« Muhibullah Bihari (m. 1119 H/1707), qui serait né vers l’an 1648 selon certaines sources, est un imâm et savant originaire du sous-continent indien. Imâm, théologien ash’arite et maturidite, juriste hanafite, exégète du Qur’ân, muhaddith, historien, logicien, épistémologue, philosophe, ussûlî et métaphysicien Sûfi de tendance akbarienne.
Il est l’une des figures majeures de la pensée musulmane de l’Inde moghole, et un des plus importants relais de la métaphysique d’Ibn ‘Arabî dans l’Asie du Sud pré-moderne. Originaire du Bihar mais actif dans les grands centres intellectuels de l’époque – Allahabad, Agra, Delhi, Lucknow – il évolue au sein d’un environnement marqué par une effervescence doctrinale exceptionnelle, où coexistent philosophie avicennienne, kalâm ash‘arite, logique aristotélicienne, soufisme akbarien et jurisprudence hanafite. Cette pluralité constitue le terreau dans lequel s’inscrit son œuvre, dont la singularité réside précisément dans sa capacité à articuler des disciplines ordinairement séparées : métaphysique, logique, théologie, mystique et spéculation philosophique.
Son rapport à Ibn ‘Arabî est central : Bihari n’est ni un simple commentateur, ni un mystique répétant la doctrine de la wahdat al-wujûd ; il en est l’un des grands systématiciens. Alors que de nombreux disciples d’Ibn ‘Arabî transmettent une version essentiellement poétique ou intuitive de sa pensée, Bihari lui donne une forme conceptuelle, rationnelle et rigoureuse. Il clarifie les notions les plus ardues, répond aux critiques de ceux qui accusent l’unité de l’être de verser dans le panthéisme, introduit des distinctions fines entre existence réelle et existence empruntée, et reformule les intuitions akbariennes dans un langage accessible aux savants formés à la logique et au kalām de madrasa. En ce sens, il joue un rôle décisif dans la transmission d’Ibn ‘Arabî aux générations ultérieures, notamment Shah Waliullah Dehlavi, qui reconnaîtra explicitement la dette qu’il doit à Bihari.
Son œuvre majeure, le Taswiyah, représente ce mélange unique de métaphysique spéculative et d’argumentation rationnelle. Bihari y expose une défense méthodique de la wahdat al-wujûd, montrant que seule l’existence divine possède un caractère absolu, alors que les êtres créés ne disposent que d’une existence dérivée et conditionnée. Il organise les niveaux de réalité – la Réalité Muhammadienne, le monde des esprits, le monde imaginal et le monde sensible – en une hiérarchie conceptualisée avec une précision rare. Il s’efforce de montrer comment les essences (mâhiyyât), analysées à la manière d’Avicenne, ne possèdent aucune autonomie ontologique et ne reçoivent leur existence que par manifestation du Réel. Ainsi opère-t-il une synthèse proprement indo-musulmane entre avicennisme et akbarisme.
S’il est surtout célébré comme métaphysicien, Muhibullah Bihari fut également un logicien accompli. Il applique de manière inédite les catégories de la logique aristotélicienne – syllogisme, modalités, distinction entre essence et existence, analyse des universaux – aux doctrines spirituelles. Cette démarche, qui peut paraître paradoxale, permet de donner à la pensée sûfie une structure argumentative susceptible de convaincre un public formé à la hikma et au kalâm. Bihari ne se contente pas d’utiliser la logique : il en repense certains fondements pour les adapter à une ontologie non-dualiste. Par exemple, il s’interroge sur la signification d’un concept universel dans un monde où seul Dieu existe réellement (en tant qu’Absolu), ou sur le statut des modalités de possibilité et de nécessité dans une métaphysique de la manifestation. Cette réflexion en fait un véritable polymathe, capable de mobiliser plusieurs disciplines pour produire une architecture philosophique cohérente.
Sa contribution ne se limite pas au domaine spéculatif : ses œuvres ont servi de base pédagogique dans les madrasas mogholes, où elles formaient les étudiants aux rapports entre rationalité, Révélation, intuition spirituelle et analyse conceptuelle. À travers lui, la tradition intellectuelle de l’Inde musulmane a conservé un équilibre rare entre rationalité et spiritualité, entre logique et illumination, entre métaphysique structurée et vision intuitive du monde.
Ainsi, Muhibullah Bihari occupe une place essentielle dans l’histoire intellectuelle du sous-continent. Il consolide la réception d’Ibn ‘Arabî, donne une profondeur philosophique à la métaphysique sûfie, et transmet un modèle de pensée qui influencera profondément les écoles ultérieures, notamment celle de Shah Waliullah. Il représente le type même du polymathe indo-musulman : un savant capable d’écrire en logique, en théologie, en métaphysique, en épistémologie et en ésotérisme, et de faire dialoguer des traditions hétérogènes sans sacrifier la rigueur ni la profondeur spirituelle.
Le Sullam al-ʿUlūm de Muhibullah Bihari est l’un des textes les plus structurants de la pensée intellectuelle indo-musulmane, un manuel bref mais conceptuellement dense qui propose une classification hiérarchique des sciences et qui a profondément marqué la pédagogie du sous-continent, notamment par son intégration au programme du Dars-i-Nizami. Rédigé au 17ᵉ siècle, dans le riche contexte des madrassas mogholes où s’entremêlaient philosophie avicennienne, logique aristotélicienne, kalâm ashʿarite et sûfisme akbarien, le Sullam se veut avant tout une synthèse ordonnée des domaines du savoir, permettant à l’étudiant de situer chaque discipline dans une architecture intellectuelle cohérente.
L’ouvrage distingue de manière nette les sciences instrumentales, les sciences rationnelles et les sciences religieuses. Les premières comprennent la logique, la grammaire, la rhétorique et les outils méthodologiques destinés à préparer l’esprit à des études plus complexes ; les secondes englobent la métaphysique, la théologie spéculative et l’étude des principes ultimes de l’être ; les troisièmes, enfin, incluent l’exégèse qur’ânique (Tafsîr), le Hadith, la jurisprudence (fiqh) et les sciences spirituelles (liées au Tasawwuf, correspondant au degré de l’Ihsân selon le Qur’ân et le célèbre hadith sahîh du Sahîh Muslim, dit le Hadith Jibril). Dans cette structure, la métaphysique occupe le sommet du système, position assumée qui révèle l’impact conjoint d’Avicenne et d’Ibn ʿArabî sur la pensée de Bihari. Même si le Sullam n’est pas un traité soufi à proprement parler, sa construction ascendante – allant des outils intellectuels vers les sciences les plus élevées – traduit une vision hiérarchique du savoir très proche de celle que l’on retrouve chez les commentateurs d’Ibn ʿArabî.
L’importance accordée à la logique constitue l’un des traits caractéristiques du texte. Bihari, fidèle à la tradition indo-musulmane où la logique (manṭiq) joue un rôle central, fait de la logique le garant de la validité conceptuelle de toute recherche métaphysique ou théologique. La démarche, rigoureuse et analytique, reflète cette culture de la madrassa où la clarté des définitions, la précision des distinctions et la cohérence argumentative conditionnent l’accès aux sciences supérieures. Cette vision logique, au service de la métaphysique et des sciences religieuses, est l’une des raisons majeures de la longévité et de la diffusion du texte.
C’est précisément pour cette capacité à structurer l’ensemble des disciplines que le Sullam al-ʿUlūm sera intégré au Dars-i-Nizami, le célèbre curriculum élaboré au XVIIIᵉ siècle par Mulla Nizamuddin de Farangi Mahall, programme qui reste aujourd’hui encore la base de l’enseignement dans de nombreuses madrasas d’Asie du Sud. Le texte servait non seulement de guide d’orientation pour les étudiants, mais aussi de médiation entre les approches rationalistes (philosophie, logique) et les sciences scripturaires traditionnelles. Il offrait un cadre conceptuel permettant d’aborder les grandes œuvres métaphysiques ou théologiques avec une vision clarifiée de la place et de la nature de chaque science.
Le succès pédagogique du Sullam est attesté par le nombre important de commentaires qu’il a suscités. Les catalogues de manuscrits de Rampur, Lucknow, Hyderabad, Lahore ou Faisalabad conservent au moins une douzaine de commentaires complets, auxquels s’ajoutent gloses marginales, épitomés et extra-commentaires rédigés entre le 18ᵉ et le 19ᵉ siècle. Cette abondance témoigne de la centralité du texte dans la formation intellectuelle des savants indo-musulmans, qui le considéraient comme un passage obligé avant l’étude d’œuvres plus techniques.
Ainsi, le Sullam al-ʿUlūm n’est pas seulement un manuel de classification : c’est un témoignage de la maturité intellectuelle de l’Inde musulmane, un instrument de synthèse entre philosophie, logique, sciences religieuses et métaphysique akbarienne. Il incarne parfaitement l’esprit polymathe de Muhibullah Bihari, capable d’articuler les sciences du texte et celles de la raison, de faire dialoguer Avicenne et Ibn ʿArabī, et de proposer à des générations d’étudiants un véritable plan d’ascension dans l’ordre du savoir ».
Il ne doit pas être confondu avec Shah Muhibullah Allahabadi (1587 – 1648) qui fut lui aussi un savant et Sûfi du sous-continent indien de tendance akbari/akbarienne et qui commenta son œuvre notamment dans son Sharh-i-Fūsūs ul-Hikam. Dans ses lettres il répondit aussi aux questions métaphysiques et ésotériques de Dara Shikoh. Il écrivit plusieurs ouvrages dont un tafsîr/commentaire du Qur’ân intitulé Tarjamat al-kitâb selon la perspective sûfie.
Nous remercions l’érudit, intellectuel et documentaliste Arslan Akhtar pour la découverte de cette figure intellectuelle et spirituelle de premier plan, ainsi que pour les éléments biographiques qu’il nous a communiqués, et auxquels nous avons rajouté aussi certains détails.
