De la prédestination et du libre-arbitre selon l’émir Abdel Qadîr et Titus Burckhardt

La question de la prédestination et du libre-arbitre est l’une des plus complexes, ayant divisé aussi bien les théologiens, que les philosophes ou les scientifiques.

D’un point de vue théologique, Allâh étant omniscient, Il inclut toutes les possibilités et les choix de l’Homme. L’Omniscience n’abroge pas le libre-arbitre. Il a prévu et connait les actions futures, tout comme les choix et efforts des humains. La volonté humaine participe ainsi, à son échelle, à la Volonté Divine. La Volonté Universelle d’Allâh l’emporte sur tout et fait partie de Son décret, mais la Volonté normative qu’Il légifère pour les êtres responsables (comme les êtres humains) exige la responsabilité de l’homme dans leurs actions sur lesquelles ils peuvent influer. Sur le plan de la manifestation, l’ordre temporel fragmente le temps en plusieurs phases et périodes, appelées passé, présent et futur ; cela nous apparait donc comme une liberté d’action à l’intérieur des lois de la physique comme de l’histoire et du mental, mais dans la Préscience divine, tous ses possibles sont déjà connus et voulus bien que la conscience individuelle humaine l’ignore car n’étant pas omnisciente comme l’est le Divin.

De toute façon, la Parole divine nous exhorte à agir dans le bien et la justice, à partir de là le fatalisme n’est pas permis, peu importe si dans le fond, le libre-arbitre soit réel ou non. Plutôt que de se perdre en conjectures, l’Homme est appelé à agir tout en plaçant sa confiance en Allâh. L’Homme ne sera interrogé que sur les actions dont il lui avait été accordé une capacité d’agir et de choisir, selon ses intentions. Pour schématiser rapidement, l’Homme ne sera pas interrogé et jugé sur les événements sur lesquels il n’avait aucune maitrise, mais sur ses actions et ses réactions par rapport à ce qui a été amené et décrété à lui.

Titus Burckhardt dira dans son Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam : « La liberté étant partout ce qu’elle est, c’est-à-dire sans contrainte interne, on peut dire que l’homme est libre de se damner, de même qu’il est libre de se jeter dans un abîme, s’il le veut ; cependant, dès que l’homme passe à l’action, la liberté devient illusoire dans la mesure où elle va contre la vérité : celui qui se jette volontairement dans un abîme se prive par là même de sa liberté d’agir. Il en va de même pour l’homme à tendance infernale : il devient l’esclave de son choix, tandis que l’homme à tendance spirituelle s’élève vers une plus grande liberté. D’autre part, puisque la réalité de l’enfer est faites d’illusion, – car l’éloignement de Dieu ne peut être qu’illusoire -, l’enfer ne saurait exister éternellement à côté de la Béatitude, bien que, selon sa propre vision, sa fin ne puisse pas se concevoir ; c’est là l’éternité à rebours des états de damnation. Ce n’est donc pas sans raison que les Soufis insistent sur la relativité de toute chose créée, et affirment que le feu de l’enfer se refroidira après une durée indéfinie ; tous les êtres seront finalement résorbés en Dieu. Quoi qu’en pensent certains philosophes modernes, la liberté et l’arbitraire se contredisent ; l’homme est libre de choisir l’absurde, mais il n’est pas libre en tant qu’il le choisit ; la liberté et l’acte ne coïncident pas dans la Créature ».

L’émir Abdel Qadîr dit dans ses Mawâqif (mawqif n°145) exposa la question à la lumière de l’ésotérisme islamique :

« De la prédestination

« On n’a pas à Lui demander de compte (litt : on ne L’interroge pas) au sujet de ce qu’Il fait ; mais, eux, il leur sera demandé compte [de leurs actes] » (1).

(1) Cor. (21, 23)

    Ce verset signifie qu’au regard de la réalité des choses, nul ne peut demander de compte à Allâh pour ce qu’Il fait de lui, ni pour ce qu’Il crée pour lui, qu’il soit de ceux qui connaissent ces réalités ou de ceux qui les ignorent. S’il est de ceux qui connaissent ces réalités, il sait dès lors qu’Allâh n’a fait de lui que ce qui est conforme à ses propres dispositions. En effet, Allâh ne décide pour l’être placé sous Sa juridiction que ce qu’exige la nature intime de celui-ci, si bien qu’en définitive les décisions d’Allâh à son endroit ne sont rien d’autre que les décisions de la créature elle-même. Voilà pourquoi, lorsque les réprouvés s’écrient à la vue du châtiment : Si seulement nous pouvions être ramenés en ce monde, nous ne traiterions pas de mensonges les signes de notre Seigneur et nous serions au nombre des croyants, Allâh leur oppose un démenti formel en ces termes : S’ils y avaient été ramenés, ils seraient retournés à ce qui leur avait été interdit (2).

(2) Cor. (6, 27-28)

Ainsi savons-nous que leurs prétentions à ne plus traiter de mensonges les signes d’Allâh, et à devenir des croyants sont illusoires : car, même si une seconde opportunité leur était donnée il leur serait impossible d’agir autrement qu’à la première, selon ce qu’exigent leurs prédispositions particulières, c’est-à-dire au fond, leur réalité intime. Les réalités ne souffrent en effet aucune transformation : ainsi, un corps froid peut parfaitement se réchauffer, mais le froid en lui-même ne saurait se transformer en chaleur.

    Si maintenant l’homme est de ceux qui ignorent ces réalités, il n’est pas plus en droit de demander des comptes à Allâh sur ce qu’Il a fait de lui ; [car, ce faisant,] il n’en demande en réalité qu’à celui qui le traite d’une manière qui l’indispose, prétendant être victime d’une injustice. Or ce n’est pas Allâh – exalté soit-il – Qui S’est montré injuste à son endroit, mais bien cet homme lui-même ainsi que cela est affirmé dans le Qur’ân : « Ce n’est pas Allâh Qui les a lésés, mais ce sont eux qui se sont montrés injustes envers eux-mêmes » (3) ; et aussi : « Nous ne les avons lésés en rien, mais ce sont eux qui se sont montrés injustes envers eux-mêmes » (4) ; et encore : « Allâh ne désire pas [exercer] l’injustice à l’encontre de Ses serviteurs » (5).

    C’est-à-dire qu’Il ne veut pas exercer de volonté qui contrevienne aux exigences résultant des prédispositions particulières de chaque être car il n’entre pas dans Ses desseins de nuire à quiconque     ni de le châtier. Ne dit-Il pas en effet : « Qu’a donc à faire Allâh de votre châtiment si vous montrez de la foi et de la gratitude » (6) ?

(3) Cor. (16, 33)

(4) Cor. (11, 101)

(5) Cor. (40, 31)

(6) Cor. (4, 147)

La réalité des créatures exige seulement la création de ce qui est conforme à leurs prédispositions ; et Allâh, Qui dans Sa Générosité ne retient rien, accorde simplement l’existence à cette demande, rien de plus. C’est ainsi qu’Il accorde aux prédispositions de chaque être ce qu’elles réclament, et l’expression ne désire pas exercer l’injustice employée dans le verset est plus éloquente que s’il y était dit : « ne Se montre pas injuste », car, là où la volonté est absente, l’acte ne saurait a fortiori se produire.

    Le verset se poursuit : « Mais eux, il leur sera demandé compte [de leurs actes] … » en matière de mécréance, de désobéissance et de transgression des ordres divins ou des dispositions légales. Car seuls l’ignorance, l’entêtement et la mécréance les ont poussés à contrevenir aux Ordres divins : s’ils avaient eu, en effet, connaissance de leurs propres prédispositions avec les conséquences que cela entraîne, ils n’eussent pas été des réprouvés ! Ils n’auraient accompli ce qui apparaît sur un plan extérieur comme une transgression qu’à la suite d’un dévoilement.

    Voilà pourquoi Allâh ne demande aucun compte aux prophètes – sur eux la grâce et la paix – ni aux réalisés (spirituellement) d’entre les héritiers, ceux auxquels Il a accordé de connaître leurs propres prédispositions. A cause du dévoilement dont ils font l’objet, Il ne leur demande pas de compte, ni au sujet de ce qu’Il a fait d’eux, ni de ce qu’Il a créé en eux. Aussi, quelles que soient leurs œuvres, elles ne sauraient être tenues pour une transgression en tant que telles et ne leur vaudront aucun châtiment dans l’au-delà, même si elles apparaissent comme une transgression au regard de la Loi extérieure dont le rôle est précisément de situer chaque chose à son niveau (hakîm). Eux seuls sont en droit d’expliquer et de justifier leur attitude par la prédestination, ainsi que le fit Adam avec Moïse – sur eux la paix – après que ce dernier l’ait mis en cause en ces termes : « C’est toi qui nous as fait exclure du Paradis par ta faute ! – Ô Moïse, répondit Adam, toi qu’Allâh a élu en t’accordant la prophétie et en t’adressant Sa Parole, comment peux-tu me reprocher quelque chose qu’avant même de me créer, Dieu m’avait prédestiné ? ».

    C’est à cette réalité que font allusion les vers du grand connaissant ‘Abd al-Karîm al-Jîlî :

   « Ainsi va la chose : avant même l’échéance de l’acte coupable

     Mon cœur m’informe de ce qui va arriver.

     Alors, sous le regard de celui-ci, j’accomplis cet acte inéluctable

     Puisque consigné sur la Table gardée ;

     cependant que mes yeux versent des larmes amères !

     Mais si au regard de la Loi, je suis un transgresseur,

     Je ne fais qu’obéir cependant aux règles de la Réalité ».

    Ceux qui restent voilés à l’égard de leurs prédispositions, ne peuvent toutefois prétendre à de telles justifications, car ils ignorent tout de ce qu’exige leur réalité en matière de mécréance, de transgression et de péché. Nous venons d’exposer là un des principes qui président au « secret de la prédestination ». Cependant, le Législateur nous a interdit d’approfondir cette question, de crainte de troubler les esprits faibles. Une telle réflexion les conduirait presque inévitablement au reniement, voire au refus des Lois révélées. Nous demandons à Dieu de nous préserver de Sa réprobation et des effets pervers de la destinée. Amîn ».


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