Comme nous l’avions déjà détaillé dans d’autres articles et livres[1], l’Islam distingue l’apostat pacifique et l’apostat belliqueux, de même que l’apostat discret (qui ne proclame pas partout son apostasie) et l’hypocrite qui fait semblant d’être musulman. Cette analyse se focalisera exclusivement sur les apostats pacifiques qui se retiennent de combattre l’Islam et les Musulmans.
L’imâm, juriste hanafite, théologien, ussûlî, exégète, muhaddith, logicien, historien, Sûfi rattaché à la Shadhilliya et juge (Qâdi) Badr ud-Dîn al-‘Ayni (m. 855 H/1453) écrit dans son ‘Umdat al-Qari Sharh Sahih al-Bukhari (11/235) : « [l’imâm Muhammad Ibn Fâraj] Ibn al-Talla‘ (m. 497 H/1101 ; grand juriste malikite) nous dit dans son Ahkam : « Aucun texte [islamique] connu (et authentifié) ne mentionne qu’il (le Prophète) ait tué un apostat (pacifique) ou un incroyant (en dehors du champ de bataille ou en dehors des assassins) ».
Et cela conformément à plusieurs versets explicites du Qur’ân, dont ceux-ci : « S’ils s’écartent de vous sans avoir eu à vous combattre, et s’ils vous proposent la paix, alors Allâh n’établira pour vous aucun recours (hostile) contre eux » (Qur’ân 4, 90) et « Et s’ils inclinent à la Paix, incline vers celle-ci (toi aussi) et place ta confiance en Allâh, car c’est Lui l’Audient, l’Omniscient. Et s’ils veulent te tromper, alors Allâh te suffira. C’est Lui qui t’a soutenu par Son secours, ainsi que par (l’assistance) des croyants » (Qur’ân 8, 61-62).
En effet, selon l’Islam (Qur’ân et Sunnah) la simple apostasie pacifique (contrairement à ce que disent certains juristes musulmans) n’est pas punie ici-bas, et aucune peine juridique (si ce n’est le divorce s’il est marié avec une musulmane et qu’elle souhaite divorcer de lui pour cette raison) ne s’applique à celui qui apostasie discrètement de l’islam, et qui s’abstient de combattre les Musulmans ou les autorités politiques légitimes comme le dit par exemple l’imâm As-Shafi’i comme cela est rapporté d’Al-Bayhaqî dans Ma‘rifat al-Sunân wa al-Athâr (12/251) : « L’imâm As-Shafi’i (m. 204 H/820) déclare que : « Le Prophète (ﷺ) n’a jamais manqué de respecter les limites fixées par Allâh à l’égard de quiconque ayant vécu à son époque. En fait, il était le plus constant de tous les gens dans l’observation des limites qu’Allâh lui avait imposées (…). Certains ont cru, puis ont apostasié, puis ont repris leur foi. Cependant, le Messager d’Allâh ne les a pas exécutés (pour cela) ». Al-Bayhaqi commente en disant : « Nous avons rapporté ceci concernant ‘AbdAllâh ibn Abi al-Sarh lorsque Shaytân l’a fait trébucher et qu’il est allé rejoindre les mécréants (qui combattaient les Musulmans), puis est revenu à l’islam. Nous l’avons également rapporté à propos d’un de ses partisans ». Il explique aussi que selon l’imâm As-Shafi’i, aucune peine juridique ne s’applique à l’apostat pacifique qui ne proclame pas son apostasie sur la voie publique et qui se contente de mener sa vie tranquillement sans nuire à autrui ni inciter au crime ou à la révolte contre les autorités politiques ou les autres citoyens. Par contre, la peine peut s’appliquer sur celui qui a publiquement embrassé l’islam puis proclame publiquement son apostasie dans un but de provocation ou de semer la zizanie, la sédition, la révolte ou la guerre.
Le Qur’ân décrit explicitement le cas de personnes qui font des aller-retour entre l’Islam et l’apostasie explicite et totale, à plusieurs reprises, mais ne préconise aucune peine juridique ni n’impose un délai précis (par exemple 3 jours, 3 mois ou 3 années) pour un éventuel repentir : « Ceux qui ont eu la foi (en l’islam), puis sont devenus mécréants, puis ont cru de nouveau, ensuite sont redevenus mécréants, et n’ont fait que croître en mécréance, Allâh n’en est pas à leur pardonner, ni à la guider sur une voie (bénie) » (Qur’ân 4, 137).
Cette distinction entre apostats pacifiques et apostats criminels et belliqueux peut aussi se déduire de ce verset : « Ne vous excusez pas: vous avez bel et bien rejeté la foi après avoir cru. Si Nous pardonnons à une partie des vôtres, Nous en châtierons et corrigerons une autre pour avoir été des criminels » (Qur’ân 9, 66). C’est-à-dire que pour châtier ou punir ici-bas des apostats, ceux-ci doivent être des criminels (assassins, terroristes, séditieux, combattants ennemis, etc.) en plus de leur simple apostasie (qui ne nuirait qu’à eux-mêmes).
Et dans la Sirah comme dans la Sunnah, les apostats pacifiques ne furent jamais exécutés, pourchassés, punis de mort ou torturés. Plutôt, le Prophète (ﷺ) s’en attristait mais les laissait vivre leur vie dans l’endroit de leur choix, tant qu’ils ne nuisaient pas à la communauté musulmane ou aux citoyens non-Musulmans. Et ce, aussi bien durant la période mecquoise (quand les Musulmans étaient en position de faiblesse et sans état) que durant la période médinoise (quand les Musulmans possédaient un état fort et puissant).
Muslim rapporte dans son Sahîh, le hadîth suivant durant la période médinoise : « D’après Jabar celui-ci dit : « un bédouin fit allégeance au Prophète d’Allâh (ﷺ). Alors qu’il fut pris de malaise à Médine, il dit au Prophète « Ô Muhammad reprend mon allégeance » le Prophète n’acquiesça pas à sa demande. Il vint une seconde fois avec la même demande, puis une troisième fois, puis il s’en alla. Le Prophète (ﷺ) dit : « Médine est tel un soufflet qui éloigne le mauvais et retient le bien » ». Il s’agit ici clairement d’une demande d’apostasie pacifique, à la fois religieuse et même politique, durant la période médinoise, et le Prophète (ﷺ) n’a pourtant pas ordonné son exécution, car son apostasie ne s’accompagnait pas d’un acte de rébellion politique. Al-Bukhari et Muslim dans leur Sahîh, comme nous l’avions déjà vu, ont rapporté d’autres cas similaires, y compris vers la fin de la période médinoise comme en l’an 9 H (soit peu de temps avant le décès du Prophète) avec Dhu-l-Khuwayssira et un autre cas avec Abdullâh ibn Ubayy Ibn Salûl, où le Prophète (ﷺ) interdit à ses Compagnons de les punir pour leurs propos et actes d’apostasie et même d’injustice envers le Prophète (ﷺ). De même avec ‘AbdAllâh ibn Abi al-Sarh que le Prophète (ﷺ) pardonna alors qu’il fut non seulement apostat, mais aussi combattant et idéologue pour le camp ennemi. Mais après avoir triomphé lors de son retour victorieux à la Mecque, le Prophète (ﷺ) pardonna aux idolâtres ainsi qu’aux apostats qui avaient déposé les armes et qui n’étaient plus un danger militaire pour les Musulmans.
Par conséquent, qu’ils furent hypocrites, déviants ou clairement apostats, le Prophète (ﷺ) se retint à chaque fois de les punir (que ce soit par la peine de mort ou l’emprisonnement) aussi longtemps qu’ils ne s’en prenaient pas aux Musulmans ou aux citoyens non-musulmans parmi les dhimmis, c’est-à-dire qu’ils ne les combattent pas ni n’incitent à les humilier ou à les provoquer.
Cela est par ailleurs démontré par le fait que certains parmi les Sahâba sont revenus à l’islam parfois plusieurs années ou décennies après leur apostasie, et parfois même après la mort du Prophète (ﷺ) et les Califes bien-guidés n’avaient pas non plus ordonné à les traquer ou à les punir pour cela. D’autres même, comme le rapporte la Tradition, abandonnèrent l’Islam et moururent dans le kufr – du moins aucune trace historique ou traditionnelle de leur repentir – et là aussi, aucune injonction prophétique pour les punir.
Il existe toutefois un hadith parlant d’une peine, mais qui n’est pas authentifié/sahîh[2], sur un cas d’apostasie en l’an 3 H, mais là aussi, même s’il serait authentique, il s’agirait alors du type belliqueux/criminel.
Quant à l’avis d’Ibn Hazm dans son Al-Muhallâ 12/162-163, qui bien qu’il précise qu’il existe d’autres avis que l’exécution, dit que la peine de l’apostasie ne fut pas appliquée durant la période mecquoise et la période médinoise, sauf à la toute fin qui fut instituée, or ce n’est pas le cas, sachant que le hadith le plus complet et authentifié sur le sujet relate une telle peine que pour l’apostat qui devient aussi criminel et combattant (cf. le récit d’Al-Bukharî dans son Sahîh ainsi que d’An-Nasâ’î et d’Abû Dawûd dans leur Sunân d’après ‘Aîsha avec une chaine sahîh) et que le Compagnon ‘Umar lorsqu’il fut calife, n’appliqua pas cette peine pour des apostats pacifiques et préconisa l’emprisonnement seulement pour les apostats belliqueux ou qui penchaient pour rejoindre le camp ennemi en temps de guerre (leur donnant ainsi une occasion de réflexion et de remise en question tout en les empêchant de se battre ou de commettre des crimes, plutôt que de les exécuter) comme cela est rapporté par exemple par ‘Abd ar-Razzâq dans Al-Musannaf et Sa’îd Ibn Mansûr dans ses Sunân, où il dit simplement de replacer la jyzia sur les apostats pacifiques qui quittaient l’Islam, preuve donc que la peine de l’apostasie pacifique n’est pas islamique ni n’a été instituée comme une règle générale ou comme étant un hadd.
Que faire cependant face à l’apostat pacifique ? Tout simplement discuter avec eux de la meilleure manière, afin de clarifier ou de dissiper leurs doutes ou confusions, de maintenir des liens fraternels – surtout s’il s’agit de proches -, ou d’éviter les sujets qui fâchent ou trop polémiques, en se gardant, pour les personnes mal informées ou peu savantes, d’aborder avec eux des sujets que l’on ne maitrise pas, afin de préserver sa foi d’une part et de ne pas induire les autres dans l’erreur d’autre part.
Souvent, et nous le savons par expérience avec certains de nos proches, l’apostasie est une phase, chez des gens sincères, pour explorer d’autres perspectives avant un retour plus ferme et élévateur dans l’Islam, même si cela peut parfois prendre plusieurs années ou décennies, comme nous l’avons observé chez des personnes que nous connaissons personnellement.
« Par la sagesse et la bonne exhortation, appelle (les gens) au sentier de ton Seigneur. Et discute avec eux de la meilleure façon. (…) Certes, Allâh est avec ceux qui [L’] ont craint avec piété et ceux qui sont bienfaisants » (Qur’ân 16, 125 et 127).
« (…) Car Allâh aime ceux qui sont justes et équitables » (Qur’ân 60, 8).
« A ceux qui cultivent la foi et qui font le bien (en accomplissant de bonnes œuvres), le Tout Miséricordieux et Rayonnant d’Amour leur accordera Son amour » (Qur’ân 19, 96).
« Et dis à Mes Serviteurs d’exprimer les meilleures paroles (empreintes de justice, de bonté, de courtoisie et de sagesse) car le Diable aime semer la discorde chez les gens. Le Diable est certes un ennemi déclaré pour l’être humain » (Qur’ân 17, 53).
« Et parlez aux gens avec bienveillance » (Qur’ân 2, 83).
S’il est normal d’être attristé d’apprendre l’apostasie d’une personne, et surtout quand il s’agit d’un proche, cependant cela nous doit pas nous pousser à être agressif ou à les rejeter violemment, mais plutôt à dialoguer avec eux pour clarifier la situation et tenter de soigner leurs maux ou leurs angoisses, et le cas échéant, multiplier les invocations en leur faveur et ne pas leur fermer la porte de la sagesse, de la courtoisie, de la solidarité (s’ils sont éprouvés durement), etc.
Enfin n’oublions pas qu’à l’époque, il s’agissait d’apostats qui avaient une connaissance directe et immédiate de l’Islam, de la vérité et de la sagesse du Prophète (ﷺ) sans aucune excuse réelle, sans l’existence de sectes, de (prétendus) musulmans dépravés, grossiers ou fanatiques, alors que de nos jours, cela est lié dans de nombreux cas aux mauvaises rencontres avec de (prétendus) musulmans fanatiques, rigoristes, ignorants, ou au contact d’avis juridiques fondés sur la confusion ou une coutume culturelle étrange ou répréhensible que certains ont voulu imputer à la Religion, ce qui provoque des doutes ou du dégoût chez certaines personnes, les poussant parfois jusqu’à l’apostasie.
C’est donc essentiellement la même attitude à adopter que face aux gens ignorants ou qui commettent des péchés ; ceux qui s’éloignent de la vertu et de la droiture, mais qui ne nuisent qu’à eux-mêmes, ceux-ci doivent être traités avec compassion, sollicitude et indulgence, surtout s’ils sont réceptifs à l’échange et aux conseils. Quant aux criminels endurcis, qui non seulement nuisent à leur propre âme et conscience, mais imposent leur violence, leur insolence ou l’indécence aux autres, par la violence, la provocation ou l’incivilité, et qui refusent le vivre-ensemble par la douceur et la parole, alors les autorités politiques et légales doivent sévir et neutraliser leur mal par les méthodes les plus appropriées et de façon proportionnée à leurs actes et à leur degré de nuisance, mais la peine adoptée ne doit jamais excéder la limite légale, car la Loi (divine) interdit aussi bien l’injustice comme la cruauté.
Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « Soyez tolérants et indulgents, et vous recevrez la tolérance et l’indulgence (en retour) »[3] et « Prenez garde à la violence et à l’indécence, œuvrez plutôt avec bonté, douceur et bienveillance dans toutes vos affaires ». Sayyida ‘Aisha rapporte : « Un groupe de Juifs a demandé la permission de rendre visite au Prophète et lorsqu’ils ont été admis, ils ont dit : « Que la mort soit sur vous ». Je (‘Aîsha) leur ai dit : « Plutôt la mort et la malédiction d’Allâh sur vous ! ». Le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « Ô ‘Aîsha, Allâh est Bon, Doux, Bienveillant et Bienfaisant et Il aime voir la bonté, la douceur, la bienveillance et la bienfaisance dans tous les domaines et dans toutes les affaires humaines »[4]. Et en ce sens, c’est la même attitude que les islamophobes (qu’ils soient apostats ou non), et le Prophète (ﷺ), malgré les menaces et injures qu’il subit de leur part, ne s’énervait pas et ne les avait pas tué, et incitait également sa communauté à agir avec sagesse et bienveillance, qui sont les seuls moyens d’opérer en eux un déclic pour les éveiller à la sagesse et à la spiritualité à leur tour. Ce hadith est en phase aussi avec ce verset : « Certes vous serez éprouvés dans vos biens et vos personnes ; et certes vous entendrez (…) de leur part beaucoup de propos désagréables. Mais si vous êtes endurants et pieux… voilà bien la meilleure résolution à prendre » (Qur’ân 3, 186).
Le Compagnon Abû Dharr al-Ghiffarî a relaté que : « Le Prophète (ﷺ) me demanda, en croisant les doigts : « Comment te comporterais-tu, Abû Dharr ! si tu te trouvais avec la lie * de l’humanité ? – Que me suggères-tu, Envoyé d’Allâh ? – La patience, la patience, la patience, répéta-il. Soyez indulgents pour la nature des hommes, mais ne les suivez pas dans leurs (mauvaises) actions ! » »[5].
L’imâm ‘Abdallâh Ibn `Alawî Al-Haddâd Al-Hussayni (m. 1132 H/1720), Sûfi, juriste shafiite, théologien ash’arite, exégète, muhaddith, poète, ascète, logicien, et descendant du Prophète (ﷺ) par l’imâm Al-Hussayn (‘alayhî Salâm) a dit : « Réconfortez les cœurs brisés, soyez doux envers les faibles et les nécessiteux, consolez les pauvres, soyez indulgents envers les insolvables et prêtez à ceux qui vous le demandent », et dit dans son ouvrage Le Livre du Savoir et de la Sagesse : « Sache que la douceur est préférable, souhaitable et conseillée en toute chose, et que cela est dicté aussi bien par la Loi divine (Shar’îah) que par l’intelligence. Par elle, on obtient des résultats et des bienfaits que ne sauraient produire ni la violence ni l’agressivité. La douceur est la caractéristique des sages, des miséricordieux qui sont les élus d’Allâh parmi Ses serviteurs. Pour décrire Son Prophète (ﷺ), le Seigneur des êtres humains, Allâh, Exalté soit-Il, a dit : « Tu as été doux à leur égard par une miséricorde d’Allâh. Si tu avais été rude et dur de cœur, ils se seraient séparés de toi » (Qur’ân 3, 159) ; « Opte pour le pardon, ordonne le bien, écarte-toi des ignorants » (Qur’ân 7, 199) « … les serviteurs du Miséricordieux, ceux qui marchent humblement sur la Terre et qui, quand les ignorants leur parlent, disent : « Paix ! » (Qur’ân 25, 63).
Et le Messager d’Allâh (ﷺ) a dit : « Allâh est doux et II aime la douceur en toute chose » [rapporté par Al-Bukharî]. Et il (ﷺ) a dit : « La douceur embellit toute chose, et lorsqu’on l’enlève, toute chose s’enlaidit » [rapporté par Muslim]. La douceur consiste à prendre les choses avec gentillesse, facilité, gravité et réflexion. On dit du Prophète (ﷺ) que si on lui présentait 2 choses, il choisissait toujours la plus facile, aussi longtemps que ne s’y trouvait aucun péché ni acte répréhensible [comme rapporté par Al-Bukharî sous l’autorité de ‘Aîsha]. Dans le cas contraire, il prenait ses distances plus que quiconque.
La douceur est particulièrement importante pour les hautes personnalités, qui assument des responsabilités ou occupent des postes importants, soit dans les affaires de la religion, soit dans les affaires de ce monde. C’est grâce à elle qu’ils se gagnent le cœur des gens et qu’ils feront aboutir leur politique auprès deux. Ils réaliseront l’unanimité autour d’eux et auront de nombreux partisans. Quant à ceux parmi les gouvernants qui n’ont pas recours à la bienveillance et qui, par contre, font usage de la violence et de la dureté, leurs ordres ne seront que rarement appliqués. Ils ne réussiront pas à faire adhérer les gens à ce qu’ils disent. Si tel est le cas, ce ne sera qu’en apparence, sans conviction, mais avec un sentiment de haine, de dégoût et de rejet.
Il apparaît donc que la douceur est de loin la meilleure des attitudes. Il faut que l’individu intelligent n’aborde les choses que sous cet angle, quel que soit le type de relation, que ce soit en privé avec son épouse, ses enfants ou ses serviteurs, ou en public avec les autres personnes. Il ne doit jamais s’en écarter, dans la mesure où il peut ainsi atteindre ses buts et satisfaire ses exigences, même s’il y faut de la patience.
Toutefois, si l’on craint de ne pas satisfaire ses exigences ou que la bienveillance et la douceur aient des effets néfastes, comme cela arrive, rarement il est vrai, avec certains individus pervers, malveillants, à la nature mauvaise et à la personnalité vile, auxquels bienveillance et comportement agréable à leur égard font du tort, alors il faut agir avec l’apparence de la dureté et de la fermeté. Un certain connaissant en Allâh a dit : « Certains êtres humains sont des formes sans raison. Si tu ne les subjugues pas, eux te tyrannisent ». Cela rappelle les vers de Mutanabbî, qu’Allâh, Exalté soit-Il, l’enveloppe de Sa Miséricorde : « Si tu honores un homme noble, tu règnes sur lui, mais si tu honores un malhonnête, tu le rends rebelle. Employer la rosée là où il faudrait l’épée est aussi néfaste qu’employer l’épée là où il faudrait la rosée ».
Cela n’est cependant vrai que pour une minorité de cas, pour les rares personnes chez qui le bien fait défaut, dont l’intelligence s’est atrophiée, qui sont envahis par l’ignorance et la sottise, dont le caractère est féroce et l’âme celle d’un fauve. C’est seulement dans ce cas qu’il faut renoncer à la bienveillance et à la douceur, dans le but de réformer ces gens et de les délivrer du mal et de la perversion. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre que, dans certaines circonstances et avec certaines personnes, de grands saints ne recourent pas à la douceur.
Mais la douceur reste le fondement qui doit être utilisé en règle générale, sauf si l’on craint des conséquences fâcheuses, si le pervers persiste dans sa perversion et sa transgression, et s’il n’est possible de l’en détourner que par la dureté, la fermeté et la « force ». En effet le Messager d’Allâh (ﷺ), ordonnait la douceur et l’appliquait dans la plupart des cas. Quiconque a lu sa biographie et les ahadîths, quiconque a remarqué son comportement quand il éduquait un ignorant, ou ses relations avec des gens proches ou éloignés, le sait bien. Rappelons par exemple le hadîth bien connu concernant le bédouin qui urinait dans la mosquée [rapporté par Al-Bukharî, Muslim et d’autres]. Citons le hadîth où le Prophète (ﷺ) donna quelque chose à quelqu’un qui se mit en colère et commença à dire des choses qui n’étaient pas convenables. Les musulmans faillirent le tuer mais le Prophète (ﷺ) les en empêcha et lui donna plus, jusqu’à ce qu’il soit content et tienne un langage convenable [rapporté par At-Tabârânî].
Citons également le hadîth où un jeune homme demanda au Messager d’Allâh (ﷺ) « Ô Messager d’Allâh, permets-moi la pratique de l’adultère ». Il répondit (ﷺ) : « Aimerais-tu cela pour ta fille ? » Il dit : « Non ! ». Et le Messager d’Allâh de dire : « Il en est de même des autres gens, ils ne l’aimeraient pas pour leur fille ». Le hadîth se poursuit et, à la fin, le Prophète (ﷺ) passe sa main sur la poitrine du jeune homme et fait une imploration pour lui. Sur le champ, rien ne lui sembla plus repoussant que l’adultère. De telles anecdotes concernant le Prophète (ﷺ) sont nombreuses. C’est aussi le cas, après lui, avec les a`immah, les savants, les gens vertueux parmi les générations suivantes.
En toute occasion, tiens-t ‘en donc à la douceur, qu’Allâh t’enveloppe en Sa Miséricorde, car elle est bénie et produit de bons résultats. « Mais cela n’est donné qu’à ceux qui sont patients. Cela n’est donné qu’à celui qui reçoit une grâce immense » (Qur’ân 41, 35) ».
Et comme le rappelait le théologien, spécialiste du Hadith et du Qur’ân, Sûfi, islamologue, éducateur spirituel, métaphysicien, psychologue, chercheur et écrivain Tayeb Chouiref :
« Pour ceux qui l’ont connu directement, le Prophète Muhammad ﷺ fut l’incarnation du modèle parfait et la personnification des vertus. Afin de partager ce qu’a pu être son vécu avec le Prophète, Muhammad ﷺ, Anas Ibn Malik cite la douceur aussi bien physique que morale qui fut la sienne et l’immense bonté qui émanait de lui. Derrière la « manière anecdotique » d’évoquer sa personnalité en isolant et accentuant un trait, se laisse entrevoir une description très profonde de la spiritualité du Prophète Muhammad ﷺ. Ainsi, la douceur de sa main et le parfum qu’il exhale témoigne de la sanctification du Prophète Muhammad ﷺ, par l’Esprit et la Révélation qui pénétrèrent non seulement son âme mais jusqu’à la moindre parcelle de son corps. Quant à l’immense bonté qu’évoque Anas Ibn Malik, elle marque la réalisation des Attributs divins de miséricorde et de pardon et, évidemment, l’effacement total de l’ego et de ses tendances à la domination d’autrui. Comme le remarque Paul Nwiya, le Prophète Muhammad ﷺ, est, pour l’Islam, « le modèle insurpassable de toute sainteté »[6].
Quant au métaphysicien, écrivain, logicien, artiste, philosophe et intellectuel au savoir encyclopédique Frithjof Schuon, il dit dans Forme et Substance dans les religions (1975 ; rééd. L’Harmattan, p. 104) au chapitre Quelques aperçus sur le phénomène Mohammédien : « Ceci dit, revenons à notre sujet. « Vous avez dans l’Envoyé de Dieu un bel exemple », dit le Koran, et ce n’est certes pas pour rien. Les vertus qu’on peut observer chez les pieux musulmans, y compris les modalités héroïques auxquelles elles donnent lieu chez les soufis, sont attribuées par la Sounna au Prophète : or, il est inconcevable que ces vertus aient pu se pratiquer à travers les siècles jusqu’à nous sans que le fondateur de l’Islam les ait personnifiées au plus haut degré ; de même, il est inconcevable que des vertus aient été empruntées ailleurs, et on ne verrait du reste pas où, puisque leur conditionnement et leur style sont spécifiquement islamiques. Pour les musulmans, la valeur morale et spirituelle du Prophète n’est pas une abstraction ni une conjecture, elle est une réalité vécue, et c’est précisément ce qui prouve rétrospectivement son authenticité ; le nier reviendrait à prétendre qu’il y a des effets sans cause. Ce caractère mohammédien des vertus explique d’ailleurs l’allure plus ou moins impersonnelle des saints : il n’y a pas d’autres vertus que celles de Mohammed, elles ne peuvent donc que se répéter dans tous ceux qui imitent son exemple ; c’est par elles que le Prophète survit dans sa communauté ».
Notes :
[1] Cf. “Analyse sur le crime d’apostasie en Islam et la position du Shaykh al-Imâm Kamâl ad-Dîn Ibn al-Humâm (m. 861 H/1457)”, 31 octobre 2024 : https://editions-hanif.com/analyse-sur-le-crime-dapostasie-en-islam-et-la-position-du-shaykh-al-imam-kamal-ad-din-ibn-al-humam-m-861-h-1457/ et L’Islam et la peine de l’apostasie, éd. Hanif, 2019, où les références scripturaires exactes sont données en détails.
[2] Cf. As-Shawkânî dans Nayl ul-awtâr 8/9.
[3] Rapporté par Ahmad dans son Musnad n°2233 selon Ibn ‘Abbâs, sahîh selon Ahmad Shakir., Al-Harith dans son Musnad n°1081, At-Tabarânî dans Al-Mu’jam al-Awsât n°5112 et d’autres.
[4] Rapporté sous plusieurs variantes ayant toutes le même sens, voir par exemple Al-Bukhari dans son Sahîh n°6528.
[5] Rapporté par al-Bayhaqî dans Az-Zuhd al-Kabir n°192 sous l’autorité d’Abû Dharr, ainsi que par Al-Haythâmî dans Majmâ’ az-Zawâ’id 7/283.
[6] Tayeb Chouiref, Les enseignements spirituels du Prophète, éd. Tasnîm, 2008, Vol. 2, pp. 139-140, ou pp.291-292 dans la réédition de 2021 en 1 volume. Il est d’ailleurs d’avis que la peine de l’apostasie ne s’applique pas sur l’apostat pacifique, à l’instar de plusieurs savants et muftis sunnites du passé et d’aujourd’hui. Voir notamment sa conférence sur la tolérance en Islam disponible sur YouTube : “L’esprit de tolérance en Islam – Conférence-débat Tayeb Chouiref”, Centre Social Projet, 20 décembre 2016 : https://youtu.be/lGpwDEk4R3I. Voir aussi l’ouvrage du Dr. ‘Abdallâh Al-Mâlîki dans l’avant-dernier chapitre concernant l’apostasie, La souveraineté de la Umma passe avant l’application de la Sharî’a, éd. Ennour, 2018, traduit par le Shaykh Corentin Pabiot. Il analyse le contexte historique à l’époque des Califes bien-guidés et montre que la peine de l’apostasie ne s’appliquait pas sur les simples apostats pacifiques, mais uniquement sur les rebelles et renégats politiques qui usaient de violence et voulaient saper les bases de l’État et de la société.