L’avant Big Bang entre Science et Métaphysique : Néant ou Réalité ?

Que ce soit dans le domaine de la théologie ou de la physique, il est souvent question de « création ex-nihilo » ou de « singularité initiale », mais il est en réalité impropre de parler de notre univers comme étant une création émanant du « néant ». Notre univers n’étant qu’une modalité existentielle, – certes connaissant de nouvelles phases -, sans qu’il ne soit « conçu » selon un « modèle similaire pré-existant ». Pour autant, tout élément existant ne saurait provenir du « néant », entendu comme étant l’absence de toute réalité. On ne peut donc pas postuler le « néant » comme origine ou « cause » de l’univers. Quant à la question des multivers, elle n’est pas tranchée ni réellement observable à l’heure actuelle au sein de la communauté scientifique, mais n’étant pas infinis ni absolus, les multivers ne changent strictement rien à la question de Dieu, – posée comme le Principe absolu et éternel à l’origine de toutes choses possédant, sous certains rapports du moins, des limites et une absence de raison d’être suffisante à son existence. Les multivers ne pourront jamais non plus justifier le « hasard ontologique » sachant que celui-ci est l’absence de lois, de conscience, d’intelligence, d’ordre, de volonté et d’informations, et qu’à tous les niveaux de l’existence, on observe justement ce qui infirme l’existence du « hasard », qui ne demeure au final, qu’une croyance adoptée par commodité par certains « faibles d’esprit » pour ne pas devoir reconnaitre la réalité d’un Principe absolu doté de Volonté à l’origine des choses relatives de l’existence. Si l’univers physique tel que nous le connaissons englobe ce que nous appelons communément le « monde naturel », ce qui se trouve au-delà de cet univers physico-naturel est donc « supranaturel », puisqu’il existe donc un « au-delà » du « monde naturel », tirant son existence et son origine de ce qu’il y a « au-delà » de la « singularité initiale » pour reprendre le langage des nombreux physiciens qui ont abordé cette question de la physique contemporaine.

De nombreux scientifiques font état de leur conclusion, à la suite de leurs recherches et travaux scientifiques, comme George Fitzgerald Smoot (prix Nobel de physique en 2006) qui affirmait : « Nous ne sommes pas le résultat d’un simple accident cosmique » (George Fitzgerald Smoot, Les Rides du temps, éd. Flammarion, 1994), sachant que la première « lumière » de l’Univers est « réglée » minutieusement dès l’origine (il n’y a donc pas de « tâtonnements » possibles dès l’origine).

Le physicien Marc Kamionkowski (professeur à l’Université Johns Hopkins) disait déjà en 2006, à propos de « l’avant Big Bang » : « Il n’est plus complètement fou de se demander ce qui s’est passé avant le Big Bang » (“Caltech Researchers Interpret Asymmetry in Early Universe”, Caltech, 16 décembre 2008 : https://www.caltech.edu/about/news/caltech-researchers-interpret-asymmetry-early-universe-1498).

Quelques années plus tard, l’astrophysicien George Efstathiou, de l’Université de Cambridge (un des membres influents de la célèbre mission Planck), a dit : « Il y a donc une réelle possibilité que nous ayons une image incomplète. Il se peut que nous ayons été dupés, que l’inflation ne s’est pas produite. Il est parfaitement possible que l’Univers ait connu une phase avant le Big Bang, qui ait vraiment existé, et que l’on puisse suivre l’histoire de l’Univers jusqu’à cette période précédant le Big Bang » (“Space: Planck maps the dawn of time”, Euronews, 21 mars 2013 : https://www.euronews.com/2013/03/21/planck-maps-the-dawn-of-time).

Déjà en 2010, un nombre croissant de scientifiques posaient déjà le postulat que le « Big Bang » n’était pas le commencement de « tout ce qui existe », mais une phase particulière de l’existence (relative) comme le note le physicien (de Caltech) Sean Carroll : « Les scientifiques pensent de plus en plus sérieusement que le Big Bang n’est pas vraiment le commencement, mais juste une phase que traverse l’Univers » (Sean Carroll, From Eternity To Here, éd. Dutton, 2010).

Concernant maintenant les rapports entre l’Intelligence, l’Être et l’existence, citons le magnifique texte de Maël Mustafa :

« C’est dire que l’Intelligence est « naturellement » corrélée, non à l’Être, mais à ce qui est au delà de l’Être, bien que cela soit communément désigné comme « inintelligible » ; parce que l’on entend l’intelligence en un sens “rationnel », comme corrélé à l’Être, alors qu’à la base l’Intelligence est corrélée au Principe suprême dont elle dépend aussi bien que l’Être.

D’ailleurs, s’il est vrai que nous ne « pensons » pas le Non-Être, ce qui serait en effet absurde, il existe bien en nous une sorte de pensée du Non-Être, qui coïncide avec l’extinction de la pensée, vécue comme une expérience de la partie de nous-mêmes qui pense. Ainsi, s’il n’y a pas précisément d’intelligence du Non-Être, ce n’est véritablement que dans le Non-Être, dans cette espèce de pensée du Non-Être, ou du non-manifesté en général, que l’intelligence trouve son repos. Le repos et la satisfaction de l’intelligence se trouve dans ce qui est au delà de l’Être, au delà de l’Intelligence même, mais qui cependant « existe » pour elle, possède à ses yeux une réalité aussi éminente que celle des ténèbres ou du silence pour notre esprit. Car c’est réellement dans ces concepts négatifs, l’obscurité, le silence, l’Infini, que s’accomplit notre esprit : il suffit de s’en persuader de remarquer que l’intelligence, dans son premier comme dans son dernier mouvement, est toujours intelligence symbolique, non rationnelle, qu’elle raisonne ultimement toujours de façon analogique et non logique. Ainsi, les enfants, ou les peuples dits « primitifs », qui ne sont véritablement que des peuples ayant conservé l’esprit de la Tradition primordiale, pensent de façon exclusivement, naturellement symbolique, ils sont immergés dans le symbole et l’analogie.

Mais même pour les plus rigides logiciens d’entre nous, l’intelligence s’achève et s’accomplit ultimement par un acte d’intuition qui n’a plus rien de logique *, par une « intussusception » des concepts qui s’opère en nous de façon symbolique, analogique et non plus logique, sans quoi il serait impossible que le processus d’intellection ait jamais de fin, comme le note justement Borella dans La charité profanée. C’est pourquoi nous pouvons comprendre tout le discours néo-platonicien sur l’Un au delà de l’Être, ou encore tous les développements de René Guénon sur le Non-Être, le non-manifesté, l’Infini, et les « possibilités de non-manifestation » comme le silence, etc. Nous y trouvons même un repos, une délectation, que n’ont pas les développements des métaphysiques tronquées au niveau de l’Être et ne remontant pas au delà.

Réellement, l’Intelligence est d’abord intelligence du silence, Intelligence silencieuse avant d’être Verbe, à moins que ce soit le Verbe lui-même qui est d’abord intelligence du silence avant d’être la forme du Son primordial ; tel est d’ailleurs l’ordre naturel des choses, que le Non-Être précède l’Être, que ce soit dans l’ordre cosmique ou métaphysique pur, de sorte que l’Intelligence elle-même doit être tendue vers ce qui la dépasse, vers le Non-Être, avant d’être tendue vers elle-même et vers l’être ; c’est pourquoi Ibn ‘Arabî peut écrire (…). L’Un au-delà de L’Être.

Il faut dire que toute la doctrine d’Amulî, même si elle semble ne traiter que de l’Être et de ce qui en découle, est en réalité tendue vers ce Principe absolu, transcendant toute dualité, à qui l’on ne peut plus attribuer l’être, ni a fortiori l’existence, si ce n’est à titre purement analogique et symbolique ; et pourtant, Il a plus de réalité – Il « existe » davantage pour nous que l’Être même ».

Maël Mustafa, dans sa traduction et commentaire de l’ouvrage de Seyyed Haydar Amulî, Epitre sur la quintessence de la connaissance de l’Être, éd. Albouraq, 2017, pp. 16-17.

* NDT : Mais qui n’est pas illogique pour autant.

Pour le célèbre maître spirituel musulman, théologien, logicien et métaphysicien Ibn ‘Arabî, comme il le dit dans ses Futûhât (au chapitre 13) : « Sache qu’Allâh – Exalté Soit-Il – était avant qu’Il ne créât la Création, selon une antériorité qui n’est pas temporelle. Ce n’est là, plutôt, qu’une formulation commode pour désigner une relation qui fait comprendre à l’esprit de l’auditeur le but visé : Il était – Exalté Soit-Il – dans une « ténèbre » (‘amâ) sans air au-dessous ni au-dessus d’elle ; cette « ténèbre » constitue le premier lieu de Manifestation Divine. Il s’est manifesté en elle en diffusant à travers elle la Lumière essentielle, comme il apparait dans Sa Parole : « Allâh est la Lumière des cieux et de la Terre » (Qur’ân 24, 35). Dès lors, ce « chaos » se colora de Lumière, et en lui s’ouvrirent les Formes des Anges éperdus d’amour (al malâ’ika-tu al-muhaîmîn), qui sont au-dessus du monde des corps naturels et tels qu’il n’y avait avant eux ni Trône, ni aucune créature ».

Concernant la non-manifestation comme étant la condition fondamentale de l’être contingent alors que la manifestation a un caractère adventice, voici ce qu’en disait Ibn ‘Arabi au chapitre 373 de ses Futûhât, et commenté par le Shaykh Abd ar-Razzâq Yahyâ (Charles-André Gilis) : « La non-existenciation (‘adam) dans l’être contingent (mumkin) est plus puissante que l’existenciation (wujûd) car le rapport qui relie cet être à l’état de non-manifestation est plus étroit que celui qui le relie à l’état de manifestation. La prépondérance du premier précède pour lui celle du second ; la non-manifestation est sa condition fondamentale (hadra) alors que la manifestation a un caractère adventice (‘ârid) (1). C’est pourquoi Dieu ne cesse jamais d’être le Créateur universel (Khallâq). L’état de non-manifestation provoque la disparition (extérieure) des formes prises par les possibilités contingentes et le « retour vers Lui » (2) est inhérent à leur nature essentielle. La non-manifestation exerce son emprise sur les formes existenciées tandis que leur existenciation procède de Celui dont la réalité est nécessaire (wâjib al-wujûd). Il octroie la réalité actuelle (wujûd) en permanence, forme déterminée après forme déterminée. Ainsi, les possibilités contingentes sont soumises à l’action simultanée d’un principe d’anéantissement qui est le non-manifesté (‘adam) et d’un principe d’existenciation qui est Celui dont la réalité est nécessaire. Le rapport de ceci avec la mashî’a divine est un secret d’entre les secrets d’Allâh, sur lequel Il a attiré l’attention par la Parole coranique : « S’Il le veut, Il vous fait disparaître (3). » C’est là une allusion (ishâra) à des secrets très cachés destinés uniquement à ceux qui peuvent les comprendre : en réalité, Il est l’essence même (‘ayn) de tout ce qui est désigné par quelque qualification (hukm) que ce soit, qu’il s’agisse d’existence (wujûd), de non-existence (‘adam), de nécessité (wujûb), de contingence (imkân) ou d’impossibilité (muhâl) (4). Il n’est aucune possibilité quelconque (‘ayn) définie par quelque qualification que ce soit, sans qu’Il soit Lui-même cette possibilité ».

(1) Cf ; Les États multiples de l’Être, chap.III : « En ce qui concerne les rapports de l’Être et du Non-Être, il est essentiel de remarquer que l’état de manifestation est toujours transitoire et conditionné, et que, même pour les possibilités qui comportent la manifestation, l’état de non-manifestation est seul absolument permanent et inconditionné ».

(2) Allusion à la terminologie coranique où cette notion de « retour » prend souvent le sens précisé ici.

(3) Cf. Cor.4.133, 6.133, 14.19, 35.16. On remarquera en particulier Cor.6.133 : « Et ton Seigneur est Celui qui Se suffit à Lui-même, le Détenteur de la miséricorde ; s’Il le veut, Il vous fera disparaître et établira comme calife ce qu’Il veut, tout comme Il vous a fait naître de la descendance d’un autre peuple (qawmin) » (wa rabbuka-l-ghaniyyu dhû-r-rahmati in yashâ’ yudhhibukum wa yastakhlif min ba’dikum mâ yashâ’u kamâ ansha’akum min dhurriyati qawmin âkharîne). Le mot « calife » doit s’entendre dans le sens de « successeur » et qawmin dans celui d’ « espèce ». En revanche, les versets 14.19 et 35.16 : « S’Il le veut, Il vous fera disparaître avec une création nouvelle » (In yashâ’ yudhhibukum wa ya’tî bi-khalqin jadîd) font référence à la doctrine du « renouvellement de la création à tout instant » qui relève de la métaphysique pure.

(4) L’impossibilité étant un pur néant, elle ne peut correspondre à aucune possibilité ; mais il n’en va pas de même pour la conception de l’impossibilité ».

(Charles-André Gilis, Les sept étendards du Califat, éd. Editions Traditionnelles, 2004, pp.65-66).

On touche ici au Mystère-même de l’Existence, et au rapport entre l’Être et la manifestation des choses créées.

Seyyed Haydar Amulî a dit dans son épitre Naqd al-nuqûd fî ma’rifat al-wujûd (§ 49), en faisant probablement allusion au maître Ibn ‘Arabî : « Par référence à cette station, le Réalisé a dit : « Certes la Vérité-principe (al-Haqq), sous le rapport de Son absoluité essentielle ne peut tomber sous aucun jugement, ni être révélée au moyen d’un attribut, ni entrer dans une relation quelconque, qu’il s’agisse [c’est-à-dire dans ce jugement, cet attribut ou cette relation] de l’unité ou de la nécessité, du caractère principiel ou du pouvoir d’existenciation, ou de la causalité efficiente, ou de la liaison de Sa Science avec Lui-même ou avec un autre, car tout ceci entraine la détermination et le conditionnement ». Or il ne fait aucun doute que toute détermination qui se conçoit implique avant elle l’absence de détermination. Dès lors, tout ce que nous avons mentionné contredit l’absoluité ou plutôt, constitue une représentation de l’absoluité divine conditionnée par l’entendement, dont le sens est celui d’une qualification négative, non d’une absoluité qui a pour contraire le fait d’être conditionné ; ou pour mieux dire, il s’agit d’une « absoluité relative » à l’unité et à la multiplicité qui nous sont connues, et de même Sa détermination par l’absolu ou le conditionné, ou par la réunion de tous ces caractères, ou leur négation commune. De sorte que l’on peut dans le même temps affirmer tout ceci de Lui et le nier, et que le rapport à Lui de tout ceci, ou d’autre chose, ou sa négation, se valent rigoureusement : aucune des deux branches de l’alternative n’a priorité sur l’autre, car tous ces caractères constituent autant de degrés  d’entre Ses degrés, et de présences d’entre Ses Présences dans le plan de la Divinité, de la Seigneurie, du cosmos, de la pensée, de l’extériorité et autres. Mais quant à Lui – Exalté Soit-Il – considéré sous la perspective de Son absoluité essentielle, Il est exempt de tout cela, et de tous les attributs, y compris la nécessité, de l’ancienneté, de la Science et de la Puissance, qui sont Ses Attributs les plus grands et Ses Noms les plus élevés ».

Cela peut se déduire des versets suivants : « Il est le Premier (al-Awwal) et le Dernier (al-Akhir), l’Extérieur (al-Zâhir) et l’Intérieur (al-Bâtin). Il est informé de toute chose » (Qur’ân 57, 3) et « Rien (de ce qui est créé) n’est tel que Lui » (Qur’ân 42, 11). De même que le hadîth suivant : « Ô Allâh, Seigneur des cieux, Seigneur de la terre et Seigneur du Trône Eminent, notre Seigneur et le Seigneur de toute chose, Celui Qui fend la graine et le noyau, Celui Qui a fait descendre la Torah, l’Evangile et le Furqân (l’un des noms du Qur’ân). Je recherche Ta protection contre le mal de toute chose. Allâh, Tu es Al-Awwal, rien n’est avant Toi et Tu es Al-Âkhir, rien n’est après Toi. Tu es Ad-Dhâhir, rien n’est au-dessus de Toi et Tu es Al-Bâtin, rien n’est en-dessous de Toi. Rembourse nos dettes et enrichis-nous contre la pauvreté » (Rapporté par Muslim dans son Sahîh et par Al-Bayhaqî dans son ouvrage Al-Asmâ-ou wa as-Sifât et qui commente en disant : « Puisque rien n’est au-dessus de Lui et rien n’est en dessous de Lui, Il n’est donc pas (localisé, circonscrit, contenu) dans un endroit » ; ce hadîth a été rapporté aussi par al-Hâkim dans son Al-Mustadrâk, par al-Bukharî dans al-Adab ul-Mûfrad, par Ibn Mâjah dans ses Sunân, par Ibn Hibbân dans son Sahîh, par An-Nasâ’î dans ses Sunân, par At-Tirmidhî dans son Jâmi’, par Ahmad dans son Musnad et d’autres encore). Ainsi que le hadîth qui dit : « Allâh était, et il n’y avait aucune chose autre que Lui (ghayruhû)/avec Lui (ma’ahû) » (Rapporté par al-Bukharî dans son Sahîh n°6982 et par Ibn Hajar al ‘Asqalânî dans son Fath al-Barî 6/347, et la version : « avant Lui (qab’lahû) » rapporté par al-Bukharî n°3020 sous l’autorité de ‘Imrân ibn Hussayn).

Dans son Mishkat Al-Anwar, l’imâm Abû Hâmid al-Ghazâlî rappelle que tout existant, quel qu’il soit, est dans un état de pauvreté essentielle, par rapport à Allâh, car il a besoin pour se maintenir dans l’existence, de la munificence Divine. Allâh est le riche au sens absolu, parce qu’Il ne doit Sa Réalité propre à aucun autre que Lui, comme l’indique le Qur’ân : « C’est Allâh qui se passe de tout et c’est vous qui êtes les pauvres » (Qur’ân 40, 38). Toute pauvreté d’ordres matériel ou psychologique, sera donc relative à l’égard de l’Absolu.

Il conviendrait aussi ici de mentionner le développement fort éclairant du mathématicien et métaphysicien René Guénon, qui comme souvent, corrige fort bien les confusions assez répandues dans le monde moderne : « Nous avons fait remarquer,(1) en différentes occasions que l’idée de « création », si on veut l’entendre dans son sens propre et exact, et sans lui donner une extension plus ou moins abusive, ne se rencontre en réalité que dans des traditions appartenant à une ligne unique, celle qui est constituée par la Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme* ; cette ligne étant celle des formes traditionnelles qui peuvent être dites spécifiquement religieuses, on doit conclure de là qu’il existe un lien direct entre cette idée et le point de vue religieux lui-même.

Partout ailleurs, le mot de « création », si on tient à l’employer dans certains cas, ne pourra que rendre très inexactement une idée différente, pour laquelle il serait bien préférable de trouver une autre expression ; du reste, cet emploi n’est le plus souvent, en fait, que le résultat d’une de ces confusions ou de ces fausses assimilations comme il s’en produit tant en Occident pour tout ce qui concerne les doctrines orientales. Cependant, il ne suffit pas d’éviter cette confusion, et il faut se garder tout aussi soigneusement d’une autre erreur contraire, celle qui consiste à vouloir voir une contradiction ou une opposition quelconque entre l’idée de création et cette autre idée à laquelle nous venons de faire allusion, et pour laquelle le terme le plus juste que nous ayons à notre disposition est celui de « manifestation » ; c’est sur ce dernier point que nous nous proposons d’insister présentement.

Certains, en effet, reconnaissent que l’idée de création ne se trouve pas dans les doctrines orientales (à l’exception de l’Islamisme qui, bien entendu, ne peut être mis en cause sous ce rapport), prétendent aussitôt, et sans essayer d’aller plus au fond des choses, que l’absence de cette idée est la marque de quelque chose d’incomplet ou de défectueux, pour en conclure que les doctrines dont il s’agit ne sauraient être considérées comme une expression adéquate de la vérité.

S’il en est ainsi du côté religieux, où s’affirme trop souvent un fâcheux « exclusivisme », il faut dire qu’il en est aussi qui, du côté antireligieux, veulent, de la même constatation, tirer des conséquences toutes contraires : ceux-là, attaquant naturellement l’idée de création comme toutes les autres idées d’ordre religieux, affectent de voir dans son absence même une sorte de supériorité ; ils ne le font d’ailleurs évidemment que par esprit de négation et d’opposition, et non point pour prendre réellement la défense des doctrines orientales dont ils ne se soucient guère. Quoi qu’il en soit, ces reproches et ces éloges ne valent pas mieux et ne sont pas plus acceptables les uns que les autres, puisqu’ils procèdent en somme d’une même erreur, exploitée seulement suivant des intentions contraires, conformément aux tendances respectives de ceux qui la commettent ; la vérité est que les uns et les autres portent entièrement à faux, et qu’il y a dans les deux cas une incompréhension à peu près égale.

(1) Etudes traditionnelles, X- 1937, p. 325 – 333.

La raison de cette commune erreur ne semble d’ailleurs pas très difficile à découvrir : ceux dont l’horizon intellectuel ne va pas au-delà des conceptions philosophiques occidentales s’imaginent d’ordinaire que, là où il n’est pas question de création, et où il est cependant manifeste, d’autre part, qu’on n’a pas affaire à des théories matérialistes, il ne peut y avoir que du « panthéisme ». Or on sait combien ce mot, à notre époque, est souvent employé à tort et à travers : il représente pour les uns un véritable épouvantail, à tel point qu’ils se croient dispensés d’examiner sérieusement ce à quoi ils se sont hâtés de l’appliquer (l’usage si courant de l’expression « tomber dans le panthéisme » est bien caractéristique à cet égard), tandis que, probablement à cause de cela même plus que pour tout autre motif, les autres le revendiquent volontiers et sont tout disposés à s’en faire comme une sorte de drapeau. Il est donc assez clair que ce que nous venons de dire se rattache étroitement, dans la pensée des uns et des autres, à l’imputation de « panthéisme » adressée communément aux mêmes doctrines orientales, et dont nous avons assez souvent montré l’entière fausseté, voire même l’absurdité (puisque le panthéisme est en réalité une théorie essentiellement antimétaphysique), pour qu’il soit inutile d’y revenir encore une fois de plus.

Puisque nous avons été amené à parler du panthéisme, nous en profiterons pour faire tout de suite une observation qui a ici une certaine importance, à propos d’un mot qu’on a précisément l’habitude d’associer aux conceptions panthéistes : ce mot est celui d’ « émanation », que certains, toujours pour les mêmes raisons et par suite des mêmes confusions, veulent employer pour désigner la manifestation quand elle n’est pas présentée sous l’aspect de création. Or, pour autant du moins qu’il s’agit de doctrines traditionnelles et orthodoxes, ce mot doit être absolument écarté, non pas seulement à cause de cette association fâcheuse (que celle-ci soit d’ailleurs plus ou moins justifiée au fond, ce qui actuellement ne nous intéresse pas), mais surtout parce que, en lui-même et par sa signification étymologique, il n’exprime véritablement rien d’autre qu’une impossibilité pure et simple. En effet, l’idée d’ « émanation » est proprement celle d’une « sortie » ; mais la manifestation ne doit en aucune façon être envisagée ainsi, car rien ne peut réellement sortir du Principe ; si quelque chose en sortait, le Principe, dès lors, ne pourrait plus être infini, et il se trouverait limité par le fait même de la manifestation ; la vérité est que, hors du Principe, il n’y a et il ne peut y avoir que le néant. Si même on voulait considérer l’ « émanation », non par rapport au Principe suprême et infini, mais seulement par rapport à l’Être, principe immédiat de la manifestation, ce terme donnerait encore lieu à une objection qui, pour être autre que la précédente, n’est pas moins décisive : si les êtres sortaient de l’Être pour se manifester, on ne pourrait pas dire qu’ils sont réellement des êtres, ils seraient proprement dépourvus de toute existence, car l’existence, sous quelque mode que ce soit, ne peut être autre chose qu’une participation de l’Être ; cette conséquence, outre qu’elle est visiblement absurde en elle-même comme dans l’autre cas, est contradictoire avec l’idée même de la manifestation.

Ces remarques étant faites, nous dirons nettement que l’idée de la manifestation, telle que les doctrines orientales l’envisagent d’une façon purement métaphysique, ne s’oppose nullement à l’idée de création ; elles se réfèrent seulement à des niveaux et à des points de vue différents, de telle sorte qu’il suffit de savoir situer chacune d’elles à sa véritable place pour se rendre compte qu’il n’y a entre elles aucune incompatibilité. La différence, en cela comme sur bien d’autres points, n’est en somme que celle même du point de vue métaphysique et du point de vue religieux ; or, s’il est vrai que le premier est d’ordre plus élevé et plus profond que le second, il ne l’est pas moins qu’il ne saurait aucunement annuler ou contredire celui-ci, ce qui est d’ailleurs suffisamment prouvé par le fait que l’un et l’autre peuvent fort bien coexister à l’intérieur d’une même forme traditionnelle ; nous aurons d’ailleurs à revenir là-dessus par la suite. Au fond, il ne s’agit donc que d’une différence qui, pour être d’un degré plus accentué en raison de la distinction très nette des deux domaines correspondants, n’est pas plus extraordinaire ni plus embarrassante que celle des points de vue divers auxquels on peut légitimement se placer dans un même domaine, suivant qu’on le pénétrera plus ou moins profondément. Nous pensons ici à des points de vue tels que, par exemple, ceux de Shankarâchârya et de Râmânuja à l’égard du Vêdânta ; il est vrai que, là aussi, l’incompréhension a voulu trouver des contradictions, qui sont inexistantes en réalité ; mais cela même ne fait que rendre l’analogie plus exacte et plus complète.

Il convient d’ailleurs de préciser le sens même de l’idée de création, car il semble donner lieu parfois aussi à certains malentendus : si « créer » est synonyme de « faire de rien », suivant la définition unanimement admise, mais peut-être insuffisamment explicite, il faut assurément entendre par là, avant tout, de rien qui soit extérieur au Principe ; en d’autres termes, celui-ci, pour être « créateur », se suffit à lui-même, et n’a pas à recourir à une sorte de « substance » située hors de lui et ayant une existence plus ou moins indépendante, ce qui, à vrai dire, est du reste inconcevable. On voit immédiatement que la première raison d’être d’une telle formulation est d’affirmer expressément que le Principe n’est point un simple « Démiurge » (et ici il n’y a pas lieu de distinguer selon qu’il s’agit du Principe suprême ou de l’Être, car cela est également vrai dans les deux cas) ; ceci ne veut cependant pas dire nécessairement que toute conception « démiurgique » soit radicalement fausse ; mais, en tout cas, elle ne peut trouver place qu’à un niveau beaucoup plus bas et correspondant à un point de vue beaucoup plus restreint, qui, ne se situant qu’à quelque phase secondaire du processus cosmogonique, ne concerne plus le Principe en aucune façon. Maintenant, si l’on se borne à parler de « faire de rien » sans préciser davantage, comme on le fait d’ordinaire, il y a un autre danger à éviter : c’est de considérer ce « rien » comme une sorte de principe, négatif sans doute, mais dont serait pourtant tirée effectivement l’existence manifestée ; ce serait là revenir à une erreur à peu près semblable à celle contre laquelle on a justement voulu se prémunir en attribuant au « rien » même une certaine « substantialité » ; et, en un sens, cette erreur serait même encore plus grave que l’autre, car il s’y ajouterait une contradiction formelle, celle qui consiste à donner quelque réalité au « rien », c’est-à-dire en somme au néant. Si l’on prétendait, pour échapper à cette contradiction, que le « rien » dont il s’agit n’est pas le néant pur et simple, mais qu’il n’est tel que par rapport au Principe, on commettrait encore en cela une double erreur : d’une part, on supposerait cette fois quelque chose de bien réel en dehors du Principe, et alors il n’y aurait plus aucune différence véritable avec la conception « démiurgique » elle-même ; d’autre part, on méconnaîtrait que les êtres ne sont aucunement tirés de ce « rien » relatif par la manifestation, le fini ne cessant jamais d’être strictement nul vis-à-vis de l’Infini.

Dans ce qui vient d’être dit, et aussi dans tout ce qui pourrait être dit d’autre au sujet de l’idée de création, il manque, quant à la façon dont la manifestation est considérée, quelque chose qui est pourtant tout à fait essentiel : la notion même de la possibilité n’y apparaît pas ; mais, qu’on le remarque bien, ceci ne constitue nullement un grief, et une telle vue, pour être incomplète, n’en est pas moins légitime, car la vérité est que cette notion de la possibilité n’a à intervenir que lorsqu’on se place au point de vue métaphysique, et, nous l’avons déjà dit, ce n’est pas à ce point de vue que la manifestation est envisagée comme création. Métaphysiquement, la manifestation présuppose nécessairement certaines possibilités capables de se manifester ; mais, si elle procède ainsi de la possibilité, on ne peut dire qu’elle vient de « rien », car il est évident que la possibilité n’est pas « rien » ; et, objectera-t-on peut-être, cela n’est-il pas précisément contraire à l’idée de création ? La création est bien facile : toutes les possibilités sont comprises dans la Possibilité totale, qui ne fait qu’un avec le Principe même ; c’est donc dans celui-ci, en définitive, qu’elles sont réellement contenues à l’état permanent et de toute éternité ; et d’ailleurs, s’il en était autrement, c’est alors qu’elles ne seraient véritablement « rien », et il ne pourrait même plus être question de possibilités.

Donc, si la manifestation procède de ces possibilités ou de certaines d’entre elles (nous rappellerons ici que, outre les possibilités de manifestation, il y a également à envisager les possibilités de non-manifestation, du moins dans le Principe suprême, mais non plus quand on se limite à l’Être), elle ne vient de rien qui soit extérieur au Principe : et c’est là justement le sens que nous avons reconnu à l’idée de création correctement entendue, de sorte que, au fond, les deux points de vue sont non seulement conciliables, mais même en parfait accord entre eux. Seulement, la différence consiste en ce que le point de vue auquel se rapporte l’idée de création n’envisage rien au-delà de la manifestation, ou du moins n’envisage que le Principe sans approfondir davantage, parce qu’il n’est encore qu’un point de vue relatif, tandis qu’au contraire, au point de vue métaphysique, c’est ce qui est dans le Principe, c’est-à-dire la possibilité, qui est en réalité l’essentiel et qui importe beaucoup plus que la manifestation en elle-même.

On pourrait dire, somme toute, que ce sont là deux expressions différentes d’une même vérité, à la condition d’ajouter, bien entendu, que ces expressions correspondent à deux aspects ou à deux points de vue qui eux-mêmes sont réellement différents ; mais alors on peut se demander si celle de ces deux expressions qui est la plus complète et la plus profonde ne serait pas pleinement suffisante, et quelle est la raison d’être de l’autre. C’est, tout d’abord et d’une façon générale, la raison d’être même de tout point de vue exotérique, en tant que formulations des vérités traditionnelles bornée à ce qui est à la fois indispensable et accessible à tous les hommes sans distinction. D’autre part, en ce qui concerne le cas spécial dont il s’agit, il peut y avoir des motifs d’ « opportunité », en quelque sorte, particuliers à certaines formes traditionnelles, en raison des circonstances contingentes auxquelles elles doivent être adaptées, et requérant une mise en garde expresse contre une conception de l’origine de la manifestation en mode « démiurgique », alors qu’une semblable précaution serait tout à fait inutile ailleurs. Cependant, quand on observe que l’idée de création est strictement solidaire du point de vue proprement religieux, on peut être amené par là à penser qu’il doit y avoir autre chose encore ; c’est ce qu’il nous reste à examiner maintenant, même s’il ne nous est pas possible d’entrer dans tous les développements auxquels ce côté de la question pourrait donner lieu.

Qu’il s’agisse de la manifestation considérée métaphysiquement ou de la création, la dépendance complète des êtres manifestés, en tout ce qu’ils sont réellement, à l’égard du Principe, est affirmée tout aussi nettement et expressément dans un cas que dans l’autre ; c’est seulement dans la façon plus précise dont cette dépendance est envisagée de part et d’autre qu’apparaît une différence caractéristique, qui correspond très exactement à celle des deux points de vue. Au point de vue métaphysique, cette dépendance est en même temps une « participation » : dans toute la mesure de ce qu’ils ont de réalité en eux, les êtres participent du Principe, puisque toute réalité est en celui-ci ; il n’en est d’ailleurs pas moins vrai que ces êtres, en tant que contingents et limités, ainsi que la manifestation tout entière dont ils font partie, sont nuls par rapport au Principe, comme nous le disions plus haut ; mais il y a dans cette participation comme un lien avec celui-ci, donc un lien entre le manifesté et le non-manifesté, qui permet aux êtres de dépasser la condition relative inhérente à la manifestation. Le point de vue religieux, par contre, insiste plutôt sur la nullité propre des êtres manifestés, parce que, par sa nature même, il n’a pas à les conduire au-delà de cette condition ; et il implique la considération de la dépendance sous un aspect auquel correspond pratiquement l’attitude d’el-ubûdiyah, pour employer le terme arabe que le sens ordinaire de « servitude » ne rend sans doute qu’assez imparfaitement dans cette acception spécifiquement religieuse, mais suffisamment néanmoins pour permettre de comprendre celle-ci mieux que ne le ferait le mot d’ « adoration » (lequel répond d’ailleurs plutôt à un autre terme de même racine, el-ibâdah) ; or l’état d’abd, ainsi envisagé, est proprement la condition de la « créature » » vis-à-vis du « Créateur ».

Puisque nous venons d’emprunter un terme au langage de la tradition islamique, nous ajouterons ceci : personne n’oserait certes contester que l’Islamisme, quant à son côté religieux ou exotérique, soit au moins aussi « créationniste » que peut l’être le Christianisme lui-même ; pourtant, cela n’empêche nullement que, dans son aspect ésotérique, il y a un certain niveau à partir duquel l’idée de création disparaît. Ainsi, il est un aphorisme suivant lequel « le çûfî (on doit bien faire attention qu’il ne s’agit pas ici du simple mutaçawwuf) n’est pas créé » (Eç-çûfî lam yukhlaq) ; cela revient à dire que son état est au-delà de la condition de « créature », et en effet, en tant qu’il a réalisé l’ « Identité Suprême », donc qu’il est actuellement identifié au Principe ou à l’Incréé, il ne peut nécessairement être lui-même qu’incréé. Là, le point de vue religieux est non moins nécessairement dépassé, pour faire place au point de vue métaphysique pur ; mais, si l’un et l’autre peuvent ainsi coexister dans la même tradition, chacun au rang qui lui convient et dans le domaine qui lui appartient en propre cela prouve très évidemment qu’ils ne s’opposent ou ne se contredisent en aucune façon.

Nous savons qu’il ne peut y avoir aucune contradiction réelle, soit à l’intérieur de chaque tradition, soit entre celle-ci et les autres traditions, puisqu’il n’y a en tout cela que des expressions diverses de la Vérité une. Si quelqu’un croit y voir d’apparentes contradictions, ne devrait-il donc pas en conclure tout simplement qu’il y a là quelque chose qu’il comprend mal ou incomplètement, au lieu de prétendre imputer aux doctrines traditionnelles elles-mêmes des défauts qui, en réalité, n’existent que du fait de sa propre insuffisance intellectuelle ? ».

(René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, chap. 9 : création et manifestation).

* Nous rappelons que jusqu’au milieu du 20e siècle, « l’Islamisme » était synonyme d’Islam afin de le désigner en « isme » comme pour le Judaïsme, le Christianisme, l’Hindouisme, le Bouddhisme, le Confucianisme, le Taoïsme, le Shintoïsme, le Zoroastrisme, etc. Ce n’est que plus tard, que l’appellation « islamisme » désignera « l’islam politique », bien que sa définition reste toujours assez vague et instrumentalisée par différentes tendances islamophobes notamment.


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