De la notion de « mythe » entre la Tradition et la modernité

Dans les nombreux débats qui existent dans le monde moderne, lorsqu’il est question d’aborder les doctrines des civilisations passées ou des histoires qui sortent quelque peu du cadre « ordinaire » (qui ne sortent pas de la « norme » par rapport aux « habitudes » de la nature qui concernent la majorité des phénomènes visibles, suivant une régularité physique) (1), la notion de « mythe » a été galvaudée, et ne désigne plus désormais que des « légendes » forgées par les anciennes générations pour expliquer ou justifier des événements ou des croyances qui dépassaient leur « entendement ». Or, le sens étymologique du mot « mythe » est tout autre, et l’on sait désormais que, selon l’histoire des sciences, les anciennes civilisations (avant même la Grèce Antique) étaient loin d’être « arriérées », et qu’elles possédaient des connaissances avancées dans les mathématiques, l’astronomie, la médecine naturelle, la construction et l’architecture. D’autres civilisations, même, connaissaient les champs magnétiques, produisaient des piles électriques (comme celles qui furent retrouvées à Baghdâd), la gravure pouvant aller jusqu’à une précision atteignant le nanomètre, etc. Certains arts ainsi que des techniques et monuments réalisés par d’anciennes civilisations, restent encore un mystère pour les scientifiques et chercheurs modernes.

Le mythe ne doit donc pas être entendu dans son sens moderne, c’est-à-dire un récit s’opposant à la vérité historique. Comme le dit bien Max Giraud dans “L’énigme de Khidr en Islam” (éd. Albouraq, 2017, p.13) : « Plus que de l’histoire, au sens habituel que ce terme a pris, les trois récits de cette Sourate [ndt : en parlant de la Sûrate Al Kahf du Qur’ân, signifiant la Caverne en français] relèvent du « mythe », non pas en tant que ce dernier s’opposerait à la « vérité historique » (1), mais dans le sens où, tout en s’inscrivant dans une réalité formelle, le mythe exprime des idées transcendantes, expressions de la Sagesse intemporelle. Comme c’est le cas pour les mythes antiques, lorsqu’ils ne sont pas simplifiés et déformés par des auteurs tardifs qui n’ont plus d’accès à leur intelligibilité fondamentale, on se trouve devant plusieurs versions qui paraissent contradictoires, dans la mesure de l’avancement du commentaire, et avec toutes leurs variantes ; cette impression demeure à la lecture des qiçaç, ces chroniques « légendaires » qui tentent de reconstituer une « histoire » cohérente à partir des sources éloignées parfois les unes des autres dans le temps et l’espace.

(1) C’est la prétention d’établir une « vérité historique » définitive sur le plan purement formel qui est un « mythe », au sens vulgaire du terme cette fois, car cette notion est établie sur deux choses illusoires : la possibilité de décrire de manière parfaite les événements eux-mêmes, et de leur donner une explication en soi, c’est-à-dire de les interpréter en dehors de toute doctrine préconçue. C’est pourquoi les explications « rationnelles » ne restituent pas la vérité lorsqu’elles procèdent de la mentalité « rationaliste », qui est un point de vue parmi les autres, et, à ce titre, ne peut prétendre à une quelconque « objectivité » ; elles ne font que révéler les dispositions mentales de leurs auteurs, qui, de plus, se font un dogme de ne pas croire à une « vérité » de l’histoire ! Le point de vue traditionnel a au moins le mérite d’échapper, dans sa logique interne, à ces contradictions, car il se base sur des informations non-humaines, ce qui n’empêche pas la raison d’intervenir sur ces informations ».


En effet, peu importe sous ce rapport, si les personnages et événements mis en œuvre soient l’expression de réalités historiques et physiques, car ce qui compte, pour les générations postérieures à ces récits, sont les enseignements que véhiculent ces récits, et desquels il est possible d’en tirer de nombreuses sagesses et vérités diverses (spirituelles, éthiques, psychologiques, etc.). Quant aux versions contradictoires et divergentes, elles existent aussi pour tous les événements historiques ou même actuels, et découlent souvent de la vision subjective ou partielle des différents témoins ou transmetteurs, et peuvent parfois parfaitement se compléter, de sorte qu’une vision cohérente, globale et fiable peut se dégager de l’ensemble des récits.

La perspective traditionnelle permet d’embrasser toutes les données disponibles (essentielles comme contingentes, que ce soit la psychologie, l’anthropologie, la sociologie, la politique ou l’économie, tout comme le spirituel, l’éthique ou la métaphysique). Or, la mentalité moderne projette ses propres préjugés ou vices (en imputant sans cesse aux personnages du passé, des tares ou des arrière-pensées qui ne sont pas forcément les leurs), et tombe dans le négationnisme ou le révisionnisme, dès que des éléments du récit ne cadrent pas avec les présupposés induits par le paradigme auquel adhèrent les auteurs en question qui commentent les choses du passé, sans prendre en compte l’ambiance sociale, la vision cosmologique et religieuse, ou les besoins et nécessités de l’époque dans laquelle vivait ce personnage. Ainsi, la perspective traditionnelle donne la primauté aux idées universelles et aux principes transcendants, dans lesquels peuvent se reconnaitre les personnes de toutes les époques et civilisations, sans pour autant minimiser ou rejeter les détails (sociologiques, historiques, physiques, etc.), tandis que la mentalité moderne construit des postulats à partir de détails ou d’incertitudes historiques, tout en niant ou en écartant les principes transcendants qui constituent la trame et le fondement des récits anciens, qualifiés de « mythiques » ou « d’hagiographiques ». Il est cependant certain que tous les miracles ou prodiges attribués à de nombreux personnages à travers les siècles relèvent soit de l’invention (parfois post-mortem), soit d’une fonction spirituelle visant à inculquer des sagesses et des valeurs aux générations postérieures. Cependant, dans de nombreux cas aussi, des témoins nombreux et indépendants, ont relaté les mêmes prodiges, que ce soit concernant le Prophète Muhammad, des compagnons du Prophète, ou de nombreux saints musulmans (Junayd, Al-Jilânî, Ibn ‘Arabî, Ahmad Ar-Rifâ’î, As-Sakandârî, etc.), ainsi que des prodiges qui peuvent encore s’observer de nos jours parmi nos contemporains (notamment chez des maîtres spirituels musulmans en Turquie, en Algérie, en Iran, en Irak, au Maroc, au Mali, etc. à, ou même des phénomènes non-physiques (de nature « subtile » et « psychique ») accomplis par des « sorciers » qui sortent du cadre de la physique classique, et qui ont été filmés, vérifiés et attestés par de nombreux témoins indépendants aux horizons culturels, religieux et linguistiques fort différents. Ayant constaté de visu la réalité de ces phénomènes non-physiques, nous savons donc avec certitude que cela relève du domaine du « possible », ce qui n’exclut nullement le fait d’être prudent dans tout ce qui peut nous être relaté à ce sujet, sachant que certains mensonges sont toujours possibles (appât du gain, notoriété, parti pris pour légitimer ou démontrer la prétendue supériorité d’un groupe, d’une personnalité ou autre), ou alors que des explications physiques permettent d’expliquer les phénomènes qui se sont produits dans une situation donnée.

Une forme moderne de superstition, est la prétention non-scientifique de croire que l’humain peut réduire et restreindre tout le Réel qu’à ses conceptions mentales superficielles (les « rationalistes »), aux outils scientifiques forcément limités (les scientistes) et aux simples facultés sensorielles ordinaires dans un cadre purement matérialiste, comme si rien ne pouvait exister ou échapper aux perceptions superficielles de ce genre d’individus, desquels on pourrait parler de « myopie intellectuelle » et d’arrogance ignorante.



Notes :


(1) L’existence de « miracles », de « prodiges » ou de « faits extraordinaires » (relevant du « possible » du point de vue physique, tout en étant presque improbable en raison des concours de circonstances et de nombreuses coïncidences que cela nécessite pour arriver), n’est en rien impossible en soi ou irrationnel. Si le Réel se compose de nombreux degrés existentiels, d’une indéfinité de possibles, de multiples dimensions ou même de « multivers », d’une part, l’intellect ne s’oppose pas à toutes ses possibilités existentielles, et d’autre part, elles demeurent intelligibles et reposent aussi sur le principe que toutes choses relatives ou créées ne puisent leur existence que dans et par l’Absolu, et que notre intelligence coïncide avec la nature intelligible même de l’existence (dans ses modalités créées) dans sa totalité.

De tels « faits » se produisent encore à notre époque. La rationalité n’infirme en rien que des choses se produisant en « parallèle » des lois de la physique relèvent du possible, puisque trouvant leurs sources ou leurs causalités premières dans des dimensions non-physiques, car les lois de la physique n’opèrent que pour des objets ou des relations physiques. La science en soi, ne l’interdit pas non plus. Ce n’est que la croyance personnelle d’un scientifique, ou l’adhésion à un paradigme (qui n’est pas une preuve scientifique), qui pourraient refuser l’existence (théorique et/ou pratique) d’événements ou de relations « non-physiques ». Or, même les lois s’appliquant aux objets physiques afin de les quantifier ou de les reproduire indéfiniment en laboratoire, ne peuvent pas s’appliquer sur la psychologie humaine, les facultés mentales, l’art, l’origine de nos galaxies ou de notre univers spatio-temporel. Même de nos jours, si un voisin viendrait nous raconter qu’il a vu une personne tombée d’un avion ayant explosé à plusieurs milliers de mètres d’altitude, puis que la victime a fait une chute depuis cette hauteur, avec une température négative intense, suivi d’un choc physique avec un arbre puis au sol, tout en restant en vie, il est fort à parier qu’on aura tendance à ne pas le croire, car la personne aura survécu « miraculeusement » à 3 ou 4 « épreuves » qui étaient toutes mortelles ou presque, et pourtant, ce cas a bien été attesté récemment au Québec (“Elle survit à une chute de… 1,5 km dans les airs, son parachute ne s’est jamais ouvert”, Metro Time, 16 août 2019 : https://fr.metrotime.be/2019/08/16/must-read/elle-survit-a-une-chute-de-15-km-dans-les-airs-son-parachute-ne-sest-jamais-ouvert/) . De même, un certain nombre de patients atteints de maladies incurables et mortelles, et dont les médecins avaient tout tenté en vain, en ne leur donnant plus que quelques mois à vivre tout au plus, se sont retrouvés « miraculeusement » guéris (leurs maladies ayant disparu et leur état de santé étant totalement rétabli) ou leur vie se sont vues largement prolongée (plusieurs années ou même plusieurs décennies). De même, il a été observé des phénomènes « psi » (phénomènes étudiés par la parapsychologie), des prodiges spirituels, des phénomènes de « possession psychique » bien réelle (contrairement aux cas de fraudes ou aux causes neurophysiologiques qui peuvent expliquer certaines maladies ou certains comportements délirants), où aucune explication physique ou physiologique n’a pu rendre compte de tous les « phénomènes » observés. Nous avions déjà rapidement traité de tout cela avec de nombreuses références scientifiques dans notre ouvrage Soufisme, Lumière d’Islam, aux éditions Hanif, 2019. Néanmoins, comme toute autre prétention ou affirmation, il est nécessaire d’en vérifier la pertinence, la fiabilité et la « possibilité » selon les conditions et circonstances données, car le mensonge et l’erreur sont toujours possibles, que ce soit dans le domaine de la médecine, de la gastronomie, de la physique, de la parapsychologie ou d’autres domaines.


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