L’émir Abdel Qadîr sur la prédestination et le châtiment

Sur une critique émanant de non-religieux en général, citons ici l’excellent émir Abdel Qadîr dans son texte Les prédispositions essentielles (Mawqif 236) :

« Les associateurs diront : « si Allâh l’avait voulu, nous ne Lui aurions rien associé, nous et nos pères, et nous n’aurions rien prohibé [de ce qu’Il a déclaré licite] » (Qur’ân 6, 148)

Cette parole [qu’Allâh place dans la bouche des idolâtres] est un cas d’énonciation véridique formulée avec une intention mensongère. Elle signifie en effet : « Si Allâh voulait que nous ne soyons pas des associateurs, nous ne le serions pas ; et s’Il voulait que nous ne prohibions rien de licite, nous ne le ferions pas ». Et cela est vrai.
L’aspect mensonger de cette énonciation véridique consiste, de leur part, à considérer que tout ce qu’Allâh veut pour Ses serviteurs Le satisfait et Lui est agréable ; et cela est faux.

Allâh veut pour Ses serviteurs ce que Sa Science lui apprend à leur sujet de toute éternité. Et ce que Sa science lui apprend à leur sujet de toute éternité, c’est ce qu’exigent leurs réalités essentielles et que réclament leurs prédispositions, que cela soit bien ou mal, croyance ou infidélité.
Sa volonté se conforme à Sa science, laquelle à son tour se conforme à son objet : or, tantôt les objets de Sa science sont sur la voie droite et tantôt ils sont du nombre des égarés, tantôt ils professent l’Unité divine et tantôt ils sont idolâtres ; les uns sont voués au châtiment, les autres à la félicité, les uns sont véridiques et les autres menteurs. […]
Si tout ce qu’Il veut pour Ses serviteurs était un bien, il s’ensuivrait que l’envoi des Messagers et la promulgation des Lois sacrées seraient vains : or ces Lois nous sont venues, apportant ordre et interdiction et discriminant entre la « Poignée droite » et la « Poignée gauche ». N’a-t-Il pas dit : « Certains d’entre eux sont voués au malheur et certains à la félicité » (Qur’ân 11, 106). […]

Si Allâh – qu’Il soit exalté ! – dévoilait à l’un de Ses serviteurs d’élite ce que Sa science connaît d’avance à son sujet -c’est-à-dire ce qu’exige le « prototype immuable » de cet être (‘aynuhu al-thâbita)-, alors il serait juste et agréé d’Allâh que ce serviteur dise : « J’ai fait ce que j’ai fait par la volonté d’Allâh et par Son ordre » – (1) ordre qui transcende les catégories du bon et du blâmable. Aussi a-t-il dit : « Détenez-vous donc une science ? Eh bien montrez-la Nous ! » Vos « prototypes immuables » vous auraient-ils été dévoilés ?
N’auriez-vous donné des associés à Allâh, prohibé ce que vous avez prohibé, fait ce que vous avez fait, qu’après qu’Allâh vous eut dévoilé Sa volonté à votre sujet- cette volonté étant elle-même subordonnée à [ce qu’Il savait de vous dans] Sa science ?
Le secret du Décret Divin, qui est la cause des causes, relève de cette Science. Comme ce que professaient les idolâtres n’était pas de cette nature, et qu’ils n’avaient agi comme ils l’avaient fait que sur la base d’une simple opinion, Allâh leur a dit : « Vous avez seulement suivi une opinion » (Qur’ân 6, 148), c’est-à-dire : vous n’avez commis le péché d’associationnisme et prohibé ce que vous avez prohibé que sur la base d’une opinion. Or l’opinion est le plus menteur des discours car elle procède de suggestions psychiques que le démon inspire à ses amis. (2)
Le cas de ces idolâtres étant tel qu’Allâh nous en informe, ils ne peuvent invoquer comme preuve à leur décharge le fait qu’Allâh voulait qu’ils soient idolâtres et qu’ils mentent à Son sujet en prohibant ce qu’ils prohibaient indûment. Mais, c’est Allâh qui, au contraire, détient une preuve contre eux, et voilà pourquoi Il a dit : « Dis : à Allâh appartient la preuve décisive » (Qur’ân 6, 149) – sous-entendu : contre vous -, au sujet de votre idolâtrie et de toutes vos désobéissances à Ses ordres et à Ses interdictions. Car Il n’a voulu pour vous que ce que réclamaient vos prototypes immuables par la « langue de leurs états » (3).

Allâh étant le Généreux par excellence, ne rejette pas la demande des prédispositions essentielles, ou, en d’autres termes, les exigences des Noms et des aspects divins particuliers qui constituent les réalités principielles dont les créatures tiennent leurs réalités.
Ainsi donc, Il ne les a jugés que par eux-mêmes et à partir d’eux-mêmes. Ou pour mieux dire : vous êtes vous-mêmes vos propres juges.
Et le juge est contraint de juger toute affaire selon ce qu’impose la nature de cette affaire »
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« (1) Bi-mashi’ati Llâh wa amrihi al-irâdî : ces deux termes mashi’a et amr irâdî sont équivalents dans le vocabulaire akbarien. Le amr irâdî (ou takwîni), l’ordre divin en vertu duquel les choses sont, se distingue du amr tklifî, « l’ordre normatif », qui institue les prescriptions légales : l’acte « voulu » par Allâh dans le cas d’une créature donnée n’est pas nécessairement celui qu’Il a prescrit pour cette créature. Cf. Futûhât 3/356 et Fusûs 1/165.
(2) Awliyâ’ihi : on pourrait traduire ce mot par « ses saints ». L’expression « les saints de Satan » (awliyâ al-shaytân) – cette « sainteté » à rebours étant celle des êtres sui sont les supports humains (alliés) des puissances infernales – est d’origine qurânique (Qur’ân 4, 76).
(3) « La langue de leurs états » (bi-alsinati hâliha) : cette expression s’applique, chez Abdel Qader comme chez Ibn’Arabi (Fusûs 1/60) à tout ce qui procède d’une exigence non formulée mais inscrite dans la nature même des a’yân thâbita par opposition aux demandes expressément formulées (al-sû’âl bi-l-lafz) que les créatures peuvent adresser à Allâh. Ibn ’Arabî affine toutefois cette distinction en discernant, du plus explicite au plus implicite, trois catégories de demandes : bi-l-lafz « par la parole » ; bi-l-hâl, « par l’état » ; bi-l-isti’dâd, « par la prédisposition essentielle ». La connaissance immédiate des isti’dâdât est réservée à Allâh mais leur connaissance médiate au moyen des états (ahwâl) est accessible aux créatures »
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Les 3 notes sont celles du traducteur Michel Chodkiewicz tirées du livre Abd el-Kader – Ecrits spirituels (éd. Points, 2016, p. 141) que nous avons quelque peu remanié.


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