Entre « l’erreur » des Anciens et la « maladie » des modernes

Il ne se passe presque plus un seul jour sans que les gens polémiquent sur l’histoire, le droit, la religion et la politique, au point où les convenances se perdent et où les sottises les plus affreuses et grossières effacent toute pondération et ne laissent plus guère de place au bon sens.

L’imâm et juriste al-Qarâfî en s’adressant au mufti compétent disait dans son Anwar al Buruq fi Anwa’ al Furuq : « Toutes les fois qu’il y a un renouvellement dans la coutume (‘Urf) des gens, le Mujtahid (savant) la prend en considération, et toutes les fois où elle s’arrête, il la laisse. Ne te fige pas sur ce qui est consigné dans les livres toute ta vie ! Mais plutôt, s’il te vient un homme qui n’est pas de ta région et qui te demande la Fatwâ (avis juridique), ne le ramène pas vers la coutume de ton pays. Questionne-le sur la coutume de sa région, guide-le vers celle-ci et donne-lui la Fatwâ par elle sans tenir compte de celle de ton pays et de ce qui est établi dans tes livres. Ceci est la vérité claire et limpide. Le fait d’être figé à jamais dans les textes rapportés (al Manqulât) est un égarement dans la religion et une ignorance des desseins des savants musulmans et des Salafs passés ».

   Le Shaykh et gnostique Ahmad Al-Tijânî a dit : « Conduisez-vous selon les spécificités de votre époque ». Dans son Ifadah, le grand disciple (du Shaykh Ahmad At-Tijânî) Sidi Tayyeb Assufayani Al Hassanî a dit : « Il n’y a pas plus ignorant que celui qui veut créer dans une époque ce qu’Allâh ne veut pas y faire apparaitre ».

   Il cite ensuite l’érudit Sidi Muhammad al-Hajûjî qui a expliqué cette parole dans son Fayd fadl Allâh al-muntashir, puis mentionne ce qu’a écrit l’érudit Sidi Ahmad ibn al-‘Ayyâshî Skiredj : « Soyez un être de votre époque et évitez de vous occuper du temps passé. Le temps est comme une épée, si vous ne faites pas attention. Il vous coupera au lieu de le franchir ; profitez donc de sa sérénité ! (…) Il n’y a pas plus ignorant que celui qui veut créer dans une époque ce qu’Allâh ne veut pas y faire apparaitre ».

   Ainsi, revenir sans nécessité à une pratique sociale qui avait disparu et qui ne possède aucun avantage réel, et qui engendre des abus certains est le fruit d’une mentalité déviante, suivant les passions plutôt que la Justice de l’Islâm. Par ailleurs, nous constatons que beaucoup de gens de la passion suivent tout ce qui n’est pas obligatoire et louable, et tendent souvent vers ce qui est douteux ou nuisible, même en prétextant revenir à d’anciennes pratiques sociales du passé qui ont disparu, mais qui sont souvent peu compatibles avec l’excellence spirituelle et éthique à laquelle invite l’Islam. Tout cela constitue des signes évidents d’une déviance comportementale et intellectuelle. Il n’y a cependant aucun mal à refaire vivre de nobles pratiques sociales ou culturelles disparues, mais qui ne contredisent pas la noble éthique islamique ni sa doctrine fondamentale.

   De même, il ne faut pas se conformer aux spécificités de l’époque qui impliquent un péché manifeste, car la pratique légiférée ne peut pas impliquer ce qu’Allâh a clairement interdit de façon explicite, et qui comporte un mal certain.

    Il y a ainsi 2 maux à éviter, tout d’abord, le fait de suivre aveuglément des coutumes anciennes qui ne convergent pas avec les finalités de la Religion et qui ne sont pas motivées par la nécessité et qui ne procurent pas de bénéfices à l’intérêt général. D’autre part, passer son temps à critiquer les Anciens en raison de coutumes qui nous sont devenues étranges en raison du changement de mentalité et des conditions de l’époque, qui forcément, ont amené à de nouvelles situations et considérations.

   La recontextualisation permet généralement, – sauf dans les cas d’injustices flagrantes -, de mieux comprendre la raison d’être de certaines pratiques ou des nécessités (insécurité, absence de stabilité politique, absence de divertissement, …) qui ont justifié le recours à certaines pratiques qui nous paraissent aujourd’hui futiles ou blâmables uniquement en raison de notre situation qui ne repose pas sur les mêmes conditions et perspectives de vie. Ainsi, aussi bien ceux qui prennent un malin plaisir à faire revivre d’anciennes pratiques blâmables, ou autorisées à une époque mais qui seraient blâmables aujourd’hui étant donné la forte disparité dans les conditions de vie et la décadence morale généralisée des peuples d’aujourd’hui -, que ceux qui passent leur temps à ressortir des avis étranges ou isolés des anciens qui n’ont jamais (ou presque) été pratiqués ou recommandés, afin de les humilier ou de les diaboliser avec perfidie, et qui embrouillent les musulmans du commun ou qui salissent la Religion, – qu’ils en soient conscients ou non – sont à blâmer. Comme le disait le philosophe, théologien et cheminant sur la voie sûfie Abû Hayyân al-Tawhidi (+- 922 – 1023) dans Al-Baṣâ’ir wa al-dhakhâ’ir : « Réveille ton énergie vagabonde, secoue ton intelligence, ouvre ton esprit à la compréhension des richesses des Anciens, consulte les trésors rares des hommes de lettres, tu ne manqueras pas d’y trouver du sérieux qui te rendra heureux, du frivole qui te distraira et des opinions qui te font défaut ».

   On reconnait un arbre à ses fruits, et l’on constatera alors que ceux qui s’occupent avec la Parole d’Allâh, l’exemplarité du Prophète (ﷺ) et les bonnes œuvres, sont dans la voie de la Sagesse, et inspirent les meilleurs actes et les meilleures pensées. A contrario, ceux qui sont noyés dans la noirceur, l’absence de spiritualité, les polémiques interminables et la contestation stupide envers tout ce qui dépasse leur ignorance et leur médiocrité, n’offrent presque rien de bon.

    L’imâm ‘Alî a dit : « Si la Vérité était pure, l’homme intelligent ne penserait pas différemment à son sujet et il en serait de même pour l’erreur, mais une parcelle de chacune se trouve mêlée à l’autre (…). Tout homme vit avec une imperfection en lui »[1].

   En résumé, concernant les gens, dont les Anciens, soit ils ont vu juste sur les sujets qui nous divisent, et on doit les remercier en louant Allâh, soit leurs avis étaient excusables ou légitimes selon leur contexte et plus selon le nôtre, et on ne doit pas les blâmer pour cela, soit ils se sont trompés (tout en ayant des circonstances atténuantes dans certains cas) et on ne les suit pas en cela, tout en invoquant le Pardon divin sur eux comme nous l’a demandé Allâh, car aucun être humain n’est à l’abri de l’erreur et du péché, pas même les plus grands savants. D’autres parmi les Anciens par ailleurs, sont revenus sur leurs erreurs (anciens avis), ou ne l’ont autorisé que sur le plan théorique légal, tout en recommandant moralement une attitude plus sage, bénéfique et juste dans la pratique. On observera également que là où les Anciens qui sont critiqués par les modernistes n’ont commis au pire que des erreurs ou des déviances (ou dérives), – certes que l’on ne doit pas suivre et que l’on peut critiquer à travers une approche bienveillante, mais intellectuelle et critique -, ceux qui les rabaissent injustement, non seulement commettent aussi de nombreuses erreurs et dérives, mais professent souvent des hérésies ou des positions relevant de la mécréance, et participent consciemment ou non, aux pires tragédies de notre temps (consumérisme, fanatisme idéologique, répression politique, disparition et éradication de la spiritualité, glorification de l’ego et banalisation des vices et des fléaux sociaux).

   Allâh a dit : « Et [il appartient également] à ceux qui sont venus après eux en disant : « Seigneur, pardonne-nous, ainsi qu’à nos frères et soeurs qui nous ont précédés dans la foi; et ne mets dans nos cœurs aucune rancœur pour ceux qui ont cru. Seigneur, Tu es Compatissant et Très Miséricordieux » » (Qur’ân 59, 10). L’erreur et le péché pouvant toucher tout le monde, Allâh nous dit : « Et repentez-vous tous devant Allâh » (Qur’ân 24, 31), de même qu’Il a dit : « et implore le pardon pour ton péché, ainsi que pour les croyants » (Qur’ân 47, 19).

   Et de façon générale, quand il y a une divergence ou un avis qui nous trouble, il faut regarder les différents avis, on purifie notre intention, on fait la salât al-istikhara (prière de consultation), on demande à Allâh de nous guider vers la meilleure voie et le meilleur avis, ainsi que de nous pardonner en cas d’erreur ou de faiblesse, et on choisit ce qui est le plus à même de nous conduire à la piété et à la droiture. Face à tant de divergences, il faut aussi garder à l’esprit les finalités des préceptes et rites qu’Allâh nous a enjoint de pratiquer (la prière, la zakâh, le jeûne, le hajj, les ablutions, la charité, etc.), car ils sont en lien avec la sécurité, la pureté, la purification de l’âme, l’hygiène corporelle et mentale, la piété, la maîtrise de soi, la contemplation d’Allâh, la recherche de Sa Proximité et de Son Agrément. Dans ce genre de cas, l’erreur est excusée si on agit avec sincérité dans l’optique de trouver Son Agrément et d’aspirer à la piété tout en tendant vers la justice.

    Parmi les avis, certains divergent mais ne se contredisent pas, et s’ils ne s’opposent pas à la justice et à la piété, alors chacun choisira l’avis en adéquation avec son niveau de spiritualité et sa situation personnelle ou selon sa préférence. D’autres avis cependant, se contredisent, de sorte que l’un soit nécessairement vrai et l’autre nécessairement ou partiellement faux, mais dont la conséquence n’a que peu d’incidence ou de gravité, et enfin, les avis divergents dont les conséquences sont plus ou moins graves sur les plans spirituel, théologique, rituel et éthique. Ceux qui ne mettent pas en péril les fondements et branches établis de la Foi, de la vertu et des rites relèvent de l’ijtihad autorisé, tandis que les avis qui s’y opposent clairement ne sont pas acceptables (islamiquement et intellectuellement) ni acceptés. Et entre les deux, il y a les avis qui sont douteux ou qui tendent vers le blâmable sans l’être totalement, et la tradition prophétique nous enjoint de nous en écarter en raison du caractère douteux et étrange de ce qu’implique ce genre d’avis.

    Et enfin, si notre méditation du Qur’ân ne nous conduit pas à réformer concrètement et positivement notre comportement et notre attitude, alors c’est que l’on s’y prend mal. En effet, le Prophète (ﷺ) a dit : « Lis le Qur’ân tant qu’il réforme ton comportement car s’il ne le fait pas, c’est que tu ne le lis (comprends) pas comme il le faut »[2].  


[1] Rapporté par Abû Hayyân al-Tawhidi dans Al-Baṣâ’ir wa al-dhakhâ’ir.

[2] Rapporté par At-Tabarânî dans Musnad al-Shâmiyyîn n°1345.


Be the first to comment “Entre « l’erreur » des Anciens et la « maladie » des modernes”