Le syndrome de la « contradiction »

Il n’est pas rare de constater chez les gens, un certain nombre de contradictions entre leurs paroles, leurs doctrines et leurs actes. Nous pourrions qualifier cet état de fait de « syndrome de la contradiction ».

Au sein de la communauté non-religieuse, beaucoup appellent à la tolérance, au vivre-ensemble, au respect des religions et des communautés, mais agissent souvent de façon opposée, en manifestant du racisme, de l’intolérance et exerçant de nombreuses discriminations, pouvant aller jusqu’aux agressions physiques et aux meurtres. Les autorités ne font d’ailleurs pas grand-chose pour éviter ce genre de dérives et de discours haineux. Ils encouragent même les « apôtres de la haine » à occuper de nombreux espaces médiatiques afin d’augmenter leur visibilité. Leur hypocrisie est devenue explicite et « assumée » publiquement, et aucun esprit un tant soi peu lucide n’est désormais dupe. De même, beaucoup déclarent s’attacher « à la rationalité et à la liberté » mais baignent dans des croyances irrationnelles, adhèrent à de nombreuses superstitions modernes, interdisent à certaines communautés la liberté d’exprimer leurs opinions ou de manifester leur culte, et dictent à d’autres pays ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire, tout en refusant que les autres nations fassent de même avec eux.

Chez les « démocrates et les laïcs », imposer des embargos, déclencher des guerres causant des millions de victimes chez les civils, détruire des pays, détruire l’environnement, interdire la liberté d’expression, de conscience et de culte, et défendre les pires dictatures de la planète, pour enrichir une minorité au pouvoir, ne leurs posent aucun problème.

Pour de nombreux occidentaux, les morts en dehors de l’Occident ne valent presque rien, contrairement aux morts occidentaux. Certains se disent malgré tout « tristes et en colère » contre la misère dans laquelle vivent les pays du tiers-monde, mais se refusent malgré tout à les aider financièrement, à vouloir l’indépendance des pays du tiers-monde, et à revoir leur mode de vie et de consommation, et dont une partie conséquente des richesses occidentales repose sur le pillage et la domination politique des pays du tiers-monde.

Au sein de la communauté scientifique, certains auteurs se montrent brillants dans leur discipline respective, mais émettent parfois des absurdités sur des sujets philosophiques, théologiques, sociétaux, politiques ou historiques. D’autres utilisent leur notoriété pour tromper le public néophyte en faisant passer de simples hypothèses pour des théories solides ou des « faits scientifiques » bien établis.

Dans les classes politiques dominantes de nos sociétés occidentales, les discours sur l’égalité, la fraternité, la justice et la solidarité sont omniprésents, mais leurs actes indiquent plutôt la haine, l’intolérance, l’exploitation des plus faibles, la manipulation des masses, les fraudes bancaires, les délits d’initié, des affaires obscures liées à des réseaux pédocriminels, corruption politique, pots de vin, menaces sur la santé publique en échange de juteux contrats et de malversations, détournement des véritables problèmes en rejetant toute la faute sur une communauté servant de bouc émissaire (les musulmans depuis quelques décennies la plupart du temps), etc.

Nombreuses sont les femmes à prétendre ne pas tomber dans « le jeu de la séduction », mais le font par des moyens détournés, afin de manipuler ou de « jouer » avec leurs « victimes », jusqu’à détruire leur vie ou leur dignité.

Nombreux sont aussi les hommes qui dissimulent leur perversion ou leurs frustrations derrière de mielleux discours, une fausse virilité ou une image publique fallacieuse, et qui se comportent en privé, comme de grossiers personnages, aux déséquilibres psychologiques des plus inquiétants, et qui jouent avec l’honneur des femmes innocentes !

Chez nos pieux savants musulmans du passé, il peut nous arriver de constater un contraste effarant entre certaines de leurs œuvres les plus sublimes et profondes, avec certains avis choquants ou irresponsables qu’ils ont pu exprimer, voire même une virulence (tombant dans les injures) difficilement justifiable du point de vue religieux envers certains de leurs détracteurs. Bien qu’il faille vérifier la chronologie de leurs écrits, et leur éventuel repentir ou changement d’opinion, cela ne sied guère au croyant, selon le Qur’ân, que d’être insultant ou sectaire, combien même les tensions politiques ou autres seraient à leur paroxysme. De même, on nous enseigne qu’il ne faut pas idéaliser ou idolâtrer un savant, puisqu’ils ne sont pas infaillibles, mais certains n’hésitent pas à interdire, sans aucune preuve qurânique, prophétique, spirituelle ou scientifique, de remettre en question des avis juridiques émis par d’anciens savants, concernant les branches de la religion, alors que d’une part, le contexte de l’époque n’était pas comparable au nôtre et qu’il n’est donc pas possible de transposer tel quel un avis ancien aux conditions différentes, – comme nous l’apprend les règles dans les fondements du droit (ussûl al fiqh) -, et d’autre part, qu’il s’agit d’un avis parmi d’autres, et donc sans aucune obligation d’y adhérer, surtout si cet avis est difficilement conciliable avec les finalités de la Loi (maqasîd as-shariyyah) et ne possède pas une utilité ou un bienfait pour les gens. Les gens éprouvent des difficultés à opérer des nuances dans leurs jugements à l’égard de grandes autorités, supposées telles ou qui le sont réellement. Or comme l’indique l’imâm Abû Hâmid al-Ghazâlî dans sa critique des philosophes, ce n’est pas parce qu’un savant est compétent dans une discipline, qu’il le sera forcément dans les autres, ou qu’il fera preuve d’une intégrité morale à chaque instant.

Parfois, des actions étranges ou blâmables peuvent s’expliquer par l’imitation aveugle d’un avis transmis par certaines autorités (avis reposant sur des récits qui étaient en réalité faibles ou apocryphes, mais qu’ils pensaient authentiques), des pressions politiques, des pratiques culturelles de l’époque qui n’étaient pas souvent contestées, etc.

On nous enseigne à juste titre l’esprit critique envers les savants et opinions qui existent dans les autres communautés, et leur propre rapport avec leur religion ou leur politique, mais certains musulmans s’excluent de cette démarche salutaire quand il s’agit de camper sur leurs positions (faibles ou problématiques) dans leur rapport avec le religieux, la société et la politique.

Dans nos jugements, il faut savoir intégrer la personnalité complexe de nos savants et de certains chefs d’Etat. En effet, dans leurs traits, positions, œuvres et actions, beaucoup de choses sont de nature très inspirante parmi ceux que l’histoire a retenu de façon globalement positive, ce qui ne doit pas nous inciter à les idéaliser outre mesure, en acceptant aussi leurs actions blâmables et certaines de leurs positions erronées ou problématiques, bien que leurs « qualités l’emportent sur leurs défauts », ni nier les mauvaises choses qu’ils ont pu faire, comme si c’était impossible en vertu des qualités que nous leur connaissons. Nous leur devons du respect pour tout le temps (des décennies), leurs efforts et leurs sacrifices pour apprendre les sciences utiles, les développer et les avoir transmis, avec, dans la plupart du temps, de bonnes intentions, tournées vers l’Agrément Divin. Mais l’esprit critique doit demeurer afin de ne pas commettre les mêmes erreurs ou d’adopter aveuglément des opinions suspectes (faibles, erronées, graves ou étranges) qu’ils ont pu professer sur certaines questions.

Par expérience, nous savons que les saints ne se laissent pas dominer par leurs passions, et qu’ils sont constamment dans la « Présence Divine », respectant les droits de chacun, appliquant la justice, et faisant preuve d’équité, conformément au modèle prophétique dont ils s’imprègnent. En dehors des personnes ayant réalisé la sainteté, les contradictions, passions, défauts et autres choses similaires, sont toujours possibles. Aussi, il n’est pas rare de remarquer une différence importante entre la période précédant la sainteté d’une personne et la phase où la même personne a réalisé la sainteté. Cela n’exclut pas que, en dehors de leurs traités et poèmes métaphysiques et éthiques, où ils s’expriment selon les réalités expérimentalement vécues, qu’ils puissent adopter des avis juridiques qu’il est possible de contester, bien que généralement, ils s’adaptent aux mentalités et circonstances de l’époque et du lieu, tant que cela n’implique aucune interdiction religieuse. Les Saints, tout comme les Prophètes, se conforment à l’Ordre Divin en toute circonstance, d’où l’impossibilité de trouver une réelle contradiction, car soit il s’agit d’un acte dont l’explication réside dans une subtilité échappant à l’apparence extérieure de l’acte ou de la parole, soit ce qu’on leur a attribué n’est pas authentique, puisqu’ils ne pouvaient en aucun cas se permettre de contredire la Loi Divine, qu’ils pratiquaient et enseignaient intérieurement et extérieurement selon l’avis unanime des témoins oculaires.

Chaque individu, – à l’exception des prophètes et des saints (aussi bien hommes que femmes) -, au cours de son existence, agit parfois de façon contradictoire, puisque déplorant l’injustice, les calomnies, le manque de confiance, l’hypocrisie, l’ostentation et d’autres choses blâmables, mais y tombe aussi, parfois malgré lui, à certains moments. Et au lieu de scruter sans arrêt les défauts d’autrui, commençons déjà par scruter nos propres défauts en cherchant à y remédier efficacement au plus vite !

Dans les traditions prophétiques, évoquons ces précieux enseignements :

« « Oh Abû Dharr voudrais-tu que je t’indique deux qualités dont l’acquisition est très aisée, mais qui pèseront lourd dans la balance ? ». Certes, oui, ô Messager d’Allâh. « Tâche donc d’avoir un bon comportement et d’observer le silence, par Celui qui détient l’âme de Muhammad dans Sa main, d’entre toutes les bonnes actions accomplies par les créatures, rien ne vaut ces deux qualités » » (Hadîth rapporté par Ibn Abî ad-Dûnya).

 « Fait partie des nobles traits de caractère, le fait de pardonner à celui qui se montre injuste envers toi » (hadîth rapporté par al-Bayhaqî dans “Al-Shu’ab”, n°8077).

Un autre hadîth prophétique (qudsi, où c’est Allâh qui s’exprime en Son Nom) stipule : « Tu demandes la vengeance contre celui qui t’a opprimé, et celui que tu as opprimé fait de même contre toi. Si J’exauce ton imploration, J’exaucerai aussi la sienne » (hadîth rapporté par Ad-Daylamî dans “al-Firdaws” n°4497).

Il a dit encore : « Est-il difficile pour l’un d’entre vous d’être comme Abû Damdam (qui disait chaque matin : « Ô Allâh ! Pour Toi, j’offre mon honneur à Tes créatures ») » (hadîth rapporté par Abû Dawûd dans ses Sunan n°4886).

« Ils n’aiment pas être humiliés, et quand ils ont pris le dessus, ils pardonnent » (hadîth rapporté dans le Sahîh d’al-Bukharî).

Le Prophète Muhammad (‘alayhî salât wa salâm) avait dit à Anas ibn Mâlik : « Mon petit, si tu es capable d’avoir, chaque matin et chaque soir, le cœur pur de rancœur (“ghissh”) vis-à-vis de chacun, fais-le. Mon petit, cela fait partie de ma Sunna. Et celui qui fait revivre ma Sunna m’aime. Et celui qui m’aime sera avec moi dans le Paradis » (Hadîth rapporté par at-Tirmidhî).

  « Savez-vous ce qui est encore meilleur que la charité, le jeûne et la prière ? C’est de maintenir de bons rapports avec les gens, car les querelles et la rancœur détruisent l’humanité » (Hadîth rapporté par Al Bukharî et Muslim).

« Voulez-vous que je vous informe de qui sont les plus nobles parmi vous ? Ils répondirent : “Bien sûr !”. Il dit alor s: “Ce sont ceux que l’on voit évoquer Allâh”. Puis, il continua : “Voulez-vous que je vous informe quels sont les plus vils d’entre vous ?”. Ils répondirent : “Oui !”. Il dit alors : “Ce sont ceux qui colportent la calomnie, ceux qui corrompent la relation entre les gens qui s’aiment, ceux qui aiment mettre les innocents en difficulté » (Hadîth rapporté par Al Bukharî dans le chapitre “Al adab al moufrad”, n°323).

« Qui sont ceux qu’Allâh préfère ? Ceux par qui le plus grand bien est fait à Ses créatures. » (Hadîth rapporté par al-Bukharî).

« En vérité, Allâh est clément et aime la clémence ; et Il donne à celui qui est clément ce qu’Il ne donne pas à celui qui est dur et sévère » (Hadîth rapporté par Muslim dans son Sahîh).

« Tûba (c’est le nom d’un arbre du paradis) pour celui dont ses propres défauts l’ont détourné des défauts des gens » (Hadîth rapporté par Al Bazzâr dans son Musnad n°6237 et authentifié par Ibn Hajar al ‘Asqalânî dans Bulûgh Al Maram n°1452).

Parmi les sagesses de Al-Khidr (‘alayhî salâm) communiquées au Prophète Mûsa (‘alayhî salâm), nous trouvons : « Garde-toi de blâmer une personne qui a fait du mal en l’humiliant ; tu en serais éprouvé » (retenu par Ibn Abi Hatim, d’après Abû Sa’id).

« Sois utile et non-nuisible ; sois de bonne humeur et non irascible ; renonce à l’entêtement (quand ce n’est pas utile et nécessaire) et ne bouge pas sans raison ; ne reproche pas une faute à une personne, mais pleure plutôt sur ta faute, Ô fils de ‘Imrân » (cf. Alûsî, “Rûh al-ma’ânî fî al-Qur’ân al-‘azîm wa as-sab’ al-mathânî”).

Notre maître ‘Umar (qu’Allâh l’agrée) a dit : « A celui qui renoncera aux propos superflus, il sera donné la sagesse. A celui qui renoncera aux regards superflus, il sera donné l’humilité du coeur. A celui qui renoncera aux surplus de nourriture, il sera donné le plaisir de la dévotion. A celui qui renoncera aux rires superflus, il sera donné la vénération (d’Allâh). A celui qui renoncera aux plaisanteries, il sera donné d’être rayonnant. A celui qui renoncera à l’amour de ce bas-monde, il sera donné l’amour de l’autre monde. A celui qui cessera de se préoccuper des défauts des autres, il sera donné de corriger les siens. A celui qui cessera de méditer (mentalement) sur l’Essence d’Allâh, il sera donné une barrière contre l’hypocrisie » (rapporté par Ibn Hajar al Asqalânî dans Al-Isti’dâd yawm al-ma’âd, traduit en français sous le titre Sagesses musulmanes – Le livre des prédispositions au jour dernier, éd. Tawhid, 2011, au chapitre des 8 singularités).

L’imâm Ahmad Ibn Atâ’LLâh As-Sakandarî dit dans ses Hikâm : « Observer les défauts cachés en toi vaut mieux pour toi que scruter les mystères qui te sont voilés ».

Le Shaykh Ibn ‘Arabî dans son ouvrage La parure des `Abdal a dit : « Il existe deux sortes de silence : celui qui consiste à prier sa langue de toute parole qui ne soit pas prononcée pour Dieu et adressée à Dieu, et celui du cœur qui consiste à abandonner toute pensée adventice qui traverse l’âme. Ainsi, qui pratique le silence de la langue mais non celui du cœur allège tout de même son fardeau de péchés ; qui observe le silence de la langue et du cœur découvre son for intime (sirr) et reçoit les théophanies de son Seigneur ; qui pratique le silence du coeur mais non celui de la langue est un porte-parole de la sagesse ; enfin, qui n’observe ni le silence de la langue ni celui du cœur est un jouet entre les mains de Satan ! ».

Ne soyons donc pas ce que nous ne voulons pas être, ni ce que nous reprochons aux gens !


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