur les réseaux sociaux.
Le texte qui suivra est issu d’une réponse que le frère Chems-Eddine Ibn al Kuttub fit à un berbériste à ce sujet, et que nous avons ensuite enrichi et développé suite à nos échanges autour de cette thématique, pour aborder aussi le cas de la Perse et de l’identité iranienne moderne :
La Tamazagha n’a jamais existé dans l’histoire, les berbères ont pris conscience d’eux-mêmes en tant que peuple que tardivement, dans l’Antiquité, ils se sont assimilés civilisationnellement aux Puniques (Carthage), puis à la Romanité, raison pour laquelle la langue berbère n’a jamais été langue d’Etat ni la langue littéraire, que ce soit Massinissa, Jughurta, Juba ou d’autres, mais un patois utilisé dans les campagnes et les populations des montagnes.
Avec l’arrivée des Arabes, ces différentes dynasties comme les Omeyyades (arabes qurayshite), Fihrides (arabes qurayshite), Muhallabides (arabe Azdide), Abbassides (arabes qurayshite), Aghlabide (arabes Tamimi), Idrisside (arabes qurayshite), Salihides (arabes Himyarites), etc. vont poser le modèle politique et culturel qui seront assimilés et repris ensuite par les dynasties berbères qui vont aller jusqu’à se réclamer eux-mêmes de l’arabité, non sans une certaine fierté (tout comme les Perses islamisés d’ailleurs, qui vantaient la langue arabe et sa civilisation, comme le célèbre et grand savant polymathe persan Al-Birûnî).
Les Zirides qui sont des berbères Sanhadja se disaient descendre des Arabes Himyarites, pareil pour les Almoravides. Quant aux Almohades qui sont des berbères Masmoudah et Zenetes, ces derniers se disaient Arabes Qaysite et après leur bataille contre les Bani Hilal à Setif, au lieu de les exiler ils les ont au contraire intégré et leur ont donné des terres pour qu’ils répandent encore plus la langue et la culture arabe, sans chercher pour autant à écraser les particularités liées à la « berbérité ».
Par rapport aux dynasties berbères des Merinides, Zayyanides et Hafsides, leur rivalité ont fait qu’ils ne cessaient d’importer des contagions en masse de tribus Arabes à qui ils confiaient des terres et une large autonomie en échange de leur allégeance (système de l’Iqta), ce qui a fait que l’arabe est devenu largement majoritaire dans les plaines et campagnes, alors que seules les populations des montagnes ont conservé la berbérité. Les Ottomans ont aussi repris ce modèle et ont incorporé les Régences d’Alger, Tunis et Tripoli aux provinces arabes. Pour le Maroc, les Saadiens et les Alaouites (à distinguer des nussayrites dits alaouites en Syrie, qui ne sont pas du tout pareils) se disent Arabes de Quraysh.
Puis à la période de la décolonisation même des personnalités politiques influentes berbères réclamaient l’unité du Maghreb au nom de l’arabité. Le célèbre Abdelkrim al Khattabi, le héros berbère de la guerre du Rif, après son exil était à la tête du comité de libération du Maghreb Arabe en Égypte. Il a d’ailleurs écrit dans son manifeste du 5 janvier 1948 :
« 1. Le Maghreb arabe doit son existence à l’islam. Il a vécu par l’islam et c’est selon l’islam qu’il continuera à se diriger au cours de son avenir.
2- Le Maghreb arabe fait indissolublement partie des pays arabes et sa collaboration avec la Ligue arabe est chose naturelle et nécessaire.
3- L’indépendance espérée pour le Maghreb arabe est une indépendance complète pour l’ensemble des trois pays qui le composent : la Tunisie, l’Algérie et le Maroc.
4- Aucun autre but ne sera poursuivi préalablement à l’indépendance.
5- Aucune négociation sur des points particuliers avec l’occupant colonialiste, tant que durera le régime actuel.
6- Pas de négociation avant l’indépendance.
7- Il appartient aux partis membres du Comité de libération du Maghreb arabe d’ouvrir des pourparlers avec les représentants des gouvernements français et espagnol, à la condition de tenir le Comité au courant, point par point, de l’évolution de ces pourparlers.
8- L’obtention, par l’un des trois pays de l’indépendance complète, ne dispensera pas le Comité du devoir de poursuivre la lutte pour la libération des autres.
Tel est le pacte que nous avons noué, qui inspirera notre conduite et dont les principes guideront notre action (…).
Le Caire, 5 janvier1948 ». (1)
Citons aussi le berbère mozabite Moufdi Zakkariya qui disait lors son discours de à Tlemcen en 1931 : « Je ne suis ni musulman ni croyant ni arabe si je ne sacrifie pas mon être, mes biens, et mon sang pour libérer ma chère patrie [l’Algérie] des chaînes de l’esclavage… Ma patrie est l’Afrique du Nord, patrie glorieuse qui a une identité sacrée, une histoire somptueuse, une langue généreuse, une noble nationalité, arabe. Je considère comme exclu de l’unité de ma patrie et exclu de la communauté des musulmans quiconque serait tenté de renier cette nationalité et de rejeter cette identité. Il n’aura qu’à rejoindre la nationalité des autres, en apatride qu’on recueille. Il encourra la colère de Dieu et celle du peuple ».
Et les exemples de ce type sont très nombreux, et ils n’y voyaient aucune contradiction, car l’arabité n’est pas raciale mais civilisationnelle et culturelle. Le Maghreb est ethniquement arabo-berbère mais juridico-constitutionnellement Arabe, et religieusement islamique. Être « Arabe », c’est « être de la culture arabe », ce n’est pas nécessairement être descendant des Arabes originels.
Les Arabes eux-mêmes distinguaient les différentes notions (2) :
– 1) les ‘Arab ‘âriba, « العرب العاربة », ou « Arabes originels » : il s’agit des Arabes descendant de peuples présents dans la péninsule avant que Ismaîl ne s’y installe ;
– 2) les ‘Arab musta’riba, « العرب المستعربة », ou « Arabes arabisés » : ce sont les Arabes descendant directement de Ismaîl fils d’Ibrâhîm (Abraham) : Ismaîl lui-même s’est arabisé au contact de la tribu Banû Jur’hum, qui s’était installée au lieu qui allait devenir la cité de La Mecque, lieu où sa mère Hajar (Agar) et lui se trouvaient déjà.
D’autres anciens Arabes distinguaient 3 types d’Arabes : les 2 catégories précédentes, auxquelles il faut rajouter :
– 3) les ‘Arab bâ’ïda, “العرب البائدة”, ou « Arabes disparus » : les ‘Âd, Thamûd, etc.
L’historien et exégète Ibn Kathîr a retenu la classification double dans son Qassas ul-Qur’ân (3/281-282), tandis que l’historien et traditionniste Ibn Hajar a retenu la classification triple dans son Fath ul-Bârî (6/658).
Appartiennent au peuple arabe ceux qui ont comme langue maternelle l’arabe ou une de ses variantes naturelles, qui revendiquent l’identité arabe et qui regardent l’histoire et les traits culturels arabes comme leur patrimoine comme le rappellent plusieurs historiens comme Maxime Rodinson dans son ouvrage Les Arabes (éd. PUF, 2002).
Les historiens Jean et André Sellier écrivent ainsi dans Atlas des peuples d’Orient (éd. La découverte, 2004, p. 46) : « La distinction entre Arabes au sens strict (descendants des tribus de l’époque de Muhammad) et « arabisés » (descendants des populations ayant adopté la langue arabe après la conquête) s’est estompée au fil des siècles. Sont « arabes » – au sens large – les personnes qui ont pour langue maternelle l’arabe ».
Kamel Nasser dans un court texte intitulé Quelle arabité pour quelle berbérité et publié le 25 mars 2021, rappelait cette vérité fondamentale : « La réponse ferme au franco-berbérisme n’est pas l’arabité ethnique (même s’il faut honorer la gloire et l’histoire de toutes les tribus arabes, des Banu Kinda aux Banu Hilal, des Banu Qoreish aux Banu Taghlib, des Banu Soleyman aux Banu Lakhm, des Banu Lakhdar aux Banu Kalb, des Banu Aḍḥa el-Hamdani aux Banu Houd, etc.).
La réponse est celle de l’arabité civilisationnelle, supraethnique, supratribale. Cette arabité civilisationnelle a une vocation d’inclusion, elle accueille, depuis des millénaires, en son sein, des hommes et des femmes, des communautés aux appartenances ethniques et linguistiques diverses. L’Arabité civilisationnelle n’est pas l’Autre de la berbérité, mais son espace de sens et de référence. Si la berbérité quitte cet espace de sens que constitue l’arabité civilisationnelle, elle disparait pour se transformer en une berbérité artificielle, néocoloniale, sans contenu cultuel, animée uniquement par une idéologie occidentale fasciste et raciste anti-arabe » (3).
A propos de la berbérité et de cette notion, Dominique Valérian dans Les berbères entre le Maghreb et le Machrek (éd. Casa De Velazqu, 2021)écrivait : « Le nom de Berbère, comme l’a montré Ramzi Rouighi, est une création médiévale et d’abord orientale, avec parfois un passage par al‑Andalus, et ne doit rien à un héritage grec ou romain. Il est d’abord le résultat d’un travail de classification des peuples conquis, visant à produire un discours sur l’empire islamique. Les auteurs abbassides « peuplent » donc le Maghreb de Berbères, et cette catégorie en vient alors à désigner l’ensemble des tribus qui y vivent. Ce processus d’ethnogenèse est cependant lent et ce n’est que progressivement qu’il s’impose, même si cette genèse est difficile à établir, car elle ne se donne à voir qu’à partir des textes du IXe siècle, quand elle est déjà bien avancée — ces textes sont cependant encore loin d’utiliser le mot comme catégorie englobant toutes les tribus du Maghreb. (…) Si l’on voulait être provocateur, on pourrait affirmer que les Berbères n’existaient pas au Maghreb au moment de la conquête arabo-musulmane. Du moins pas sous cette appellation, ni comme un ensemble de populations perçu comme homogène. Leur « invention » est, comme le souligne Annliese Nef, le produit d’une révolution symbolique réussie, celle qui accompagne la formation de l’Islam et d’un discours sur l’histoire et l’espace produit en arabe, en Orient et au Maghreb, et auquel les Berbères ont pleinement participé, dans un cadre de pensée désormais partagé (…). Jamais, avant les Arabes, le nord-ouest de l’Afrique n’a constitué une seule entité géographique, politique, économique ou culturelle. Les auteurs de l’Antiquité n’envisageaient pas les communautés, sociétés, tribus ou peuplades qui vivaient dans ces régions comme un seul peuple. Ce n’est qu’avec l’émergence des notions arabes de « Maghreb » (al‑Maġrib) et de « Berbères » (al‑barbar) que l’idée vit le jour. C’est en fait cette dernière catégorie, « Berbères », qui, pour la première fois dans l’histoire, invoque un « peuple », avec sa généalogie propre, et ayant une relation particulière avec le Maghreb. Armés de ces deux notions, les auteurs arabes « peuplent » leur Maghreb de Berbères ».
Ce problème de l’Arabité n’est pas propre aux Berbères, puisqu’avec la colonisation, et la montée du nationalisme fantasmé et alimenté par les puissances impérialistes pour déposséder les peuples colonisés de leur identité spirituelle et de leur histoire, ont mis en œuvre différents procédés pour faire de l’Arabe, le bouc émissaire et l’ennemi à abattre, à la fois en tant que Langue servant de support à la Révélation qurânique et à la Tradition prophétique ; en tant que Civilisation car celle-ci fut la langue commune aux différents peuples perses, turciques, berbères, africains, kurdes et autres qui s’inscrivirent tous dans la même civilisation avec la même identité spirituelle et le même projet politique, sans pour autant effacer leur identité ethnique, mais celle-ci était transcendée par la perspective spirituelle qu’offrait l’Islam, les valeurs morales et éthiques communes, et la fraternité humaine, mettant ainsi potentiellement un terme – et en principe – à de nombreux conflits inutiles qui surgissent dès que le tribalisme devient et demeure le principal critère du marqueur identitaire, étant ainsi forcément enclin aux troubles et aux divisions de la matière comme l’explique bien René Guénon dans La Crise du monde moderne dans le chapitre 3 (Connaissance et action) publié en 1927 : « C’est là justement ce qu’ignorent les Occidentaux modernes, qui, en fait de connaissance, n’envisagent plus qu’une connaissance rationnelle et discursive, donc indirecte et imparfaite, ce qu’on pourrait appeler une connaissance par reflet, et qui même, de plus en plus, n’apprécient cette connaissance inférieure que dans la mesure où elle peut servir immédiatement à des fins pratiques ; engagés dans l’action au point de nier tout ce qui la dépasse, ils ne s’aperçoivent pas que cette action même dégénère ainsi, par défaut de principe, en une agitation aussi vaine que stérile. C’est bien là, en effet, le caractère le plus visible de l’époque moderne : besoin d’agitation incessante, de changement continuel, de vitesse sans cesse croissante comme celle avec laquelle se déroulent les événements eux-mêmes. C’est la dispersion dans la multiplicité, et dans une multiplicité qui n’est plus unifiée par la conscience d’aucun principe supérieur ; C’est, dans la vie courante comme dans les conceptions scientifiques, l’analyse poussée à l’extrême, le morcellement indéfini, une véritable désagrégation de l’activité humaine dans tous les ordres où elle peut encore s’exercer; et de là l’inaptitude à la synthèse, l’impossibilité de toute concentration. Ce sont les conséquences naturelles et inévitables d’une matérialisation de plus en plus accentuée, car la matière est essentiellement multiplicité et division, et c’est pourquoi tout ce qui en procède ne peut engendrer que des luttes et des conflits de toutes sortes, entre les peuples comme entre les individus ».
Et faut-il rappeler que les plus grands poètes, savants, chefs politiques, lettrés et maîtres spirituels Berbères, Turcs, Persans, Africains, Kurdes, etc. étaient à la fois des « arabisés » (dans leur immense majorité), des amoureux de la langue arabe autant que de l’Islam et du Prophète Muhammad (ﷺ), et qu’ils sont pourtant la fierté de leur peuple – transcendant les âges et les époques -, et que ces peuples n’ont atteint leur « âge d’or » que durant leur période islamique, tandis qu’ils se sont enfoncés dans le chaos, la superficialité et l’humiliation en imitant aveuglément l’Occident ou le Bloc soviétique, et que la solution à leur problème réside dans l’Islam (et son héritage intellectuel et spirituel) et non pas dans les idéologies occidentales et modernes et leurs promoteurs qui les ont dominé, spolié, humilié et asservi depuis l’époque coloniale ?
Que nous le voulions ou non – et c’est là le fait de l’Histoire et du Plan divin -, nous sommes le produit en partie de l’Arabité (ethniquement, linguistiquement, civilisationnellement, scientifiquement, spirituellement, etc.) puisque celle-ci a même été jusqu’à façonner la civilisation judéochrétienne, allant donc même au-delà du monde musulman, jusqu’à atteindre la Chine et l’Inde, les Amériques et l’Europe. Il n’y a donc aucune raison de détester l’Arabe, pas plus que le Persan, le Turc, le Kurde ou le Berbère, qui font aussi partie de la diversité voulue par Allâh, et qui constitue une richesse, pour peu que l’on remette chaque chose à sa juste place, et que notre amour pour notre identité ethnique ou patrie, ne prime pas sur l’Amour de Dieu, la spiritualité et la foi de l’Islam et notre fraternité humaine, qui sont les seuls garants de la paix et de l’élévation spirituelle. Même d’un point de vue ethnique, une partie de l’Europe actuelle descend des Arabes, des Persans et des Turcs, que l’on peut retrouver dans les populations espagnole, portugaise et italienne, mais aussi française, grecque et croate par exemple.
Allâh dit : « Ô gens ! Nous vous avons créés à partir d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des peuples et des tribus afin de vous connaître les uns les autres. Certes, le plus honoré et le plus noble d’entre vous auprès d’Allâh, c’est le plus pieux et le plus juste. Allâh est certes Savant et Avisé » (Qur’ân 49, 13).
« Et parmi Ses signes, la création des cieux et de la terre, ainsi que la variété de vos langues et de vos couleurs. Il y a en cela des signes pour les esprits avertis » (Qur’ân 30, 22).
Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « Ô vous les gens ! Certes votre Seigneur est unique et certes votre père (Adam) est unique. Il n’y a pas de mérite pour un arabe sur un non-arabe, ni pour un non-arabe sur un arabe, ni du rouge sur le noir, ni du noir sur le rouge si ce n’est par la taqwa (la piété et la justice). Certes celui d’entre vous qui est le plus noble auprès d’Allâh est celui qui a le plus de taqwa. Ais-je (bien) transmis (le Message) ? ». Ils ont dit : « Certes ô Messager d’Allâh. Le Prophète (ﷺ) a dit : « Que celui qui est présent transmette à celui qui est absent » ». (Rapporté par Al Bayhaqi dans Shu’ab al-Imân n°5137 et par Abû Nu’aym dans Hilyat al-Awliyâ’ 3/100 d’après Jabir Ibn ‘Abdullâh, sahîh, et des versions similaires ont été rapportées aussi par Ahmad dans son Musnad n°22978 selon Abû Nadrah).
Ce même problème – concernant les berbérites – se pose aussi pour un certain nombre d’Iraniens dont l’esprit est pollué par la mentalité moderniste et l’occidentalisation des mœurs, au point où ils prétendent défendre « l’identité perse » en s’occidentalisant tout en abandonnant tout le patrimoine intellectuel, littéraire et spirituel de la Perse.
Dans le cas des Iraniens, qui voient en Firdawsî (940 – 1020) une figure nationaliste, il faut savoir que Firdawsî était un poète et savant musulman également, imprégné de la langue arabe, et ayant fait l’éloge d’Allâh, de l’Islam, du Prophète, de sa famille et de ses compagnons, et ce dès l’introduction de sa célèbre œuvre Shâhnâmeh. Lui, comme les autres grandes figures de la littérature persane qui ont marqué les esprits et ont traversé les âges, étaient de pieux musulmans, comme Nizami, Sâdi Shirazi, Hafez Shirazî, Rûmî, Jâmi’, ‘Umar Khayyâm, Ahmad et Abû Hâmid al-Ghazâlî, Farîd ud-Dîn Attâr, etc.
Firdawsî (940-1020), était un musulman et s’inspirait du Qur’ân et de la tradition islamique dans son oeuvre. Quant à certains de ses ouvrages, il souhaitait simplement préserver la langue persane et contribua par de nombreuses recherches et des traités en ce sens. Mais il respectait profondément le Prophète Muhammad et en faisait l’éloge tout comme à l’égard des compagnons, et il était musulman et arabophone (n’en déplaisent à certains iraniens identitaires anti-arabes), puisqu’il pratiquait les rites musulmans, c’est ce que rapporte également le poète et métaphysicien persan Nizâmî Ganjavi (1141-1209), lui-même musulman.
Firdawsî, dans son oeuvre maîtresse Shâhnâmeh s’inspire donc constamment des références islamiques et zoroastriennes, de la théologie musulmane, évoque et invoque constamment Dieu (Le Créateur de l’existence relative et de tout ce qu’elle contient), prononce les Louanges adressées à Dieu et de l’intelligence comme don précieux donné par Dieu (I, 5-7) et fait l’éloge du Prophète Muhammad et de ‘Alî (I, 13-17), et lui-même se définit comme musulman et énonce la continuité logico-spirituelle de l’islam par rapport aux anciennes traditions religieuses originellement monothéistes (y compris le Zoroastrisme), et se rattache donc à l’islam et n’y voit aucun obstacle pour les zoroastriens chercheurs ou tout autre chercheur de Vérité. Tout rappelant la nécessité de l’esprit critique ainsi que de la lecture symbolique (et intelligente) de nombreux passages de son oeuvre (I, 17), il invite les gens à méditer les enseignements qui parcourent son oeuvre (d’après les 3 dimensions présentes : historique, mythique et initiatique). Ainsi, comme il le précise au début de son oeuvre : « Ce livre ne contient aucun mensonge ni aucune fausseté (…) mais ne crois pas que tout, dans le monde, suive la même marche. Tous ceux qui sont doués d’intelligence se nourrissent de mes paroles, quand bien même il leur faudrait y chercher des symboles ».
A propos de l’histoire de certains personnages il dit : « Peut-être n’admettras-tu pas la vérité du récit que le dehqân a répété d’après les anciens. Le sage qui l’entend, l’examine à l’aide du savoir, et n’y donne pas facilement croyance ; mais quand tu lui en auras expliqué le sens, il s’apaisera et cessera de discuter » (III, 271). Et à la fin de l’histoire, il écrit : « Si ton intelligence refuse de croire [en la véracité] du récit, c’est que sans doute elle n’en a pas saisi le sens profond » (III, 285). Ainsi, il invite à une lecture à la fois profonde (métaphysique) et « méta-historique » des récits qu’il mentionne dans son oeuvre (composée d’environ de 52000 distiques), et que le sens littéral (au-delà de la forme) n’est pas toujours ce qu’il y a de plus important et essentiel dans son oeuvre, mais bien le sens profond qui s’en dégage pour les gens intelligents. Si certains récits sont mythiques (plus qu’historiques), les modalités des époques « légendaires » sont différentes de celles que nous connaissons actuellement (mais elles n’en demeurent pas moins vraies et concrètes, pour certaines d’entre elles, même si elles nous échappent à cause du voile de nos perceptions ordinaires et des limitations de nos théories, de même que des conditions existentielles différentes de notre cycle par rapport à notre lointain passé : psychiques et mentales, physiques et climatiques) d’où le fait que cela puisse paraitre déroutant aux « contemporains » habitués à ignorer ce genre de réalités, mais l’essentiel n’est pas là nous dit Firdawsî, car ce qui en découle sont la connaissance de la quête spirituelle/initiatique de l’homme sage, de la psychologie humaine et des archétypes existentiels, où les conséquences/conditions sont identiques sur le fond malgré une différence de formes (les intrigues, les conflits, l’opposition entre la justice et l’injustice, la connaissance et l’ignorance, le bien et le mal, etc. perdurent et subsistent à chaque époque malgré des formes qui changent), et c’est sur cela que les lecteurs doivent prêter attention dans leur méditation de cette oeuvre, et non pas sur la « forme » des lettres, les images des récits (qui ne sont pas des finalités mais des « moyens » et des « supports », autrement dit, des symboles visant à rendre intelligible certaines réalités spirituelles, des vérités historiques, des leçons de morale, etc.). D’ailleurs, de nombreux maîtres spirituels parmi les sunnites au sein du Tasawwuf (sûfisme), ont commenté abondamment de nombreux passages de son oeuvre à caractère initiatique (ésotérique). Il était donc un fervent musulman, d’ailleurs son livre contient de nombreuses références au Qur’ân, à la théologie musulmane, et loue Allâh puis fait l’éloge du Prophète Muhammad. La portée de son oeuvre est essentiellement spirituelle et philosophique, puis théologique et morale, et enfin historique et mythique.
Il n’y a donc que des « nationalistes modernes » qui veulent en faire une lecture biaisée et identitaire, là où Firdawsî visait l’universel à partir d’une histoire s’enracinant dans un support historique particulier. Leurs prétentions nationalistes ne sont donc nullement soutenues par la personne de Firdawsî et son œuvre, qui s’inscrit clairement en porte-à-faux de ce genre de récupérations idéologiques et opportunistes. Firdawsî n’éprouvait aucune honte à étudier, parler et écrire l’arabe, à se réclamer de l’Islam ou à apprécier sa culture d’origine, il ne vivait pas du tout cela comme étant des choses et sentiments contradictoires. Et dans son œuvre, lorsqu’il considérait les Turcs ou les Rums sous un aspect « négatif », il n’utilisait en fait qu’un procédé connu, afin de mettre en avant certaines oppositions et défauts de certaines tendances, sans généraliser ni mépriser en soi les autres peuples, ce qui est courant dans toutes les épopées mythiques ou même aujourd’hui nationalistes. Les Occidentaux voyant dans les Russes comme les Iraniens et les Chinois des « ennemis idéologiques ». Les Français voyant les « Noirs » comme une « race inférieure », les Grecs et les Turcs se voyant mutuellement comme des « ennemis », etc., par abus de langage et comme marqueur identitaire, mais dont la réalité est évidemment bien plus complexe et nuancée que cela, avec des relations amicales et même fraternelles, dépassant les clivages politiques et identitaires des uns et des autres.
De même pour le savant polymathe musulman d’origine perse Al-Birûnî (973 – 1048 ou 1052) – poète, exégète, médecin, astronome, mathématicien, philosophe, botaniste, physicien, théologien et juriste parmi d’autres choses – où dans ses œuvres les plus remarquables, il n’hésita pas à louer et glorifier le Créateur, ce qui motive et fonde le sens de toute sa quête intellectuelle et spirituelle, et fait référence par allusion ou de façon explicite, au Qur’ân et aux ahadiths prophétiques. Bien que le persan fût sa langue maternelle, il étudia l’arabe et la considéra comme étant la plus belle et la plus riche des langues, évoquant ses qualités et ses différents aspects particuliers. Ainsi, contrairement aux nationalistes iraniens qui voulurent faire de Al-Birûnî « un des leurs », celui-ci fut un fervent musulman acquis à l’universalité et à la fraternité intra-musulmane, un amoureux et un admirateur de la langue arabe. Il dit en effet à ce sujet dans son Kitâb al-saydala fi al-tibb (Livre sur la pharmacologie et la médecine) : « Notre religion et notre culture resteront 2 jumeaux arabes, tant que l’écho de l’appel à la prière du muezzin 5 fois par jour est porté à nos oreilles, tant que les khutba (sermons religieux) seront prêchées dans cette langue, et aussi longtemps que les fidèles rangés derrière l’imâm mèneront la prière en langue arabe. (…) La langue arabe est dépositaire de tous les arts de la terre, car c’est en arabe que nous ont été transmises les sciences de toutes les parties du monde ; les sciences de toutes les régions du monde ont été traduites dans la langue des Arabes, elles se sont par là embellies, ont pénétré les cœurs, et la beauté de la langue a circulé dans les veines et les artères… Je grandis dans une langue (le dialecte persan du Khwarezm) dont on peut dire que si l’on voulait s’en servir pour exprimer les sciences, ce serait aussi étrange qu’un chameau sur un toit ou une girafe dans le lit d’un torrent. Et si je compare l’arabe au persan, (qui sont) 2 langues dont je me sens intimement familier, j’avoue préférer l’invective en arabe à la louange en persan. Et n’importe qui reconnaîtra que ma remarque est fondée s’il examine ce qu’il advient d’un texte scientifique traduit en persan ; elle perd toute clarté, son horizon s’estompe et son application pratique disparaît, laquelle, en arabe parait claire et juste, bien que l’arabe ne soit pas ma langue maternelle. La fonction de la langue persane est d’immortaliser les épopées historiques sur les rois d’autrefois et de fournir des histoires à raconter lors des quarts de nuit». Cela peut expliquer en effet pourquoi, la langue persane de l’époque, ne fut pas apte à servir de support et de langue commune au « langage » des sciences, là où l’Arabe joua ce rôle éminent et mondial pendant plus de 1000 ans, et qui fut la période où le monde Perse produisit aussi non seulement le plus grand nombre de grands savants et scientifiques de son histoire, mais aussi les plus illustres poètes et maîtres spirituels qui ont illuminé le monde. Par la suite, la langue persane s’enrichit considérablement de la langue arabe, et pouvait donc combler en quelque sorte ses lacunes d’antan, mais elle est pour ainsi dire redevable à la langue arabe et aux savants persans ayant adopté aussi la langue arabe.
Par rapport à la berbérité et à l’arabité, plusieurs ouvrages permettent d’approfondir le sujet, en plus de ceux publiés par Hamza Benaïssa :
- Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, éd. Seuil, 1993.
- Nabli Beligh, Comprendre le monde arabe, éd. Armand Colin, 2013.
- Pierre Rossi, La Cité d’Isis – Histoire Vraie des Arabes, éd. Nouvelles éditions Latines, 2008.
- Mehdi Ghouirgate et Pascal Buresi, Histoire du Maghreb médiéval du XI au XVe siècle, éd. Armand Colin, 2021.
- Yves Lacoste, Maghreb, peuples et civilisations, éd. La découverte, 2004.
- Sous la direction de Dominique Valérian, Les berbères entre le Maghreb et le Machrek, éd. Casa De Velazqu, 2021.
Notes :
(1) Youssef Girard, L’Emir Abd el-Krim el-Khattabi : figure musulmane de la résistance à la colonisation (partie 2/2), 5 avril 2007 : https://oumma.com/lemir-abd-el-krim-el-khattabi-figure-musulmane-de-la-resistance-a-la-colonisation-partie-22/
(2) “Qui est Arabe aujourd’hui ?”, Anas Ahmed Lala, 22 juillet 2008 : https://www.maison-islam.com/articles/?p=276
(3) Kamel Nasser, Quelle arabité pour quelle berbérité ?, 25 mars 2021 : http://algeriearabite.canalblog.com/archives/2021/03/25/38884698.html