Sur la Tradition écrite et l’oralité dans les débuts de l’islam

Nombre d’orientalistes ou d’islamophobes, font l’erreur, – quand ce n’est pas par malhonnêteté – de négliger totalement l’oralité dans la transmission du Qur’ân, des ahadiths et des sciences-islamiques ou même naturelles (comme la médecine par exemple), dont la fiabilité était assurée par la transmission orale de maitre à disciple, – pour éviter justement des erreurs ou falsifications possibles de la part des copistes ou des étudiants ; retranscriptions qui devaient aussi être révisées et corrigées si possible par leurs maîtres. Encore de nos jours, les étudiants et savants musulmans étudient les différentes disciplines (théologie, lectures/récitations du Qur’ân, ahadiths, Sîrah, droit musulman, logique, ussûl al fiqh/fondements du droit, tasawwuf, etc.) par voie de transmission orale de maître à disciple, et n’utilisant les ouvrages que comme des supports utiles mais secondaires. Pour avoir un diplôme (ijazât) certifiant à la personne son habilitation et sa compétence pour pouvoir transmettre ce qu’il a étudié et assimilé, la simple lecture des livres n’est pas du tout suffisante, et comme on peut le constater aujourd’hui avec la majorité des autodidactes, leurs carences et dérives sont trop nombreuses. En effet, lire un livre sans Shaykh qui connait la matière, les règles et les références qui ont présidé à l’élaboration du livre, – et qui se sont transmises de génération en génération – ne permet pas de comprendre dans le contexte et selon les conditions énoncées par l’auteur du livre, le contenu de l’ouvrage, qui est soit un abrégé (mukhtassâr), – renvoyant donc les étudiants à d’autres de ses livres où il développe ou précise certaines notions – soit même une version incomplète, falsifiée ou mal retranscrite du manuscrit par des copistes. Un shaykh averti permet donc d’éviter certains pièges ou certains écueils, auxquels les autodidactes sont confrontés, sans même parler de l’adab qui est enseigné et pratiqué, – et qui est une dimension fondamentale du cheminement intellectuel et spirituel du disciple/étudiant – en compagnie d’un shaykh qualifié.

Il faut garder à l’esprit qu’il est toujours plus facile de détruire, – ou de lancer la suspicion – que de construire ou de « réfuter », car il y a une phase de recherche et de démonstration qui peut prendre des années ou même plus, et les islamophobes et orientalistes l’ont bien compris et s’évertuent donc à balancer le plus de suspicions gratuites ou biaisées possibles. Il est en effet facile d’inventer, en très peu de temps, tout un tas d’affirmations farfelues sorties tout droit de son imaginaire, mais pour réfuter cela, les chercheurs auront besoin ensuite, parfois, de plusieurs années ou siècles pour les infirmer catégoriquement. Mais dans la plupart des cas, les connaissances actuelles, soutenues par une approche logico-historique (accessible à tous) et par l’approche intellectuelle/spirituelle (qui n’est accessible qu’à ceux qui intériorisent, expérimentent et intellectualisent les préceptes et notions, qu’ils soient qurâniques ou prophétiques) dissipent catégoriquement les ambiguïtés issues d’une approche subjective, idéologique et « historicisante » (et non pas historique) des réalités spirituelles et des qualités morales que beaucoup vivent sans s’intéresser aux débats académiques ou idéologiques qui en découlent. Ainsi, le chercheur impartial constatera que l’histoire islamique regorge de « consensus » admis par tous les courants (théologiques, politiques ou juridiques) antagonistes sérieux de la communauté musulmane (et même par des observateurs ou « débatteurs » extérieurs à la Communauté musulmane) ; que ce soit les sunnites, les shiites, les ibadites, les mutazilites, les jahmites, etc. Il y a des preuves indirectes, car dans le cas contraire, nous aurions eu des débats et des écrits qui auraient « rompu » lesdits consensus, ce qui n’est pas le cas. Si tous se sont accordés sur l’existence d’un corpus qurânique sur lequel il y a un accord unanime (et ils se sont tous basés dessus dans leurs débats), sur l’existence du Prophète (comme étant un Prophète juste, sage, vertueux, compatissant, doux, équitable, …), sur l’existence des califes comme Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân, ‘Alî, Mu’awiyya, sur un certain nombre de rites et de préceptes religieux, le tout dans une vision cohérente, – avec des éléments logico-historiques vérifiables -, pour quelle raison devrait-on abandonner tout cela pour des thèses fumeuses et incohérentes, – et sans aucun manuscrit authentifié de l’époque pour soutenir leurs thèses fumeuses ? -. De plus s’il faudrait à chaque fois retrouver tous les manuscrits originaux pour chaque affirmation, presque plus rien ne serait certain (adieu la connaissance de la civilisation greco-romaine, indienne, chinoise, adieu une bonne partie du savoir sur la Renaissance ou le Moyen-âge, etc.) sachant que beaucoup de ces manuscrits ont été détruits (volontairement ou accidentellement), trop altérés ou perdus sans doute à jamais, ou qui seront peut-être retrouvés un jour…Mais en attendant, si l’on suit aussi le principe du rasoir d’Ockham, c’est la version « classique » de la Tradition musulmane (dans ses grandes lignes) qui est la plus plausible. De vrais débats se posent cependant à « l’intérieur » de la Tradition musulmane, sur certaines questions d’ordre politique, théologique, eschatologique et juridique, qui portent sur des aspects assez secondaires (mais jamais fondamentaux, puisque le Qur’ân est reconnu par tous de toute façon, de même que la plupart des récits dits « mutawatir »).

Profitons-en pour rappeler une évidence souvent niée par certains orientalistes ou « coranistes » à propos du Hadîth, relatée par la chercheuse et islamologue Nabia Abbott :  « Les traditions de Muhammad telles que transmises par ses Compagnons et leurs Successeurs étaient, en règle générale, scrupuleusement examinées à chaque étape de la transmission, et que la soi-disant croissance phénoménale de la Tradition aux deuxième et troisième siècles de l’Islam n’était pas principalement une croissance de contenu, en ce qui concerne le hadith de Muhammad et le hadith des Compagnons, mais représente largement l’augmentation progressive de chaînes de transmission parallèles et multiples. En utilisant la progression géométrique, nous constatons qu’un à deux mille Compagnons et Successeurs principaux transmettant chacun deux à cinq traditions nous amèneraient bien dans la fourchette du nombre total de traditions créditées aux collections exhaustives du troisième siècle. Une fois que l’on se rend compte que l’isnad a effectivement déclenché une réaction en chaîne qui a entraîné une augmentation explosive du nombre de traditions, les chiffres énormes qui sont attribués à Ibn Hanbal, à Mouslim et à Boukhari ne semblent pas si fantastiques après tout » (Nabia Abbott, Studies In Arabic Literary Papyri, Volume 2, 1967).

Le chercheur et islamologue allemand Gregor Schoeler (né en 1944) n’a pas fait non plus cette erreur, que de négliger l’importance de l’oralité, puisque dans son ouvrage traduit en français sous le titre Ecrire et transmettre dans les débuts de l’Islam (éd. PUF, 2002), il analyse justement les modalités et les articulations dans la transmission du savoir par la voie orale tout comme par la voie écrite.

« Avec le Coran, mis par écrit dès le milieu du VIIe siècle, est née la littérature arabe. Autour du Coran se développe une activité de collecte des données et d’enseignement. Pendant près de 100 ans, la transmission de ce savoir reposa en priorité sur la communication orale de maître à disciple. Puis durant les siècles suivants l’une des littératures les plus abondantes et variées du monde s’est peu à peu développée et formée, marquée par la multiplication des livres et par la diffusion écrite ».

Une personne (1) nous a devancé dans la publication d’un compte-rendu en mars 2011 concernant cet ouvrage, et dont nous nous permettrons de la publier ici, avec des corrections et certains chapitres que nous avons considérablement enrichis.

Il décrivait donc ce travail comme étant un « ouvrage passionnant sur les modalités de la transmission des savoirs dans les débuts de l’islam. L’auteur montre comment la transmission orale, primordiale, laissait en même temps une place aux écrits, qui ont progressivement pris une place plus grande, sans jamais toutefois remplacer l’oralité. Il analyse d’abord la transmission orale des poésies préislamiques, pour se tourner ensuite vers l’enseignement du Qur’ân, des Hadîths, du Fiqh, de la grammaire, de la linguistique, de l’histoire et de la médecine. Il démontre ainsi comment l’islam a su faire une synthèse très originale des méthodes de transmission des civilisations environnantes, y compris hellénistiques et juives. De façon grossièrement résumée, l’enseignement oral s’accompagnait de notes, de brouillons, que les élèves ont ensuite collationné, et que les maîtres ont souvent commenté eux-mêmes. Par la suite les disciples ont organisé leurs notes en livres destinés à l’enseignement. En même temps, la cour des califes, l’apparition du papier, et le développement d’un public de lecteurs ont favorisé l’apparition de livres destinés à être lus par un grand public. Cependant, la transmission des savoirs, même sur base de livres complets, n’était toujours considérée comme valable qu’à la condition expresse d’avoir été enseignée oralement du maître à son disciple, et ce, pratiquement dans tous les domaines ».

Dans son compte-rendu, il a divisé l’analyse par chapitre, que nous citerons dans l’ordre.

Le Qur’ân : de l’oral à l’écrit (1)

Après avoir lu sur différents blogs de nombreuses approximations, erreurs ou même sottises sur l’établissement du texte coranique, il m’a paru utile de revenir plus longuement sur un livre important abordant le sujet sous l’angle du passage de l’oralité à l’écrit dans les débuts de l’slam. J’en fait donc ici un plus long résumé

Dans son étude très fouillée « Ecrire et transmettre dans les débuts de l’Islam », Grégor Schoeler s’attache à établir les rapports complexes entre la transmission orale et la transmission écrite dans les débuts du monde arabo-islamique. Il signale dès le départ que la tradition orale s’aidait souvent de notes écrites, sortes d’aides-mémoires sommaires. Il nous explique ensuite comment certaines notes ont été compilées, non dans l’optique d’établir un texte, mais dans celle d’être déclamées en vue d’un enseignement oral, toujours mieux valorisé.

1 A l’époque de la Jâhiliyya et aux premiers siècles de l’Islam,

On constate l’existence de nombreux documents écrits de type de contrat, de traité, ou encore de lettres. Parmi ceux-ci, les documents importants étaient suspendus dans la Ka’aba, en guise de publication. D’autres encore étaient gardés constamment sur soi, près du sabre. L’auteur cite les lettres de créance (ṣukûk), les concessions de terre (iqta’), les rachats d’esclaves (mukâtabât), les généalogies (nasab), les récits (akhbâr), les proverbes (amthâl), et les récits tribaux (ayyam al’arab).

En ce qui concerne la poésie archaïque, une fois créée, elle était destinée à être diffusée oralement par les râwi (pl. ruwât), qui devaient peaufiner et améliore le texte du poète. Ces transmetteurs avaient jadis l’habitude de corriger les poèmes des anciens. Lorsque les notes existaient, elles n’étaient pas destinées à la diffusion, mais à l’usage d’aide-mémoire privé, souvent inavoué. Ces pratiques sont très précocement attestées. Cependant, les grands transmetteurs ne diffusaient les poèmes qu’oralement, et la diffusion par écrit (kitâba) était très dévalorisée.

Pour ce qui est des écrits chrétiens, l’auteur pense qu’il n’existait pas de véritable livre en arabe, et que les textes sacrés existaient en syriaque. Seules quelques notes-mémo à usage privé existaient en arabe pour soutenir la diffusion orale. Plus tard apparurent cependant quelques véritables ouvrages, mais non publiés, restant privés, avec le même usage de soutien à la diffusion orale.

2 Autour du Qur’ân et des « lecteurs » (Qurrâ’)

Le Qur’ân fut d’abord récité, mais dès la deuxième période de la Mecque, il fut recueilli par des « scribes de la révélation » ( kâtib al-wahy) parmi lesquels principalement Zayd ibn Thâbit, sur des supports très divers, nommés ṣuhuf (feuilles).

Une première recension en fut ordonnée par Abû Bakr à Zayd ibn Thâbit, mais ne fut pas diffusée. D’autres recensions coexistaient, à leur propre initiative auprès d’Ubayy ibn Ka’b, ‘Abdallâh ibn Mas’ûd, Abû Musâ al Ash’arî, etc. Ce premier corpus d’Abû Bakr fut gardé par Hafṣa, fille de ‘Umar.

Il convient de noter que ces recensions n’étaient pas destinées à être lues, mais bien à être récitées, par des lecteurs-récitateurs (qâri/qurrâ’), un peu à la manière des râwi, précédemment cités. De la sorte, des différences apparurent dans les récitations et différentes compréhensions amenant des tensions.

Une deuxième recension fut dès lors ordonnée par ‘Uthmân au même Zayd ibn Thâbit, mais aidé par une commission, sur base de sa première recension. Cette fois, elle fut officiellement publiée, c’est-à-dire que le résultat en fut envoyé dans les capitales des différentes provinces (amṣâr), et que la destruction des autres versions fut ordonnée. Cette destruction fut contestée par les lecteurs (Qurrâ’), moins pour des raisons plus professionnelles que religieuses. Pendant un moment, l’un d’entre eux, Ibn Ma’sûd, gouverneur de Kûfa, a même imposé son propre exemplaire dans sa région [et selon des traditions, il valida et accepta aussi la recension dite « uthmanienne » comme le rapporte par exemple As-Suyûtî dans son Al-Itqân].

Ces qurrâ’ se permettaient, à l’instar de récitateurs de poésie, d’ « améliorer » le texte à leur goût, du moment que le sens était sauf, à leur estime…Le procédé utilisé en poésie, avec ses variantes trop libres, ne pouvait être accepté plus longtemps pour le Texte Sacré.

Le corpus ‘uthmânien, (muṣḥaf), était donc nécessaire, mais ne comprenait alors qu’un squelette illisible par quiconque ne connaissait pas le texte par cœur [plutôt : pour les non-arabophones du dialecte qurayshite]. Il ne notait en effet ni les voyelles ni les signes diacritique (ces signes, qui dans l’alphabet arabe classique, distinguent une lettre de deux, trois voire quatre consonnes différentes, mais s’écrivant de la même façon) [des chercheurs ont retrouvé des traces écrites comportant des signes diacritiques remontant déjà à une période avant l’Hégire]. Sans parler de quelques variations mineures des copies ‘uthmâniennes, ce texte permettait donc encore des lectures divergentes. Les qurrâ’ ont donc continué un certain temps de profiter d’une certaine liberté [à ce niveau].

Les « sept lecteurs » et la science des lectures

Au 10e siècle, on canonisa 7 de ces diverses façons de lire qui remontaient à 7 lecteurs du 8e siècle : Nafi’, Ibn Kathîr [à ne pas confondre avec l’exégète, Abû ‘Amr ibn al’Ala’, Ibn ‘Amîr, ‘Asim, Hamza ibn Habîb, al-Kisâ’î.

Ils étaient de la même génération que les transmetteurs de poésie (râwiyât), ayant la tendance de rectifier le texte selon la rectitude de la langue. Puis le codex ‘Uthmânien s’imposa en 750, et les lectures se figèrent dans les 7 écoles précitées.

Le développement ultérieur de cette science est caractérisé par un attachement de plus en plus fort au codex ‘Uthmânien, et par la victoire définitive de la tradition, au plus tard au 10e siècle [la Tradition, dans ses grandes lignes, était déjà bien établie dès le 8e siècle puisque de nombreux traités évoquaient déjà des consensus, les mêmes rites, corpus qurânique, mêmes obligations et « grandes » interdictions explicites, formules traditionnelles pour les invocations à réciter, etc.).

Il y eu donc une « science des lectures » qui s’est établie oralement, avec des notes éparses à usage privé qui ont suivi le même chemin que les autres sciences (telles celle du hadîth) : notes rassemblées pour expliquer oralement l’enseignement d’un maître, pour aboutir à des compilations générales de plusieurs lecteurs, les « livres de lectures » (Kutub al qirâ’at), dont les premiers compilateurs furent Abû ‘Ubayd (m. 224H) et Abû Hâtim al Sijistânî (m. 255H).

Le postulat de la transmission « par audition »

Ce postulat fondamental exigeait un contact personnel entre le maître et son disciple : al riwaya al masmû’a impliquait une transmission par audition directe, ce qui avait la valeur la plus sûre. Il existait bien des transmetteurs (ṣuḥufî) se basant sur des copies sommaires (ṣuḥuf), mais leur fiabilité était considérée comme faible (da’îf). De même, les lecteurs (mushfiyyûn) de copies du Qur’ân ne se basant pas sur un apprentissage oral par un maître étaient également déconsidérés comme peu fiables.

L’Écriture n’a jamais cessé d’être considérée comme la parole récitée de Dieu. Dès lors malgré la transcription par écrit, la parole du Livre, récitée par les qurrâ’, fut investie de la plus haute valeur, même pour le processus ultérieur de transmission, et les copies de l’Ecriture furent donc corrigées selon la lecture de qurrâ’.

3 Les débuts des sciences religieuses en Islam : Sîrah, Hadîth et Tafsîr

Ces études « scientifiques » commencent dès la première génération des « Suivants » (tâbi’ûn), ceux qui sont venus juste après les Compagnons du Prophète. Déjà auparavant, des Compagnons (sahâba) prenaient des notes à l’occasion sur des tablettes (awâh) ou autres supports. Cette pratique devint systématique dans le dernier quart du 7e siècle, avec des enquêtes auprès des compagnons survivants, leurs enfants, et même parfois des plus humbles de la maisonnée (par al-Zuhrî, e.a.).

Un enseignement académique pris ainsi forme à Médine et à la Mecque, puis à Basra et Kûfa, suivant l’expansion de l’empire.

Le premier d’entre ces savants fut ‘Urwah ibn al-Zubayr (23 H – 94 H). Son père est Compagnon et cousin du Prophète, sa mère fille d’Abû Bakr, son frère ‘Abd Allâh ibn al-Zubayr, et sa tante ‘Aîsha (cette dernière fut la source de 2/3 des ahâdîth dont il a donné la source). Il enseignait en public et en famille, et rassemblait les données selon le contenu (divorce – talâq ; divorce par la femme – khûl’, pèlerinage -hajj, etc., …). Cette méthode est appelée taṣnîf. Il faisait répéter ses ahâdîth par ses enfants, méthode qui sera institutionnalisée plus tard sous le nom de mudhâkara. Ce savant, premier enquêteur essentiel auprès des sources les plus directes, avait écrit des lettres (il avait notamment écrit pour le calife ‘Abd al-Malik un texte destiné à son usage privé et non à la publication), et quantité de notes, qu’il a rassemblées, avant de les brûler finalement. Ce sont donc ses fils qui transmirent son enseignement, oralement, mais à l’aide de notes également, ces dernières aboutissant finalement par un lent processus à des textes systématiques (ṭaṣnîf) au milieu du 8e siècle. On lui a imputé la paternité d’ouvrages qui furent en réalité composés tardivement d’après son enseignement oral, lui-même n’ayant [probablement] jamais rien publié par écrit. On peut le considérer comme le fondateur de l’école historique médinoise. Parmi ses disciples principaux : son fils Hishâm (m.146 H), Abû l-Aswad Yatîm ‘Urwah , et al-Zuhrî (m.124 H).

Les premiers taṣnîf furent écris par Ma’mar ibn Râshid, Ibn Juray, Mâlik ibn Anas et Ibn Ishâq (m.150 H).

En même temps, parmi d’autres à la Mecque, Mujâhid ibn Jabir (21 H -104H), fut lecteur, faqîh, muhaddith, (traditionniste), et exégète du Qur’ân (en élève d’Ibn al ‘Abbâs). Son seul disciple par audition fut al-Qassîm bin Abî Najîh, qui a pris des notes et a transmis l’enseignement du maître. Cependant, les disciples de al-Qassîm ont recopié ses notes (kitâb) en omettant d’avouer leur procédé fréquent mais vu comme peu fiable (transmission par écrit = kitâba), c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas entendu l’enseignement : cette omission est considérée comme une tricherie (tadlîs). La pratique de la copie était plus fréquente à la Mecque qu’à Médine. Il y eut également des cas complexes dans lesquels les élèves-auditeurs ne prenaient pas de notes, puis enseignaient plus tard à l’aide de notes empruntées-copiées par d’autres auditeurs ou à l’aide des notes du maître lui-même.

Nous en venons maintenant aux premiers élèves des premiers enseignants, parmi lesquels se distingue al-Zuhrî (5O H – 124 H) : ce fut le début du processus de consignation par écrit des traditions.

Al-Zuhrî, traditionniste, jurisconsulte, spécialiste des Maghâzî(histoire des expéditions), a suivi plusieurs cours, principalement celui de ‘Urwah, et a procédé à une véritable enquête minutieuse et systématique chez les Anṣâr à Médine, recueillant les moindres détails, prenant probablement des notes. ce sont ses élèves qui, de son vivant ont directement copié et compilé ses notes, créant de la sorte une nouvelle méthode de transmission, la munâwala, non reconnue , mais très utilisée. Il y eu ses brouillons, les copies de ses élèves, et ses collections officielles sur ordre de la cour : c’est la première grande compilation, celle qui rompt le tabou d’écrire un autre écrit religieux que le Qur’ân [en réalité de très anciennes traditions indiquent que le Prophète autorisa de mettre par écrit ses ahadiths une fois que ses compagnons étaient capables de faire la différence d’avec le Qur’ân, de même que pour différents traités ou contrats de différents types, et le Qur’ân lui-même n’interdit pas cela].

Une fois la porte ouverte, le tabou tomba également à Médine. Deux de ses disciple principaux, Ibn Isḥâq, historien, et Mâlik Ibn Anas, juriste, compilèrent en chapitres systématiques (muṣannafat) les domaines les intéressant. Quant à lui, il n’a rien gardé pour lui, ses compilations étant destinées à l’usage privé du calife. Il n’en reste que des témoignages indirects via le Muṣannaf de ‘Abd al-Razzâq (m.211 H), dans sa section Kitâb al-Maghâzî.

Il revient à Ibn Isḥâq de présenter le tout dans un ordre chronologique, comme un historien, alors qu’auparavant il s’agissait d’un recueil disparate de Hadîth sans ordre logique.

 

Le Qur’ân de l’oral à l’écrit (2) : les sciences islamiques  

4 Cour et littérature

Dans la diffusion et la transmission du savoir, les chapitres précédents ont mis en lumière le rôle très secondaire de l’écriture, simple aide-mémoire soutenant l’oralité. Les disciples devaient dès lors effectuer de longs voyages pour recueillir l’enseignement directement auprès de leur maître. Des copies de leurs notes, disparates, furent réclamées par les Califes Omeyyade à leur usage privé. Il y eu également des échanges épistolaires par lesquels les savants répondaient aux questions du calife (Lettres de ‘Urwah). Enfin la cour fit rassembler des compilations. Le même processus de compilation s’effectuait en parallèle pour des textes historiques et poétiques. En ce qui concerne les textes religieux, il y eut cependant beaucoup plus d’hésitation, certaines notes furent parfois copiées, puis brûlées, puis reconstituées selon les aléas des scrupules tant des religieux que de certains califes. A la chute des Omeyyades, beaucoup de ces notes disparurent, [mais il en reste une partie, notamment les lettres de ‘Urwah].

Les secrétaires de l’administration et leur rôle littéraire

Entre-temps était née, à la cour, une nouvelle classe sociale d’érudits, les scribes, pour la plupart non-arabes, souvent perses, qui formaient la chancellerie « diwân al rasâ’il ». Ils tendaient à transformer l’empire sur le modèle (institutions et valeurs) de l’ancien empire iranien sassanide mais en arabisant toute l’administration. Ils se basaient sur livres en pahlavî (langue des Sassanides), qu’ils traduisaient ou adaptaient en arabe.

Ils ont ainsi composé des lettres au calife (ou à son ministre) sur différents sujets comme la chasse, l’administration, les échecs, etc. Cette prose en arabe très soigneusement écrite était destinée à attirer l’attention du Prince sur les qualités littéraires de leur auteur, alors qu’auparavant les lettres étaient seulement utilitaires, pragmatiques. Ce fut le début de la prose artistique arabe.

Les traductions d’ouvrages du pahlavi en arabe commencèrent sous les abbassides (‘Abd al Hamîd, Ibn al-Muqaffa’).

Le plus important fut Ibn al-Muqaffa’ (m.139 H). Sa traduction du Livre des Rois sera à l’origine du Shâhnamâh de Firdawsî [m. au 11e siècle de l’ère chrétienne, entre 1019 et 1026). Il traduisit également un abrégé de logique aristotélicienne (écrit en pahlavî pour un des derniers shah sur base d’un texte des nestoriens, en syriaque). Son  « Kalilâ wa-Dimma », sorte de « miroir des princes » venu des Indes via l’Iran, n’est pas une simple traduction mais une adaptation considérablement enrichie et très soigneusement composée en arabe. On considère son ouvrage comme le premier chef d’oeuvre de la prose littéraire. Il fit également oeuvre d’auteur original en composant des ouvrages comme son Épître sur les courtisans, à l’attention de al-Mansûr.

Les califes ont joué un rôle moteur, se considérant autant comme les successeurs du Prophète Muhammad que les héritiers des sassanides. Ils eurent à cet égard une politique culturelle forte.

Il faut noter ici la grande différence entre les auteurs religieux arabes, simples transmetteurs, dont les écrits étaient privés, aide-mémoires d’une transmission orale, et ces nouveaux auteurs de la cour, composant eux-mêmes des ouvrages destinés à être diffusés et lus.

L’influence des milieux princiers sur les savants traditionnels

De même que fut demandé par la cour une anthologie de la poésie, la cour fit apparaître des ouvrages organisés selon les chapitres systématiques s’appelant muṣannafât, selon la méthodologie du taṣnîf : ils concernent les domaines de la loi, de l’exégèse, de la tradition, de l’histoire, et de la philologie. Le premier à le faire fut Ibn Isḥâq, dans son Grand Livre – al kitâb al-kabîr -, disparu, mais dont il reste des traces chez Ibn Hishâm (m.218 H), dans son Kitâb Sirât Rasûl Allah, et chez d’autres transmetteurs comme al-Ṭabarî.

Ibn Isḥâq est le premier à réellement rapporter les traditions dans l’ordre chronologique, mais également à les présenter, faire des liaisons, bref, à réaliser un tout littéraire. Ces ouvrages ont été « provoqués » et motivés pour et par les besoins de la cour, et ne viennent pas spontanément chez les premiers savants, peu enclins à cette à cette approche systématique et à écrire.

L’émergence de nouveaux écrits « scientifiques »

C’est donc la cour qui a éprouvé le besoin de posséder des ouvrages lisibles, consultables, des livres qui épargnaient la charge de devoir apprendre en assistant aux séances orales des savants. Et ce, dans tous les domaines. Le premier ouvrage fut, très significativement, relatif aux impôts, le Kitâb al kharâj d’Abû Yûssuf Ya’qûb (m.182 H) [qui nous renseigne déjà sur une Tradition bien établie et consensuelle sur les grandes lignes de l’Islam]. Les ouvrages de ce type se présentaient souvent sous forme de lettres, avec toute sa beauté littéraire propre à la cour.

Un autre domaine nécessitant l’écriture d’ouvrages fut les polémiques autour du pouvoir et de l’hétérodoxie, également présentées sous forme de lettres « risâla » (contre les qadarites, par exemple, à la fin du premier siècle de l’Hégire). Progressivement la risâla scientifique a pris la forme de la risâla littéraire et est passée du domaine privé (à l’attention spécifique du destinataire de la cour) au domaine public (recopiable et lisible par tous).

5 L’esprit de Système : le taṣnîf

Les premiers ouvrages de compilation (muṣannafât) divisés en chapitres systématiques, ont commencé au milieu du 8e siècle. Des savants traditionnels en imputent l’origine aux querelles idéologiques entre sunnites, shi’ites et kharidjites. Cela fut fait pour les hadîths juridiques, les hadîths proprement dits, Sîrah et Maghâzî, l’exégèse, l’histoire, la philologie, la théologie. Ils sont nés, comme les recueils de poésies, sous l’impulsion de la cour [en partie mais pas que].

La publication orale

Les muṣannafât se faisaient selon la procédure traditionnelle, oralement, avec des notes privées, ensuite reprises par les maîtres ou leurs disciples. Dans le cadre de la primauté donnée à l’oralité, ces notes étaient dévalorisées. En Irak, jusqu’au 9e siècle, on avouait peu les notes. A Médine et dans le Sud, par contre, dès la moitié du 8e siècle, la fixation par écrit de la tradition était réputée licite de façon générale (les documents destinés à la cour ayant toujours fait l’objet d’un avis spécifique).

Ibn Isḥâq et le « livre des campagnes » (de Muhammad) « Kitâb al-Maghâzî »

Ses disciples (morts autour de 800 H), notent soigneusement qu’ils ont entendu et, pour certains, copier l’ouvrage que le maître a collationné et signé de sa main. Salama b. al Faḍl aurait reçu ses notes. La copie de la cour, quant à elle, a disparu. Tout ce qui en subsiste vient des transmissions multiples et différentes par les disciples.

Mâlik bin Anas et le « Muwaṭṭa’ »

Mâlik (m.179 H) de Médine a compilé un recueil classé systématiquement, y compris les avis juridiques des Suivants et de lui-même : le Muwaṭṭa’ (voie aplanie). Autrefois, on parlait du Muṣannaf de X ou de Y, avec des subdivisions nommée livres (kitâb) : kitâb al-hajj, kitâb al-hudûd, kitâb al-târîkh, kitâb al-Maghâzî, etc., portant sur des domaines spécifiques comme le pèlerinage, les campagnes, l’histoire, etc. Si Mâlik avait bien l’intention de produire un livre, et non des notes privées, ce sont ses élèves qui lui ont donné sa forme définitive. Le maître faisait réciter ses élèves, il écoutait et contrôlait leur récitation (procédé du qirâ’a ou ‘arḍ). Ou encore, il lisait lui-même à haute voix aux élèves (procédé de la samâ : audition). Enfin, il a pu remettre un exemplaire corrigé par ses soins : munâwald. Ces trois modes différents de transmission expliquent les nombreuses divergences entre les versions recueillies, dont on a gardé trace [en plus du fait que l’imâm Mâlik lui-même a révisé son recueil en y apportant ses propres corrections, d’où les différences constatées dans les copies réalisées par ses disciples].

Le cas de l’exégèse : Tafsîr

Ma’mar b.Râshid (m.154 H) nous a transmis son Tafsîr et son Jâmi’ via son disciple ‘Abd al-Rajâq, de la même manière que d’autres auteurs du milieu du 8e siècle, comme le Tafsîr de Muqâtil ibn Sulaymân (m.150 H). Ces textes démontrent un niveau avancé d’élaboration et d’ordonnancement, et d’une transmission orale et/ou écrite préexistante sur laquelle ils se sont basés, ce qui montre bien que les thèses hypercritiques (en milieu orientaliste) ne sont pas très crédibles.

L’histoire de l’Empire

Il s’agit de monographies sur des événements particuliers ou sur les conquêtes, ou sur la guerre civile (là, les auteurs sont souvent des « shiites »). Le pas vers le muṣannaf est franchi par le « Livre sur l’Apostasie et les conquêtes » de Sayf Ibn ‘Umar. La transmission se faisait aussi oralement, mais le procédé de simple copie (kitâba et wijâda) était plus courant. Ainsi, At-Tabarî a recueilli beaucoup de copies sans en avoir reçu l’audition.

La théologie

Les traités sur des sujets particuliers apparaissent aussi dès cette époque, mais surtout chez les mu’tazilites et leurs opposants, et déjà avec les imâms Abû Hanîfa (80 H – 150 H) et Jâ’far as-Sâdiq (83  H – 148 H), – qui étaient de la dernière génération de ceux qui ont pu rencontrer des Compagnons du Prophète – qui réfutent aussi bien les qadarites que les mujassima (anthropomophistes) ou ceux qui rejettent (nient) les Attributs Divins (dont les Jahmites qui suivaient Jahm ibn Safwan – m. 128 H -). De même, ils avaient accès à la science et à la transmission du savoir de la famille prophétique, et furent des partisans, non seulement de l’imâm ‘Alî, mais aussi de Abû Bakr, de ‘Umar, de ‘Uthmân et de ‘Aîsha. En effet, l’imâm Jâ’far est le fruit de la descendance de l’imâm ‘Alî et de Fatima d’une part, ainsi que d’Abû Bakr d’autre part via sa mère Umm Farwah bint al-Qassîm (qui avait pour père le grand juriste Al-Qassîm, qui enseigna à l’imâm Jâ’far et qui était le fils de Muhammad Ibn Abû Bakr, et elle avait pour mère Asmâ’, la fille de Abd’ar-Rahmân ibn Abî Bakr), – descendant ainsi par 2 fois de la lignée d’Abû Bakr -, et a étudié aussi auprès de ces 2 familles, tout en leur témoignant un profond respect. A leur époque déjà, le Qur’ân était entièrement compilé et faisait consensus, les pèlerinages à la Mecque et à Médine étaient attestés, les disciplines comme le tafsîr, le Hadith, la Sîrah, le tasawwuf, la langue arabe, le fiqh, etc. étaient déjà établies et enseignées dans des cercles de science. Mais déjà avant eux, le grand-père de l’imâm Jâ’far, ‘Alî ibn Hussayn Zayn al-Abidin (appelé imâm as-Sajjâd), né en 38 H et mort en 95 H, contemporain des Compagnons du Prophète -, avait déjà laissé un sublime recueil d’invocations nommée Al-Sahifa al-Sajjadiyya, – comportant des éléments importants de théologie, de ‘ilm al-kalâm, de rites et de spiritualité -, de même qu’un livre de droit appelé Risalat al-Huqûq. L’éminent traditionniste et jurisconsulte Al-Zuhrî (déjà évoqué dans le compte-rendu) fut l’un de ses plus fervents admirateurs, le qualifiant « l’ornement des fidèles/adorateurs » et rapporta un certain nombre de ahadiths de lui. Le fils de l’imâm As-Sajjâd, – Zayd Ibn ‘Alî (+- 80 H – 122 H), qui était aussi le frère de Muhammad al-Baqîr, l’oncle de Jâ’far as-Sâdiq et le Compagnon de l’imâm Abû Hanifa, dicta à ses disciples et enfants plusieurs recueils et traités dont Al-Majmû’ (surnommé Musnad ul-Imâm Zayd, qui est un recueil de ahadîths), Tafsîr Gharîb ul-Qur`ân (une exégèse du Qur’ân), Manâsik ul-Hajj wa-l-‘Umrah (un traité juridique concernant le Pèlerinage à La Mecque) et al-Majmû’ ur-Rasâ`il wa Kutub ul-Imâm Zayd (qui rassemble tous les traités et épîtres composés par l’Imâm Zayd), et là encore, on observe que le Qur’ân et la notion de Sunnah (Tradition prophétique), de même que le savoir transmis par les Ahl ul Bayt (famille/descendance du Prophète) et des Compagnons dignes de confiance, étaient déjà bien établies, de même que le rang éminent et la justice caractérisant Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân et ‘Alî dans la bouche-même des éminents imâms tels que ‘Alî Zayn ul Abidîn (fils de l’imâm Hussayn, – petit-fils et contemporain du Prophète Muhammad), Muhammad al-Bâqîr, Zayd ibn ‘Alî et Jâ’far as-Sâdiq.

Pour Abû Hanifa, ses enseignements furent consignés dans plusieurs traités et recueils, dont al-Fiqh al-Akbar (qui expose la doctrine théologique en Islam avec aussi quelques éléments de ‘ilm al-kalâm), al-Fiqh al-Absât, Âlim wa’l-muta‘allim, At Tarîq Al Aslam Musnad Imâm ul A’zam Abu Hanifa (qui contient 500 ahadîths) et Kitâb ul-Âthâr (transmis notamment par ses disciples proches et directs que sont Muhammad al-Shaybanî et Abû Yûsuf, compilant environ 70 000 ahadiths). On rapporte que l’imâm Abû Hanifa avait plus d’une centaine de disciples spécialisés dans le fiqh et le hadîth, parmi lesquels Muhammad al-Shaybanî et Abû Yûsuf. Pour Al-Shaybanî, on lui doit des ouvrages comme Al-Mabsût, al-Jami al-Kabir, al-Jami al-Saghir, al-Siyar al-Kabir, al-Siyar al-Saghir et al-Ziyadat. dans lesquels il aborde divers domaines tels que l’éthique, la théologie, l’économie, le droit, les relations internationales, les sciences militaires et politiques liées à la guerre, à la paix et à l’Etat, etc., à partir du Qur’ân, de la Sunnah et des avis des Compagnons et de leurs disciples. Pour Abû Yûsuf, citons ses travaux comme le Kitâb al-Radd ‘Ala Siyar al-Awza’i, le Kitâb Ikhtilaf Abi Hanifa wa Ibn Abi Layla, son Ussûl al-fiqh et son célèbre et fameux Kitâb al-Kharâj.

Tout ceci nous permet de conclure que dès la fin du 1er siècle de l’Hégire, le corpus qurânique, les recueils de ahadiths, les pratiques communes sur le plan du culte, les questions liés au droit, les piliers de l’Islam et de la foi, faisaient déjà « consensus » et étaient bien établis et fixés, tout comme pour diverses disciplines et sciences (y compris le tasawwuf avec le compagnonnage avec des maîtres spirituels pour y apprendre la gnose spirituelle, l’adab, l’ascétisme, la maîtrise de l’âme, etc.).

Au VIIIe (8e) siècle une littérature de l’école pour l’école

Ce n’étaient pas au départ des livres véritables, mais de simples notes, dont aucune ne nous est parvenue dans sa forme primitive. Cependant ils ont abouti pour certains à des œuvres au sens plein. Les muṣannafat constituent ainsi un genre intermédiaire entre les notes et les livres : fichiers bien ordonnés pour certains, œuvre aboutie chez Ibn Isḥâq, destinés dans les deux cas à être lus pendant les cours ; Il faut noter la similitude avec le « grammata » des grecs qui avaient la même littérature d’école plutôt destinée à être lue à haute voix.

Les vestiges du mouvement du taṣnîf du VIIIe (8e) siècle

Aucun ne subsiste sous sa forme primitive [du moins, les manuscrits sont pour l’instant inaccessibles aux chercheurs ; mais il reste encore des centaines de milliers de manuscrits à explorer et à étudier pour les chercheurs, et d’autres qui sont peut-être dans des bibliothèques privées et donc « fermées » au public et inaccessibles aux chercheurs], mais bien en résumés, en extraits, et citations par les disciples des disciples.

Par exemple : Le Livre des campagnes d’Ibn Isḥâq (m.149 H) survit par un résumé expurgé, avec ajouts et commenté par Ibn Hishâm (m.218 H), qui l’a reçu de ses disciples égyptiens : le Kitâb Sîrat Muhammad. Il survit également par Aḥmad ibn ‘Abd al Sabbâr al ‘Ûṭaridî, qui a transmis les ajouts, extraits d’autres traditions du disciple d’Ibn Isḥâq : Yûnus ibn Bukayr (m.199 H), Ziyâdât Yûnus fî Maghâzî Ibn Isḥâq ou encore par le Târîkh de at-Ṭabarî (m.310 H) qui puise abondamment dans cette source, y compris dans les passages exclus par Ibn Hishâm. Et enfin par de multiples ouvrages via différents transmetteurs dont on constate des divergences parfois considérables.

Autre exemple : Le Muwaṭṭâ’ de Mâlik , dont de nombreuses recensions viennent de disciples ou des disciples des disciples (Yaḥyâ ibn Yaḥyâ al-Masḍmûdî ; ou Muhammad ibn al Ḥassan al Shaybânî qui y ajoute des commentaires ḥanafites) et dont on trouve également de nombreuses citations d’ouvrages s’y référant (Mudawwana de Saḥnûn -m . 240 H).

Les recueils canoniques de Traditions du IXe (9e) siècle

L’auteur en arrive aux « 6 livres »

Ci-après un petit rappel ne figurant pas dans le livre :

Bukhârî (m. 256 H) : Al Jâmi’ as-Ṣaḥîḥ 2762 ahâdîth + variantes = 7397

Muslim (m. 261 H) : Al Jâmi’ as-Ṣaḥîḥ 4000 ahâdîth + variantes

Abû Dawûd (m. 275H) : Kitâb as-Sunân, 5273 ahâdîth

Tirmidhî (m. 279 H) : Kitâb al Jâmi’, 3956 ahâdîth

Nasâ’î (m. 303 H) Kitâb as-Sunân, 2800 ahâdîth

Ibn Mâjah (m. 273 H) Kitâb as-Sunân, 4341 ahâdîth

auxquels on ajouta Aḥmad ibn Ḥanbal (m.241H) Musnad, 28.000 ahâdîth.

 
Tous dictaient et enseignaient leurs ouvrages oralement (samâ’, qirâ’a, etc.) et n’avaient pas donné une forme définitive à leurs ouvrages. Ils enseignaient leurs ouvrages à un grand nombre de disciples, dont très peu en réalité l’entendaient en entier et se souciaient de transmettre l’ouvrage. Certains transmetteurs n’ont pas tout entendu ; c’était devenu trop volumineux. D’autres voies ont donc été pratiquées : la transmission d’une copie collationnée (munâwala) ou la transmission par lettre (‘ijâza) qui évitait un long voyage au disciple. En ce qui concerne Bukhârî, très éloigné, le seul disciple à avoir tout entendu était al Firabrî de Bukhâra, lequel est à l’origine de l’édition critique écrite en 701 H d’al Yunînî, sur laquelle se basent nos éditions imprimées. Ce sont tous des livres scientifiques d’école destinés à l’école, et, par conséquent, ce qu’il en est advenu à travers les versions fragmentées des multiples disciples a considérablement varié avant leur mise par écrit définitive pour des lectures hors école.

Rappelons qu’avant l’imâm Ahmad, – et donc avant al-Bukharî qui était son élève -, nous avions des recueils et transmetteurs de ahadiths comme ‘Alî Zayn ul Abidîn, Hammam ibn Munabbih (m. 101 H), Saʿîd Ibn Abî ʿArūba al-Basrî (70 H – 155 H), Abû Hanifa, Jâ’far as-Sâdiq, Mâlik, As-Shafi’î (avec al-Musnad al-Shafi’i), ʽAbd al-Razzâq al-Sanʽani (126 H – 211 H), Ibn Abi Shayba (159 – 235 H), Abû Yûsuf, Al-Shaybanî, etc.

6 La naissance des sciences grammaticales et philologiques

Elle a eu des rapports très étroits avec l’exégèse qurânique :

1° La lexicographie a commencé dès les premiers temps avec Nâfi’ (m. 65 H) qui interrogeait Ibn ‘Abbâs, cousin du Prophète sur des mots qurâniques et reçu de sa part un synonyme, avec un vers de la poésie arabe considérée comme référence (shâhid).

2° la grammaire commença également très tôt : Abû l-Aswad al Du’âlî (m. 69 H), gouverneur de Kûfa, sur ordre du Calife ‘Alî (considéré traditionnellement comme étant une référence dans la langue arabe et dans la rhétorique), met au point les principes élémentaires de la grammaire arabe pour une lecture correcte du Qur’ân. ‘Alî approuva aussi la recension uthmanienne du corpus qurânique (cf. Ibn Abî Dawûd dans son Kitâb al-Masahif et As-Suyûtî dans Al-Itqân).

Les particularités des écoles de Basra et de Kufa

L’école de Basra soumettait à une analyse rationnelle les matériaux transmis à l’étude, par la méthode de l’analogie (qiyâs). Elle a développé une linguistique ; ce sera au milieu du 8e siècle qu’un savant de Basra , ‘Isâ ibn ‘Ûmar al-Thaqafi (m. 149 H) compilera des livres de grammaire.

De son côté, l’école de Kûfa en reste à la philologie, à une transmission se voulant fidèle, proche de la transmission dans les sciences religieuses.

Al Khalîl b.Ahmad (m.160 H) , auteur d’un livre sur la grammaire ?

Ce disciple d”Isâ b.’Ûmar al-Thaqafi a enseigné la grammaire et écrit dans d’autres domaines. Le « Kitâb » de Sibawayhi (m. 18O H) est le premier livre , exposé développé et systématique de la grammaire arabe, rédigé par lui-même. Il entre dans la catégorie des muṣannafât, mais les chapitres y sont ordonnés dans un système et une logique cohérente. Ecrit pour être lu, avec renvoi à d’autres passages du livre, etc. Il ne se réfère pas à une lignée de transmission, mais est écrit en son propre nom, même s’il cite, de façon moderne, ses sources.

Le Kitâb et les études grammaticales ultérieures Kitâb Sibawayhi, « Qur’ân de la grammaire » fut soumis à un processus permanent d’exégèse et d’explications, et transmis par lecture devant d’autres maîtres (lui étant mort prématurément sans disciples). Naquit ainsi, après lui, un isnâd (chaîne de transmission), que l’on retrouve au début des livres , comme plus tard dans les ouvrages de hadîth et de fiqh : les riwâyât (liste de transmetteurs).

La lexicographie

Les lexicologues s’occupent de « la parole des arabes et de leurs expressions rares ». Le plus ancien est le Kitâb al ‘Ayn : dictionnaire complet en langue arabe. Audition et transmission étaient fondamentales, la langue la plus pure devant être recueillie par audition des bédouins : ces derniers, lors des querelles linguistiques des savants, étaient régulièrement consultés et écoutés comme arbitres.

Le ṭaṣnîf dans la lexicographie

Les premiers recueils « livres des raretés du langage » étaient accumulés en désordre. Les muṣannaf, classement systématique en fonction du contenu : gharîb al muṣannaf, kutub al ṣifât, kutub fi ma’rifat asmâ’ al-ashyâ’, etc. Le plus ancien est de Abû ‘Ubayd (m. 138 H) : gharîb al muṣannaf, dont l’habileté littéraire est renommée. Il compilait sur manuscrits, sans audition préalable. Par contre, ses propres ouvrages furent transmis par qirâ’a. Tout un public de lecteurs, plus large que celui de la cour, était né. La réticence des savants persista cependant.

Le Kitâb al-‘Ayn et le problème de son auteur

Al-Khalîl ibn Aḥmad en est le père spirituel, mais son disciple al-Layth (m. 200 H) est celui qui a recueilli et rassemblé les fragments pour en rédiger un livre : c’est donc lui l’auteur, sur base de l’enseignement du maître et d’autres sources. Son livre fut ensuite transmis et publié ultérieurement.

 

Le Qur’ân de l’oral à l’écrit (3) conclusion

7 Lire ou entendre les livres

L’apparition du papier (kâghad) en Orient date de la fin du 8e siècle . Auparavant, on utilisait des papyrus (qirṭâs) ou des parchemins (raqq) : c’est un des facteurs de développement de la production littéraire au 9e siècle.

Al-Jâḥîẓ et le livre destiné à des lecteurs

Au 9e siècle, il y a de nombreux auteurs écrivant des livres pour un vaste public de lecteurs. Al-Jâḥîẓ (m.255H) en produit en masse (200 titres dont 30 subsistent et 50 restent à l’état de fragments) Il y a un titre précis, souvent avec avant-propos ou une introduction destinée à un notable : Kitâb al Ḥayawân ; Kitâb al Bukhala’ ; Kitâb al Bayân wa-l-tabyîn ; risâla fî manâqib al-turk et autres risâlat. Ce dernier terme « risâl », signifiant « épitre » au départ, a fini par désigner des petits ouvrages, monographies, essais, ou autres. Un éditeur, Harûn, en a même publié un recueil : les Jâḥiẓiana. Al-Jâḥîẓ travaillait avec un copiste (warrâq), Zakariyya’ ibn Yahiâ ibn Sulaymân. Il chante les louanges des livres (tu apprends en un mois plus que tu ne pourrais apprendre de la bouche des hommes en un siècle). Les hommes de lettres (adîb/udabâ’) du 9e siècle continuent la tradition des écrivains-secrétaires du siècle précédent. Si Sahl ibn Harûn (m.251 H) traduisait du persan en arabe, et appartenait au mouvement shu’ûbite ‘ revendication de l’égalité entre croyants de tous les peuples, arabes ou non), Al-Jâḥîẓ, lui, une génération plus tard, préférait des thèmes arabes, et plus littéraires.

Ibn Qutayba (m.276 H) était autant homme de lettres, adîb, qu’érudit (‘alîm) et était un encyclopédiste comme Al-Jâhiz.

L’évolution vers le livre véritable dans les sciences traditionnelles

Les savants continuent la méthode traditionnelle de transmission, et ce sont les notes de leurs élèves qui sont mises en forme une ou deux générations après. Ce phénomène est surtout observé pour les ahâdîth.

L’historiographie : dans ce domaine par contre, des historiens ont reconnu les avantages du livre : ibn Hishâm et at-Ṭabarî (m. 310 H) transforment ce genre en véritable littérature, dans le cadre d’une transmission écrite, accessible à un vaste public.

L’histoire littéraire et la poésie.

C’est dans cette période décisive du 9e-10e siècle que se réalise la recension définitive des textes poétiques et celle des matériaux narratifs et des données historico-biographiques. La recension définitive de la poésie archaïque et omeyyade sous forme de dîwâns se fit par des « éditeurs-transmetteurs » dont le plus important est al-Sukkarî (m. 257 H). Parmi eux, un seul dîwân de tribu est resté : celui des Hudhaylites ; auparavant, les écrits étaient scolaires. On fit de même pour les contemporains, les muḥdathûn. A cette époque, les poètes ne publiaient pas encore eux-mêmes, – ils le firent principalement à partir du 11e siècle -, mais par des transmetteurs devenant souvent éditeurs.

Les recueils de traditions.

Les traditionnistes finirent par admettre la diffusion écrite de leur ouvrage à la condition que le texte fût lu et contrôlé par l’auteur ou un transmetteur autorisé (condition qui n’était pas toujours respectée).

Les manuels.

Au 9e siècle apparaissent les premiers manuels de littérature arabe : Gharîb al muṣannaf, Gharîb al-hadîth, Kitâb al Nabât, Adab al Kâtib, …

La réaction contre l’abandon de la transmission par audition.

Ibn Qutayba, grand auteur cependant, estimait que toute science doit être transmise par audition. De même, al Azharî (m. 370 H), qui notait que le ṣuḥufî, n’ayant connaissance que des cahiers (ṣuḥuf), se trompait souvent dans la position des points diacritiques, car il n’avait pas entendu les mots. Ce qu’ils écrivent était considéré comme de faible valeur, à utiliser par les ignorants. Cela vient de l’usage d’écrire sans voyelles, ni points diacritiques, jusqu’à cette époque, générant beaucoup d’erreurs.

La transmission par audition dans l’enseignement et la médecine.

Cette réaction vers un enseignement oral atteignit cette « science ancienne » (Ulûm Qadîma) venue aux arabes par le mouvement de traductions au milieu du 8e siècle jusqu’au 11e siècle. Déjà à Alexandrie, les livres étaient lus à haute voix et commentés. Cette méthode subsistait au 11e siècle : le disciple récitait devant son maître le chapitre à étudier, le maître commentait chaque passage et dictait ses commentaires aux autres disciples. Ibn Butlân (m.453 H) défendit contre Ibn Riḍwân cet enseignement oral. Si l’argument principal était dans les faiblesses de l’écriture arabe, la motivation première semble plutôt être le contact direct et le contrôle permanent de la transmission, rendu impossible par le livre.

Conclusion

La littérature arabe s’est développée de façon tout-à-fait singulière. A l’origine, un livre unique, le Qur’ân. Autour de ce texte établi définitivement au 7e siècle (1er siècle de l’Hégire), autour des dits et de la vie du Prophète, autour de l’arabe (langue de la révélation), s’organisèrent des activités d’enseignement et de collectes de données déjà au 7e siècle (vers la fin du 1er siècle de l’Hégire). Cependant pendant environ 100 ans la transmission de ce savoir se fit principalement par voie orale du maître au disciple, avec intervention de l’écrit (support-brouillon-note) s’accroissant au fil du temps. Le livre pour lecteurs apparut au milieu du 8e siècle, sans freiner la prédominance de l’oralité dans la transmission.

Les antécédents se trouvent dans la transmission orale des poésies préislamique (riwâya), science des arabes. S’y ajoute la chaîne de transmission (isnâd) qui a pour modèle la pratique talmudique des juifs (200-500 AD). Les écoles alexandrines tardives procédaient également à une transmission commentée orale des textes écrits pour les écoles.

Le système islamique de transmission du savoir apparaît comme une synthèse d’éléments issus de trois cultures arabes, juive et hellénistico-chrétienne qui ont imprimé ensemble leur marque à la culture islamique.

Le cours dicté s’est conservé jusqu’à une époque tardive. Ce n’était pas la possession du manuscrit, mais la participation à l’audition qui autorisait de transmettre l’ouvrage. La séance pendant laquelle un recueil de hadith était lu était une cérémonie dans laquelle les auditeurs étaient liés de manière directe et personnelle, par la chaîne ininterrompue, au Prophète, de même que par la piété, l’humilité, la révérence et le scrupule à l’écoute d’un hadith remontant jusqu’au Prophète. L’auteur illustre l’importance du « mot articulé » par deux traits : l’impression bouleversante de la récitation liturgique du Qur’ân sur les auditeurs, et le fait que les juristes musulmans ne reconnaissent l’écrit que s’il est confirmé oralement par deux témoins jugés fiables.


Notes :

(1) Par l’auteur du blog : http://lectures-orients.over-blog.fr ; à la fin de son compte-rendu, l’auteur – que nous remercions chaleureusement au passage – suggère aux lecteurs la lecture d’un ouvrage complémentaire publié par François Déroche, intitulé Le livre manuscrit arabe – Préludes à une histoire (Bibliothèque Nationale de France, 2005) qui reprend l’autre facette de cette étude, en quelques aperçus passionnant et bien illustrés sur les manuscrits anciens.
Et pour certaines références plus précises concernant les données historiques et scientifiques les plus récentes dans le domaine de l’islamologie, nous renvoyons les lecteurs à notre étude critique intitulée Mise au point sur le livre « Le Coran des historiens » (2019) de Ali Amir-moezzi et Guillaume Dye, publié le 27 novembre 2019 (et mis à jour le 22 juin 2020) : https://editions-hanif.com/mise-au-point-sur-le-livre-le-coran-des-historiens-2019-de-ali-amir-moezzi-et-guillaume-dye/


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