Le modèle prophétique de la sainteté en islam (par Michel Chodkiewicz)

Michel Chodkiewicz (13 mai 1929 – 31 mars 2020), École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris. Conférence inaugurale de l’Association Française pour l’Étude du Monde Arabe et Musulman – l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, 30 Juin 1994. Michel Chodkiewicz est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles académiques, traducteur, arabophone, islamologue, philosophe, chercheur et spécialiste de la spiritualité musulmane (et notamment du grand maître spirituel musulman Ibn ‘Arabî).

Voici un long extrait tiré de son ouvrage intitulé Le modèle prophétique de la sainteté en Islam, et qui est selon nous, très éclairant : « Ibn Hanbal mangeait-il du melon? A ceux qui brûlent d’entendre une réponse catégorique à cette question, je dois confesser mon embarras. Si l’on en croit Ibn al-Jawzi (m. 597/1200-1), (1) Ibn Hanbal (m. 241/855-6) « n’achetait ni grenade, ni coing, ni aucun fruit à l’exception du melon ». Voilà qui est clair, penserez-vous. Mais une tradition très répandue, que nombre d’auteurs éminents ont considérée comme fondée (2) veut que l’imâm Ahmad se soit rigoureusement abstenu de consommer du melon parce qu’il ignorait de quelle manière le Prophète le mangeait. (3) Je soupçonne, sans en être sûr, que la vérité historique est à chercher chez Ibn al-Jawzî. Mais, pour le besoin de cet exposé, c’est l’autre version que je retiendrai. Elle illustre, en effet – d’une façon qui peut paraître dérisoire à l’incroyant – un aspect, mais un aspect seulement, du thème omniprésent dans la culture islamique de l’imitatio prophetae.

Laqad kâna lakum fî rasûli llâhi uswatun hasana. Ce verset coranique, qui appartient d’ailleurs à une sourate – Al-ahzâb (Coran 33:21) – dont le caractère prophétologique est fortement marqué, (4) institue sans ambiguïté le paradigme auquel devra faire référence en Islam toute forme concevable de perfection. Cette référence – si abondamment invoquée dans les écrits et les propos – peut être l’expression d’une foi sincère. Elle peut aussi, bien sûr, n’être qu’un simple gage de conformité voilant des intérêts, des calculs ou des peurs. Mais il reste qu’on ne peut comprendre l’historie des sociétés islamiques sans prendre en considération le rôle central qui est le sien dans la constitution des normes individuelles et communautaires et dans la définition de l’idéal auquel ces normes sont ordonnées : car cette imitatio prophetae, sous quelque aspect qu’elle se présente, est toujours une asymptote. Elle ne peut que tendre, sans jamais l’atteindre, à la plénitude insurpassable du « modèle excellent ».

Pour la ‘amma – pour le commun des croyants – cette imitation gardera souvent un caractère relativement extérieur : au-delà du respect des formes légales qui découlent de la pratique ou des propos du Prophète et s’imposent à tous, le pieux musulman s’efforcera, entre plusieurs comportements également licites, de choisir celui pour lequel le Prophète a marqué une préférence et donc de privilégier par exemple certains gestes, certains vêtements, certaines nourritures. Que cette conformité puisse se réduire à un conformisme est trop évident. Qu’elle ouvre la porte à une casuistique inépuisable, qu’elle laisse le champ libre au zèle bruyant des chasseurs d’innovations est amplement démontré par l’histoire ancienne ou récente. Mais Muhammad a été envoyé par Dieu pour « parfaire » les makârim al-akhlâq, les « nobles vertus » (5) et l’imitatio prophetae ne saurait se limiter à une scrupuleuse observance des conduites apparentes dont la tradition livre l’exemple. Elle doit viser aussi, dans la mesure du possible, à conformer l’être intérieur du croyant au modèle prophétique. De ce principe découle, non pas à proprement parler un système de valeurs éthiques – ces dernières se trouvent déjà énoncées dans le Coran – mais un mode de représentation de ces valeurs, fondé sur l’existence historique d’un homme qui les incarne.

Ce sont ces deux aspects de la fidélité au « modèle excellent » – le premier relevant plutôt du comportement social, le second de la conduite morale – qui retiennent le plus souvent l’attention des chercheurs. Anne-marie Schimmel elle-même, à qui l’on doit pourtant un ouvrage (6) qui montre admirablement le rôle central du Prophète dans la spiritualité islamique, reprend à son compte une interprétation d’Armand Abel réduisant l’imitation du Prophète à celle « de ses actes et de ses activités ». (7) D’une manière générale, rares sont les travaux qui s’attachent suffisamment à mettre en évidence la fonction de la personne de Muhammad in lehre und glauben seiner gemeinde, pour reprendre le titre que Tor Andrae donnait à un livre paru en 1917. (8) Mais plus rares encore sont ceux qui portent l’attention qu’elle mérite à la fonction capitale de la référence prophétique dans l’hagiologie et l’hagiographie. La notion est vaguement admise, comme en passant, mais cette concession verbale, quand elle est faite, ne donne pas lieu aux développements qu’on attendrait. Cela est vrai de publications déjà anciennes comme la Mystique musulmane de Gardet et Anawati (l’article walî dû à Carra de Vaux dans la première édition de l’Encyclopédie de l’Islam est, lui, tout à fait muet à ce sujet). Ce l’est aussi du Mystical Islam de Julian Baldick paru à Londres en 1989 ou des articles de Farûqî et de Nizâmî que la revue Islamochristiana a publiés en 1985 et qui traitaient du concept de sainteté en Islam. (9)

Deux controverses récentes donnent une actualité à ce problème et c’est ce qui m’a décidé à l’aborder aujourd’hui devant vous. La première est interne au monde musulman : c’est celle qui, en Egypte, a été provoquée par les pratiques de la tarîqa burhaniyya et, surtout, par l’enseignement de son fondateur, le shaykh soudanais Muhammad ‘Uthmân ‘Abduh al-Burhânî, mort en 1983. Pierre-Jean Luizard, en France, Valérie Hoffman-Ladd aux Etats-Unis en ont décrit les enjeux et les péripéties. (10) Sans entrer dans le détail des violentes polémiques engendrées par la publication de la Tabri’at al-Dhimma fî Nush al-Umma de ce shaykh (et ultérieurement, par la diffusion des écrits qu’il continue de dicter post-mortem à certains de ses disciples en arabe… et en allemand) je retiendrai qu’une accusation majeure portée contre sa doctrine est celle de « diviniser le Prophète ». (11)

La seconde de ces controverses est scientifique et donc courtoise – ce qui ne signifie pas, on le sait, qu’elle est parfaitement irénique. Elle oppose nos collègues Bernd Radtke et R. S. O’Fahey à des spécialistes comme Fazlur Rahman, J. S. Trimingham, John O. Voll, B. G. Martin et tourne autour de la notion de tarîqa muhammadiyya définie comme visant à une « union avec l’esprit du Prophète ». Dans un article publié par Der Islam sous le titre « Neosufism reconsidered » (12) Radtke et O’Fahey critiquent la thèse de ces chercheurs selon laquelle le dishuitième siècle aurait vu apparaître – avec en particulier Ibn Idrîs (m. 1264/1897), Muhammad al-Sanusî, Ahmad al-Tijânî – un soufisme « réformé » caractérisé par l’apparition de cette « voie muhammadienne » qui, en rupture avec le passé, placerait le Prophète au cœur de son hagiologie. Pour Radtke et O’Fahey, ce « néosoufisme » prétendu est au contraire en parfaite continuité avec une très ancienne tradition lorsque, par exemple, il voit dans « l’extinction dans le Prophète » une étape décisive de l’itinéraire qui conduit à la walâya.

Ces deux débats sont assurément fort différents. Le premier se conclut par l’anathème lancé contre un hérétique. Le second – qui n’est pas clos – remet en cause les résultats communément admis d’une investigation historique. Les personnages dont les écrits ou les actes sont au point de départ de ces débats – Ibn Idrîs ou Ahmad Tijânî d’une part, Muhammad ‘Uthmân de l’autre – présentent en outre bien des traits distinctifs. Ils ont cependant en commun une même attitude fondamentale : pour eux, les formes ordinaires d’adhésion à la uswa hasana n’épuisent pas les virtualités du modèle muhammadien. La personne du Prophète, à leurs yeux, est à la fois ce que, dans le langage de la scolastique, on appellerait la cause formelle et la cause efficiente de toute sainteté. La walâya a en Muhammad sa source et son exemplaire achèvement.

Que cette doctrine ne soit nouvelle ni au dix-huitième siècle, ni au vingtième, j’en suis personnellement convaincu. Mais vérifier la prégnance du modèle prophétique ainsi entendu n’est pas une tâche facile. Le problème doit en effet être approché sous plusieurs angles : en tant que le modèle prophétique est un modèle pour les saints eux-mêmes ; en tant qu’il l’est pour l’hagiologie – le discours sur la sainteté ; en tant enfin qu’il s’impose plus ou moins consciemment à l’hagiographe, l’archétype tendant alors à se dégrader en stéréotype. Dans nos sources, ces trois aspects sont souvent mêlés. Les éléments d’une vie de saint peuvent avoir été réorganisés en fonction de ce modèle et ces pieuses manipulations, quand on les décèle ou les soupçonne, jettent un doute sur l’authenticité des énoncés doctrinaux ou des expériences spirituelles dont le personnage est crédité. L’historien s’en console néanmoins : il sait que la récurrence des stéréotypes n’est jamais insignifiante, que la légende dorée a quelque chose à lui dire.

Quoiqu’il en soit, je me bornerai à suggérer quelques pistes, à évoquer quelques-uns des faits ou des textes sur lesquels s’appuie ma conviction. En ce qui concerne l’attraction magnétique que la uswa hasana exerce sur l’hagiographie et ses conséquences sur l’image du walî, je ne la mentionne que pour mémoire. Les effets en sont en général aisément repérables même si des détails parasites en voilent parfois l’évidence. C’est d’ailleurs, bien sûr, à l’emploi séquentiel de topoi manifestement inspirés par la sîra nabawiyya qu’il faut être attentif plutôt qu’à l’occurrence en isolation de tel ou tel d’entre d’eux. Sans tenter d’être exhaustif je rappellerai quelques traits dont l’apparition est un signal bien connu des spécialistes. Les présages et les prodiges qui accompagnent la naissance du saint en sont un des plus fréquents. Les récits concernant, en particulier, les fondateurs de turuq, ‘Abd al-Qâdir al-Jilânî, Ahmad al-Rifâ’i, Bahâ’ al-Dîn Naqshband, ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh par exemple, sont prodigues en mirabilia annonçant un destin exceptionnel. La mère d’Ahmad al-Badawî voit successivement, pendant sa grossesse, Abraham, Moïse, Jésus, Muhammad, ‘Ali et Husayn qui lui prédisent la gloire future de son fils. Quand il nait, la Ka’ba s’illumine… (13) On constate avec amusement, soit dit en passant, que les biographes de Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb, grand pourfendeur du culte des saints, ne résistent pas à la tentation du mimétisme. Dans un ouvrage wahhabite publié il y a quelques années, on peut lire que le grand-père de l’imâm al-tawhîd vit en songe, avant sa naissance, un feu qui jaillissait de son nombril et illuminait tous les déserts. Il en déduisit que sortirait de ses reins un homme qui conduirait les peuples. (14)

Autre trait significatif, le statut d’orphelin, fort commun chez les awliyâ. Leur enfance porte souvent aussi l’empreinte du modèle prophétique. Puer senex (« quand as-tu su que tu étais un saint ? » demande-t-on à Jilanî, « quand j’avais dix ans » réplique-t-il), le saint est d’une pudeur exigeante (à peine sorti du ventre de sa mère, al-Rifâ’i couvre son sexe de sa main gauche), (15) il fuit les dissipations et les jeux, garde les troupeaux. Sa parole est droite : comme le Prophète, il est amîn, il inspire confiance à tous. Il connaît, en songe au moins, des expériences dont l’évident symbolisme lustral évoque la purification du cœur de Muhammad par les mains des anges. Parfois même, il revit à l’identique cet épisode de la sîra. C’est le cas, selon un récit détaillé que rapporte Yâfi’i, d’Abû Rabî’ al-Malaqî et, selon la Salwat al-Anfas. de Sîdî ‘Umar al-Kattânî. (16) La rencontre avec Bahîrâ a souvent aussi sa réplique : un personnage mystérieux, tel l’énigmatique baqqâl qui envoie Ibn al-Fārid (m. 632/1234-5) à La Mecque, (17) instruit par Dieu de la destinée du futur walî, oriente sa vocation. Il s’agit fréquemment d’un vieillard et il n’est pas rare que ce géronte providentiel soit moine, comme Bahîrâ. Le rôle du râhib dans l’hagiographie appellerait d’ailleurs un commentaire étendu. (18)

La retraite – dans une grotte, au désert, dans les cimetières, parmi les ruines – est une étape habituelle de l’apprentissage du saint. S’il n’y peut recevoir une révélation – la prophétie étant close – il y est gratifié de ces visions qui sont la quarante sixième partie de la nubuwwa, la seule subsistante. Il y entend un hâtif, une voix surnaturelle. Puis vient la « descente de la montagne » – au sens propre pour un Abu al-Hasan al-Shâdhîlî (m. 657/1258), par exemple, (19) métaphoriquement pour d’autres : sur une injonction divine, le walî revient vers les hommes pour les guider. Sa mission l’expose à des épreuves. Il est contraint à l’exil. Ses persécuteurs seront finalement confondus:  à l’hégire succédera le fath, la conquête victorieuse des cœurs.

De telles correspondances avec la geste prophétique ne sont pas nécessairement dépourvues de bases historiques. Mais des homologies trop flagrantes, quand surtout elles se présentent en série, sont presque toujours des artefacts. En témoigne le fait qu’elles n’apparaissent la plupart du temps que dans les récits tardifs et sont absentes des sources les plus anciennes sur le personnage considéré. Il est à remarquer de surcroît que, fréquentes à partir du treizième siècle, elles ne se rencontrent pas dans les premières collections de Vitae sanctorum comme les Tabaqât de Sulamî ou la Hilya d’Abû Nu’aym. Pieux mensonges, elles rendent hommage à une vérité qui les dépasse. Elles n’intéressent cependant pas directement mon propos, et je les crois propres à distraire de recherches autrement fécondes.

L’historien, certes, sait bien qu’il ne peut jamais saisir que des représentations du saint, y compris dans la couche primitive des témoignages, y compris dans les documents autobiographiques eux-mêmes. Mais, si le sirr de la sainteté échappe à son regard, il doit pourtant tenter de s’en approcher au plus près. Les écrits des awliyâ, quand ils décrivent leur propre itinéraire ou quand ils s’appliquent à définir la walaya, méritent donc d’être scrutés avec attention : c’est d’eux qu’on peut tirer quelques lumières sur les deux controverses que j’ai mentionnées. Un tel examen permet notamment de constater que les thèses réputées scandaleuses de la Tabri’at al-Dhimma ont cours depuis bien des siècles et que le shaykh Muhammad ‘Uthmân ne peut d’ailleurs être considéré comme l’auteur de ce livre que lato sensu. Il ne s’agit en effet, pour l’essentiel, que d’un assemblage de longues citations – des dizaines de pages parfois – dont j’ai pu vérifier point par point l’exactitude. Elles sont extraites d’ouvrages dont quelques-uns sont inédits mais dont la plupart sont imprimés et se trouvent au Caire sans grande difficulté – ce que les censeurs du fondateur de la Burhâniyya ne peuvent évidemment ignorer. Je reviendrai sur la nature de ces textes.

La sainteté n’appartient proprement qu’à Dieu: le nom al-Quddûs, qui la proclame, lui est exclusivement réservé. Pour la créature, la sainteté ne peut donc être que participation à la sainteté de Dieu. Théologiquement, la possibilité de cette participation se fonde sur le partage du nom al-Walî, que le Coran applique à l’homme comme à Dieu et qui affirme leur proximité. Virtuelle pour la plupart des êtres, cette walâya est en acte pour quelques-uns. Anthropologiquement, le hadîth selon lequel Dieu a créé Adam ‘alâ sûratihi, « selon Sa Forme », établit l’aptitude de l’homme au ta’alluh, à la theomimêsis. Il y a walâya quand est restaurée cette similitude divine qu’il a perdue par sa chute fî asfali sâfilîn (Coran 95:5). Mais sa déchéance lui interdit la vision de ce Dieu à qui il doit ressembler. Il ne peut recouvrer son théomorphisme originel qu’en se configurant à la seule image intacte, dans le monde créé, de la Forme divine, à l’exemplaire incomparable du takhalluq bi-akhlâq Allâh que représente le Prophète ou, plutôt, la haqîqa muhammadiyya.

L’expression haqîqa muhammadiyya n’apparaît qu’assez tard. C’est Ibn al-‘Arabî (m. 638/1240-1) qui, à la fin du douzième siècle et au début du treizième, lui donne son statut dans le vocabulaire technique du soufisme et en élabore la doctrine. (20) Mais la notion qu’elle recouvre a, sous divers noms, fait depuis longtemps son chemin. On la discerne déjà chez Ibn Ishâq (m. 159/768) dans un récit concernant le père du Prophète : le thème du nûr muhammadî qui voyage à travers les âges jusqu’à sa manifestation parfaite et définitive en la personne de Muhammad prend là son essor. (21) Scripturairement fondé sur la désignation de l’Envoyé comme sirâj munîr (Coran 33:46), il ne cessera de s’affirmer et de se préciser – chez Sahl al-Tustarî, (22) chez Hallâj (m. 310/922-3) (23) et chez beaucoup d’autres. Le prophétat ne représente que l’aspect externe et transitoire (car nubuwwa et risâla seront sans objet dans la vie future) de la fonction muhammadienne. L’intérieur du Prophète est pure walâya. Certains commentateurs souligneront d’ailleurs par la suite que la uswa hasana est à chercher selon la lettre du Coran, fî rasûli llâh, « dans » l’Envoyé de Dieu. (24) Mais beaucoup plus tôt, au deuxième/huitième siècle, Ja’far Sâdiq distingue déjà, parmi les croyants, ceux qui suivent le zâhir du Prophète et ceux qui suivent son bâtin. Chez lui, comme l’a observé le P. Nwyia, (25) Muhammad est « le modèle insurpassable de toute sainteté » et non pas seulement l’arbitre du savoir-vivre ou le paradigme des vertus. De diverses manières, bien des textes du troisième et du quatrième siècle expriment des conceptions analogues. « J’ai plongé dans l’océan des gnoses jusqu’à ce que j’atteigne l’océan de

Muhammad », déclare Abû Yazîd al-Bistâmî, « et je vis alors qu’il y avait entre lui et moi mille stations et que si je m’approchais d’une seule d’entre elles je serais consumé par le feu ». (26) L’admirable récit autobiographique – malheureusement mutilé – dans lequel Hakîm Tirmidhî raconte son itinéraire vers la walâya témoigne de façon émouvante que pour lui la perfection spirituelle implique une identification aussi complète que possible au Prophète. Dans l’une des visions qu’il rapporte, il se décrit – à cinq reprises en cinq lignes – comme marchant littéralement « dans les pas » (‘alâ atharihi) de l’Envoyé de Dieu. Dans une autre vision d’un riche symbolisme il partage son lit avec le Prophète. (27) Cette perception de la fonction muhammadienne envisagée dans toute son ampleur est bien évidemment le fait d’une élite. Il serait imprudent d’en conclure qu’elle n’est présente que dans des milieux restreints. Dépourvue, certes, des précisions techniques et des développements qu’on trouvera dans les exposés doctrinaux dont je vais parler, une littérature dévote – dont le Shifâ du qâdî‘Iyyâd est l’exemple le plus fameux – se développe et diffuse très largement une image du Prophète qui scandalisera Ibn Taymiyya (m. 728/1327-8). (28) Mais c’est la poésie qui surtout va contribuer, avec parfois des audaces de langage que la prose ne s’autoriserait pas, à transmettre des notions qu’on pourrait croire réservées à des cercles mystiques très étroits : le genre des madâ’ih nabawìyya, dont la célébration du mawlid qui se généralise à partir du septième/treizième siècle stimule la floraison, inspirera d’innombrables poètes, obscurs ou célèbres, dont les œuvres auront (et ont toujours d’ailleurs) un immense succès populaire. (29)

C’est cependant dans des ouvrages de caractère plus théorique que l’on trouvera les formulations les plus explicites du modèle prophétique de la sainteté. Ibn al-‘Arabî, par ses propres livres et, indirectement, par ceux qu’écriront ses disciples, joue à cet égard un rôle capital en donnant son expression la plus complète à la doctrine qui fait du Prophète l’homme parfait (insân kâmil), l’image de Dieu (nuskhat al-haqq). (30) Or cette doctrine a des conséquences importantes et clairement précisées par le shaykh al-akbar quant aux modalités de la réalisation spirituelle : « La plus parfaite vision de Dieu », écrit-il, « c’est celle que l’on obtient dans et par la forme muhammadienne ». (31) « Ne cherche à contempler Dieu que dans le miroir du Prophète » lit-on aussi dans un traité dont l’attribution à Ibn al-’Arabî n’est pas certaine mais qui appartient manifestement à l’école akbarienne. (32) La relation de cette notion avec une pratique effective résolument prophétocentrique est soulignée par le fait que, dans le premier passage cité, c’est à propos d’un saint andalou, forgeron de son métier, qui s’était exclusivement voué à la récitation perpétuelle de la « prière sur le Prophète » qu’lbn al-‘Arabî la formule. (33) Si les fuqahâ’ préservent les statuts légaux institués par le Prophète, déclare-t-il encore dans un autre passage des Futûhât, d’autres hommes – et il nomme à titre d’exemple Dhû l-Nûn al-Misrî et Bistâmî – préservent ses « états » et ses « secrets ». (34) Qashânî, dans ses Ta’wîlât, explique de même un peu plus tard que la conformité à la uswa hasana ne se limite pas à l’imitation des actes du Prophète mais à celle de ses « états » (ahwâl) et de ses théophanies (tajalliyât). (35)

‘Abd al-Karîm al-Jîlî au huitième/quartorzième siècle développera superbement ce thème dans tous ses écrits et notamment dans le Nasîm al-Sahar, l’une des parties subsistantes d’un vaste traité, le Nâmûs al-A’zam. (36) Le Nasîm est composé de douze sections dont chacune se rapporte à un événement de la vie de Muhammad : son voyage en Syrie, sa retraite au Jabal al-Nûr, ses dernières paroles, etc. Pour al-Jîlî, chacun de ses événements doit être intériorisé par le viator et non pas seulement médité par lui. Il ne s’agit plus ici d’adhésion mais proprement d’adhérence, en donnant à ce mot toute la force qu’il a dans le vocabulaire d’un cardinal de Bérulle : le sulûk implique une adhérence de l’être tout entier aux états du Prophète. Le sâlik doit donc – selon le Qâb Qawsayn, autre fragment du Namûs – actualiser en permanence la forme (sûra) et la réalité intime (haqîqa) de Muhammad. Ne voir là que des énoncés prescriptifs serait une erreur : al-Jîlî s’appuie sur une expérience personnelle lui révélant l’insân kâmil dans toute sa gloire et dont il nous fait part à diverses reprises dans ses œuvres : en 796/1393, à Zabîd, il voit le Prophète revêtu des sept attributs de l’Essence divine puis identifié à cette Essence même. (37) Une vision analogue lui est accordée à Médine en 802/1399. (38) Il n’est donc pas sans intérêt de relever que la « scandaleuse » Tabri’a du shaykh Muhammad ‘Uthmân, qui reproduit scrupuleusement des longs extraits bien choisis des Futûhât d’Ibn al-‘Arabî (de la p. 221 à la p. 252), donne intégralement le texte des parties retrouvées du Namûs al-A’zam de al-Jîlî (pp. 37 à 74) et se borne donc à offrir du vin vieux dans des outres neuves. (39)

Sans attendre ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, un auteur réputé plus orthodoxe et dont l’œuvre a connu, toutes turuq confondues, une très vaste diffusion, Ibn ’Atâ Allâh (m. 709/1309) affirmait déjà que « la haqîqa muhammadiyya est comme le soleil et que les lumières des cœurs des awliyâ sont pareilles à des lunes ». (40) La muqaddima de ses Latâ’if al-Minan est un traité d’hagiologie qui, sous une forme abrégée, reflète clairement les thèses d’Ibn al-‘Arabî bien que son nom n’y soit pas mentionné. Plus significatives encore me paraissent, parce qu’elles soulignent le rôle du Prophète dans l’existence de saints précis, des indications comme celles qu’on relève à la fin du chapitre 1 des Latâ’if où sont décrits quelques-uns des compagnons d’Abû l-Hasan al-Shâdhilî : « Nul autre que l’Envoyé de Dieu ne m’a éduqué (mâ rabbânî illâ rasûl Allâh) » déclare Makln al-Din al-Asmar. ‘Abd al-Rahîm al-Qinawî revendique expressément lui aussi le Prophète comme son maître unique. Quant à Abû l-‘Abbâs al-Mursî, successeur de al-Shâdhilî, il déclare: « depuis quarante ans, aucun voile ne m’a séparé de l’Envoyé de Dieu ». (41)

D’autres personnages, à la même époque, tiennent un langage semblable : c’est le cas, en particulier, de deux des awliyâ auxquels la Risâla de Safî al-Dîn (m. 682/1283) consacre une notice : le shaykh Abû l-Su’ūd et le shaykh Abû l-‘Abbâs al-Tanjî, lequel reçut l’effusion des sciences muhammadiennes à Jérusalem sous la Coupole du Rocher. (42) Des témoignages analogues plus tardifs sont à recueillir dans les célèbres Tabaqât Kubrâ de al-Sha’rânî (m. 973/1565). Ils permettent de comprendre pourquoi ce dernier, dans un autre de ses livres, affirme avec tant d’insistance que « l’Envoyé de Dieu est le véritable maître » (al-shaykh al-haqîqi bi-wâsitat ashayskh al-tarîq aw bilâ wâsita), « par l’intermédiaire des maîtres de la Voie ou sans intermédiaire » – cette faveur éminente, fruit de la fidélité absolue à la uswa hasana, ayant été octroyée, dit-il, parmi les shuyûkh qu’il a personnellement connus, à ‘Alî l-Khawwas et à Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/1505-6). (43) A ces noms il faut ajouter, parmi les awliyâ de l’époque mamlouke, ceux par exemple d’Ibrahîm al-Matbûlî, dont les Tabaqât Kubrâ nous disent qu’ « il n’avait pas de shaykh si ce n’est l’Envoyé de Dieu » (44) ou d’Abû l-Mawâhib al-Sha’rânî qui affirmait: « c’est l’Envoyé de Dieu qui m’a revêtu du froc du tasawwuf ». (45) Nous avons donc affaire ici à un mode privilégié de sanctification que l’hagiologie musulmane a très tôt discerné et défini, celui qui relève du type uwaysî : qu’il ait ou non des maîtres terrestres, le sâlik appartenant à cette catégorie effectue en réalité son apprentissage spirituel sous la direction de la rûhâniyya d’un saint ou d’un prophète défunt, le cas le plus éminent étant celui où c’est la rûhâniyya de Muhammad qui prend en charge son éducation.

Al-Sha’rânî, toujours dans les Tabaqât, apporte en outre un précieux témoignage personnel dans la notice où il parle de l’un de ses maîtres, Nûr al-Dîn al-Shûnî, connu pour son extrême dévotion au Prophète – il avait notamment institué la pratique d’une récitation collective de la tasliyya. A maintes reprises, al-Sha’rânî avait vu en songe Nûr al-Dîn al-Shûnî se tenant à la gauche du Prophète. Mais, un jour qu’il visitait son maître, un événement beaucoup plus grandiose se produisit : « le corps du shaykh disparut, écrit-il, et c’est le corps du Prophète qui apparut ». (46) L’occurrence d’un tel phénomène est loin d’être unique : en 790/1388, à Zabîd, ‘Abd al-Karîm al-Jîlî raconte que le Prophète se manifesta à lui sous la forme de son maître Ismâ’îl al-Jabartî (m. 1237/1821-2) (47) et rappelle à ce sujet qu’il apparut de même sous la forme de Shiblî à l’un des disciples de ce dernier. « Témoigne que je suis l’Envoyé de Dieu », ordonna Shiblî au disciple – lequel s’exécuta.

Avec Shiblî, nous remontons au troisième siècle et cela suffit à montrer qu’une hagiologie où le Prophète est proprement al-shaykh al-haqiqî s’enracine dans une longue tradition. Que ce prophétocentrisme puisse conduire plus loin encore – à ce que l’on appellera dans le soufisme ultérieur « l’extinction dans le Prophète » (al-fanâ fî l-nabî) – est illustré par une curieuse anecdote que relate Suyûtî dans l’une de ses fatwâ (48) et selon laquelle un des sahâba, après la mort de Muhammad, se rendit chez l’une des épouses de ce dernier. Elle lui tendit le miroir qu’utilisait le Prophète : or ce n’est pas son propre reflet mais le visage de l’Envoyé qu’il y vit paraître. Ce récit très factuel, livré sans commentaires, préfigure un type d’expérience spirituelle que vivront, de diverses manières, beaucoup d’autres personnages. Racontant une vision qu’il eût dans la Mosquée de Médine l’émir ‘Abd al-Qâdir déclare: « La noble personne du Prophète se confondait avec la mienne au point que nous étions devenus un seul être ». (49)

Ces mots sont écrits à la fin du treizième/dix-neuvième siècle. Mais, j’y insiste, il ne faut pas y voir l’expression de quelque néo-sufism qui aurait introduit dans certaines turuq des modes inédits d’accès à la walâya : toute tarîqa, avant comme après l’époque où certains voudraient voir un changement radical s’opérer, est en réalité une tarîqa muhammadiyya même si cette dénomination n’y est pas couramment en usage. En revendiquant, à côté des silsila-s longues qu’ils possèdent tous sans exception, une silsila courte, c’est à dire une relation immédiate au Prophète, les réformateurs du dix-huitième siècle ne sont pas en rupture avec la tradition : chez tous les shuyûkh qui ne sont pas de simples gestionnaires du sacré mais sont considérés comme des awliyâ authentiques, la jonction ou, mieux, l’union (irtibât) avec la ruhâniyya de l’Envoyé est une condition de l’accomplissement spirituel. L’expérience de cette union est vécue de diverses manières, formulée en usant des multiples ressources du répertoire symbolique de la culture islamique. Mais elle est jugée indispensable parce que fondée en doctrine et vérifiée par le témoignage des maîtres. Même un disciple d’Ibn Taymiyya comme le soufi et faqîh hanbalite ‘Imâd al-Dîn al-Wâsitî (m. 712/1312) l’affirme. (50) Dans le Maghreb du quinzième siècle, Jazûlî, l’auteur des Dalâ’il al-Khayrât, et ses principaux disciples exerceront dans ce sens, et bien au-delà du cercle des lettrés, une influence considérable. Ghazwânî, troisième shaykh de la Jazûliyya, intitulera l’un de ses écrits, de façon caractéristique, « Le Point éternel, sur le secret de l’essence muhammadienne » (Al-nuqta l-azaliyya fî sirr al-dhât al-muhammadiyya). Abu Amr al-Qastâlî, autre shaykh Jazûlî, parlera de l’empreinte de l’image du Prophète dans le cœur de l’initié. (51) Il est bon de rappeler aussi qu’lbn Idrîs, en qui l’on est tenté de voir le père fondateur du néo-soufisme, se rattache, par l’intermédiaire de son maître ‘Abd al-Wahhâb al-Tâzî, à un grand saint de Fès, ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh. (52) Or ce dernier affirme expressément que l’homme qui bénéficie d’une illumination (al-maftûh ‘alayhi) est en grave danger et qu’il est proche de la perdition (khatar ‘azîm wa halak qarîb) « aussi longtemps qu’il n’a pas contemplé la station spirituelle (maqâm) de l’Envoyé » car, « en la noble essence du Prophète réside une force qui lui est propre et par laquelle il tire [la créature] vers Dieu ». (53) La médiation muhammadienne apparaît donc, là encore, comme un point de passage obligé du parcours initiatique.

Parmi les épisodes de la vie du Prophète, il en est un, capital, que je me suis abstenu de mentionner en signalant les topoi hagiographiques inspirés par la sîra nabawiyya : je veux parler de son ascension céleste (mi’râj)) car sa réplication dans l’existence des awliyâ est attestée par des textes autobiographiques assez nombreux pour qu’on y voit la transcription d’une réelle expérience intérieure et non pas – dans la plupart des cas – un simple calque littéraire. L’ « adhérence » aux états du Prophète trouve son fruit le plus accompli dans cette récapitulation par le walî du « voyage nocturne » qui conduit Muhammad jusqu’au seuil de la présence divine. La relation la plus ancienne d’une telle expérience est celle, bien connue, d’Abû Yazîd al-Bistâmî. (54) Néanmoins, sur ce mi’râj al-awliyâ, c’est, une fois de plus, chez Ibn al-‘Arabî que l’on découvrira les exposés doctrinaux les plus précis (55) mais également le témoignage personnel le plus développé quant aux étapes et au terme de cette montée vers Dieu dans les pas du Prophète dont il donne plusieurs relations. (56) Semnânî, (57) ‘Abd al-Karîm al-Jîlî (58) livreront de même quelques-uns des secrets de cette ascension extatique. Beaucoup d’awliyâ dont la renommée est moins étendue voyageront comme eux, de sphère céleste en sphère céleste, vers le mystère divin : tel, par exemple, le marocain ‘Abd al-Rahmân al-Khazrajî (59) ou encore le saint patron de Louxor, Abû l-Hajjâj al-Uqsurî, réputé avoir obtenu cette faveur surnaturelle pendant la nuit du milieu de Sha’bân.

L’imitation du modèle prophétique, si parfaite qu’elle soit, n’est cependant jamais, je l’ai dit, qu’une asymptote. Cela se vérifie dans le cas du mi’râj des saints. « Notre mi’râj n’est pas identique au sien » (inna mi’râjanâ laysa ka-mi’râjihi) déclare al-Jîlî. (61) L’ascension corporelle demeure un privilège muhammadien : « les awliya’, écrit Ibn al-‘Arabî dans un passage que reproduit la Tabri’a, « ont des voyages nocturnes en esprit (isrâ’ât ruhâniyya) … leurs déplacements célestes ne se font pas en mode sensible ». Et, concluant le récit de son propre parcours de ciel en ciel jusqu’à ce qu’il nomme « la station muhammadienne », il précise : « c’est en moi-même que j’ai voyagé ». (62) Il n’en reste pas moins que l’idée qu’un walî prétende avoir reçu en partage ne fût-ce qu’une fraction de la grâce éminente accordée au Prophète scandalise les ‘ulamâ’. C’est ainsi qu’en Inde, au seizième siècle, Muhammad Ghawth Gwalyorî, auteur d’une Risâla Mi’râjiyya, fut condamné à mort comme blasphémateur et ne dût son salut qu’à une fuite précipitée. (63) Plus fortunés ou plus discrets, des shuyûkh nombreux qui, selon les mêmes critères, auraient encouru une sentence identique ont échappé au regard des censeurs. Il est vrai que l’on touche, avec le mi’râj, à l’extrême limite de la très réelle mais très poreuse frontière qui sépare la walâya de la nubuwwa. Mais comment s’étonner que, dans une mystique dont la haqîqa muhammadiyya est à la fois la cime et le centre, l’aventure intime que constitue pour le walî l’itinerarium in Deum se vive et se dise en épousant le schéma de ce qu’un texte médiéval occidental appelait « l’échelle de Mahomet » ?

Nous voici parvenus loin, très loin de notre point de départ – le melon que mangea ou que ne mangea pas Ibn Hanbal. Je vous ai fait parcourir au galop plusieurs siècles d’histoire et, d’ouest en est, un nombre considérable de kilomètres carré. Simple vue cavalière, donc, et non point dossier exhaustif. Une exploration plus méthodique de sources arabes serait d’ailleurs insuffisante. L’enquête devrait s’étendre à l’Asie centrale (où, dès ses origines, la Naqshbandiyya en particulier offre de précieux témoignages), à l’Inde que je viens de mentionner en passant, au monde malais où la doctrine de l’insân kâmil a trouvé des expressions originales… Je me risquerai pourtant à avancer quelques conclusions que plusieurs de mes remarques ont, en vérité, largement anticipées.

Que l’on ait fait, en Egypte, un mauvais procès au shaykh Muhammad ‘Uthmân est, je crois, assez clair : quoiqu’on puisse penser de l’orthodoxie de son enseignement – ce n’est pas le problème que doit se poser la présente assemblée – il n’est en rien provocateur. L’un de ses premiers disciples déclara fort justement à Valérie Hoffman, en lui remettant un exemplaire de la Tabri’a: « Muhammad ‘Uthmân n’a pas écrit ce livre. Il est l’œuvre de plus de quatre-vingts auteurs ». (64) Ce qui est significatif, ce n’est pas que les adversaires habituels du soufisme aient attaqué avec violence cette banale compilation : c’est que les dignitaires qui composent le très officiel « conseil suprême soufi » l’aient dénoncée avec la même véhémence. A travers la personne du shaykh soudanais, ce sont en fait les maîtres dont il se réclame qui sont visés, c’est un immense et prestigieux héritage qui est jeté pardessus bord. De cette attitude – qui répond par une surenchère suicidaire aux critiques des mouvements intégristes – on trouve, entre autres exemples, la confirmation dans une interview publiée en 1992 du chef de la tarîqa muhammadiyya shâdhiliyya, (65) Muhammad Zakî Ibrahim : pour lui, des auteurs comme Ibn al-‘Arabî ou al-Jîlî représentent un soufisme « étranger à l’islam ». Mais, assure-t-il avec satisfaction, « ils n’ont plus aujourd’hui ni disciple ni héritier ». Affirmation évidemment fausse, comme le démontre l’existence même de la Burhaniyya, et, plus discrètement, celle de turuq moins bruyantes et d’une légitimité insoupçonnable. Mais affirmation révélatrice, aussi, du divorce entre les apparences d’un soufisme institutionnel inhibé par les épigones d’Ibn Taymiyya et les très vieilles certitudes qui, dans les profondeurs de la umma, ne cessent d’inspirer des ferveurs nouvelles.

Ces certitudes, ces ferveurs, les pères putatifs du « néo-soufisme » les avaient eux-mêmes reçues en héritage. Réformateurs, ils le furent sans aucun doute. Mais l’histoire des turuq, comme celle des ordres monastiques, est-elle autre chose que l’histoire de réformes sans cesse recommencées ? Renversant l’adage bien connu qui, en occident, illustre l’exception cartusienne, on pourrait dire de la règle originelle de toute tarîqa qu’elle est semper deformata, semper reformata. Chaque siècle voit surgir des maîtres qui, dans les conditions propres à leur époque et à leur milieu, s’appliquent à ranimer l’élan initial, à remettre en évidence les charismes spécifiques qui sont la raison d’être de leur Voie. Inqilâb, plutôt que thawra. Répondre aux défis du moment impose de mettre l’accent sur tel aspect des croyances ou des pratiques, de trouver d’autres mots pour dire les mêmes choses. Mais l’apparition d’une tarîqa pourvue d’une désignation inédite ne doit pas nous abuser. Le « néo-soufisme » n’est pas un mythe si l’on entend par là que la fin du dix-huitième siècle et le début du dix-neuvième ont été marqués par la présence d’éponymes prestigieux – Tijânî, Sanûsî, Mirghânî, Mawlâna Khâlid, Mawlay al-‘Arabî l-Darqawî – qui donnent un souffle nouveau à de très anciennes traditions. Il n’est qu’une fiction si l’on prétend le couper de racines que ces maîtres n’ont jamais reniées.

Je ne discuterai pas ici les neuf particularités qui, selon l’analyse de Radtke et d’O’Fahey, définissent l’originalité que certains chercheurs veulent à tout prix découvrir dans ce néo-soufisme. Un seul point intéresse directement mon propos : le caractère essentiel de la référence prophétique dans l’enseignement de ces réformateurs. Les exemples que j’ai cités montrent assez, me semble-t-il, que, sous des formes frustes ou savantes, précautionneuses ou explicites, cette référence a toujours été fondamentale pour la raison bien simple que, sans elle, la sainteté n’est pas pensable en islam. Entre Dieu et l’homme, le Prophète est le barzakh, l’isthme qui conjoint les réalités créaturelles et les réalités célestes et permet de passer des unes aux autres. (66) En lui resplendit cette image visible du Dieu invisible que tout fils d’Adam est appelé à rétablir en lui-même. Restaurer ce théomorphisme oblitéré par la chute ne peut donc consister qu’à se configurer au Prophète, seul véritable maître, seul modèle sans défaut. S’unir à la ruhâniyya de l’Envoyé, s’éteindre en elle est l’unique chemin par lequel on parvient à s’éteindre en Dieu. Au-delà des naïves décalcomanies de l’hagiographie, la uswa hasana demeure par conséquent pour l’historien de la sainteté en Islam un indispensable point de repère. Elle n’explique pas tout mais, sans elle, on n’explique rien. L’attention portée à cet invariant ne doit pas certes conduire à négliger les variables. Mais, inversement, les idiosyncrasies du walî, les traits de son environnement, les contingences de l’histoire locale ne suffisent jamais à rendre compte du phénomène de la walâya dès lors qu’on oublie qu’en Islam, si le Prophète est le miroir de Dieu, le saint est le miroir du Prophète.

Notes

(1) Ibn al-Jawzī, Sifat al-Safwa, Volume II (Beyrouth, 1986), p. 345.

(2) C’est notamment le cas d’Ibn al-‘Arabî ; voir par exemple Futûhât Makkiyya, Volume I (Bûlâq, 1329), p. 247 et la traduction de R. Deladrière du Kawkab Durrî (« La vie merveilleuse de Dhû l-Nûn l’égyptien ») (Paris, 1988), p.196.

(3) Si l’on ignore comment le Prophète mangeait les melons, il est du moins établi qu’il en mangeait. Voir Wensinck, Concordance, Volume I, p. 189, qui se réfère à des hadīth-s figurant chez Aba Dâwûd, Tirmidhî et Ibn Mâjah.

(4) C’est cette sourate qui désigne le Prophète comme khâtam al-nabiyyîn et comme sirâj munîr, elle aussi qui institue la salât ‘alâ l-nabî.

(5) Wensinck, II, 75.

(6) A. Schimmel, And Muhammad is His Messenger (Chapel Hill, 1985).

(7) Schimmel, 32.

(8) Voir cependant, parmi les publications récentes, le livre de N.Kaptein, Muhammad’s Birthday Festival (Leyde, 1993) et l’excellent article de Valerie Hoffman-Ladd, « Devotion to the Prophet and his Family in Egyptian Sufism », International Journal of Middle East Studies, 24 (1992): 615-637.

(9) Islamochristiana, 11. L’article de Nizâmî « Models of holiness » traite, certes, du modèle prophétique, mais l’envisage exclusivement d’un point de vue éthique.

(10) P. J. Luizard, « Le rôle des confréries dans le système politique égyptien », Maghreb-Mashrek, 131 (1991). On trouvera des informations complémentaires dans l’article cité note 8 de V. Hoffman-Ladd et surtout dans le chapitre 9 de son livre à paraître, Sufism, Mystics and Saints in Modem Egypt.

(11) Sur les accusations portées contre les fondateurs de la Burhaniyya voir Muhammad ‘Abdallāh al-Sammân, Ta’thîm al-Dhimma fī Tadlîl al-Umma (Le Caire, 1977) et – entre autres articles – l’interview du shaykh Muhammad al-Sutūhî dans Al-Ahrâm du 9 janvier 1976.

(12) Der Islam, 70, i (1993): 52-87. Voir aussi, de R. S. O’Fahey, l’ouvrage sur Ahmad b. Idrîs, Enigmatic Saint (Londres, 1990), chap. 1.

(13) Catherine Mayeur-Jaouen, Al-Sayyid Ahmad al-Badawī, thèse de doctorat es Lettres, Volume I (Paris IV, 1992), pp. 170-171.

(14) Ahmad al-Qattân et Muhammad al-Zayn, Imâm al-Tawhîd (Koweit, 1988), p.35.

(15) Shattanawfî, Bahjat al-Asrâr (Le Caire, 1330 h.), p. 21; Abû Bakr al-‘Aydarûs, Al-Najm al-Sâ’î fî Manâqib, éd. al-Rifâ’î (Le Caire, 1976), p. 25.

(16) Yâfi’î, Rawd al-Rayâhîn (Le Caire, 1955), n°489, p. 460; Muhammad al-Kattânî, Salwat al-Anfâs, Volume II (Fès, 1316h.), p. 248.

(17) I. J. Boullata, « Toward a biography of Ibn al-Fârid », Arabica, 28 (1981) : 49. Je n’ai pu encore consulter l’ouvrage annoncé de Th. Emil Homerin, From Arab Poet to Muslim Saint (University of South Carolina, 1994) ni l’article à paraître dans Islamochristiana du P. Giuseppe Scattolin.

(18) La rencontre avec un râhib est un thème qu’on rencontre également chez Ibn al-‘Arabî (lequel, sur ce point, transcrit des récits hagiographiques plus anciens). Voir par exemple Ibn al-‘Arabî, I, 223-224 ; IV, 511, 522-523, 549 et Vie merveilleuse…, pp. 345-348.

(19) Ibn al-Sabbâgh, Durrat al-Asrâr (Qús, s.d.), pp. 34-35.

(20) Je renvoie sur ce point au chapitre V de M. Chodkiewicz, Le sceau des saints (Paris, 1986).

(21) Ibn Hishâm, Sîra Nabawiyya, Volume I (Le Caire, 1955), p . 155. Voir aussi l’article de V. Rubin, « Pre-existence and Light »”, Israel Oriental Studies, 5 (1975): 62-119.

(22) Voir G. Böwering, The Mystical Vision of Existence in Classical Islam (Berlin-New-York, 1980), chap. IV.

(23) Voir en particulier la traduction du Kitāb al-Tawāsîn, dans Massignon, La passion d’al-Hallâj, Volume III (Paris, 1975), pp. 304-306.

(24) Isma’îl Haqqî, Rûh al-Bayân, Volume VII (Istanbul, 1330h.), p. 156.

(25) P. Nwyia, Exégèse coranique et langage mystique (Beyrouth, 1970), pp. 183-190.

(26) A. R. Badawī, Shatahât al-Sûfiyya (Le Caire, 1949), p. 66. La traduction que donne A. Meddeb, Les dits de Bistâmî (Paris, 1989), p. 41 de ce propos, ainsi que celle d’un propos similaire : Badawī, 86, Meddeb, 74 sont à rectifier.

(27) Hakîm Tirmidhî, Khatm al-Awliyâ, éd. O. Yahia (Beyrouth, 1965), pp. 16 et 28.

(28) Qâdî ‘Iyyâd, Al-shifâ bi-Ta’rîf Huqûq al-Mustafâ (Beyrouth, 1977) voir en particulier pp. 546-559.

(29) On en trouvera des exemples dans l’ouvrage déjà ancien de Z. Mubārak, Al-Madâ’ih al-Nabawiyya (Le Caire, 1935). Pour le 7e/13e siècle, voir ‘Alî Sâfî Husayn, Al-Adab al-Sûfi fî Misr (Le Caire, 1964), p. 230s. Sur la célébration du mawlid nabawî, l’étude la plus récente est celle de N. Kaptein, signalée note 8.

(30) Naskhat al-Haqq est d’ailleurs le titre d’un petit traité d’Ibn al-‘Arabî, inédit à ce jour, et qui récapitule la doctrine akbarienne de l’insân kâmil.

(31) Ibn al-‘Arabî, IV, 184.

(32) Tanbîhât ‘alâ ‘Uluww l-Haqīqa l-Muhammadiyya, publié (sous le nom d’Ibn al-‘Arabî) (Le Caire : Maktaba ‘Âlam al-Fikr, 1987), p. 34.

(33) Sur ce personnage, qu’on ne connaissait pour cette raison que sous le nom de « Sallî ‘alâ Muhammad », voir aussi Rûh al-Quds, notice n°34.

(34) Ibn al-‘Arabî, 1,151.

(35) Tafsîr al-Qur’ân (publié sous le nom d’Ibn al-‘Arabî), Volume II (Beyrouth, 1968), p .286, à propos du verset 33:21.

(36) II existe une édition publiée au Caire (s.d.) du Nasîm al-Sahar.

(37) ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, Al-Kahf wa l-Raqîm, ms. Berlin We 1631, f. 222a.

(38) ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, Al-Kamâlât al-ilâhiyya, ms. Dar al-Kutub, Tas 360, f.58.

(39) Le Tabri’a reproduit également (pp. 75-76) la fin du chapitre 63 et dernier de l’Insân Kâmil de al-Jîlî (correspondant au tome 2, p. 146s. de l’édition du Caire, 1963). Signalons que les références des citations des Futûhât, que donne Muhammad ‘Uthmân renvoient à l’édition de 1293 et non à celle, plus répandue, de 1329.

(40) Ibn ‘Atâ Allah, Latâ’if al-Minan, en marge de l’ouvrage du même titre de Sha’rânî (Le Caire, 1357h.), p. 20. Voir aussi p. 6 une formulation analogue.

(41) Op. cit., p. 97. Pour le propos d’Abû l-‘Abbâs al-Mursî Sha’rânî, Tabaqât Kubrâ (Le Caire, 1954), II, p. 14.

(42) La Risâla de Safî al-Dîn, éd. et trad. par D. Gril (Le Caire, 1986), ff. 91b et 125b.

(43) Sha’rânî, Lawâqih al-Anwâr al-Qudsiyya (Le Caire, 1961), p. 5.

(44) Sha’rânî, Tabaqât Kubrâ II, 83.

(45) Ibid., II, p. 73.

(46) Ibid., II, p. 172.

(47) Al-Jîlî, Insân Kâmil, II, 46.

(48) Al-Suyûtî, Al-Hâwî lil-Fatâwî, Volume II (Le Caire, 1959), pp. 438-439. Habituellement plus précis, al-Suyûtî déclare à propos du Compagnon en question: « Je pense qu’il s’agit d’Ibn ‘Abbâs » et, à propos de l’épouse du Prophète : « Je pense qu’il s’agit de Maymûna ». Je n’ai pu identifier la source de al-Suyûtî..

(49) ‘Abd al-Qâdir ai-Jazâ’irî, Kitâb al-Mawâqif, Volume I (Damas, 1967), p. 47 [ce chapitre, le 13ème de l’ouvrage, est traduit par moi dans Ecrits spirituels (Paris, 1982), p. 164].

(50) ‘Imād al-Dîn Ahmad al-Wâsitî l-Baghdâdî, Al-Sulûk wa l-Sayr ilâ Llâh, ms. Zâhiriyya 4709.

(51) Sur le rôle de la Jazûliyya dans la propagation au Maghreb du modèle prophétique de la sainteté, voir la thèse de V. Cornell, Mirrors of Prophethood, the Evolving Image of Spiritual Masters in the Western Maghreb (Los Angeles: University of California, 1989), chapitre 7, 8 et 9.

(52) Voir O’Fahey, 40 s.

(53) Ahmad b. al-Mubârak, Kitâb al-Ibrîz, Volume I (Damas, 1984), p. 400. Voir aussi, I, 55.

(54) Sur le mi’râj de Bistâmî, voir Sarráj, Kitâb al-Luma’ (Bagdad, 1960), p. 464 ; Badawî, 116 ainsi que l’article de Nazeer al-Azma, « Some notes on the impact of the story of the mi’râj on Sufî littérature », Muslim World, 63, (1973).

(55) Voir en particulier, Ibn al-‘Arabî, III, 52, chapitre 314 et III, 208, chapitre 349.

(56) Voir M. Chodkiewicz, Le sceau des saints, chapitre X où sont analysés les principaux textes : chap. 167 et 367 des Futûhât, Risâlat al-Anwâr. De larges extraits du chapitre 367 ont été traduits (en anglais) par J. W. Morris dans M. Chodkiewicz et al., Les illuminations de la Mecque (Paris, 1989), pp. 351-381.

(57) Semnânî, Sirr Bâl al-Bâl li-Dhawî l-Hâl, Musannafât-i Farsî (Téhéran, 1990), pp. 127-151. Voir aussi Corbin, En Islam iranien, Volume III (Paris, 1972), p. 346 s.

(58) Al-Jîlî, Insân Kâmil, chap. 49 et 62.

(59) Salwat al-Anfās, Volume III, p. 18s.

(60) Rachida Chih, « Abû l-Hajjâj al-Uqsurî, saint patron de Luxor », Egypte-Monde Arabe, 14 (1993): 67-77. L’auteur précise toutefois que, selon al-Udfuwî qui lui consacre une notice, le mi’râj d’Abû l-Hajjâj ne serait qu’une légende répandue par des disciples ignorants. Cette légende, si c’en est une, est en tout cas toujours vivante aujourd’hui.

(61) Al-Jîlî, Insân Kâmil, II, 8.

(62) Ibn ‘Arabî, III, 342-343 pour la première citation (Tabri’a, 250) et p.350 pour la seconde.

(63) S. A. Rizvi, A History of Sufism in India, Volume II (Delhi, 1983), pp.157-159.

(64) Hoffman-Ladd, chapitre 9.

(65) Al-Tasawwuf al-Islâmî, n° d’aout 1992, p. 43.

(66) Voir Ibn al-‘Arabî, II, 391 et 396, où est définie en ces termes la fonction de l’insân kâmi »l.

  Michel Chodkiewicz, Le modèle prophétique de la sainteté en Islam, Al-Masaq : Islam and the Medieval Mediterranean, 1994.


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