A travers la poésie, accompagnée ou non de musique sacrée, les grandes figures spirituelles du monde musulman avait pour vocation de transmettre la connaissance des principes théologiques, juridiques, métaphysiques, spirituels, moraux et éthiques dans les milieux populaires, poésie accessible à la fois au plus grand nombre dans ce qu’ils pouvaient saisir immédiatement ou facilement, et où les personnes plus avancées dans le cheminement spirituel pouvaient aussi en saisir les subtilités qui pouvaient échapper aux profanes ou aux gens simples d’esprit. Dans les recueils de ahadiths authentifiés (sahîh) et validés (hassân), il est rapporté que le Prophète Muhammad (ﷺ) appréciait beaucoup la belle poésie, lorsqu’elle exprimait des paroles de beauté (ornée de pudeur et de modestie), de sagesse, de vérité et de spiritualité. Les imâms Al-Bukharî, Ahmad, At-Tirmidhî, Al-Hindî et d’autres rapportent plusieurs paroles prophétiques en ce sens dans leur recueil, de même que le Shaykh Ahmad Al-‘Alawî dans son Qawl al-ma’rûf fî al-radd ‘alâ man ankara al-tasawwuf. De même, les historiens et juristes musulmans ont rapporté de nos maîtres et références Abû Bakr, ‘Umar, ‘Alî, Al-‘Abbâs, Hassân Ibn Thâbit, ‘Aîsha, Fatîma Az-Zahra et d’autres – que la Paix divine soit sur eux tous -, que non seulement eux aussi aimaient la poésie, mais composaient même des poèmes religieux et spirituels. Il s’agit donc d’une tradition islamique ininterrompue depuis l’époque prophétique, et qui était d’utilité publique, puisque de cette manière il était possible d’éduquer les masses musulmanes aux fondements, valeurs, rites et principes de l’Islam, notamment dans les milieux qui n’avaient pas le temps ni la vocation d’être des étudiants ou savants en sciences islamiques, en métaphysique ou en droit. Cette tradition islamique, comme bien d’autres d’ailleurs, a toutefois perdu de son ampleur à cause du wahhabisme (tantôt opposé à la poésie, tantôt sceptique ou méfiant envers la poésie) d’une part et du sécularisme d’autre part (depuis la période coloniale jusqu’à nos jours avec le diktat consumériste de l’impérialisme culturel occidental).
Ainsi il n’est guère étonnant que les plus grandes figures de l’Islam pratiquaient la poésie au plus haut niveau comme les imâms Hassân Al-Basrî, Ja’far As-Sâdiq, As-Shafi’i, Al-Junayd, Sahl al-Tustarî, Dhû-l-Nûn Misrî, Abû Yâzid Al-Bistâmî, As-Sulâmî, Al-Qushayrî, Abû Hâmid Al-Ghazâlî et son frère Ahmad, ‘Abd al-Qâdir Al-Jilânî, Jalâl ud-Dîn Rûmî, Ibn ‘Arabî, Farid ud-Dîn Attâr, Hafez, Nizâmî, Al-Bûsîrî As-Shadhili l’auteur de la Burda, Ibn Al-Jawzî, Ibn Hajar Al ‘Asqalânî, Zakariyya Al-Ansârî, Ahmad Ibn Atâ’Llâh As-Sakandarî, Taqî ud-Dîn As-Subkî, ‘Umar Ibn Al-Farid, Ibn Hajar Al-Haytamî, Abû ‘Abd ar-Rahmân al-Jamî’, Al-Murtadâ Az-Zubaydî, Ahmad Ibn ‘Ajiba, l’émir ‘Abd al-Qadîr, le Shaykh Ahmad Al-‘Alawî et tant d’autres, et même le célèbre Ibn Al-Qayyim (pourtant considéré comme une référence chez les Salafistes) composait aussi des poèmes sur diverses thématiques. La poésie, surtout pour les personnes maitrisant la langue et ses différentes figures de style et structures littéraires, est propice à exprimer, à l’aide des symboles, des métaphores et des allégories, des pensées profondes ou des états spirituels intenses qu’il est difficile d’exprimer par d’autres moyens, d’autant plus quand les vers de poésie découlent de l’inspiration divine, dont le poète n’est alors plus que le réceptacle et l’interprète, extériorisant par sa plume ou sa parole poétique, les expériences spirituelles ou les épreuves qu’il vit et traverse sur le plan intérieur de son être.
Citons aussi à titre d’exemples parmi les figures musulmanes du sous-continent indien :
« Mian Muhammad Baksh (1830–1907) est l’une des figures majeures du soufisme et de la poésie pendjabie, occupant une place centrale dans l’histoire intellectuelle et spirituelle du Pendjab musulman. Il naît à Kharri Sharif, dans la région de Mirpur, au Cachemire occidental — territoire qui relève aujourd’hui de l’Azad Jammu and Kashmir au Pakistan — où se trouve également son sanctuaire, toujours lieu de pèlerinage. Écrivant en pendjabi, Baksh s’inscrit dans la tradition des grands poètes soufis vernaculaires, tout en donnant à cette langue populaire une densité métaphysique exceptionnelle.
Son importance tient avant tout à sa capacité à traduire des concepts soufis complexes en une poésie accessible, sans jamais en affaiblir la profondeur. Son œuvre la plus célèbre, Saif-ul-Malook, utilise un récit romantique et merveilleux comme allégorie du chemin spirituel : l’amour humain y devient le miroir de l’amour divin, et la quête du bien-aimé se confond avec la recherche de la Vérité. À travers cette forme narrative, Baksh aborde des thèmes fondamentaux du soufisme tels que l’illusion du monde sensible, l’anéantissement du moi (fanā’) et la connaissance intérieure comme seule voie vers Dieu.
Sur le plan intellectuel, Mian Muhammad Baksh s’inscrit clairement dans la lignée spirituelle de Maulana Jalal ad-Din Rûmî et d’Ibn ‘Arabî, bien qu’il vive plusieurs siècles après eux. De Rûmî, il partage la centralité de l’amour mystique (‘ishq) comme principe moteur de l’univers et comme dépassement des limites de la raison discursive ; sa poésie rappelle souvent la méthode du Masnavi, où le récit sert de véhicule à une vérité spirituelle plus profonde. D’Ibn ‘Arabî, il reprend de manière implicite et poétique la vision métaphysique de la wahdat al-wujūd, l’unicité de l’Être, selon laquelle la multiplicité du monde n’est que la manifestation de la Réalité divine unique. Le monde, chez Baksh, n’est jamais autonome : il est un voile qu’il faut traverser, non une fin en soi.
Sa poésie exprime ces idées avec une sobriété frappante. Il écrit par exemple que ce monde est une demeure de tromperie, soulignant l’illusion attachée à l’attachement au visible, ou encore que sans l’amour, tout est désert, faisant de l’amour divin la seule véritable voie. Dans une formulation qui rappelle directement Ibn ‘Arabî, il affirme que l’on ne peut trouver Dieu qu’en se perdant soi-même, car tant que l’ego subsiste, la Réalité demeure voilée.
Ainsi, Mian Muhammad Baksh apparaît comme un médiateur essentiel entre la grande métaphysique soufie classique et la culture populaire pendjabie, enraciné géographiquement dans le Pakistan actuel mais intellectuellement relié aux plus hautes figures du soufisme islamique. Son œuvre a durablement façonné la spiritualité et l’imaginaire du Pendjab, en faisant de la poésie un instrument de transmission philosophique autant qu’un acte de dévotion ».
Merci à notre frère Arslan Akhtar, érudit et documentaliste, qui nous a partagé les éléments historiques relatifs aux figures spirituelles de la civilisation indo-musulmane.
