Les illusions de « l’intégrisme » selon Charles-André Gilis

Les débats contemporains autour de l’intégration (dans le monde anglo-saxon et ailleurs), de l’assimilation (comme en France) et de l’intégrisme en lien avec la communauté musulmane sont souvent mêlés d’ignorance et de confusions en tous genres. Il convient pourtant d’éclaircir tout cela en y voyant clair, pour voir ce qui se joue réellement au-delà des mots et des concepts employés ici et là par tous les acteurs, au point où tous participent – même inconsciemment parfois – à cette mascarade généralisée (faisant ainsi le jeu de l’ennemi).

Charles-André Gilis (Shaykh Shaykh Abd ar-Razzâq Yahyâ) l’avait très bien exposé dans l’un de ses ouvrages, lorsqu’il écrivait ceci : « Face au monde moderne, l’intégrisme adopte une position apparemment opposée. Partant de l’idée que la communauté islamique ne peut être régie que par des musulmans, il cherche à conquérir le pouvoir par des moyens politiques.

Les partisans de cette idéologie espèrent ainsi promouvoir l’islâm : d’une part, en assurant la pratique de la religion dans les pays qu’ils contrôlent ; de l’autre, en établissant dans le monde une sorte de « tête de pont » en vue de défendre les intérêts des musulmans où qu’ils se trouvent et de préparer l’expansion progressive de l’islâm. Face aux équivoques et aux dérives des politiques d’intégration, l’idée intégriste a de quoi séduire de bons musulmans par l’indépendance qu’elle leur assure, puisqu’ils sont gouvernés par eux-mêmes, et non plus par d’autres. Un examen plus attentif montre le caractère illusoire de cet avantage apparent. Pour que l’intégrisme corresponde à son but proclamé, il faudrait que ses défenseurs ne soient pas eux-mêmes corrompus, plus ou moins consciemment, par les conceptions anti-traditionnelles du monde moderne.

Pour commencer, la conquête du pouvoir implique de nos jours que l’on s’organise en parti et que l’on adopte les méthodes profanes de la vie partisane, qui sont aux antipodes de l’universalité islamique. En cas de victoire, c’est pire encore. Comment préserver l’intégrité de l’islâm dans la gestion d’un État moderne, qu’il se proclame lui-même « islamique » ou non ? En tous domaines, c’est l’impasse et les contradictions. Tout d’abord, il n’y a pas d’État sans territoire. Un des dogmes du modernisme politique est le maintien de l’ « intégrité territoriale » génératrice d’innombrables conflits, aussi puérils que dangereux. Ce ne sont plus les « droits du Ciel » qu’il faut préserver, ni même ceux de la Terre, mais ceux qui découlent des divisions territoriales absurdes et arbitraires, ce qui est particulièrement flagrant quand celles-ci ont été établies par la colonisation.

Un État islamique est, par essence un État universel, c’est-à-dire un État sans frontières. A l’inverse, un État dont le territoire est défini par des frontières ne peut prétendre être un État islamique. Que dire, en outre de l’idée de nation qui, par les séparations et les passions qu’elle engendre, demeure un des pires instruments de la subversion contemporaine. Citons ici simplement la parole d’un sage de notre temps qui disait : « A l’instant même où le Mahdi sera confirmé dans sa mission devant la Kaaba de la Mekke, les États et les régimes du monde islamique s’écrouleront comme des châteaux de cartes ».

Dans le domaine économique, on retrouve la question incontournable du prêt à intérêt. S’agit-il de l’épargne privée ? Récoltée sans intérêt par les banques, elle ne serait rien d’autre que de l’argent bon marché qui, par le jeu des compensations financières, pourrait être mis à la disposition des pires ennemis de l’islâm ; ce serait un comble ! S’agit-il, au contraire, de la puissance publique ? Quel est l’État moderne qui, hormis dans des circonstances exceptionnelles et aléatoires, peut se passer de l’emprunt ?

Dans le domaine militaire, la seule loi est celle du plus fort, et la force matérielle n’est sûrement pas du côté islamique, comme les musulmans en font partout l’amère expérience.

Dans le domaine dit « culturel », les hésitations des dirigeants intégristes sont parfois bien amusantes. Tantôt, ils décident d’interdire la musique que l’on appelle classique, et qui est en réalité éminemment moderne ; en quoi ils ont raison, car cet art tant vanté fait partie des pseudo-religions occidentales : les chrétiens d’aujourd’hui se réunissent plus volontiers dans les églises pour écouter des concerts que pour suivre les offices ; tantôt, ils l’autorisent en se plaçant, à leur tour, au point de vue réducteur de la morale, ce qui donne le charmant spectacle de jeunes femmes en tchador jouant du violoncelle !

Ces quelques exemples montrent l’impossibilité de gouverner un État moderne de manière traditionnelle. Les intégristes qui acceptent des compromis dans tous ses domaines ne sont pas qualifiés pour représenter l’intégrité islamique.

En définitive, les positions apparemment incompatibles de l’intégration et de l’intégrisme sont plus proches qu’il n’y paraît : la première accepte la domination du monde moderne de manière directe, la seconde de manière indirecte, c’est-à-dire par l’intermédiaire de musulmans dont la mentalité est affectée par le modernisme et qui, contrairement à ce qu’ils prétendent, ne peuvent parler au nom de l’islâm. L’instauration d’un ordre traditionnel inspiré par l’intégrité islamique le rétablissement du califat extérieur ; et c’est d’ailleurs pourquoi le Mahdi est appelé « le dernier des califes ». Son investiture ne sera pas le résultat d’une politique humaine, mais bien d’une intervention et d’une élection divines ».

(Charles-André Gilis, alias Shaykh Abd ar-Razzâq Yahyâ, L’intégrité islamique – ni intégrisme ni intégration, éd. Le Turban Noir, 2011, chap. 2).

On se rend ainsi compte que les « intégristes » (même si ce sobriquet est utilisé à tort et à travers) sont aussi corrompus, inconsciemment bien souvent, par des méthodes et des idées anti-traditionnelles, qui les éloignent de la sagesse, de « l’orthodoxie islamique » (au sens large), de la spiritualité et de l’intelligence (politique, tactique, juridique) au point où leurs actions éloignent souvent les musulmans de la Religion ou de l’amour de la Vertu, notamment lorsqu’ils s’opposent aux sensibilités et activités spirituelles et artistiques qui sont présentes dans le monde musulman – légiférées selon le Qur’ân et la Sunnah (même si interdits par certains juristes et non pas par tous les juristes !) – et qui sont dépositrices de la Baraka divine (exprimant, par la beauté, la quintessence de l’Islam, de sa sagesse, de sa spiritualité, de sa doctrine et de sa morale), que ce soit par les chants (accompagnés ou non de certains instruments « traditionnels », que le Qur’ân et la Sunnah n’interdisent pas en soi de façon générale), les assises et séances de dhikr, le dessin ou l’architecture. Très peu éduqués à la spiritualité et à la futuwwa (l’art de la chevalerie islamiqu, alliant spiritualité, éthique, adab et vision holistique du Tawhîd), ils s’avèrent souvent dominés par leur ego et illusionnés par les idoles subtiles de la modernité, qui les empêchent d’intégrer les nuances nécessaires pour préserver l’intégrité islamique, ne pas transgresser la Loi divine et ne pas céder aux amalgames dommageables et aux confusions les plus nuisibles qui soient pour la foi, la société et la communauté.


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