Les incompréhensions entre sunnites et shiites : quelle posture adoptée ?

Pour ceux qui sont habitués aux débats interminables liés au sunnisme et au shiisme, la seule issue possible est de prendre du recul, d’interroger les sources-mêmes sur lesquelles les uns et les autres se basent, et de se tourner vers le Divin pour la résolution des problèmes, et enfin d’aspirer ce à quoi Il nous invite au quotidien : placer notre confiance en Lui, se rapprocher par les belles œuvres évoquées dans Son Livre (le Qur’ân), comme la prière, les invocations, la zakâh, le noble comportement, les actes de charité et de générosité, le soutien aux opprimés, l’assistance en faveur des orphelins, des veuves, etc., qui permettent justement de purifier l’âme, de se rapprocher d’Allâh et d’agir concrètement de façon bénéfique dans le monde.

Quant aux polémiques elles-mêmes, il faut dire que les sunnites et les shiites, de manière générale, ne partent pas des mêmes prémisses.

Le sunnisme part d’abord du Qur’ân et des ahadiths du Prophète (via une chaine de transmission jugée fiable) pour formuler ses doctrines, – avec des divergences au sein du sunnisme évidemment -, puis prend en compte les paroles des nobles compagnons qui ont soutenu et côtoyé le Prophète dans les moments les plus difficiles, ainsi que des ahl ul bayt au sens large (les épouses du Prophète, ses cousins et oncles, et sa descendance via l’imâm ‘Alî et Sayyida Fatima). Les auteurs sunnites n’ont pas hésité à rapporter l’ensemble des ahadiths, – faibles comme authentiques sur le plan de la chaine de transmission -, y compris des ahadiths problématiques ou « coupés » pour des raisons politiques ou idéologiques. Mais les sources sunnites rapportent bien de nombreux ahadiths faisant l’éloge du Prophète et des ahl ul bayt (aussi bien au sens large qu’au sens restreint des ahl ul kissâ). Cela montre bien, que, foncièrement, la doctrine sunnite au sens large n’a aucun problème avec l’amour du Prophète et de sa sainte famille. De nombreux récits fiables montrent également que le Prophète et sa famille (au sens large) entretenaient des liens proches et privilégiés avec des figures comme Abû Bakr, ‘Umar et ‘Uthmân. Ces 3 figures apportèrent un soutien réel et déterminant à la communauté musulmane et à la mission prophétique. Ils reçurent à ce titre, de nombreux éloges du Prophète et de sa famille comme l’imâm ‘Alî, Sayyidûna Ibn ‘Abbâs et son père, de Jâ’far ibn Abû Tâlib, etc., et de leurs descendants. Abû Bakr fut non seulement le compagnon de longue date du Prophète, – avant même la révélation du premier verset du Qur’ân -, mais fut aussi son « beau-père » puisque le Prophète épousa ‘Aîsha bint Abû Bakr. Si le passé de ‘Umar était aussi teinté de certains méfaits (certains en rajoutent une couche provenant de récits apocryphes ou faibles), son repentir et sa conversion à l’Islam, entrainèrent une immense joie pour le Prophète, et les nombreuses bonnes actions d’Umar qui suivirent suscitèrent beaucoup de joie et de noblesse aux yeux de la communauté musulmane. Il devint aussi le beau-père du Prophète, puisque Hafsa bint ‘Umar épousa le Prophète. De même, l’imâm ‘Alî donna sa fille Umm Khultûm en mariage au calife ‘Umar (lors de son califat). Quant à ‘Uthmân, il fut le seul qui épousa tour à tour, 2 filles du Messager d’Allâh, à savoir Ruqayya et Umm Khultûm, raison pour laquelle il fut surnommé « l’homme aux 2 lumières ». Après la mort de Ruqayya, ‘Uthmân était tellement chagriné d’avoir perdu son épouse et ses liens de parenté avec le Prophète que ce dernier lui accorda l’autorisation d’épouser son autre fille Umm Khultûm, ce qui donne à ‘Uthmân un mérite particulier, celui d’avoir été le seul à s’être marié avec 2 filles du prophète.

Que ce soit Abû Bakr, ‘Umar et ‘Uthmân, aussi bien du vivant du Prophète qu’après sa mort, ils firent les éloges des ahl ul bayt, appelèrent à leur soutien et à leur amour, et les protégèrent contre la malveillance des hypocrites. Tout cela s’est d’ailleurs transmis au sein de la famille prophétique, comme en témoignent les paroles authentiques de ‘Alî Zayn ul Abidîn (l’imâm As-Sajjâd), Muhammad al-Baqîr, Zayd Ibn ‘Alî, Jâ’far As-Sâdiq et leurs enfants, et qui nommèrent plusieurs de leurs enfants par les noms de ‘Aîsha, Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân, etc. en leur honneur, tout en se désavouant en public et en privé, de tous ceux qui disaient du mal des épouses ou des califes bien-guidés.

Ce n’est que sous l’ère omeyyade, qu’il y eut des dérives et des « bizarreries » enseignées par certains savants « sunnites », teintés de « nasb » (nassibisme), c’est-à-dire de rabaisser ou d’occulter les mérites des ahl ul bayt. Certains savants, très érudits et même pieux en temps normal n’ont pas toujours été à la hauteur de leurs fonctions, et ont ainsi coupé certains ahadiths ou se sont tus en raison des pressions et menaces physiques ou politiques qu’ils recevaient de la part des autorités omeyyades, globalement hostiles aux ahl ul bayt et à leurs alliés. Et parmi les alliés des ahl ul bayt persécutés et mal vus par les autorités despotiques, il y avait de grands savants sunnites entretenant de grands liens avec les ahl ul bayt, comme l’imâm Abû Hanifa, Sûfyan At-Thawrî (qui était proche de Hassân al-Basrî, lui-même disciple de l’imâm ‘Alî), As-Shafi’î et l’imâm Mâlik pour ne citer que les plus célèbres, – même s’il se taisait au début, lorsque la pression fut quelque peu relâchée, il fit ouvertement les éloges des ahl ul bayt et soutint politiquement certains membres de la famille prophétique -. Certains grands savants sunnites, – comme l’imâm Abû Hanifa -, furent parfois critiqués et injustement calomniés en raison de leur soutien aux ahl ul bayt. Le shiisme doctrinal prit réellement naissance à ce moment-là de l’histoire, et au fil du temps, élabora toute une littérature en réaction à ces événements.

Le célèbre calife omeyyade qui changea la donne, est ‘Umar Ibn Abd’al-‘Azîz, qui fit interdire les calomnies et les insultes sur l’imâm ‘Alî et les ahl ul bayt qui étaient pratiquées et encouragées dans certains endroits et par certains dirigeants omeyyades. Ce calife était pieux, intègre et juste, grand partisan de Abû Bakr et de ‘Umar, tout comme de l’imâm ‘Alî. Très proche de Hassân al-Basrî (lui-même partisan de ‘Umar et de ‘Alî, dont il fut le disciple) et de Muhammad al-Baqîr, il incarne l’essence-même du sunnisme orthodoxe ; défense et amour des compagnons et des ahl ul bayt, piété, équité, savoir et justice comme fondements.

Il y a eu évidemment des choses douteuses et des manipulations évidentes du temps des omeyyades et une peur de voir les musulmans soutenir massivement les ahl ul bayt. Cependant dans les recueils de hadith sunnites (parmi les principaux), on recense plus de ahadiths de ‘Alî, de ‘Aîsha (qui est aussi une ahl ul bayt au sens large) et de Ibn ‘Abbâs, que de Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân et Mu’awiyya réunis. Les compilateurs de ahadiths chez les sunnites traditionnels n’ont jamais eu peur de recenser les ahadiths des ahl ul bayt ou qui comportent des éloges à leur égard. Face à certains poltrons ou opportunistes, même en milieu sunnite, les plus grandes figures sunnites ont toujours montré leur soutien envers les ahl ul bayt et reconnu leurs mérites. Ces sunnites furent d’ailleurs parfois taxés de « shiites » par des « nawassib » en raison de leur soutien envers les ahl ul bayt. L’imâm Ahmad lui-même dans son Musnad, rapporte des ahadiths des ahl ul bayt et des ahadiths vantant leurs mérites.

Le shiisme, – en dépit des divergences et différences au sein de toutes ses branches -, s’est construit en grande partie autour du sunnisme, – sa détestation et son désaveu essentiellement -, et de la politique menée par les autorités omeyyades et même depuis l’activité politique officielle de Mu’awiyya. Les sunnites traditionnels tout comme les shiites sont unanimes pour dire que l’amour du Prophète et des ahl ul bayt fait partie de la foi et du crédo islamique. L’avis de l’élite des savants sunnites se range aussi du côté de l’imâm ‘Alî face à son conflit avec Mu’awiyya, ce dernier étant clairement dans l’erreur (a minima) dans cette affaire, et l’imâm ‘Alî était le calife légitime à qui l’on devait obéissance, et non pas à Mu’awiyya (car même si l’on concède qu’il fit ça sur base d’un ijtihad, son action était erronée et illégitime dès qu’il sortit de l’autorité dû à l’imâm ‘Alî).

Pour ce qui concerne les points communs entre les deux, ils s’appuient sur le Qur’ân comme sur des traditions prophétiques similaires, et en cela, aussi bien pour le sunnisme que pour le shiisme, des consensus et des points doctrinaux fondamentaux peuvent être établis.

Sachant que les thèses spécifiques au shiisme ne trouvent pas leurs fondements dans le Qur’ân (ni selon le contexte historique des versets, ni selon leur littéralité ou leurs portées ésotériques), ni dans ce qui a été transmis de façon notoire par les paroles prophétiques ou des ahl ul bayt, cela s’est peu à peu étoffé à partir du 3ème et 4ème siècles de l’Hégire, avec leurs grands recueils de ahadiths (comme le célèbre Al-Kafi) imputés au Prophète et aux « 12 imâms ». Mais plusieurs problèmes se posent, car même selon des savants et chercheurs shiites, sur plus de 20 000 ahadiths, même pas 1000 ahadiths auraient un fondement historique. Quant au contenu, cela peut être acceptable si cela est conforté par le Qur’ân et ce qui a été rapporté de façon notoire, ou confirmé par « voie spirituelle ». Mais les contradictions et légendes présentent (il en existe aussi dans certains recueils sunnites, mais pas en aussi grand nombre) dans tous les recueils shiites ne permettent pas d’accorder du crédit à de nombreux de leurs récits (surtout quand il y a des appels explicites à l’idolâtrie, à la perversion morale ou à la malédiction lancée contre des croyants, – tout ce que le Qur’ân condamne fermement). Et à force d’enseigner des récits « légendaires » (teintés clairement d’exagérations ou de choses historiquement fausses), d’exagérer dans leur amour de certaines figures, tout en exagérant dans leur haine et leurs malédictions envers d’autres figures (même contre des ahl ul bayt), – allant jusqu’à s’en prendre à l’honneur du Prophète en visant ses plus proches compagnons et épouses -, tout ce qui contredit leur paradigme fondé sur des récits fabriqués pour la plupart, le débat devient dès lors impossible, tournant généralement même à l’hystérie puis aux propos haineux et insultants.  Ils ne peuvent même plus envisager que des ahl ul bayt puissent faire des erreurs ou être sujets à des états émotionnels comme la colère ou l’insatisfaction d’une situation, ou que des compagnons possèdent aussi des qualités ou des mérites. Or, nous avons des récits fiables, aussi bien dans le corpus sunnite que shiite, que des ahl ul bayt ont divergé entre eux, que l’imâm ‘Alî (et plus tard ‘Alî Zayn ul Abidîn par exemple) prit le parti de notre maître Abû Bakr dans l’histoire liée à la terre de Fadâk, – ce qui causa la « colère » de Fatima contre Abû Bakr et contre ‘Alî (source shiite) -, bien que sa colère disparut par la suite et fut satisfaite d’Abû Bakr (source sunnite ; cf. Al-Bayhaqî notamment).

Il faut cependant les comprendre, – sans les justifier -, car éduqués à la haine des compagnons, en ne s’appuyant que sur des récits inventés ou faibles, – et sur quelques ahadiths isolés mais mal compris ou possédant d’autres versions dans les sources sunnites -, on peut comprendre d’où vient leur haine et leur mépris, et où à travers l’endoctrinement de certains milieux shiites, tout cela est renforcé et poussé jusqu’à l’hystérie et le takfir. Ils se pensent donc dans « la vérité », – même si ce n’est pas fondé -, et tentent d’agir en cohérence avec ce qu’ils pensent et ressentent.

Conscients de la faiblesse et des lacunes de leur corpus, certains shiites ont tenté de trouver des éléments dans le Qur’ân et dans les ahadiths sunnites pour justifier leurs doctrines spécifiques.

Ainsi :

  • Les « 12 imâms » seraient mentionnés par le hadith sunnite parlant des « 12 califes » : Mais le hadîth ne parle pas des « imâms », ni même des ahl ul bayt, ni même ne précise le nom des 12 imâms, sachant que même chez les shiites, ils divergent pour savoir qui était « l’imâm infaillible » de sa génération. Ce hadîth n’évoque pas non plus l’infaillibilité supposée des imâms. Et enfin, historiquement, des imâms comme al-Hussayn, ‘Alî Zayn ul Abidîn, Muhammad Al-Baqîr, Jâ’far as-Sâdiq, etc. n’occupèrent jamais la fonction de calife politique.
  • L’infaillibilité des ahl ul bayt serait justifiée par le verset du Qur’ân (33, 33) mais font fi du passage entier : « Ô femmes du Prophète ! Vous n’êtes comparables à aucune autre femme (…) ô vous, les Gens de la Maison (ahl ul bayt) ! Allâh veut seulement éloigner de vous la souillure, et vous purifier totalement » (Qur’ân 33, 32-33). Les versets antérieurs ne parlent que des femmes du Prophète, donc elles sont les premières concernées par cette qualification (de ahl ul bayt). De même, ils passent sous silence ce verset : « Le Prophète a plus de droit sur les croyants qu’ils n’en ont sur eux-mêmes, et ses épouses sont leurs mères (aux croyants) » (Qur’ân 33, 6). Ainsi que celui-ci : « Les mauvaises [femmes] aux mauvais [hommes] , et les mauvais [hommes] aux mauvaises [femmes]. De même, les bonnes [femmes] aux bons [hommes], et les bons [hommes] aux bonnes [femmes]. Ceux-là sont innocents de ce que les autres disent. Ils ont un pardon et une récompense généreuse » (Qur’ân 24, 26). Et comme le Prophète n’est pas un mauvais homme, ses épouses sont donc de bonnes femmes qui méritent le Pardon Divin et qui auront une généreuse récompense de la part d’Allâh selon le verset. Ces versets montrent que toutes les épouses du Prophète sont considérées comme les « mères des croyants » (elles sont donc musulmanes, dignes de respect, aimées par le Prophète et agréées par Allâh), qu’elles sont de bonnes femmes (globalement) et qu’elles font parties des ahl ul bayt au sens large, même si elles peuvent commettre des erreurs. En aucun cas, le sens qui se dégage du verset qu’ils utilisent, peut s’identifier à l’infaillibilité en tous genres, et encore moins à une certaine forme de « divinisation » à laquelle souscrivent certains groupes shiites.
  • Le hadîth sunnite dit de « al-Thaqalayn » : Cette parole prophétique a été rapporté de façon notoire : « Je suis sur le point d’être rappelé (par Allâh) et de répondre (à ce rappel). « Je vous laisse les Thaqalayn (les deux Poids) : le Livre d’Allãh et ma Famille, les Gens de ma Maison ». Celui Qui est Doux (Allâh) m’a informé qu’ils ne se sépareront pas jusqu’à ce qu’ils reviennent vers moi près du Bassin (jusqu’au Jour du Jugement). Regardez donc bien comment vous les traiterez après moi » (rapporté par Ahmad dans son Musnad). Ce hadîth nous apprend que jamais le Qur’ân et les ahl ul bayt ne se sépareront, et que cela constitue la voie droite et la « corde d’Allâh ». Le hadîth ne parle pas d’infaillibilité doctrinale ni des « 12 imâms » spécifiquement, – bien qu’ils soient inclus dans ce hadîth -, car les épouses du Prophète font aussi partie de sa « maison /famille ». Mais quand l’amour et le suivi du Qur’ân animent les vertueux d’entre ls ahl ul bayt, on ne peut alors que les aimer et leur manifester notre amour et notre considération pour eux, puisque la piété et l’amour du Qur’ân mènent souvent au savoir authentique et à la clairvoyance comme nous l’apprennent le Qur’ân et la Sunnah. Et pour couronner le tout, les ahl ul bayt nous enseignent l’amour et le respect des nobles compagnons, donc suivons-les aussi là-dessus. La fin du hadîth insiste également sur le fait de bien les traiter, eu égard à leur noble ascendance et donc à leur statut particulier.
  • Le hadith sunnite de Ghadir Kumm où selon les shiites, le Prophète aurait désigné ‘Alî comme étant le calife politique des musulmans après sa mort : or le hadîth ne parle pas de califat ni de succession politique, ni comme étant une obligation communautaire que de considérer ‘Alî seul comme étant le seul calife légitime. Le hadith est bien attesté et est mutawatir, mais ne parle que de ses nombreux mérites, de l’héritage spirituel par excellence qu’il représente et incarne pour la Ummah, et Abû Bakr comme d’autres compagnons l’ont salué et félicité pour cela. Mais aucun compagnon n’a compris cela comme étant une succession politique, et même les ahl ul bayt, ni même ‘Alî, n’ont utilisé ce hadith comme argument en leur faveur.
  • Le hadith sur la « Calamité du jeudi » : Le hadith ne parlait pas de la succession politique, puisque Al ‘Abbâs et ‘Alî discutèrent de cela mais ‘Ali dit qu’il ne voulait pas demander cela au Prophète, de peur que, si le Prophète leur refusait la succession politique, que des gens s’y opposeraient catégoriquement par la suite si un membre des ahl ul bayt se proposerait en tant que calife. Des shiites incriminent ‘Umar, alors que plusieurs membres des ahl ul bayt furent aussi du même avis que ’Umar lors de cet événement, soucieux d’épargner au Prophète des efforts inutiles alors qu’il était éprouvé par la maladie. Selon un autre récit, après avoir accepté, bon gré mal gré, de recevoir l’allégeance de la communauté, Abû Bakr envoya des crieurs publics pendant 3 jours de suite, pour annoncer dans les rues de Médine sa volonté : « Abû Bakr vous décharge de votre serment, et vous demande d’élire pour le califat quelqu’un de mieux que lui » (Ibn Abd Rabbih, Al Iqd Al Farid, p.35). L’imâm ‘Alî, bien qu’il vît dans le califat son aptitude et sa légitimité (comme pour Abû Bakr, ‘Umar et ‘Uthmân), n’a pas cherché le pouvoir pour lui-même, ni n’a dit en privé ou en public que le Prophète l’avait désigné comme unique et seul successeur politique possible, ni comme étant une obligation religieuse de lui laisser le pouvoir. Il ne montrait pas une grande attirance pour le pouvoir ou la gloire personnelle, laissant passer les califes les uns après les autres devant lui et demeurer sans réaction négative, tant que les califes étaient justes, sincères et vertueux. Ibn Abd Rabbih rapporte que, Al ‘Abbâs, son oncle lui disait : « A chaque fois que je te pousse vers le pouvoir, tu le rejetais ou tu venais en retard. Je te l’ai dit lors de la mort du Prophète, tu as refusé, et je t’ai fait un signe quand ‘Umar t’avait désigné parmi le groupe des 6. Je t’ai demandé de t’imposer, mais tu as refusé également » (Ibn Abd Rabbih, Al Iqd Al Farid, p. 35). Il a été rapporté également que : « Quand le Prophète tomba malade, Al ‘Abbâs prit ‘Alî avec lui et partit lui rendre visite. Il disait à ‘Alî, le Prophète va bientôt mourir, et je ne vois pas les visages des fils de Abdal Mutalib. Nous devrons aller voir ce qui se passe. Si le pouvoir est à nous, on le saura s’il est aux autres on le saura également. ‘Alî répondit « je ne demande jamais le pouvoir au Prophète, je jure par Allâh » » (Ibn ‘Arabi, Al Awassim Min Al Qwassim, p.315).

Il y a aussi des faits historiques qui mettent à mal les thèses spécifiquement shiites au-delà même des débats sur les ahadiths :

  • Les califes bien-guidés n’ont jamais éloigné ‘Alî des affaires politiques de la Ummah. Il fut le conseiller politique de Abû Bakr, de ‘Umar et de ‘Uthmân. ‘Umar le désigna comme un successeur politique potentiel et éligible, ‘Alî assigna ses fils al-Hassân et al-Hussayn comme gardes du corps de ‘Uthmân lors de son califat. Et enfin, ‘Alî devint lui-même calife bien qu’il refusât au début.
  • La plupart des ahl ul bayt sont sunnites, et selon les enseignements fiables qui remontent aux 12 imâms, ils l’étaient aussi (des « sunnites purs »).
  • On retrouve plusieurs des « 12 imâms » dans les chaines initiatiques des ordres sûfis orthodoxes.
  • L’imâm ‘Alî et d’autres membres des ahl ul bayt firent l’éloge des califes bien-guidés et de ‘Aîsha, et nommèrent plusieurs de leurs enfants en leur honneur.
  • La décision de ‘Umar permit à la descendance de Al-Hussayn (via son mariage avec la princesse perse Shahr Banû) de voir le jour à travers la lignée de l’imâm As-Sajjâd (‘Alî Zayn ul Abidîn).
  • Rien dans le Qur’ân ou dans la Sunnah ne permet de restreindre la source/connaissance juridique qu’aux ahl ul bayt (même s’ils constituent une source assez sûre en soi), car des compagnons proches des ahl ul bayt ont directement puisé, eux aussi, leur savoir auprès du Prophète. Quant à l’effort de réflexion évoqué dans le Qur’ân tout comme dans la Sunnah, il n’est pas restreint qu’aux seuls ahl ul bayt. Des imâms émérites comme l’imâm Jâ’far as-Sâdiq, l’imâm Zayd Ibn ‘Alî, etc. puisèrent leur savoir également de membres n’étant pas issus des ahl ul bayt.
  • L’imâm Jâ’far (‘alayhî salâm) était le descendant de Abû Bakr (qu’Allâh soit satisfait de lui) aussi. Or les shiites disent que les ahl ul bayt sont issus d’une famille totalement pure…Mais l’imâm Jâ’far descend d’Abû Bakr mais il serait un diable polythéiste selon eux…Ils sont donc dans l’impasse.
  • Si les 12 imâms, dans leurs éloges des califes bien-guidés, avaient menti aussi bien en public qu’en privé (auprès de leurs disciples proches), – alors même qu’ils n’étaient pas sous la contrainte -,  cela voudrait dire, selon les shiites, qu’ils mentent sur la religion, en plus d’être lâches, perfides et incohérents, ce qui impliquerait de ne pas les suivre et de ne pas les prendre comme modèles, puisque l’on ne peut pas se fier à eux, ni savoir réellement quand est-ce qu’ils peuvent dire la vérité. Or, pour les sunnites véridiques, les imâms des ahl ul bayt sont des modèles de science, de piété et d’intégrité, ils ne peuvent donc pas mentir sur (et au nom de) la Religion. Tout au plus, sous la pression politique, ils gardent le silence sur ce qui aurait pu leur causer de grands problèmes, mais pas mentir (en disant le contraire de ce qu’ils pensent) sur la religion. Or, ils ont clairement fait l’éloge des califes bien-guidés sans être sous la contrainte, en privé comme en public. Suivre leur voie consiste donc aussi à respecter et à reconnaitre les mérites des proches compagnons du Prophète.
  • Même face à Mu’awiyya et aux khawarij qui se sont rebellés injustement contre lui, l’imâm ‘Alî n’a jamais fait leur takfir ni ne les a maudits. Il les considérait plutôt comme étant des musulmans transgresseurs, comme cela fut rapporté par plusieurs membres des ahl ul bayt. Cela implique également que, tous les compagnons n’ayant pas commis ce crime et ce grand péché, sont encore moins blâmés qu’eux aux yeux de l’imâm ‘Alî. Mieux encore, l’imâm ‘Alî a clairement fait l’éloge de Abû Bakr et de ‘Umar, aussi bien de leur vivant qu’à l’heure de leur décès.
  • Les 12 imâms ont clairement désavoué ceux qui les ont divinisé, qui ont maudit ou excommunié les califes bien-guidés, qui se sont détournés de la justice et de la piété, qui ont considéré que seuls eux étaient aptes à être califes ou qu’ils étaient infaillibles en tous points. Pourquoi donc les contredire quand les seuls arguments relèvent de l’émotionnel et de récits infondés, et que ce qui est sûr (le Qur’ân, les ahadiths mutawatir, les paroles authentifiées des ahl ul bayt, l’intellect et les dévoilements spirituels) n’institue pas de telles positions ou pratiques ?

Etant donné l’existence de nombreux ahadiths et récits contredisant la version « shiite » sur les grands compagnons, la prudence impose a minima, de s’abstenir de rapporter (ou de prêter foi à) des accusations pour le moins douteuses, et encore moins de les insulter, de les maudire, de les excommunier (takfir) et d’imposer leur haine comme conditions de « la foi orthodoxe ».

En tant que sunnites, nous estimons que s’en prendre aux proches du Prophète (que ce soit ses compagnons, ses épouses et tous ceux qui ont un lien du sang avec lui), c’est s’attaquer à son honneur, et insinuer qu’il n’était pas clairvoyant car il les a tous accepté dans son entourage intime, et a fait des éloges sur ces 3 catégories de proches (compagnons, épouses et liens du sang). Il n’est donc pas juste ni digne, de maudire ou de rabaisser les ahl ul kissâ, ni ses épouses, ni ses proches compagnons, d’autant plus qu’Allâh et le Prophète nous l’ont interdit en plusieurs occasions, évoquées aussi bien dans le Qur’ân que dans la Sunnah.

Du côté sunnite, les ahl ul bayt ont toujours été évoqués en milieu « sûfi », mais leurs mentions ont été négligées ou clairement occultées dans les cercles « salafistes » comme « réformistes », ce qui montre les lacunes évidentes de ces mouvances sur ce point fondamental. Etant donné l’importance des ahl ul bayt, les évoquer est le signe d’une belle foi, et au vu de leurs mérites attestés, cela ne peut être qu’une source de bénédictions, comme nous l’ont rappelé tant de fois nos maîtres spirituels (du tasawwuf).

Lors des débats, après avoir exposé les arguments que l’on juge convaincants, il faut délaisser ce qui peut susciter la haine et le conflit, car ce n’est pas là ce qu’Allâh nous a demandé, ni ce que le Prophète, ses compagnons et sa famille nous ont invité à faire. Il faut donc se préserver des divisions inutiles, de nourrir notre haine, et de heurter inutilement la sensibilité doctrinale et émotionnelle des autres. Méditions sur la Parole Divine et souvenons-nous des qualités du Prophète et des belles âmes qui l’ont suivi, car c’est cela l’Islam, et c’est aussi cela qui permet de vivifier sereinement la foi.


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