Réflexion sur le concept d’emprunts de la civilisation islamique

Si une forme de savoir exogène à une civilisation donnée peut s’introduire et être intégrée à l’episteme, au paradigme de cette même civilisation, nous pouvons par là même conclure que les « emprunts » que la civilisation musulmane a fait d’autres civilisations qui l’ont précédée n’a en soi rien de négatif. Quand bien même l’on peut contester la proposition « les musulmans n’ont rien inventé » par sa fausseté sur le plan de la réalité historique, l’idée même que la civilisation musulmane a repris des « chantiers » scientifiques dont l’origine peuvent être grecques, indiennes, persanes, etc. ne discrédite aucunement l’Islam comme fait civilisationnel. Cela vaut aussi bien pour la médecine, que l’architecture, la logique, les mathématiques, l’astronomie, la chimie, la physique expérimentale, etc. On n’a jamais vu, par exemple, une civilisation qui s’est développée isolément des autres, de façon hermétique à toute influence ou emprunts. Même la civilisation grecque, dont l’Occident s’est réclamé pour établir sa philosophie et sa scientificité dite moderne, n’est pas apparue ex nihilo. On présente souvent les origines de l’Occident dans la Grèce antique, sans indiquer les influences orientales ou noires des savoirs que les grecs ont développé, et dont les philosophes grecs eux-mêmes affirmaient tirer de nombreux enseignements de l’Egypte antique et de la Perse (notamment avec les enseignements de Zoroastre/Zarathustra). C’est ici les positions de Cheikh Anta Diop[1] que nous reprenons, ainsi que celles de Pierre Rossi[2] dans le même ordre d’idée. Qui dit « emprunt » peut très bien dire « apport » donné par une civilisation qui a repris en cours le chantier d’une civilisation plus ancienne. Là où la critique peut être légitime, c’est de questionner la pertinence de l’emprunt sur le plan épistémologique, et de voir la manière dont cet emprunt a été fait. Dit autrement, il s’agit de vérifier si le savoir exogène à une civilisation donnée a fait l’objet d’une vérification sérieuse et rigoureuse, pour voir si ce savoir peut être intégré à l’episteme de cette civilisation qui « emprunte », ou bien s’il s’agit tout bonnement d’une imitation pure et simple de cette forme de savoir qu’on a « copié-collé » d’une autre civilisation. Et s’il s’agit d’une imitation, s’agit-il d’une imitation « fidèle » à son origine, ou bien s’agit-il d’une mauvaise imitation ? Ernest Renan et toute une tradition orientaliste ont longtemps soutenu que les musulmans n’ont tout au plus été que des bons traducteurs de l’héritage philosophique grec. On sait aujourd’hui que cela est faux. Nous savons par ailleurs que les musulmans ont développé toute une tradition scientifique[3] avant même l’entreprise de traduction de l’héritage philosophique grec sous l’empire abbasside. C’est notamment l’avis de Dimitri Gutas[4] et de George Saliba[5].

Avec l’apparition de l’Islam, les peuples, tels que les arabes, les perses, les berbères, les turcs et les populations africaines notamment, qui connurent une phase de stagnation intellectuelle, regagnèrent tous leurs lettres de noblesse sous la bannière de l’Islam (avec la langue arabe comme langue civilisationnelle et intellectuelle réunissant tous les peuples de l’islam ou même des non-musulmans en terres d’Islam ou d’ailleurs, notamment parmi les érudits byzantins), se propulsant pendant près d’un millénaire, parmi les pionniers mondiaux dans les activités scientifiques et artistiques, les prouesses militaires et techniques, la littérature et la poésie, la spiritualité et l’éthique, et dont de nombreuses oeuvres font désormais parties des trésors universels de l’Humanité. Mais la civilisation islamique intégra également les communautés non-musulmanes sous sa lumière, leur accordant des privilèges, des subsides et de nombreux soutiens dans leurs projets scientifiques et intellectuels, là où le soutien byzantin était parfois inexistant ou timide.

La figure de l’imam al-Ghâzali est celle d’un érudit qui a été attentif à cette question qui concerne l’intrusion d’une forme de savoir exogène à l’espace civilisationnel qui lui était propre. S’il a notamment adressé de vives critiques à al-Farabi, les Frères de la pureté (al ikhwân al safa), et Ibn Sina notamment, c’est précisément en ceci qu’ils ont repris des données de la philosophie grecque sans avoir vérifié leur pertinence au niveau épistémologique. Or, pour al-Ghâzali, nombre de concepts de la philosophie grecque repris par les philosophes hellénisants sont en porte-à-faux avec la doctrine islamique : l’éternité du monde est une thèse contredite par la création ex nihilo postulée par le Qur’ân[6], la conception symbolique de la résurrection des corps après la mort est contredite par le sens explicite des énoncés qurâniques, etc. Sans entrer dans les détails, l’imam al-Ghâzali n’a cependant pas rejeté la logique aristotélicienne, puis qu’il l’a admise et intégrée à l’épistème islamique et aux spécificités de la langue arabe. Il a également procédé à une judicieuse distinction entre les sciences universelles et utiles (médecine, logique, physique, mathématiques, astronomie, …) et les spéculations philosophiques qui peuvent être fausses ou totalement hérétiques (du point de vue de l’Islam, et même du point de vue de la rationalité), et qu’il ne fallait pas suivre aveuglément les positions philosophiques de personnes qui pouvaient être en même temps de très bons médecins ou mathématiciens. En cela, il définit clairement la méthodologie scientifique et l’esprit critique dans la perspective de la connaissance.

Cela va aussi dans le sens de la triade épistémique musulmane proposée par le logicien Taha Abdarrahmane :

1) un dogme, une doxha, à savoir que le Qur’ân est une source authentique révélée et d’origine divine.

2) la langue arabe, sachant que la philosophie islamique ne peut que se mouvoir au sein des spécificités linguistiques de la langue qurânique.


3) une théorie de la connaissance. Ainsi, toute forme de savoir doit être analysée à la lumière de cette triade épistémique en vue de vérifier leur pertinence ou non dans l’espace paradigmatique musulman. Ces quelques éclaircissements, qui mériteraient de plus amples développements et une recherche approfondie, n’ont pour but que de servir de repère au lecteur désireux d’appréhender le patrimoine musulman de toute sa diversité et sa richesse. Ce repère, est bien celui que vise l’histoire des idées et l’histoire des sciences, loin des a priori idéologiques qui prétendent détenir « l’objectivité scientifique » et vouloir « réformer » l’Islam.

Comme l’a montré aussi le spécialiste Seyyed Hossein Nasr[7], toutes les formes de savoir utile s’intègrent parfaitement dans la perspective islamique, fondée sur la sagesse et le savoir, découlant du principe fondamental de l’Islam, – le Tawhîd (l’Unicité Divine) – et reconnaissant aussi les vérités passées, les outils intellectuels universels et tous les mystères de l’univers qui ne sont que la manifestation de la Puissance et de la Sagesse du Divin, et qui n’appartiennent donc à aucune communauté en particulier.

Ainsi, un savoir exogène présentant une utilité certaine, et n’étant pas inhérent à une idéologie humaine particulière, peut très bien s’inscrire dans la perspective islamique, qui l’intégrera alors dans son episteme, et lui donnera sa juste place selon les applications qu’il serait possible de réaliser en respectant l’éthique islamique. En somme, tout savoir n’étant pas biaisé ou dénaturé par une idéologique quelconque, peut être accepté, conformément aux principes et aux finalités de la religion, qui sont universelles et immuables, en vue de connaitre Allâh par Sa Création, en plus de fournir un cadre éthique visant à respecter la santé et la dignité de l’Humanité, le bien-être animal et la préservation de l’environnement dans lequel évolue toutes les espèces.

La civilisation islamique est intégrale, en ce sens qu’elle englobe tous les domaines de l’existence humaine dont les principes sont évoqués dans le Qur’ân et incarnés dans l’éthique prophétique. Le savoir est ainsi envisagé comme une extension des principes islamiques dans des applications concrètes, en vue de réaliser les objectifs islamiques tels que la connaissance du monde et des Attributs du Divin qui s’y manifestent à différents degrés, trouver des remèdes et des solutions aux besoins et aux problèmes qui se présentent à la société, l’acquisition des nobles vertus, la préservation de l’environnement, le renforcement de la santé humaine, etc.

Le Qur’ân englobe dans la connaissance plusieurs qualités telles que le savoir et la sagesse. La Révélation (l’ensemble des principes et des normes) et la Sagesse sont à la fois liées et distinguées dans le Qur’ân. La Révélation est accessible à tous, et la Sagesse en constitue la bonne compréhension et la belle application. L’Islam propose une vision holiste de la connaissance et de l’existence, dont les principes s’appliquent dans tous les ordres existentiels, dont la spiritualité et la connaissance scientifique (du monde sensible).

« Dans la création des cieux et de la terre, l’alternance de la nuit et du jour, le navire qui vogue en mer chargé de choses profitables aux gens, l’eau qu’Allâh fait descendre du ciel et par laquelle Il redonne la vie à la terre une fois morte et sur laquelle Il disperse des animaux de toute espèce, la variation des vents, des nuages soumis entre ciel et terre, il y a des signes pour des gens qui raisonnent » (Qur’ân 2, 164).

« Dans la création des cieux et de la terre, l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes là des signes pour les doués d’intelligence » (Qur’ân 3, 190).

« Seigneur, accorde-moi sagesse (et savoir) et fais-moi rejoindre les gens de bien » (Qur’ân 26, 83)

« Notre Seigneur ! Envoie l’un des leurs comme Messager parmi eux, pour leur réciter Tes versets, leur enseigner le Livre et la Sagesse, et les purifier » (Qur’ân 2, 129).

« Et quiconque se purifie, ne se purifie que pour lui-même, et vers Allâh est la Destination » (Qur’ân 35, 18).

« Ô mon Seigneur, accroît mes connaissances ! » (Qur’ân 20, 114).

« Voici un Livre béni que Nous t’avons révélé, afin qu’ils méditent sur ses versets et que Les doués d’intelligence réfléchissent ! » (Qur’ân 38, 29).

« Dis : Si la mer se faisait d’encre pour écrire le langage de mon Seigneur, elle s’y épuiserait, même si Nous en doublions l’étendue, avant que ne s’épuisât le langage » (Qur’ân 18, 109).

Dans le Qur’ân, nous trouvons donc des injonctions afin de méditer sur la Parole Divine ainsi que sur le cosmos et la nature (tous deux étant ainsi l’œuvre du Divin), d’observer, d’explorer, de raisonner, de se purifier (spirituellement), de vérifier la pertinence d’un système à travers la logique (principe de non-contradiction). Toute vérité sera ainsi acceptée, toute erreur sera rejetée, et toute proposition douteuse sera mise en suspens, selon la méthodologie islamique.

Citons aussi quelques traditions prophétiques à ce sujet : « Le croyant est à la recherche de (paroles) de sagesse ; où qu’il les trouve, il est le plus en droit de les faire siennes (de les mettre en pratique) » (Hadîth rapporté par Ibn Mâjah et Ahmad ibn Hanbal selon une bonne voie dans leur recuil, et selon At-Tirmidhî mais d’après une chaîne comportant une faiblesse).

« Il n’est pas un homme qui ne possède pas en son esprit une sagesse gouvernée par un ange (ou principe angélique). Lorsque l’homme fait preuve d’humilité, l’ange reçoit l’ordre (d’Allâh) d’élever sa sagesse, et lorsque l’homme se montre orgueilleux, l’ange reçoit l’ordre (d’Allâh) d’abaisser sa sagesse » (Hadîth rapporté par At-Tabarânî).

« Cherchez le savoir même en Chine, car la recherche du savoir est une obligation pour tout musulman » (hadîth rapporté par Al-Bayhaqî dans “Shu’ab al-Imân” et Abû Nu’aym dans “Akhbâr Asbahân”, selon la chaine comportant Al Hasan Ibn Atiyah qui a rapporté d’Abû Atikah qui l’aurait rapporté d’Anas, mais la chaine est très faible).

« Quiconque cherche un moyen d’acquérir une science, Allâh lui rendra facile son chemin au Paradis » (hadîth rapporté par Muslim dans son Sahîh n°2699).

 « La recherche du savoir est une obligation pour tout musulman » (hadîth rapporté notamment par Ibn Mâjah dans ses Sunan n°224, et accepté à l’unanimité). Le sens est ici général, et s’il s’applique en premier lieu au savoir religieux, il concerne aussi toutes les autres sciences utiles, mais celles-ci n’étant obligatoires que pour une partie de la communauté (comme la médecine, l’astronomie, etc.) car tout le monde ne peut pas maîtriser toutes ses sciences ni en avoir le temps, et si des personnes s’y dévouent déjà et que cela suffit, les autres sont alors exemptés. Néanmoins les bases religieuses sont nécessaires à tout musulman, et ils doivent donc s’efforcer à bien les apprendre.

« Certes, l’homme peut atteindre par l’acquisition des vertus (husn al-khulûq) le degré de celui qui jeûne la journée et veille la nuit en adoration (al-qâ’im al-sâ’im). Or, les vertus ne sauraient être excellentes que si l’intellect l’est (aussi). Alors, la foi d’un tel homme sera excellente, il obéira à son Seigneur et désobéira à son ennemi Iblis (shaytan) » (hadîth rapporté par At-Tirmidhî).

« Lis le Qur’ân tant qu’il réforme ton comportement car s’il ne le fait pas, c’est que tu ne le lis (comprends) pas comme il le faut » (hadîth rapporté par At-Tabarânî dans son “Musnad al-Shâmiyyîn”, n°1345).

« Le Qur’ân possède un extérieur, un intérieur, [qu’Il] détermine des principes et ouvre sur l’universel » (hadîth rapporté par At-Tabarânî, ainsi que par l’auteur du “Tâj al-tafâsîr”, cf. Kanz Ummal n°3086).

« Combien connaissent les règles religieuses (fiqh) tout en manquant de clairvoyance (laysa bifaqîh) ! » (hadîth rapporté par différents rapporteurs parfois avec quelques petites variantes, comme At-Tabarânî, cf. Kanz Ummal n°29004).

« Qu’Allâh comble de faveurs celui qui, ayant entendu une de mes paroles, l’aura mémorisée pour la transmettre à autrui. De fait, il se peut qu’un homme transmette une connaissance (fiqh) à un autre doué d’une plus grande intelligence. Et certes, il peut arriver qu’un « porteur de connaissance » ne soit pas doué d’intelligence ! » (hadîth rapporté par At-Tirmidhî et authentifié par As-Suyûtî).

Le compagnon du Prophète (ﷺ) Abû-l-Dardâ’ disait quant à lui : « Nul ne comprend le Qur’ân jusqu’à qu’il perçoive en lui des significations multiples » (Récit rapporté par Abû Nu’aym dans son “Hilyat al-awliyâ'”, I, p. 211).

L’Islam lie par conséquent la science utile avec l’humilité, dans le but de réaliser la sagesse. Il est en effet possible d’être très érudit (accumulation d’informations), sans être intelligent (capacité d’opérer une synthèse et un tri dans les informations et les analyses) ou sans être sage (s’adapter au contexte, établir ses priorités, acquérir les qualités morales et spirituelles nécessaires, se détourner des futilités, etc.). Si la science ne mène pas à réformer sa personnalité afin d’avoir un meilleur comportement, c’est que la compréhension de la personne est défectueuse, et qu’elle n’a pas cultivé les qualités morales et les principes liés à la science.

Seyyed Hossein Nasr mentionne également ceci à propos du célèbre ‘Umar Khayyâm[8] : « Khayyâm mentionne in fine le groupe auquel il appartient lui-même, celui des soufis ou gnostiques. Il peut apparaitre surprenant qu’un homme aussi versé que lui dans les arts et les sciences de son temps considère « la voie de la purification » des soufis comme le meilleur chemin dans la quête de connaissance. A cet égard, son langage n’est pas seulement théorique, il est quasiment opératoire : on nettoie et l’on dispose l’instrument de la perception, c’est-à-dire l’âme, de sorte qu’il puisse voir les réalités du monde spirituel »[9].


En effet, Khayyâm dans son “Risâlat-i wujûd” (ed. Bayâdi MS., Téhéran, Bibliothèque nationale), divise les pèlerins de la connaissance en quatre catégories :

« 1. Les théologiens, qui trouvent leur satisfaction dans les discussions et les preuves « convaincantes » (rationnelles), et considèrent une telle connaissance du Créateur – excellent est Son Nom ! – comme suffisante ;


2. Les philosophes et les lettrés, d’inspiration grecque, qui usent d’arguments rationnels et s’appliquent à connaitre les lois de la logique ; ils ne se contentent jamais de simples arguments de conviction, mais ne parviennent à rester fidèles aux impératifs de la logique qui, à son tour, les abandonne ;

3. Les Ismaéliens, branche de l’islam shiite, et certaines doctrines pour lesquelles il n’est chemin de connaissance, sinon dans l’enseignement d’un maitre instruit et digne de foi ; car il est ardu de raisonner sur la connaissance du Créateur, Son Essence et Ses Attributs. Devant Lui, le raisonnement de ceux qui s’opposent à l’autorité finale de la Révélation, comme ceux qui s’y soumettent pleinement, reste paralysé et sans moyens. Il est donc préférable de rechercher la connaissance à travers les paroles d’une personne sincère ;

4. Les sûfis, qui ne cherchent pas la connaissance dans la cogitation mentale ou dans la pensée discursive, mais en purifiant leur être intérieur et leurs intentions. Ils débarrassent l’âme rationnelle des impuretés de la Nature et de la forme corporelle pour la rendre substance pure. Elle rencontre alors le monde spirituel, et les formes de ce monde se reflètent en elle dans leur vérité, exemptes de doute et d’ambiguïté. De toutes les voies, elle est la meilleure : aucune des perfections d’Allâh n’en est exclue, et aucun voile ni obstacle n’en interdit l’accès. L’ignorance de l’homme vient donc de l’impureté de sa nature ; qu’on retire cet écran, et la vérité des choses apparait dans son évidence. C’est ce que le Maître (Sayyîd), le Prophète Muhammad (‘alayhî salât wa salâm) dit : « En vérité, tout au long de votre existence, des inspirations vous viennent d’Allâh. Ne voulez-vous donc pas les suivre ? ». Allez-dire aux « raisonneurs », que pour les amoureux du Divin, – les sûfis (gnostiques) -, c’est l’intuition (inspiration divine ; ilhâm) qui est un guide, et non la pensée discursive ! ».


Cela correspond globalement aux différentes catégories évoquées et décrites par l’autre grande figure intellectuelle (sunnite-sûfi) de son époque, Abû Hâmid al-Ghazâlî, – qui est le frère d’Ahmad al-Ghazâlî, proche ami d’Umar Khayyâm -, dans son “Al-Munqidh Min Ad-Dalâl”, qui tout comme ‘Umar Khayyâm, a étudié les différentes voies possibles dans la quête du savoir (théologie, philosophie, science et argument d’autorité). Quant à la voie de la purification spirituelle, il y a consensus des savants versés dans le tasawwûf (al-Harith al-Muhasibî, Abû Hanifa, Jâ’far as-Sadîq, As-Shafi’î, Ahmad, Bishr al Hafî, Al-Junayd, Al-Qushayrî, Al-Bayhaqî, Abû Nu’aym al-Isbahânî, al-Hakim at-Tirmidhî, et bien d’autres parmi les premières générations) pour dire qu’elle ouvre sur toute une série d’expériences procurant à la personne qui en fait l’objet, toutes sortes de connaissance et d’états spirituels.

En effet, la purification de l’âme donne accès à une voie parsemée d’expériences spirituelles directes, contrairement à la voie discursive qui est à la fois indirecte et trop spéculative, ne débouchant pas sur l’expérience immédiate, et où les doutes et incertitudes peuvent s’interposer entre les différentes « étapes » du raisonnement. En outre, sur plusieurs questions, – même dans l’ordre sensible -, plusieurs possibilités (et solutions) rationnelles peuvent se justifier et s’opposer, sans que l’on puisse trancher catégoriquement, – sur le plan rationnel -, laquelle est la meilleure ou la plus probante.

De même, toutes les Révélations et les formes traditionnelles ont pour même origine, le Principe Suprême, et ne sont donc que des adaptations cycliques de la « Tradition primordiale » (Dîn al-Qayyîm en langage islamique). Raison pour laquelle, nous trouvons de nombreux points communs entre toutes les traditions spirituelles « authentiques », en dépit de nombreuses différences de formes et de détails, et ce, sans que l’on doive croire en la croyance des « emprunts » (c’est-à-dire par une succession de plagiats et de bricolages). Cette croyance des emprunts est fausse et contre-intuitive quand il s’agit des fondements et spécificités de chaque forme traditionnelle, dont leur socle civilisationnel (« l’âme » de cette civilisation, l’art et les monuments religieux, l’expression spécifique de leurs doctrines, etc.) est unique et bien distinct des autres. Malgré des techniques, outils et valeurs en commun avec toutes les autres civilisations, leur « empreinte » demeure unique et « original », de façon à ce qu’il soit très facile de distinguer l’art islamique de l’art chrétien ou de l’art hindou ou chinois. Il n’est pas question ici de nier les emprunts « horizontaux » concernant la littérature, la médecine, les courants philosophiques ou la « technologie » (ancienne ou moderne), car cela a toujours eu lieu, aussi bien des musulmans qui ont assimilé, maîtrisé puis innové et révolutionné les sciences déjà existantes (Grèce antique, Perse pré-islamique, Chine, Inde, …) que les européens qui se sont basés essentiellement sur le patrimoine scientifique et intellectuel du monde musulman (médecine, chirurgie, astronomie, physique, mathématiques, philosophie, éthique, poésie, chimie, logique, ingénierie militaire, …). Dans le cas de la civilisation islamique, les joyaux scientifiques et littéraires qui ont été conservés, possèdent tous leur empreinte islamique, et leurs auteurs sont partis avant tout de la Révélation qurânique pour y trouver leur inspiration déterminante : Rûmî, Hafiz, Farîd ud-Dîn Attâr, Sâ’adi, Ibn ‘Arabî, Fakhr ud-Dîn ar-Râzî, Abû Hâmid al-Ghazâlî et son frère Ahmad, ‘Umar Khayyâm, Ibn Sina, Al-Birûnî, Jabir Ibn Hayyan, Jâ’far As-Sâdiq, etc. Si dans leurs œuvres, il est possible de retrouver des emprunts divers (symboles, allégories, événements historiques, notions philosophiques pré-islamiques, etc.), cela n’est que secondaire et ne sert que de support pour exprimer des vérités universelles partant de la perspective islamique, et qui découlent avant tout, pour les logiciens ou les maîtres spirituels, de raisonnements logiques ou d’expériences spirituelles qu’ils expérimentent d’eux-mêmes, et qui ne découlent nullement d’un « emprunt » ou d’un « plagiat » quelconque. Tout cheminant dans la voie spirituelle islamique, peut déjà le savoir de façon certaine (par l’expérience initiatique), sans même devoir atteindre les hautes stations spirituelles. Et s’ils peuvent en effet parfois commenter des passages de l’Avesta, de la Bible ou de la Torah, les maîtres spirituels musulmans comme les théologiens ou même les philosophes musulmans, s’adonnent essentiellement à un commentaire développé du Qur’ân et de la Tradition prophétique, où le modèle prophétique constitue le « moule » dans lequel s’intègre et s’insère leurs expériences diverses, et justifiant leurs expériences les plus intimes, à travers la figure prophétique de Muhammad (‘alayhî salât wa salâm).

En conclusion, il est impensable, dans le cadre de l’Islam, d’opposer raison et foi, théorie et pratique, science (empirique) et religion, puisqu’ils forment un tout, et que dans la perspective islamique, la connaissance est justement le fruit du savoir, de la pratique et de l’éthique.

Le croyant doit donc s’efforcer de mémoriser certes la Parole Divine et de s’imprégner des paroles prophétiques, mais doit aussi méditer dessus intensément, pratiquer les convenances nécessaires, y participer activement avec son intellect, et s’engager dans la voie spirituelle afin que la totalité de l’être se « plonge » dans la connaissance.

La prudence est toutefois de mise, car certaines théories sont biaisées idéologiquement, et il convient de s’en départir et de ne pas les imiter, et encore moins de façon maladroite ou aveugle Et a contrario, il ne convient pas de rejeter les outils pertinents, bien qu’ils aient été instrumentalisés pour de mauvaises causes ou au service d’idéologies dangereuses et nocives.


Notes :


[1] Voir les ouvrages de Cheikh Anta Diop comme Nations nègres et culture : De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui (éd. Présence Africaine, 2000) et Antériorité des civilisations nègres : Mythe ou vérité historique ? (éd. Présence Africaine, 2001).

[2] Pierre Rossi, La Cite d’Isis Histoire Vraie des Arabes, éd. Nouvelles Editions Latines, 2008.

[3] Notamment les sciences telles que la grammaire, la lexicographie, la philologie, la métrique arabe, la jurisprudence, etc. Il existait également déjà une science médicale et une cosmologie, mais selon des visions assez hétérogènes et fluctuantes étant donné qu’avant l’Islam, on ne pouvait pas vraiment parler de « civilisation arabe », du moins durant la période dite de la « jahiliyya », l’ère de l’ignorance où l’idolâtrie était dominante, se situant entre la phase abrahamique (avec la religion d’Abraham/Ibrahim) et l’apparition de la tradition islamique (une réadaptation pure et intégrale de la religion abrahamique). Il y eut évidemment déjà quelques échanges entre quelques savants arabes, perses et byzantins, dont il existait encore quelques écrits d’anciens savants grecs, mais ce mouvement n’était pas massif et sera sans aucune commune mesure avec le mouvement de traduction. De même, l’alphabétisation était assez rare à cette époque, et ne se répandra un peu partout qu’avec l’islamisation de toute cette région, coïncidant avec la multiplication des écoles qurâniques, des universités et centres de savoir qui existaient dans toutes les principales villes du monde musulman.

[4] Dimitri Gutas et Abdesselam Cheddadi, Pensée grecque, culture arabe : Le mouvement de traduction gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive (IIe-IVe/VIIIe-Xe siècles), éd. Aubier, 2005.

[5] George Saliba, Islamic Science and the Making of the European Renaissance (Transformations: Studies in the History of Science and Technology), éd. MIT, 2011.

[6] Toutefois, comme l’a montré Frithjof Schuon dans son ouvrage Soufisme – Voile et quintessence, la question de l’éternité du monde ou de la co-éternité du monde est une question assez complexe. Ibn Rushd, Ibn Taymiyya et certains auteurs najdites ultérieurs entretiendront aussi des positions ambigües sur ce point. Quoi qu’il en soit, même parmi ceux qui ont souscrit à cette thèse, en milieu musulman du moins, ont reconnu aussi la réalité du Principe Créateur, Eternel et Immuable, qui est distinct du monde (envisagé comme une création/créature). Pour eux, il n’y a pas, en principe du moins, fusion ou incarnation entre Allâh (Dieu) et la Création.

[7] Voir par exemple ses ouvrages Sciences et savoir en islam (éd. Sindbad, 1995) et La connaissance et le sacré (éd. L’Âge d’Homme, 1999).

[8] ‘Umar Khayyâm (+- 1048 – 1131) est un savant musulman d’origine persane. Il étudia la théologie musulmane, le Qur’ân, le hadîth, la jurisprudence, les mathématiques, l’histoire, la médecine, la philosophie, la logique et l’astronomie. Il s’initiera également au tasawwûf. Le traducteur et spécialiste Omar Ali-Shah, dans sa traduction des Quatrains (Rubayat) de ‘Umar Khayyâm, montra bien son appartenance à l’Islam et à sa dimension spirituelle (tasawwûf ; sûfisme). Voir Les Quatrains d’Omar Khayyâm, traduction du persan & préf. d’Omar Ali-Shah, trad. de l’anglais par Patrice Ricord, Coll. Spiritualités vivantes, éd. Albin Michel, 2005. Le célèbre savant musulman et scientifique Zahîr al-Dîn al-Bayhaqî (à ne pas confondre avec Abû Bakr Al-Bayhaqî, le célèbre muhhadith et théologien), né vers 1097 et mort vers 1169, rendit visite avec son père à ‘Umar Khayyâm en l’an 1113 (ou 1114), soit en l’an 507 de l’Hégire, et le décrivait comme un pieux musulman. Ahmad Al-Ghazâlî, le célèbre frère de l’imâm (Abû Hâmid) Al-Ghazâlî, connaissait et appréciait aussi ‘Umar Khayyâm, le décrivant clairement comme un pieux musulman, et lui aussi sûfi.

[9] Seyyed Hossein Nasr, Sciences et savoir en Islam, éd. Sindbad, 1979, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Guinhut, p. 32.

Auteurs : Dawûd Salmân et Naqib Hurr.


Be the first to comment “Réflexion sur le concept d’emprunts de la civilisation islamique”