A propos de l’injonction qur’ânique d’ordonner le bien et d’interdire le mal et la question des finalités de la Loi

  Parmi les choses confuses de notre époque, à cause de l’ignorance de nombreux Musulmans – ainsi que de l’ignorance de bon nombre de prédicateurs et érudits salafistes – et de la malhonnêteté des islamophobes, les choses relatives au fiqh et à sa complexité, alors que les grands savants Musulmans du passé avaient élaboré toute une approche savante, complète, détaillée et nuancée dans ce domaine, à l’aide d’outils et règles juridiques d’ordre supérieur dérivés du Qur’ân, de la Sunnah et de l’intellect.

  Et parmi les principes supérieurs du fiqh, qui priment sur les divergences juridiques, et qui interdisent ainsi tout avis ou acte comportant un mal évident sur des actes qui en soi ne sont pas nécessaires, il y a l’absence de préjudice/nuisance. En effet, « éviter le mal/préjudice » ou « lever le mal/préjudice » font partie des outils et finalités dans le fiqh selon l’Islâm comme l’a défini par exemple l’imâm, juriste (mâlikite et shafi’ite), exégète, poète, théologien et linguiste Ibn Fâris (Abû al-Ḥussayn Aḥmad ibn Fâris ibn Zakariyyâ ibn Muḥammad ibn Ḥabîb ar-Râzî) – m. 385 H/1004 – dans son Muʿjam Maqâyîs al-Lughah (3/360) : « Le Ḍarar (mal, préjudice, nuisance, abus) peut être défini comme tout dommage infligé à une personne, qu’il s’agisse d’une blessure physique, d’une perte financière ou d’un traumatisme mental ».

  L’Imâm An-Nawawî dit dans Al-Minhâj que parmi les obligations de suffisance en Islam on compte le soulagement des maux des Musulmans (et des citoyens non-Musulmans) tel que vêtir le dénudé ou nourrir l’affamé si de tels maux ne sont pas levés par la Zakât ni par le Trésor Public. Le grand juriste shafi’ite Shamsuddîn Ar-Ramlî précise dans Nihâyat Al-Muhtâj ilâ Sharh Al-Minhâj que, sur ce plan, les dhimmis ont les mêmes droits que les Musulmans et que le soulagement de leurs maux est une obligation (wâjib). Ensuite, Shaykh il s’est penché sur la portée de « daf` ad-darar » (lever le mal). Cela correspond-il à un minimum permettant de survivre ou bien est-ce un seuil allant jusqu’à la suffisance ? « La seconde opinion est la plus juste car, en termes de vêtements, il faut que tout le corps soit couvert et que cela soit adapté à la saison hiver comme été. On assimile à la nourriture et aux vêtements tout ce qui s’y apparente comme les honoraires d’un médecin, le prix des médicaments et un assistant à plein temps… Et ceci va de soi ». Puis, il a dit (8/46) : « Fait partie du soulagement des maux des musulmans et des dhimmis la libération de leurs otages ». Comme de nombreux termes arabes, le mot « ḍarar » englobe un ensemble d’implications liées aux diverses conséquences résultant d’actions préjudiciables comme l’explique Al-Kufawī dans Al-Kulliyât Muʿjam fī al-Muṣṭalaḥât wa al-Furûq al-Lughawiyyah (p. 578, éd. 2010). Il peut également être décrit comme le déni de droits légaux à une personne et sa privation d’avantages légaux et légitimes. Le « Ḍarar » est également expliqué comme un défaut affectant un bien de valeur, le corps humain ou la dignité selon ʿAlî al-Khafīf dans Al-Ḍamân fī al-Fiqh al-Islâmî (p. 38, éd. 2000). Les premiers savants ont défini le « ḍarar » de diverses manières.  L’exégète, juriste malikite et juge Ibn al-‘Arabî (m. 543H/ 1148) a défini le « ḍarar » comme une douleur, sans lui opposer aucun avantage similaire ou supérieur. L’imâm, exégète et juriste shafi’ite Fakhr ud-Dîn Ar-Râzî (m. 606 H/1210) dans Al-Mahsûl (2/143) le considérait comme une détresse émotionnelle et tout ce qui conduit à la douleur mentale, et en expliquant qu’un avantage est un plaisir et ses causes. L’imâm, juriste shafi’ite et muhaddith Al-Munâwî (m. 1031 H/1621) dans Fayḍ al-Qadîr sharḥ al-Jâmîʿ al-Ṣaghîr (6/43) considérait le « ḍarar » comme une action délibérée visant à causer du mal (mafsada) à autrui, et la « Mafsada » (le mal ou acte répréhensible ou blâmable) signifie le contraire d’un avantage (maṣlaḥa) et, au sens figuré, il implique la cause du mal. L’imâm, muhaddith et juriste mujtâhid Abû Ḥâmid al-Ghazâlî (m. 505 H/1111) dans al-Mustaṣfâ min ‘Ilm al-Ussûl (1/174) a défini : « la « maṣlaḥa » comme « l’obtention de bienfaits et la répulsion des préjudices et nuisances (…). La préservation des 5 objectifs de la Shar’îah, à savoir la préservation de la religion/conscience/culte, du corps, de l’intellect, de la progéniture et des biens ». De plus, tout acte qui enfreint les principes et finalités de la Shar’îah est considéré comme une mafsada (un mal). À l’instar de la maṣlaḥa (le bien, l’avantage, le bienfait), la gravité de la mafsada est également catégorisée selon les ḍarûriyyât, ḥâjiyyāt et taḥsîniyyât, qui sont 3 catégories des Maqâṣîd as-Sharî’yyah (finalités supérieures de la Loi). Celles-ci sont consensuellement perçues comme les 5 finalités juridiques universelles, à savoir la protection de la religion (ainsi que par extension de la conscience et du culte), du corps (et de la santé physique et corporelle ainsi que de la vie et de la dignité), de l’intellect (et de la santé mentale et psychologique), de la progéniture et des biens. La catégorie des Ḍarûriyyât désigne les éléments nécessaires à la protection de la foi et de la conscience, de la vie, de l’intellect, de la famille et des biens. Leur existence est cruciale pour la réussite ici-bas et dans l’Au-delà, et leur absence perturbe le système de vie et propage la corruption et le mal. La catégorie des Ḥâjiyyât désigne ce qui facilite la vie humaine sur terre et dissipe les troubles ou les désavantages. La catégorie des Taḥsīniyyât désigne ce qui rend la vie disciplinée et moralement saine. Son absence n’affecte pas le système de vie et ne cause pas de troubles significatifs, mais laisse subsister des défauts et des imperfections qu’il convient de corriger ou d’amoindrir dans la mesure du possible. La gravité du préjudice est évaluée en fonction des différentes catégories des maqâsid. Le savant et érudit contemporain Ahmad Mawâfî a opéré une synthèse de tout cela et définit le « darar » dans son Al-Ḍarar fî al-Fiqh al-Islâmî : Taʿrîfuhu, Anwâʿuhu ʿAlâqâtuhu, Ḍawâbituhu, Jazâ’uhu (p.97, éd. 1997) comme « la violation des intérêts légitimes (maṣlaḥa mashrûʿah) de quelqu’un ou de ceux d’autrui par la violation des droits, l’abus de pouvoir ou la négligence ».

  Selon l’opinion majoritaire dans les 4 écoles sunnites de fiqh, toute action entraînant une perturbation d’un bienfait est considérée comme un préjudice réel. De plus, si la perturbation est probable, potentielle ou anticipée (entre le doute et l’assurance), les juristes malikites et hanbalites considèrent cet acte comme nuisible, car les suppositions prédominantes sont considérées comme certaines dans le fiqh comme le relate l’imâm et juriste hanbalite Ibn Mufliḥ (m. 763 H/1362) dans son Ussûl al-fiqh (4/42). De plus, le principe de « bloquer/empêcher les moyens » (sadd ad-dharâ’îʿ) est également conforme à l’interdiction du préjudice imminent. Cette règle indique que « bloquer les moyens vers une fin attendue qui est susceptible de se matérialiser si les moyens pour y parvenir ne sont pas entravés. Bloquer les moyens doit nécessairement être compris comme impliquant le blocage des moyens vers le mal, et non vers le bien » comme l’explique l’érudit, Shaykh et Dr. Mohammad Hashim Kamali dans Principles of Islamic jurisprudence (p. 269, éd. 2003). Le principe de sadd dharā’iʿ est centré sur le concept de prévention du préjudice avant qu’il ne survienne. Cependant, les écoles shafi’ites et hanafites ne considèrent pas toujours les choses potentiellement nuisibles comme un préjudice réel, car il existe une possibilité que les choses supposées ne se produisent pas, mais elles s’accordent dans le cas où un mal potentiel ou réel se produit. Par conséquent, quand elles ne surviennent pas concrètement, elles n’émettent que des mesures de dissuasion comme le rapporte l’imâm et juriste hanafite ‘Ala’ al-Din al-Kasânî (m. 587 H/1191) dans Badâ’îʿ al-Ṣanâ’îʿ fī Tartîb al-Sharâ’îʿ (5/223). De même, l’une des 5 maximes islamiques universelles concernant le fiqh est que « les choses se jugent à leur objectif (intention) ». Par conséquent, un acte est considéré comme taʿaddî (une transgression qui est punissable par la Loi) dans 3 situations : (1) s’il n’est pas justifié par la Loi ; (2) s’il porte atteinte aux droits d’autrui ; (3) ou si l’agent poursuit un objectif illégal en usant de son droit (en se cachant derrière un droit légitime mais pour accomplir une action illégale, illicite ou blâmable). De même s’il y a eu taqsîr (acte de négligence) dans le non-respect des droits ou des obligations liés à ceux qui étaient sous notre responsabilité.

  Et ils tirent cela du Qur’ân et de la Sunnah :

« Il leur ordonne le convenable et le louable, leur défend le blâmable et le répréhensible, leur rend licites les bonnes choses, leur interdit les mauvaises, et leur ôte le fardeau et les jougs qui étaient sur eux » (Qur’ân 7, 157) ; « Que soit issue de vous une communauté qui appelle au bien, ordonne le convenable, et interdit le blâmable. Car ce seront eux qui réussiront » (Qur’ân 3, 104) ; « Vous êtes la meilleure communauté, qu’on ait fait surgir pour l’Humanité (si) vous ordonnez le convenable et le louable, (et) interdisez le blâmable et le répréhensible, et cultivez la foi en Allâh » (Qur’ân 3, 110) et « Allâh ordonne la justice et l’équité, la bienfaisance et la générosité aux proches, et Il interdit la turpitude, le blâmable, la tyrannie et l’injustice, ainsi peut-être vous souviendrez-vous (de ce qui est juste et convenable) » (Qur’ân 16, 90). Ce verset, comme l’expliquent des ussuliyyûn tel que Shaykh ul Islam ‘Izz ud-Dîn Abd as-Salâm, doit structurer l’ensemble du fiqh et de l’éthique pour les Musulmans.  Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « (Il ne doit y avoir) nulle nuisance et préjudice à soi-même ou à autrui ! »[1].

  Ce hadith doit constituer l’une des règles fondamentales dans le fiqh des Mu’âmalât, les relations sociales, morales, politiques et commerciales entre les gens. Le Shaykh, imâm et juriste malikite Ibn ‘Abd al-Barr dans Al-Istidhkar (22/222) a expliqué que ce Hadith « signifie que personne ne devrait causer du mal (ou un préjudice) à un autre individu, ni que quiconque ne devrait faire du mal à un individu en guise de représailles pour un mal qui lui a été fait ».

  Le Qur’ân dit en effet : « et qui endurent (les épreuves et le mal des gens) dans la recherche de l’agrément d’Allâh, accomplissent la Salât et dépensent (dans le bien), en secret et en public, de ce que Nous leur avons attribué, et repoussent le mal par le bien. A ceux-là, la bonne demeure finale » (Qur’ân 13, 22).

  Et dans le verset 7/157, Allâh demande aux croyants aussi d’user de leur intellect et de prendre en compte la coutume parmi les choses reconnues convenables – al-ma’rûf – selon les gens de bien et de justice, tant que cela se conforme au cadre éthico-moral exigé par le Qur’ân : « Et dépensez (vos biens et vos efforts) dans le Sentier d’Allâh (pour la justice, la bienfaisance, la sagesse et toutes les choses nobles et utiles). Et ne vous jetez pas par vos propres mains dans la destruction. Et faite le bien (en étant bienfaisant envers les autres). Car Allâh aime les bienfaisants (qui font le bien et sont dotés d’une bonté d’âme) » (Qur’ân 2, 195). Le Prophète (ﷺ) a dit : « Toute forme d’action ou d’oeuvre empreinte de bien et de bonté est une aumône et celui qui montre un bien (ou une action salutaire et bénéfique) est comme celui qui l’a fait »[2]. La notion qurânique de « ma’rûf » englobe tout ce qui est considéré par l’intellect, la coutume et la Révélation comme juste, convenable, louable, bon, bienfaisant, bénéfique ou équitable, ou ce qui est reconnu de façon universelle (par tous les gens de bien, de justice, de science, de sagesse et de vertu) comme étant quelque chose de raisonnable, bien ou d’acceptable, par opposition à la notion qurânique de « munkâr », qui englobe tout ce qui est mauvais, mal, blâmable, répréhensible, pervers, déviant, nuisible, nocif, injuste, inique ou préjudiciable, comme le meurtre, le terrorisme, l’adultère, la pédophilie, la zoophilie, la nécrophilie, la débauche, la dépravation, la maltraitance, le gaspillage des ressources, le banditisme, la criminalité, etc.

  Ainsi, l’ensemble des règles juridiques aux principes supérieurs de la Loi (Shar’îah) doivent être connues afin d’adopter les avis juridiques les plus appropriés dans chaque contexte individuel, national, régional et temporel, en écartant les avis inadaptés, dangereux, malsains, erronés ou obsolètes qui ne permettent plus de garantir les droits des citoyens, l’absence de préjudice, la sécurité, l’apaisement et le développement serein d’une société.

  L’Imâm du Salaf et Sûfi de la famille alide ‘Alî ar-Rida (m. 202 H/818) a dit : « Ordonnez le bien et le louable et interdisez le mal et le blâmable, car si vous ne respectez pas ces devoirs, les malfaisants vous domineront et ni les prières des bienfaisants, ni leurs lamentations, n’auront de résultat (général pour la société) »[3]. Et cette injonction qurânique est avant tout une affaire de morale, d’éthique et de spiritualité, dont les implications sont générales (politiques, sociétales, familiales, intercommunautaires, commerciales, etc.), transcendant le simple domaine du « fiqh » et des divergences techniques qui y sont liées.


Notes

[1] Rapporté par Ahmad dans son Musnad n°2865 avec une chaine hassân, Mâlik dans Al-Muwattâ’ n°1435, Ibn Mâjah dans ses Sunân n°2340, Al-Hakim dans Al-Mustadrak n°2345 avec une chaine sahîh et Ad-Dhahâbî l’a authentifié aussi, Al-Bayhaqî dans As-Sunân al-Kubrâ n°11717, An-Nawawî dans son recueil des 40 ahadiths n°32, Ad-Daraqutnî dans ses Sunân 3/77 et d’autres par plusieurs voies qui se renforcent via Ibn ‘Abbâs, Abû Hurayra, Abû Sâ’îd al-Khudri, ‘Aîsha et d’autres.

[2] Rapporté par Al-Bayhaqî dans Shu’âb al-Imân n°7657 selon Ibn ‘Abbâs, sahîh, Ibn Abî Al-Dunya dans Isti’na’ Al-Ma’rûf n°15, Abû Nu’aym dans Hilyat al-Awliyâ’ 7/194, et une variante par Muslim dans son Sahîh n°1893, Abû Dawûd dans ses Sunân n°5129, Ahmad dans son Musnad n°17125, At-Tirmidhî dans ses Sunân n°2671 et d’autres.

[3] Rapporté dans Vasa’el –o–Shie 11/394.


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