Les lectures « personnelles » du Coran

Dans le sillage de la sécularisation, et de l’herméneutique philosophique, la religion a perdu son efficience dans l’action politique, sociale, économique, etc. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le « libre examen » prôné par le protestantisme. La voie est ouverte à l’établissement du monde moderne. C’est sur base de ce constat que nous pouvons comprendre la prétendue « reconstruction du sens » encouragée par les lectures coraniques modernes. Ces dernières ne font que transposer l’herméneutique philosophique appliquée au christianisme à l’islam. Nous entendons par ci et là la nécessité d’encourager la « lecture personnelle » du Coran. Il s’agit donc d’une lecture « ordonnée à la simple opinion individuelle ou collective[1] ». On entend même dire que le Coran a toujours fait l’objet de lectures personnelles tout au long de l’histoire de la civilisation islamique. C’est ici que nous situons un arrière-fond idéologique qui ne dit pas son nom, cette proposition appelle à quelques remarques.

Dire que « le Coran a toujours fait l’objet de lectures personnelles » est inexact, dans la mesure où cette proposition ne tient pas compte de l’histoire des idées et de la nature épistémologique de la question, ce qui est nécessaire à une appréciation correcte des choses. Il faudrait ici invoquer un départissement des prismes historicistes et marxistes pour aborder fidèlement la pensée islamique. Car, si dans une certaine mesure, le Coran a effectivement fait l’objet de lectures idéologiques et instrumentalisées par certains pouvoirs politiques, cette donnée n’est que partielle pour plusieurs raisons.

Cette proposition « le Coran a toujours fait l’objet de lectures personnelles » ne tient pas compte de la question civilisationnelle, qui présuppose toujours une vision du monde, un paradigme, un cadre épistémologique et une éthique sous-jacente à l’action sociale et politique. Le sujet épistémique qui veut amener à une relecture personnelle des textes religieux ne dit rien quant à la nature du postulat relativiste qui sous-tend son idée.

Également, on n’y aborde pas ou ne cherche pas à mettre en lumière la triade épistémique en islam (Le Coran, la langue arabe, et la théorie de la connaissance). Ici n’est pas abordée et vérifiée la méthodologie que les érudits musulmans ont développée. Autrement dit, la teneur même des sciences islamiques, les fondements du droit, usul al fiqh, les finalités de la Loi, maqasid ash-sharia, la philologie, etc. On ne prouve ici nullement la fausseté des postulats présents dans la tradition classique exégétique musulmane, ce qui est pourtant nécessaire lorsqu’on veut la repenser ou encourager à la « relire ». Il faut donc connaitre le patrimoine que l’on veut « relire », maîtriser les concepts, et faire appel à une approche rigoureuse pour ce faire. La « lecture personnelle » du Coran qui est invoquée, ne fait appel à aucune méthodologie, ni à aucun moyen permettant de « relire » le Coran. Le sujet épistémique est livré à lui-même. Le sujet qui a émis la proposition « le Coran a toujours fait l’objet de lectures personnelles » en plus d’être hâtif, ne remet par contre pas en question les postulats philosophiques et idéologiques modernistes qui sous-tendent son propos.

La proposition « le Coran a toujours fait l’objet de lectures personnelles » est vue par le sujet qui l’exprime, comme un reproche et une volonté de rompre avec le patrimoine musulman, lequel aurait été assujetti par l’idéologie et le pouvoir politique tout au long de l’histoire. Ici on ne sort pas d’une grille de lecture marxiste des relations humaines, laquelle ne pense que dans la dialectique matérialiste qui n’entrevoit les choses qu’en termes d’exploitant/exploité. Et ce qui est d’autant étonnant, c’est que c’est sur la base de ce reproche qu’est invoquée la volonté d’une « lecture personnelle » du Coran à l’ère postmoderne. Il ne s’agit en vérité que d’instaurer l’équivalent du « libre examen » protestant[2], dans la pensée islamique contemporaine, dans le sillage de la sécularisation de la religion. Ici, on ne fait encore une fois nullement mention du relativisme moral qui sous-tend cette proposition, ni de la nature idéologique de la politique moderne qui a supplanté le religieux. C’est bien à partir de ces considérations que la « lecture personnelle » du Coran ne veut rien dire d’autre que de subordonner la religion à l’individualisme moderne. Il ne faut par conséquent guerre s’étonner que l’auteur de cette proposition est le même qui invoque la nécessité d’établir un « islam des Lumières ». Cette confusion conceptuelle, qu’elle soit ignorée ou connue par le sujet qui l’exprime, met en lumière le fondement antireligieux de sa démarche, lorsqu’on y accole le concept Islam avec un concept antireligieux par essence.

L’islam des Lumières : contresens conceptuel

L’esprit du rationalisme des Lumières est par définition antireligieux[3]. La nature antireligieuse de ce courant philosophique du 18ème siècle est néanmoins utilisée par certaines voix contemporaines qui souhaiteraient l’établissement d’un « Islam des Lumières ». Les Lumières philosophiques sont historiquement associées à l’histoire de l’Occident, et à l’émergence de la modernité. Les auteurs musulmans et non-musulmans qui appellent à la sécularisation de l’Islam doivent au préalable vérifier si les concepts « modernité », « Lumières », « Laïcité » dans leur versant occidental sont universels ou non. Ils doivent aussi voir si l’épistémologie musulmane contient ces concepts, et de quelle manière si c’est le cas.  Cet appel à un « Islam des Lumières » s’inscrit essentiellement dans le débat portant sur la Laïcité, et le rapport entre la pratique de l’Islam au sein de sociétés modernes sécularisées. Cette association conceptuelle appelle à certaines remarques. Nous reprendrons les considérations du philosophe marocain Taha Abdarrahman :

  • Pour le cas de la modernité, le logicien et philologue Taha Abdarrahman récuse le caractère universel de la modernité occidentale, celle-ci n’étant pour lui qu’une application particulière du concept de modernité. Ainsi, tout sujet épistémique qui prend pour base cette acception de la modernité occidentale adopte une « pseudo-modernité », et non une modernité propre à l’episteme musulmane.
  • En ce qui concerne le concept des Lumières, il comprend nécessairement le concept d’ « esprit critique », et de rupture avec la « tradition » religieuse. Pour le logicien marocain, il ne peut y avoir de rupture entre la modernité islamique, et la tradition (turath). Dans l’idée d’une épistémologie musulmane, la pensée islamique ne peut se réformer en dehors d’un référentiel conceptuel et linguistique et d’un lien maintenu avec la tradition.
  • En ce qui concerne le concept de « Laïcité », il procède d’une désacralisation du monde et de la connaissance. Or, la théorie de la connaissance chez les musulmans comprend nécessairement la triade Dieu-homme-nature. Par conséquent, le caractère sacré de la connaissance est assumé dans la perspective islamique.

Nous pouvons comprendre, à travers ces quelques remarques, que l’association Islam-Lumières est hâtive et inappropriée. Celle-ci relèverait davantage d’une confusion conceptuelle qui n’a pas été évaluée, et dont les bases définitoires n’ont pas été établies pour vérifier la pertinence ou non de cette association entre ces deux vocables.


[1] BENAISSA H., Tradition et modernité, pour une démystification des sciences humaines et sociales, Alger, éd. El Maarifa, 2008, p.250.

[2] « (…) les promoteurs de « la gauche islamique », et de « la lecture personnelle » du Coran, visent, de toute évidence, à susciter, au sein de la société musulmane, un courant analogue à la déviation protestante, pour vaincre à sa résistance de la sécularisation de l’existence. » BENAISA H., op.cit., p.251

[3] TOURAINE A., Critique de la modernité, éd Fayard, 1992, p.63.

Auteur principal : Naqid Hurr
Relecture et collaborateur : Dawûd Salmân


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