Le questionnement est au cœur de la foi et constitue le moteur de la connaissance

S’interroger, c’est ce qui caractérise l’être humain depuis son existenciation. Le questionnement est la base-même de la foi, puisque l’être humain admet et reconnait sa finitude et son impuissance à être omniscient, il lève donc son regard vers le ciel, observe son environnement, affine son esprit, et développe ses capacités dans la perspective de mieux connaitre la Source de l’existence (que l’on identifiera à Dieu/Allâh/Être Divin/etc., c’est-à-dire le Principe Ultime, ou la Réalité absolue et éternelle, duquel les mondes limités et choses créées dépendent), le monde dans lequel il vit, et il désire également mieux se connaitre lui-même.
Si le questionnement est animé par la volonté de s’élever au-delà de sa condition actuelle, et dans le but de mieux se rapprocher de la Vérité tout en développant les vertus spirituelles et morales, l’être humain subira un changement intérieur qui se reflètera à l’extérieur de façon « positive ». Si par-contre cette volonté ne sert qu’à alimenter son ego et à dominer les autres pour mieux assouvir ses intérêts matérialistes, les effets seront de même nature, et ne seront nullement élévateurs chez cette personne.

Se poser de bonnes questions fait partie du cheminement spirituel de tout croyant. Mais ce questionnement doit avoir un sens et un impact dans sa vie quotidienne, pour éviter de se perdre dans des spéculations et des conjectures sans aucune utilité. Il doit aussi établir une liste des priorités et se focaliser en premier lieu sur les fondements dans la connaissance du Divin, de Ses Attributs et de Ses Actes, puis de la connaissance en rapport avec la perfection de la foi, des rites exotériques, de l’éthique, de la vie spirituelle, et ne pas se perdre dans des divergences interminables ou des détails qui s’écartent de la tranquillité de l’âme et des finalités de la religion. Le croyant vivant ici-bas, ne doit pas négliger non plus les questions et solutions sur la médecine et les “sciences de l’esprit”, sur l’impact environnemental et la préservation des règnes végétal et animal. Comme l’indique le Qur’ân, l’aspiration au Divin passe aussi par un regard porté sur Sa Création et donc nous-même, en tant que moyen de mieux connaître Allâh, car comme le dit un hadith prophétique « qui connaît son âme, connaît son Seigneur » (hadîth rapporté notamment par al-Hakîm at-Tirmidhî, et authentifié par voie spirituelle par tous les maîtres spirituels comme Al-Junayd, Rûmî, Al-Ghazâlî, Al-Jilânî, etc.).

L’esprit, l’âme et le corps étant liés, le croyant ne peut négliger aucun de ces trois aspects qui composent son existence individuelle et qui le relient également à Son Seigneur ainsi qu’au reste du monde. L’Islam exige du croyant qu’il approfondisse les sciences qui le conduiront à mieux connaitre Allâh (théologie, cheminement spirituel, exégèse qurânique, modèle prophétique, métaphysique et « philosophie »), à parfaire ses qualités et à se préserver des nuisances qui le nuisent ou qui causent du tort à autrui (fiqh/droit, éthique et éducation de l’âme). De même, le corps étant un dépôt accordé par Allâh pour une durée déterminée, le croyant doit étudier ce qui concerne son alimentation, les remèdes et les nutriments permettant de renforcer sa santé et de guérir ses éventuelles maladies (médecine, chimie, génétique, nutrition, biologie, neurosciences, …). Devant être un soutien pour sa famille, sa communauté et sa nation, il faut que des gens se dévouent à en maitriser les techniques, les arts et le savoir nécessaires à son développement et à son maintien (physique, mathématiques, ingénierie, électromécanique, informatique, économie, architecture et construction, …).

Le questionnement n’est donc pas un mal en soi, et s’il découle d’une bonne intention afin d’atteindre un noble objectif, il permet à l’individu de se libérer intérieurement des pressions et croyances extérieures imposées (inconsciemment très souvent) par la société dans laquelle il vit. S’interroger et méditer (1), mènent à la libération intérieure et à s’élever au-dessus des croyances héritées et imitées souvent aveuglément, que ces croyances ou pratiques aient un fondement légitime ou non est encore une autre question.

Le Qur’ân dit en effet : « Notre Seigneur ! Envoie l’un des leurs comme messager parmi eux, pour leur réciter Tes versets, leur enseigner le Livre et la Sagesse, et les purifier. Car c’est Toi certes le Puissant, le Sage ! » (Qur’ân 2,129). Allâh décrit et distingue plusieurs choses dans ce verset. Tout d’abord, qu’Il envoie des Messagers afin de leur transmettre l’existence de la Parole Divine et donc de son contenu, de façon « brute » et « fidèle » dans la transmission. Ensuite, que la récitation/lecture ne suffit pas, puisque cela doit s’accompagner d’une méditation devant mener à une saine compréhension de la Révélation, afin de réaliser la Sagesse qui en est le fruit. Et enfin, que la connaissance de la Révélation s’acquiert en même temps que l’éducation spirituelle, qui « purifie » l’âme de ses vices, illusions et mauvaises habitudes et croyances qui peuvent biaiser les perceptions et jugements de la personne.

Le Qur’ân insiste beaucoup sur la réflexion intégrale et permanente que doit mener le croyant dans son cheminement par rapport au Texte sacré. Citons par exemple les versets suivants :
« Ne méditent-ils donc pas sur la Parole (le Qur’ân) ? » (Qur’ân 23, 68).

« Ne méditent-ils pas sur le Qur’ân ? Ou y a-t-il des cadenas sur leurs cœurs ? » (Qur’ân 47, 24).

« [Voici] un Livre béni que Nous avons fait descendre vers toi, afin qu’ils méditent sur ses versets et que les doués d’intelligence réfléchissent ! » (Qur’ân 38, 29).

En dehors même de la méditation du Qur’ân, Allâh enjoint les croyants à intégrer dans leur perspective holistique et spirituelle, les différents types de savoir utile et louable, faisant intervenir les mathématiques et l’archéologie, la paléontologie et la biologie, l’histoire et la sociologie, les neurosciences et la psychologie, l’économie et la logique, la botanique et la zoologie, l’astrophysique et la physique, la médecine et la chimie, etc. Nous nous contenterons de citer ici que quelques versets (parmi beaucoup d’autres) afin d’illustrer notre propos.


« N’as-tu pas vu qu’Allâh fait descendre l’eau du ciel, et la terre devient alors verte ? Allâh est Plein de bonté et Parfaitement Connaisseur » (Qur’ân 22, 63).

« N’as-tu pas vu qu’Allâh vous a soumis tout ce qui est sur la terre ainsi que le vaisseau qui vogue sur la mer par Son ordre ? Il retient le ciel de tomber sur la terre, sauf quand Il le permettra. Car Allah est Plein de bonté et de miséricorde envers les hommes » (Qur’ân 22, 65).

« N’as-tu pas vu qu’Allâh pousse les nuages ? Ensuite Il les réunit et Il en fait un amas, et tu vois la pluie sortir de son sein. Et Il fait descendre du ciel, de la grêle [provenant] des nuages [comparables] à des montagnes. Il en frappe qui Il veut et l’écarte de qui Il veut. Peu s’en faut que l’éclat de son éclair ne ravisse la vue » (Qur’ân 24, 43).

« Ne voyez-vous pas qu’Allâh vous a assujetti ce qui est dans les cieux et sur la terre ? Et Il vous a comblés de Ses bienfaits apparents et cachés. Et parmi les gens, il y en a qui disputent à propos d’Allâh, sans science, ni guidée, ni Livre éclairant » (Qur’ân 31, 20).

 « N’as-tu pas vu qu’Allah fait pénétrer la nuit dans le jour, et qu’il fait pénétrer le jour dans la nuit, et qu’Il a assujetti le soleil et la lune chacun poursuivant sa course jusqu’à un terme fixé ? Et Allah est Parfaitement Connaisseur de ce que vous faites » (Qur’ân 31, 29).

« C’est Lui qui, du ciel, a fait descendre de l’eau qui vous sert de boisson et grâce à laquelle poussent des plantes dont vous nourrissez vos troupeaux. D’elle, Il fait pousser pour vous, les cultures, les oliviers, les palmiers, les vignes et aussi toutes sortes de fruits. Voilà bien là une preuve pour des gens qui réfléchissent. Cela ne leur a-t-il pas servi de direction, que Nous ayons fait périr avant eux tant de générations dans les demeures desquelles ils marchent maintenant ? Voilà bien là des leçons pour les doués d’intelligence ! » (Qur’ân 20, 128).

« Certes Nous avons placé dans le ciel des constellations et Nous l’avons embelli pour ceux qui regardent » (Qur’ân 15, 16).

« Et c’est Lui qui vous a assigné les étoiles, pour que, par elles, vous vous guidiez dans les ténèbres de la terre et de la mer. Certes, Nous exposons les preuves pour ceux qui savent ! » (Qur’ân 6, 97).

« Et parmi Ses signes la création des cieux et de la terre et la variété de vos idiomes et de vos couleurs. Il y a en cela des preuves pour les savants » (Qur’ân 30, 22).

« C’est Lui qui a fait du soleil une clarté et de la lune une lumière, et Il en a déterminé les phases afin que vous sachiez le nombre des années et le calcul (du temps). Allâh n’a créé cela qu’en toute vérité. Il expose les signes pour les gens doués de savoir » (Qur’ân 10, 5).

« Avant vous, certes, beaucoup d’événements se sont passés. Or, parcourez la terre, et voyez ce qu’il est advenu de ceux qui traitaient (les prophètes) de menteurs » (Qur’ân 3, 137).

La clairvoyance est aussi une qualité du croyant, et par cette qualité, il évite de tomber dans le questionnement superficiel, l’imitation aveugle ou la spéculation sur des questions qui n’ont aucun intérêt en soi, comme par exemple, de savoir combien d’anges existent en tout, pourquoi Allâh n’a-t-Il pas décrété 15 prières obligatoires au lieu de 5, pourquoi le montant de la zakât est-il de 2,5% de ses excédents et non pas de 50%, etc. Si chaque question possède une réponse, toutes les questions ne valent pas pour autant la peine de perdre un temps considérable à tenter de les résoudre, si d’une part, il y a des choses plus importantes à connaitre et à résoudre, et si d’autre part, certaines réponses ne pourront pas procurer un degré de certitude suffisante, relevant plutôt d’une spéculation dont la nature serait trop incertaine. Notre durée de vie sur terre étant limitée, l’intelligence est là pour nous rappeler qu’une succession de choix avisés doit s’opérer, et dont le croyant doit chercher à réaliser ses objectifs, dont la connaissance du Divin, la méditation sur le Qur’ân et la Création, l’excellence spirituelle et morale qui débouchent sur la piété et la sagesse.

De nos jours, beaucoup de personnes aiment bien se poser des questions sans utilité, ou alors des questions très secondaires sur des détails peu importants (nous pensons ici notamment aux gens à la mentalité rigoriste qui se perdent dans un flot de détails secondaires au point de dégoûter les gens ou d’oublier l’essentiel de l’islam qui réside dans la doctrine, les rites, l’interdiction des péchés catégoriques et le bon comportement), mais négligent pourtant les enjeux fondamentaux de notre temps, la connaissance d’Allâh, l’accomplissement de la prière, la charité envers les nécessiteux et les pauvres, le bon comportement, l’accomplissement de ses engagements, etc. Au lieu de se perdre dans des divergences interminables portant sur des choses que la religion ne considère pas comme étant primordiales, il faudrait plutôt se demander si notre cheminement nous mène à nous rapprocher d’Allâh et des bonnes œuvres, si nos actions permettent de soulager les maux des opprimés, si nous évitons de polluer notre écosystème, si nous préservons les animaux de nos méfaits, si notre famille ne manque de rien (dans ce qui est essentiel), si nos voisins et nos proches sont bien respectés, si nous pouvons subvenir aux besoins des pauvres ou des victimes de la guerre, etc.


La méditation personnelle du croyant ne lui autorise cependant pas à promulguer des fatawa juridiques, des avis médicaux, des réformes économiques, des « théories scientifiques » considérées comme des « vérités indiscutables », des discours politiques, des menaces à des pécheurs/transgresseurs ou des déclarations militaires de guerre avec une autre nation, alors qu’il ne maitrise ni les textes fondamentaux, ni la logique, ni les disciplines en question. Le croyant doit savoir rester à sa place, s’orienter auprès des savants et spécialistes d’un domaine, mais réputés aussi pour leur bon comportement, leur humilité et leur intégrité morale et indépendance d’esprit (par rapport à un groupe politisé et idéologique ainsi qu’à l’égard d’un gouvernement connu pour sa corruption morale et/ou politique). Il doit respecter les savants, ne pas s’auto-proclamer spécialiste alors qu’il ne maitrise pas un domaine, et de la même façon qu’il respecte les savants pour leur fonction et leur savoir, il doit respecter plus encore le Droit d’Allâh, en se réfugiant en Lui contre les imperfections humaines, et prendre conscience que les savants peuvent se tromper, et que, sur ce qui peut causer, dans l’avis qu’il entend d’un savant, légitimement un doute en ce qui concerne un pilier de la doctrine, une valeur morale ou une disposition juridique douteuse ou malsaine, il doit prendre du recul et privilégier ce qui le conduit vers la sagesse, la piété et la noblesse du comportement, plutôt que vers des avis déviants, étranges ou douteux, qui tendent à s’écarter de l’idéal islamique, car le croyant doit privilégier ce qui le rapprochera d’Allâh par ce qu’Il a enjoint à Ses serviteurs comme nobles comportements et finalités à réaliser.
Le Qur’ân dit en effet : « Demandez aux gens du rappel/savoir si vous ne savez pas » (Qur’ân 21, 7), concernant le contexte des Gens du Livre durant les époques antérieures, principe qui s’applique également pour la communauté musulmane lorsqu’Allâh dit : « Demandez donc aux gens du rappel/savoir si vous ne savez pas » (Qur’ân 16, 43). Le verset suivant (44) précise d’ailleurs que cette humilité à leur égard et la reconnaissance des savants, ne doit cependant pas être aveugle, mais susciter la réflexion chez le croyant : « (Nous les avons envoyés) avec des preuves évidentes et des livres saints. Et vers toi, Nous avons fait descendre le Qur’ân, pour que tu exposes clairement aux gens ce qu’on a fait descendre pour eux et afin qu’ils réfléchissent ». Parmi les communautés antérieures, certains ont suivi tellement aveuglément leurs « savants » et autorités, qu’ils ont fini par les suivre dans leurs erreurs, leurs croyances parfois hérétiques ou dans les interdictions qui ne furent nullement religieuses, au point de les considérer presque comme des « divinités » en dehors d’Allâh.
Le Qur’ân dit en effet : « Ils ont pris leurs rabbins et leurs moines, ainsi que le Christ fils de Marie, comme Seigneurs en dehors d’Allâh, alors qu’on ne leur a commandé que d’adorer un Dieu unique. Pas de divinité à part Lui ! Gloire à Lui ! Il est au-dessus de ce qu’ils [Lui] associent » (Qur’ân 9, 31).

En résumé, par le questionnement, le croyant s’élève vers une meilleure compréhension et disposition à l’égard du Divin, du monde et de soi-même, il déconstruit certaines croyances erronées ou s’éloigne des pratiques n’ayant pas de fondement ou ne comportant aucun bien. S’interroger, c’est se détourner de l’impuissance humaine pour tendre vers la Puissance Divine, sortant ainsi de l’ignorance pour bénéficier de la Sagesse Divine selon nos prédispositions et les dons qu’Il accorde à qui Il veut. Un questionnement sain et sincère, ne peut que rapprocher du Divin, même par des voies que l’on pensait improbable ou inimaginable, car le questionnement est le signe de la sincérité et de la volonté de sortir de son ignorance pour combler nos lacunes ou des préjugés tenaces. En aucun cas cela ne mettra en péril la Réalité du Divin, car ce qui est relatif et créé ne peut tirer son existence que de ce qui est absolu et incréé, identifié ainsi à Allâh/Dieu, décrit comme étant le Créateur de toutes les choses créées. De même, quiconque médite sérieusement sur la Parole Divine, et surtout dans sa langue originelle (l’arabe qurânique), découvrira de nombreuses merveilles linguistiques, pédagogiques, psychologiques, éthiques, spirituelles, métaphysiques, historiques, sociales, scientifiques et autres, dans la Parole Divine, et dont les enseignements sont toujours d’une étonnante actualité.
Son questionnement devrait comporter les interrogations suivantes : qu’est-ce qui me permettrait de mieux me rapprocher d’Allâh (afin de m’élever spirituellement) et d’avoir une heureuse issue ? Comment vivre dignement et être utile à mes proches, à ma communauté et aux créatures de ce monde ? Que puis-je faire pour développer mes capacités, augmenter mes connaissances (dans ce qui possède une utilité) ? En dehors de ces trois types de questionnement, cela ne peut être que mauvais, futile ou accessoire.

Une question qui ne débouche sur aucune action concrète ou solution utile (à un problème), ou qui ne comporte aucune réforme intérieure pour se purifier et s’améliorer, ne devrait pas occuper le « cœur » et « l’esprit » du croyant outre-mesure, au point d’en faire une occupation centrale dans sa vie, car il passerait alors à côté de ses objectifs et de grands bienfaits.
Se poser des questions ne suffit pas, mais l’intelligence se caractérise par le fait surtout de (se) poser les bonnes interrogations, et non de se perdre dans des questionnements confus sans aucune utilité dans le fond, ou en faisant du questionnement une fin en soi, là où il ne doit être qu’un moyen en vue d’une fin qui lui est supérieure, c’est-à-dire la connaissance et la sagesse, sans quoi le questionnement et l’étonnement n’auraient aucune raison d’être et donc aucune utilité.

Le métaphysicien, intellectuel et mathématicien René Guénon faisait remarquer d’ailleurs que :

« Il faut encore noter, dans l’ordre intellectuel même, ou plutôt dans ce qui en subsiste, un phénomène étrange qui n’est qu’un cas particulier de l’état d’esprit que nous venons de décrire : c’est la passion de la recherche prise pour une fin en elle-même, sans aucun souci de la voir aboutir à une solution quelconque ; tandis que les autres hommes cherchent pour trouver et pour savoir, l’Occidental de nos jours cherche pour chercher ; la parole évangélique, Quoerite et invenietis, est pour lui lettre morte, dans toute la force de cette expression, puisqu’il appelle précisément « mort » tout ce qui constitue un aboutissement définitif, comme il nomme « vie » ce qui n’est qu’agitation stérile. Le goût maladif de la recherche, véritable « inquiétude mentale » sans terme et sans issue, se manifeste tout particulièrement dans la philosophie moderne, dont la plus grande partie ne représente qu’une série de problèmes tout artificiels, qui n’existent que parce qu’ils sont mal posés, qui ne naissent et ne subsistent que par des équivoques soigneusement entretenues ; problèmes insolubles à la vérité, étant donnée la façon dont on les formule, mais qu’on ne tient point à résoudre, et dont toute la raison d’être consiste à alimenter indéfiniment des controverses et des discussions qui ne conduisent à rien, qui ne doivent conduire à rien.
Substituer ainsi la recherche à la connaissance (et nous avons déjà signalé, à cet égard, l’abus si remarquable des « théories de la connaissance »), c’est tout simplement renoncer à l’objet propre de l’intelligence, et l’on comprend bien que, dans ces conditions, certains en soient arrivés finalement à supprimer la notion même de la vérité, car la vérité ne peut être conçue que comme le terme que l’on doit atteindre, et ceux-là ne veulent point de terme à leur recherche ; cela ne saurait donc être chose intellectuelle, même en prenant l’intelligence dans son acception la plus étendue, non la plus haute et la plus pure ; et, si nous avons pu parler de « passion de la recherche », c’est qu’il s’agît bien, en effet, d’une invasion de la sentimentalité dans des domaines auxquels elle devrait demeurer étrangère.
Nous ne protestons pas, bien entendu, contre l’existence même de la sentimentalité, qui est un fait naturel, mais seulement contre son extension anormale et illégitime : il faut savoir mettre chaque chose à sa place et l’y laisser, mais, pour cela il faut une compréhension de l’ordre universel qui échappe au monde occidental, où le désordre fait loi ; dénoncer le sentimentalisme, ce n’est point nier la sentimentalité, pas plus que dénoncer le rationalisme ne revient à nier la raison ; sentimentalisme et rationalisme ne représentent pareillement que des abus, encore qu’ils apparaissent à l’Occident moderne comme les deux termes d’une alternative dont il est incapable de sortir »
(2).

Il dira également dans un autre ouvrage que : « On peut comprendre maintenant ce que nous entendons exactement par pseudo-métaphysique : c’est tout ce qui, dans les systèmes philosophiques, se présente avec des prétentions métaphysiques, totalement injustifiées du fait de la forme systématique elle-même, qui suffit à enlever aux considérations de ce genre toute portée réelle. Certains des problèmes que se pose habituellement la pensée philosophique apparaissent même comme dépourvus, non seulement de toute importance, mais de toute signification ; il y a là une foule de questions qui ne reposent que sur une équivoque, sur une confusion de points de vue, qui n’existent au fond que parce qu’elles sont mal posées, et qui n’auraient aucunement lieu de se poser vraiment ; il suffirait donc, dans bien des cas, d’en mettre l’énoncé au point pour les faire disparaître purement et simplement, si la philosophie n’avait au contraire le plus grand intérêt à les conserver, parce qu’elle vit surtout d’équivoques. Il y a aussi d’autres questions, appartenant d’ailleurs à des ordres d’idées très divers, qui peuvent avoir lieu de se poser, mais pour lesquelles un énoncé précis et exact entraînerait un solution presque immédiate, la difficulté qui s’y trouve étant beaucoup plus verbale que réelle ; mais, si parmi ces questions il en est auxquelles leur nature serait susceptible de donner une certaine portée métaphysique, elles la perdent entièrement par leur inclusion dans un système, car il ne suffit pas qu’une question soit de nature métaphysique, il faut encore que, étant reconnue telle, elle soit envisagée et traitée métaphysiquement. Il est bien évident, en effet, qu’une même question peut être traitée, soit au point de vue métaphysique, soit à un autre point de vue quelconque ; aussi les considérations auxquelles la plupart des philosophes ont jugé bon de se livrer sur toutes sortes de choses peuvent-elles être plus ou moins intéressantes en elles-mêmes, mais n’ont-elles, en tout cas, rien de métaphysique. Il est au moins regrettable que le défaut de netteté qui est si caractéristique de la pensée occidentale moderne, et qui apparaît tant dans les conceptions elles-mêmes que dans leur expression, en permettant de discuter indéfiniment à tort et à travers sans jamais rien résoudre, laisse le champ libre à une multitude d’hypothèses qu’on a assurément le droit d’appeler philosophiques, mais qui n’ont absolument rien de commun avec la métaphysique véritable.

A ce propos, nous pouvons encore faire remarquer, d’une façon générale que ces questions qui ne se posent en quelque sorte qu’accidentellement, qui n’ont qu’un intérêt particulier et momentané, comme on en trouverait beaucoup dans l’histoire de la philosophie moderne, sont par là même manifestement dépourvues de tout caractère métaphysique, puisque ce caractère n’est pas autre chose que l’universalité ; d’ailleurs, les questions de ce genre appartiennent d’ordinaire à la catégorie des problèmes dont l’existence est tout artificielle. Ne peut être vraiment métaphysique, nous le répétons encore, que ce qui est absolument stable, permanent, indépendant de toutes les contingences, et en particulier des contingences historiques ; ce qui est métaphysique, c’est ce qui ne change pas, et c’est encore l’universalité de la métaphysique qui fait son unité essentielle, exclusive de la multiplicité des systèmes philosophiques comme de celle des dogmes religieux, et, par suite, sa profonde immutabilité » (3).


Notes :

(1) Pour le rôle du questionnement en physique, voir Bernard d’Espagnat, A la recherche du réel – Le regard d’un physicien, présenté par Etienne Klein, éd. Dunod, 2015.
Pour la pensée dans les neurosciences, voir Dominique Laplane, Penser, c’est-à-dire ? : Enquête neurophilosophique, éd. Armand Colin, 2005.
Dans le domaine de la philosophie, voir Jeanne Hersch, L’étonnement philosophique, éd. Gallimard/Folio, 1993.

(2) René Guénon, Orient et Occident, 1924, Chap. 3 – La superstition de la vie.

(3) René Guénon, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 1921, Part. 2, Chap. 8 : Pensée métaphysique et pensée philosophique.


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