Le sûfisme (tasawwûf) selon Ibn Khaldûn : extraits de ses Muqaddima

Le tasawwûf est un sujet qui engendre énormément de polémiques à notre époque, aussi bien à cause des déformations émanant d’orientalistes malhonnêtes ou ignorants, que de la part de certains réformistes modernistes ou salafistes, que des adeptes d’un « sûfisme folklorique » ayant introduit des hérésies et des innovations blâmables par ignorance, et qui n’ont pas été formés, ni aux règles liées au tasawwûf et au fiqh, ni même aux principes théologiques fondamentaux.

Ibn Khaldûn (1) a étudié les principes, les modalités et l’évolution historique des différentes disciplines d son époque, aussi bien islamiques que non-islamiques (physique, médecine, philosophie, mathématiques, astronomie, chimie, histoire, etc.). Et bien qu’il ne saisît pas les subtilités des grands maîtres spirituels comme Ibn ‘Arabî, et que sa sévérité à son égard était basée à la fois sur son ignorance ainsi que par une certaine prudence, ce qu’il dit du tasawwûf reste exact et fort enrichissant. On lui excusera ainsi son ignorance concernant des doctrines qui ne peuvent que s’expérimenter, et dont la mise par écrit pourra toujours susciter des incompréhensions ou de la méfiance. Cela est dû également au fait que, même s’il s’était initié au tasawwûf, il ne devint pas un maître dans cette discipline, et qu’il n’était donc pas en mesure de « goûter » à toutes les stations spirituelles expérimentées par les grands maîtres.


Ibn Khaldûn dit dans ses Muqaddima (Livre 6 : Les sciences et l’enseignement, les disciplines et les méthodes) :

« 16. Du tasawwûf (sûfisme).

Le tasawwûf est une des sciences de la Loi Divine (Sharî’ah) qui ont pris naissance en islâm. En voici l’origine : la « voie » (tarîqa) suivie par les sûfis avait toujours été considérée comme celle de la vérité et de la bonne direction, tant par les Compagnons du Prophète que par leurs disciples immédiats et par leurs successeurs. Elle repose sur la pratique stricte (‘ukûf) [des vertus suivantes] : exercices de piété, dévotion exclusive à Allâh, renoncement aux vanités du monde, aux plaisirs matériels, aux richesses matérielles et aux honneurs que recherche le commun des hommes, et refuge, loin du monde, dans la retraite consacrée à la prière. Tout cela était répandu (et courant) chez les Compagnons du Prophète (‘alayhî salât wa salâm) et les premiers musulmans (des premières générations). Ensuite, à partir du 8e siècle, le goût pour les biens de ce monde augmenta et les gens se tournèrent davantage vers les jouissances terrestres. C’est alors qu’on appela « sûfiyya » et « mutasawwifa » les aspirants à l’initiation spirituelle. Selon Al-Qushayrî : « L’étymologie de ce mot (2), même par analogie, ne peut se tirer de la langue arabe. Il est évident qu’il s’agit d’un surnom (laqab).

Du point de vue de l’analogie linguistique (qiyâs lughawî), on ne saurait retenir les dérivations de safâ’ (pureté) ou de saff (rangée), pas plus que de sûf (laine), étant donné que les sûfis n’étaient pas les seuls à porter de la laine ». A mon avis, l’étymologie la plus vraisemblable est celle qui fait venir « sûfi » de sûf (laine), parce que en général les sûfis se reconnaissaient à leur robe de bure, par humilité, pour se distinguer des autres, vêtus d’habits resplendissants.

Les sûfis se caractérisèrent par l’ascétisme (zûhd) (3), le renoncement (aux choses futiles) et la dévotion. Puis ils développèrent un type de perception particulière : avec (l’expérience spirituelle) des extases (mawâjid). En voici l’explication : l’homme se distingue des autres animaux par sa faculté de perception (idrâk). Celle-ci est de 2 sortes : la première se porte sur les sciences et les connaissances, qu’elles soient certaines, conjecturales, douteuses ou imaginaires ; l’autre a pour objet les « états » (hâl) qu’il expérimente en lui-même : joie et chagrin, anxiété et détente, satisfaction, colère, patience, gratitude, etc. La pensée (al-ma’nâ) raisonnante et active provient de perceptions, de volitions et d’états, qui distinguent l’homme des animaux et découlent les uns des autres. C’est ainsi que la science provient des preuves (adilas), le chagrin ou la joie, des choses pénibles ou agréables, l’activité est le produit du repos et l’inertie de la fatigue. De même, les exercices de piété du cheminant (mûrîd) sûfi doivent produire en lui un « état spirituel » (hâl) qui peut être comme un acte d’adoration, et une fois bien enraciné, devenir une véritable station spirituelle (maqâm) (4). Cet état peut aussi n’être qu’un attribut de l’âme : joie ou tristesse, énergie ou passivité, par exemple.

Le cheminant sur la voie du tasawwûf progresse d’une station à l’autre, jusqu’à la reconnaissance (et la réalisation) de l’Unité Divine (Tawhîd) et jusqu’à cette gnose (ma’rifa) qui est le terme voulu du bonheur. Comme l’a dit le Prophète Muhammad (‘alayhî salât wa salâm) : « Celui qui meurt en professant qu’il n’y a nulle autre divinité qu’Allâh ira au Paradis » (5). Le cheminant doit donc avancer, d’un stade à l’autre. Tous ces degrés reposent sur l’obéissance et la sincérité (at-tâ’a wa al-ikhlâs). La foi les précède et les accompagne. On passe, successivement, de l’un à l’autre, jusqu’à l’ultime station de l’unicité (d’Allâh) et de la gnose (‘irfân). Si le résultat (natîja) fait apparaitre quelque imperfection ou défaut, on peut être sûr que l’une ou l’autre existait déjà à la station précédente. Il en est de même des idées de l’âme et des inspirations (wâridât) du cœur. Il faut donc que le cheminant procède à l’introspection (muhâsabat nafsi-h) de tous ses actes et qu’il scrute les replis les plus secrets (de son cœur) : car les actes produisent, forcément, des résultats et ceux-ci sont défectueux si ceux-là étaient imparfaits. Le cheminant s’en aperçoit grâce au sens de la « gustation spirituelle » (dhawq) : il arrive aux explications par la voie de l’introspection.

Très peu de personnes suivent les sûfis sur ce point [l’introspection ; l’examen intime de ses actes et aspirations] car la négligence est de règle [chez les gens du commun]. Les gens pieux, qui ne sont pas allés aussi loin, obéissent, au mieux, aux ordres d’Allâh, sans trop s’inquiéter de savoir si leurs actes sont satisfaisants et conformes à la Loi religieuse. Au contraire, le sûfi examine les conséquences (de son comportement), pour savoir s’il est défectueux ou non, en recourant à l’enseignement de la « gustation spirituelle » et des extases spirituelles. Il est donc évident que la voie initiatique est entièrement fondée sur l’examen intime des actions et des omissions et sur l’exposé des divers modes de gustation spirituelle et d’extases spirituels produits par les expériences spirituelles. C’est tout cela qui, en fin de compte, aboutit, pour le cheminant (novice), à la « station » (maqâm) : à partir de là, il n’aura plus qu’à progresser, vers le haut. Ajoutons encore que les sûfis observent les règles de conduite (‘âdâb, les convenances spirituelles et éthiques à respecter) particulières et qu’ils s’instruisent dans une terminologie qui leur est propre.  En effet, les données linguistiques ne concernant que les idées courantes. Pour exprimer des concepts nouveaux, on conviendra des termes techniques susceptibles de les faire comprendre.

Les sûfis se sont donc constitué une science particulière, que les autres docteurs en droit canon (fiqh) ne discutent pas. Par suite, la science de la Loi religieuse se divise en 2 branches. La première est celle des juristes et des jurisconsultes : elle traite, en général, des lois qui régissent le culte, les usages et les rapports sociaux. L’autre est spécifique aux sûfis : elle concerne les exercices spirituels (al-mujâhada) et l’introspection corrélative, l’exposé d’ascension d’une gustation (spirituelle) à l’autre, et enfin l’explication des termes techniques. A l’époque où l’on mit par écrit, systématiquement, les connaissances scientifiques, quand les juristes rédigèrent leurs traités de jurisprudence, de théologie dialectique ou d’exégèse qurânique, les sûfis en firent autant. Certains consignèrent les règles de la piété et de l’introspection et celles de l’imitation (de la vie des saints/’awliyâ) : des choses à faire et à ne pas faire. Tel que Al-Muhâsibî dans sa Ri’âya. D’autres ont écrit sur le comportement des sûfis et sur les divers modes de gustation et d’extase dans les « états spirituels » : tels que Al-Qushayrî, avec son Epître (Rissâlâ), et As-Suhrawardî dans ses ‘Awârif al-Ma’ârif. Quant à Al-Ghazâlî, il a combiné ces 2 matières dans son al Ihyâ’. Il y a traité systématiquement des règles de l’ascétisme et de l’imitation (de la vie des saints), comme du comportement et des usages des sûfis, ainsi que de leur terminologie. De cette façon, le tasawwûf est devenu, dans l’islâm, une discipline traitée avec méthode. Auparavant l’initiation se bornait à l’adoration d’Allâh et ses règles étaient cachées dans le cœur des initiés. C’était aussi le cas (au début) pour toutes les autres sciences, exégèse qurânique, tradition (prophétique), jurisprudence,  sources du droit, etc. qui ne furent traitées systématiquement que plus tard. Le combat spirituel (al-mujâhada), la retraite spirituelle (al-khalwa) et les litanies rituelles (ad-dhikr) sont généralement suivis chez les sûfis par le retrait du voile (dévoilement) des sens. L’initié voit d’autres mondes, invisibles au commun des mortels (gens ordinaires). L’esprit (rûh) fait partie de ces mondes. Mais pourquoi faut-il retirer le voile ? C’est parce que, lorsque l’esprit passe la perception externe à l’interne, les sens faiblissent, tandis que l’esprit se fortifie, prend le dessus et se renouvelle. La pratique des litanies rituelles (dhikr) est un moyen de faciliter ce processus : elle est comme un aliment pour la croissance spirituelle. L’esprit continue donc à se développer : il savait – maintenant il voit (perçoit directement la réalité) (6). Le voile de la perception sensorielle s’écarte et l’âme accomplit son existence, essentielle, qui n’est autre que la perception (al-idrâk).  L’esprit est alors prêt à recevoir les Dons Divins, les sciences ésotériques et les Bienfaits Divins. Son essence réalise sa vérité profonde et se rapproche du suprême horizon (al-ufuq al-a’lâ) ; celui des anges. Ce retrait du voile arrive souvent aux initiés, qui perçoivent, comme personne, les réalités (profondes) de l’existence. Ils sont aussi sujets à des pressentiments. Grâce à leur détermination mentale et à leurs pouvoirs psychiques (quwâ nufûsi-him), ils se meuvent librement au milieu des êtres inférieurs, qui sont contraints de leur obéir (7). Pourtant les plus grands initiés ne font point de cas de ce dévoilement et de cette contrainte. Ils ne révèlent rien que sur ordre Divin. S’il leur arrive quelque événement de cet ordre (supra-physique), ils considèrent que c’est une épreuve (mihna) dont ils s’efforcent de se délivrer.

Les Compagnons du Prophète pratiquaient (déjà) ces exercices spirituels. La Grâce Divine se répandait sur eux, mais ils ne s’en souciaient guère (de ces phénomènes supra-physiques) (8). Abû Bakr, ‘Umar et ‘Alî furent dans ce cas, comme les sûfis postérieurs, ceux dont parlent la Risâla d’al-Qushayrî et les autres (…) ».

Notes :

(1) Ibn Khaldûn (1332-1406) était un musulman d’origine arabe né à Tunis (dans le maghreb actuel). Très connu en tant qu’historien et sociologue, il avait cependant aussi été formé dans de nombreuses autres disciplines, telles que l’apprentissage du Qur’ân (qu’il mémorisera dans son intégralité) et de son exégèse, le fiqh (droit musulman), la ‘aqida (théologie), la langue arabe, les sciences du hadîth, la poésie, la logique, la médecine, la philosophie, les mathématiques, l’astronomie, la chimie, la psychologie, le tasawwûf, les sciences politiques, la démographie, l’étude des textes bibliques, etc.

(2) Toutes les dérivations et explications données à ce sujet, bien que beaucoup ne soient pas solides sur le plan historique et linguistique, les sens qu’ils véhiculent, correspondent bien aux modalités, aux règles et aux finalités du tasawwûf.

(3) Beaucoup de contemporains pensent que le tasawwûf est synonyme de « zûhd » (ascétisme) ou qu’il ne se réduit qu’à cela, alors que ce n’est pas le cas. Souvent, l’ascétisme fait partie des méthodes à suivre afin de parvenir aux finalités et réalités spirituelles, mais n’est pas une fin en soi. On peut même être opposé au tasawwûf tout en étant ascète (se priver de boire et de manger durant une certaine période, ou en diminuer la quantité).

(4) Il faut bien distinguer l’état (hâl) de la station spirituelle (maqâm). L’état spirituel est un état temporaire qui peut disparaitre et apparaitre très rapidement. Les maîtres spirituels sont ceux qui ont goûté et séjourné de façon « enracinée » et « stable » dans les demeures (stations) spirituelles. Beaucoup de cheminants peuvent jouir d’états spirituels, mais seuls les maîtres spirituels ont « séjourné » et « connu » les stations spirituelles.

(5) Avec la conviction sincère, et la connaissance des principes fondamentaux de la religion qui vont avec, évidemment.

(6) Le musulman « sait » que toutes les données issues du Qur’ân sont « la vérité », en ce sens qu’il déduit intellectuellement et logiquement, que, puisque le Qur’ân est bien la Parole Divine, alors son « contenu » est forcément vrai. Cependant, il n’est pas donné à tout le monde d’expérimenter directement toutes les données de la Révélation, mais cela est accordé à un certain nombre de personnes. Les versets à caractère scientifique peuvent être « confirmés » expérimentalement par des scientifiques, – mais non pas par tous les individus qui ne sont pas formés aux sciences ou qui n’ont pas les moyens d’observer directement certains phénomènes physiques -, les spécialistes de la langue arabe témoignent de la beauté et de la précision de l’aspect littéraire du Qur’ân, les historiens et archéologues peuvent corroborer un certain nombre de données qurâniques avec les éléments historiques et les découvertes archéologiques (même si elles ne sont pas souvent exhaustives), et il en va de même avec les maitres spirituels qui sont dotés de dévoilements spirituels qui confirment « l’authenticité » des versets ainsi que de leurs trésors et portées d’ordre spirituel et cosmogonique. Dans son sens extérieur, le Qur’ân est donc accessible à tous, et transcrit à travers des énoncés théologiques, des vérités devenant des « doctrines » partagées par l’ensemble des fidèles (musulmans), doctrines que l’on sait vraies en raison de leur provenance (le Divin), mais où seuls certains êtres clairvoyants, pourront « vivre » et « expérimenter » ces doctrines, élevées alors au rang de « vérités certaines », de la même manière qu’une personne bénéficiant d’une vision ordinaire et bonne parlerait de l’existence des nuages à un aveugle, et que cet aveugle « sait » que cette personne est digne de confiance, puis que, à son tour bénéficiant de la vision, constatera, – et donc expérimentera – par lui-même, la réalité des « nuages ».

(7) Cela peut paraitre déroutant à certains, mais à chaque époque, des cas de ce genre ont été attestés par des témoins oculaires et indépendants sur les prodiges dont de nombreux saints ont pu être gratifiés.

(8) D’anciens auteurs comme Abû Nu’aym al-Isbahânî et Ibn al-Jawzî, deux historiens et traditionnistes bien connus, avaient déjà recensé quelques prodiges dont étaient gratifiés des Compagnons du Prophète comme Abû Bakr, ‘Alî, ‘Umar, ‘Uthmân, Salmân al-Farisî et d’autres.


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