René Guénon, bien que n’étant rattaché à aucune organisation politique, et se situant avant tout au niveau des principes métaphysiques et dans l’intellectualité, avait eu l’occasion d’aborder à plusieurs reprises, la question politique. Et à ce sujet il écrivit dans Orient et Occident (chapitre 2 sur « L’accord sur les principes ») : « (…) c’est que la civilisation islamique est précisément celle dont le type se rapproche le plus, à maints égards, de celui de la civilisation européenne du moyen âge ; il y a là une analogie dont il serait peut-être bon de tenir compte », ainsi que, toujours dans le même ouvrage au chapitre 4 « Terreurs chimériques et dangers réels » : « Les Occidentaux, malgré la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur civilisation, sentent bien que leur domination sur le reste du monde est loin d’être assurée d’une manière définitive, qu’elle peut être à la merci d’événements qu’il leur est impossible de prévoir et à plus forte raison d’empêcher. Seulement, ce qu’ils ne veulent pas voir, c’est que la cause principale des dangers qui les menacent réside dans le caractère même de la civilisation européenne : tout ce qui ne s’appuie que sur l’ordre matériel, comme c’est le cas, ne saurait avoir qu’une réussite passagère ; le changement, qui est la loi de ce domaine essentiellement instable, peut avoir les pires conséquences à tous égards, et cela avec une rapidité d’autant plus foudroyante que la vitesse acquise est plus grande ; l’excès même du progrès matériel risque fort d’aboutir à quelque cataclysme. Que l’on songe à l’incessant perfectionnement des moyens de destruction, au rôle de plus en plus considérable qu’ils jouent dans les guerres modernes, aux perspectives peu rassurantes que certaines inventions ouvrent pour l’avenir, et l’on ne sera guère tenté de nier une telle possibilité ; du reste, les machines qui sont expressément destinées à tuer ne sont pas les seules dangereuses. Au point où les choses en sont arrivées dès maintenant, il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour se représenter l’Occident finissant par se détruire lui-même, soit dans une guerre gigantesque dont la dernière ne donne encore qu’une faible idée, soit par les effets imprévus de quelque produit qui, manipulé maladroitement, serait capable de faire sauter, non plus une usine ou une ville, mais tout un continent. Certes, il est encore permis d’espérer que l’Europe et même l’Amérique s’arrêteront dans cette voie et se ressaisiront avant d’en être venues à de telles extrémités ; de moindres catastrophes peuvent leur être d’utiles avertissements et, par la crainte qu’elles inspireront, provoquer l’arrêt de cette course vertigineuse qui ne peut mener qu’à un abîme. Cela est possible, surtout s’il s’y joint quelques déceptions sentimentales un peu trop fortes, propres à détruire dans la masse l’illusion du « progrès moral » ; le développement excessif du sentimentalisme pourrait donc contribuer aussi à ce résultat salutaire, et il le faut bien si l’Occident, livré à lui-même, ne doit trouver que dans sa propre mentalité les moyens d’une réaction qui deviendra nécessaire tôt ou tard. Tout cela, d’ailleurs, ne suffirait point pour imprimer à la civilisation occidentale, à ce moment même, une autre direction, et, comme l’équilibre n’est guère réalisable dans de telles conditions, il y aurait encore lieu de redouter un retour à la barbarie pure et simple, conséquence assez naturelle de la négation de l’intellectualité.
Quoi qu’il en soit de ces prévisions peut-être lointaines, les Occidentaux d’aujourd’hui en sont encore à se persuader que le progrès, ou ce qu’ils appellent ainsi, peut et doit être continu et indéfini ; s’illusionnant plus que jamais sur leur propre compte, ils se sont donné à eux-mêmes la mission de faire pénétrer ce progrès partout, en l’imposant au besoin par la force aux peuples qui ont le tort, impardonnable à leurs yeux, de ne pas l’accepter avec empressement. Cette fureur de propagande, à laquelle nous avons déjà fait allusion, est fort dangereuse pour tout le monde, mais surtout pour les Occidentaux eux-mêmes, qu’elle fait craindre et détester ; l’esprit de conquête n’avait jamais été poussé aussi loin, et surtout il ne s’était jamais déguisé sous ces dehors hypocrites qui sont le propre du « moralisme » moderne. L’Occident oublie, d’ailleurs, qu’il n’avait aucune existence historique à une époque où les civilisations orientales avaient déjà atteint leur plein développement (1) ; avec ses prétentions, il apparaît aux Orientaux comme un enfant qui, fier d’avoir acquis rapidement quelques connaissances rudimentaires, se croirait en possession du savoir total et voudrait l’enseigner à des vieillards remplis de sagesse et d’expérience. Ce ne serait là qu’un travers assez inoffensif, et dont il n’y aurait qu’à sourire, si les Occidentaux n’avaient à leur disposition la force brutale ; mais l’emploi qu’ils font de celle-ci change entièrement la face des choses, car c’est là qu’est le véritable danger pour ceux qui, bien involontairement, entrent en contact avec eux, et non dans une « assimilation » qu’ils sont parfaitement incapables de réaliser, n’étant ni intellectuellement ni même physiquement qualifiés pour y parvenir. En effet, les peuples européens, sans doute parce qu’ils sont formés d’éléments hétérogènes et ne constituent pas une race à proprement parler, sont ceux dont les caractères ethniques sont les moins stables et disparaissent le plus rapidement en se mêlant à d’autres races ; partout où il se produit de tels mélanges, c’est toujours l’Occidental qui est absorbé, bien loin de pouvoir absorber les autres. Quant au point de vue intellectuel, les considérations que nous avons exposées jusqu’ici nous dispensent d’y insister ; une civilisation qui est sans cesse en mouvement, qui n’a ni tradition ni principe profond, ne peut évidemment exercer une influence réelle sur celles qui possèdent précisément tout ce qui lui manque à elle-même ; et, si l’influence inverse ne s’exerce pas davantage en fait, c’est seulement parce que les Occidentaux sont incapables de comprendre ce qui leur est étranger : leur impénétrabilité, à cet égard, n’a d’autre cause qu’une infériorité mentale, tandis que celle des Orientaux est faite d’intellectualité pure.
Il est des vérités qu’il est nécessaire de dire et de redire avec insistance, si déplaisantes qu’elles soient pour beaucoup de gens : toutes les supériorités dont se targuent les Occidentaux sont purement imaginaires, à l’exception de la seule supériorité matérielle ; celle-là n’est que trop réelle, personne ne la leur conteste, et, au fond, personne ne la leur envie non plus ; mais le malheur est qu’ils en abusent. Pour quiconque a le courage de voir les choses telles qu’elles sont, la conquête coloniale ne peut, pas plus qu’aucune autre conquête par les armes, reposer sur un autre droit que celui de la force brutale ; qu’on invoque la nécessité, pour un peuple qui se trouve trop à l’étroit chez lui, d’étendre son champ d’activité, et qu’on dise qu’il ne peut le faire qu’aux dépens de ceux qui sont trop faibles pour lui résister, nous le voulons bien, et nous ne voyons même pas comment on pourrait empêcher que des choses de ce genre se produisent ; mais que, du moins, on ne prétende pas faire intervenir là-dedans les intérêts de la « civilisation », qui n’ont rien à y voir. C’est là ce que nous appelons l’hypocrisie « moraliste » : inconsciente dans la masse, qui ne fait jamais qu’accepter docilement les idées qu’on lui inculque, elle ne doit pas l’être chez tous au même degré, et nous ne pouvons admettre que les hommes d’État, en particulier, soient dupes de la phraséologie qu’ils emploient lorsqu’une nation européenne s’empare d’un pays quelconque, ne fût-il habité que par des tribus vraiment barbares, on ne nous fera pas croire que c’est pour avoir le plaisir ou l’honneur de « civiliser » ces pauvres gens, qui ne l’ont point demandé, qu’on entreprend une expédition coûteuse, puis des travaux de toutes sortes ; il faut être bien naïf pour ne pas se rendre compte que le vrai mobile est tout autre, qu’il réside dans l’espérance de profits plus tangibles. Ce dont il s’agit avant tout, quels que soient les prétextes invoqués, c’est d’exploiter le pays, et bien souvent, si on le peut, ses habitants en même temps, car on ne saurait tolérer qu’ils continuent à y vivre à leur guise, même s’ils sont peu gênants ; mais, comme ce mot d’« exploiter » sonne mal, cela s’appelle, dans le langage moderne, « mettre en valeur » un pays : c’est la même chose, mais il suffit de changer le mot pour que cela ne choque plus la sensibilité commune. Naturellement, quand la conquête est accomplie, les Européens donnent libre cours à leur prosélytisme, puisque c’est pour eux un véritable besoin ; chaque peuple y apporte son tempérament spécial, les uns le font plus brutalement, les autres avec plus de ménagements, et cette dernière attitude, alors même qu’elle n’est point l’effet d’un calcul, est sans doute la plus habile. Quant aux résultats obtenus, on oublie toujours que la civilisation de certains peuples n’est pas faite pour les autres, dont la mentalité est différente ; lorsqu’on a affaire à des sauvages, le mal n’est peut-être pas bien grand, et pourtant, en adoptant les dehors de la civilisation européenne (car cela reste bien superficiel), ils sont généralement plus portés à en imiter les mauvais côtés qu’à prendre ce qu’elle peut avoir de bon. Nous ne voulons pas insister sur cet aspect de la question, que nous n’envisageons qu’incidemment ; ce qui est autrement grave, c’est que les Européens, quand ils se trouvent en présence de peuples civilisés, se comportent avec eux comme s’ils avaient affaire à des sauvages, et c’est alors qu’ils se rendent véritablement insupportables ; et nous ne parlons pas seulement des gens peu recommandables parmi lesquels colons et fonctionnaires se recrutent trop souvent, nous parlons des Européens presque sans exception. C’est un étrange état d’esprit, surtout chez des hommes qui parlent sans cesse de « droit » et de « liberté », que celui qui les porte à dénier aux civilisations autres que la leur le droit à une existence indépendante ; c’est là tout ce qu’on leur demanderait dans bien des cas, et ce n’est pas se montrer trop exigeant ; il est des Orientaux qui, à cette seule condition, s’accommoderaient même d’une administration étrangère, tellement le souci des contingences matérielles existe peu pour eux ; ce n’est que lorsqu’elle s’attaque à leurs institutions traditionnelles que la domination européenne leur devient intolérable. Mais c’est justement à cet esprit traditionnel que les Occidentaux s’en prennent avant tout, parce qu’ils le craignent d’autant plus qu’ils le comprennent moins, en étant eux-mêmes dépourvus ; les hommes de cette sorte ont peur instinctivement de tout ce qui les dépasse ; toutes leurs tentatives à cet égard demeureront toujours vaines, car il y a là une force dont ils ne soupçonnent pas l’immensité ; mais, si leur indiscrétion leur attire certaines mésaventures, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. On ne voit pas, du reste, au nom de quoi ils veulent obliger tout le monde à s’intéresser exclusivement à ce qui les intéresse, à mettre les préoccupations économiques au premier rang, ou à adopter le régime politique qui a leurs préférences, et qui, même en admettant qu’il soit le meilleur pour certains peuples, ne l’est pas nécessairement pour tous ; et le plus extraordinaire, c’est qu’ils ont de semblables prétentions, non seulement vis-à-vis des peuples qu’ils ont conquis, mais aussi vis-à-vis de ceux chez lesquels ils sont parvenus à s’introduire et à s’installer tout en ayant l’air de respecter leur indépendance ; en fait, ils étendent ces prétentions à l’humanité tout entière.
S’il en était autrement, il n’y aurait pas, en général, de préventions ni d’hostilité systématique contre les Occidentaux ; leurs relations avec les autres hommes seraient ce que sont les relations normales entre peuples différents ; on les prendrait pour ce qu’ils sont, avec les qualités et les défauts qui leur sont propres, et, tout en regrettant peut-être de ne pouvoir entretenir avec eux des relations intellectuelles vraiment intéressantes, on ne chercherait guère à les changer (…).
(1) Il est possible qu’il y ait eu cependant des civilisations occidentales antérieures, mais celle d’aujourd’hui n’est point leur héritière, et leur souvenir même est perdu ; nous n’avons donc pas à nous en préoccuper ici ».
Et dans le même chapitre 4, sur le panislamisme : « Il serait à souhaiter que les Occidentaux, se résignant enfin à voir la cause des plus dangereux malentendus là où elle est, c’est-à-dire en eux-mêmes, se débarrassent de ces terreurs ridicules dont le trop fameux « péril jaune » est assurément le plus bel exemple. On a coutume aussi d’agiter à tort et à travers le spectre du « panislamisme » ; ici, la crainte est sans doute moins absolument dénuée de fondement, car les peuples musulmans, occupant une situation intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, ont à la fois certains traits de l’un et de l’autre, et ils ont notamment un esprit beaucoup plus combatif que celui des purs Orientaux ; mais enfin il ne faut rien exagérer. Le vrai panislamisme est avant tout une affirmation de principe, d’un caractère essentiellement doctrinal ; pour qu’il prenne la forme d’une revendication politique, il faut que les Européens aient commis bien des maladresses ; en tout cas, il n’a rien de commun avec un « nationalisme » quelconque, qui est tout à fait incompatible avec les conceptions fondamentales de l’Islam. En somme, dans bien des cas (et nous pensons surtout ici à l’Afrique du Nord), une politique d’ « association » bien comprise, respectant intégralement la législation islamique, et impliquant une renonciation définitive à toute tentative d’ « assimilation », suffirait probablement à écarter le danger, si danger il y a ; quand on songe par exemple que les conditions imposées pour obtenir la naturalisation française équivalent tout simplement à une abjuration (et il y aurait bien d’autres faits à citer dans le même ordre), on ne peut s’étonner qu’il y ait fréquemment des heurts et des difficultés qu’une plus juste compréhension des choses pourrait éviter très aisément ; mais, encore une fois, c’est précisément cette compréhension qui manque tout à fait aux Européens. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que la civilisation islamique, dans tous ses éléments essentiels, est rigoureusement traditionnelle, comme le sont toutes les civilisations orientales ; cette raison est pleinement suffisante pour que le panislamisme, quelque forme qu’il revête, ne puisse jamais s’identifier avec un mouvement tel que le bolchevisme, comme semblent le redouter des gens mal informés ».
Sur l’Islam politique et le Khilafah, Guénon dit dans sa Correspondance avec Marcel Clavelle (non publié, 1932-1938), Le Caire, 2 septembre 1932 : « (…) Vous me demandez, sur la question d’« attitude », s’il y a quelque chose de changé depuis la publication de certains de mes ouvrages. Je vous répondrai très nettement : oui, certaines portes, du côté occidental, se sont fermées d’une façon définitive. Je ne me suis d’ailleurs jamais fait d’illusions, mais je n’avais pas le droit de paraître négliger certaines possibilités ; il fallait que la situation devienne tout à fait nette, et ce que j’ai fait y a contribué pour sa part. Peut-être y aura-t-il encore un dernier résultat (négatif) à obtenir pour que chacun sache à quoi s’en tenir sans équivoque possible… (…) Quant à l’Islam politique, mieux vaut n’en pas parler, car ce n’est plus qu’un souvenir historique ; c’est certainement dans ce domaine politique que les idées occidentales, avec la conception des « nationalités », ont fait le plus de ravages, et avec une singulière rapidité. C’est à tel point que maintenant les Égyptiens ne veulent pas venir en aide aux Syriens, ni ceux-ci aux Palestiniens, et ainsi de suite ; et il y en a beaucoup à qui on ne peut même plus arriver à faire comprendre combien ce particularisme est contraire aux intérêts traditionnels. – Cela n’a pas empêché un soi-disant « explorateur » français, qui n’est probablement qu’un vulgaire touriste, de prétendre dans un livre récent que le Khalifat existe toujours en fait, et, mieux encore, qu’il a son siège ici même à El-Azhar. Ce serait à éclater de rire si la réalité, à cet égard, n’était assez triste au fond ; savez-vous qu’au congrès de Jérusalem, en décembre dernier, la question du rétablissement du Khalifat ayant été posée, il a été impossible d’arriver à une entente et à une solution quelconque ? Et savez-vous aussi, en ce qui concerne spécialement El-Azhar, que le recteur, il y a à peu près un an, a refusé de signer une protestation contre les atrocités italiennes en Tripolitaine, sous le prétexte que « c’était là une question politique dans laquelle il n’avait pas à intervenir » ? (…) Pour ce qui est des « prophéties occidentales » (j’aimerais mieux ne les appeler que « prédictions ») qui parlent d’une future « lutte de la Croix et du Croissant », j’avoue que je ne leur accorde qu’une valeur des plus relatives. D’abord, je ne vois pas du tout, dans l’état actuel du monde, quels peuples pourraient bien être qualifiés pour représenter la Croix ; ensuite le Croissant n’a jamais symbolisé l’Islam que dans l’imagination des Occidentaux ; il ne lui appartient ni exclusivement ni essentiellement, et il y est uniquement un symbole de « majesté », rien de plus. – Je vous signalerai à ce propos que le roi de France Henri II, que je ne crois pas avoir été musulman, en avait fait son emblème personnel, et aussi qu’on voit ici sur beaucoup de boutiques Coptes, donc chrétiennes, la Croix entre les cornes du croissant (ce qui reproduit d’ailleurs exactement un ancien symbole phénicien, bien antérieur à l’islam et au christianisme). – Mais il y a des « clichés » que l’ignorance se plait à répéter indéfiniment : c’est ainsi, pour prendre encore un autre exemple, qu’il est convenu en Europe que l’étendard du Prophète était vert ; or il y en avait deux, un blanc pour la paix et un noir pour la guerre ; le vert n’est venu que beaucoup plus tard, sous je ne sais quel Khalife ».
Dans sa lettre du 7 septembre 1933, il écrit : « (…) Pour l’article sur le Khalifat, je vois bien de quoi il s’agit : c’est un mauvais tour que la France veut jouer à l’Angleterre, laquelle voudrait, elle aussi, et depuis longtemps déjà, avoir un Khalife « de façade » qui ne serait qu’un instrument entre ses mains ; et je m’explique maintenant le voyage d’un certain personnage marocain qui nous avait un peu intrigué il y a quelques mois… En fait, l’une des deux solutions ne vaudrait guère mieux que l’autre étant donné surtout ce qui se passe actuellement en Afrique du Nord (sans parler de la Syrie) ; jamais encore les Français ne s’étaient comportés de pareille façon jusqu’ici ; c’est sans doute l’effet des belles promesses faites pendant la guerre. Quoi qu’il en soit, il est plutôt maladroit de confier le « lancement » de cette idée à des gens aussi grossièrement ignorants que l’auteur de l’article en question. « Puissance sacerdotale », « Souveraineté pontificale », etc… autant d’âneries que de mots… Il est d’ailleurs tout à fait faux que la présence d’un Khalife soit nécessaire au maintien de l’orthodoxie, et il ne l’est pas moins que le Khalife doive remplir telle ou telle condition définie, on préférerait en général qu’il soit d’origine arabe, mais cela même n’est nullement nécessaire, et en fait n’importe qui peut être désigné. Lors du congrès de Jérusalem, certains pensaient mettre en avant la candidature de quelqu’un que je connais très bien, et qui ne remplit aucune des prétendues conditions ; c’est seulement un homme énergique et très instruit des choses de l’Islam, et c’est là l’essentiel ; mais sans connaître l’actuel sultan du Maroc, je crois qu’il y a bien des chances pour qu’il ne possède ni l’une ni l’autre de ces deux qualités. D’autre part, il y a trois modes possibles de désignation d’un Khalife, tout aussi réguliers l’un que l’autre, et qui correspondent proprement aux trois titres respectifs de « Khalifat », d’« Imâm » et d’« Amîrul-Muminîn » ; vous voyez que c’est assez complexe et que personne en Europe n’y connais quoi que ce soit. – Quant à Mustafa Kémal, je comprends bien pourquoi il entrerait dans la combinaison, et vous pourrez être sûr que ses raisons n’ont rien de « spirituel », mais comment lui et ses partisans pourraient-ils bien continuer à se prétendre, je ne dis pas « sunnites », mais simplement « orthodoxes », quand ils se servent, dans les mosquées, d’une traduction du Qoran, ce qui est tout ce qu’il y a de plus rigoureusement interdit. Du reste, des gens qui ont fait du port d’une casquette le symbole de la « civilisation » sont jugés par là même, je ne veux pas dire qu’il y ait là une question de principe (c’est bien moins important qu’ils ne le croient eux-mêmes), mais je prends cela comme un « signe » qui donne assez exactement la mesure de leur « horizon intellectuel » ».
Et dans celle du 24 octobre 1935 : « (…) Ce ne sont pas les Qadiriyah qui sont puissants au Soudan, mais les Idrissiyah ; il n’y a pas de Wahabites [?] en Égypte, où d’ailleurs ils seraient plutôt mal vus (dans certains endroits, les paysans n’ont pas de pire injure à dire à quelqu’un que de le traiter de « wahabite », sans, du reste, savoir trop bien ce que c’est) et d’ailleurs les Wahabites sont les adversaires déclarés de toute organisation ésotérique sans exception ; les Sanoussiyah n’ont plus de centre en Tripolitaine et pour cause, depuis que les Italiens ont tout détruit et tout massacré… (…) Il n’y a plus de Musulman « aujourd’hui » à la Chambre des Lords, puisque c’était Lord Headdley et qu’il est mort il y a quelques mois ; d’autre part, [?] El-Ulema ne veut pas dire « Sage des Sages », mais simplement « Chef des Ulema », c’est-à-dire des docteurs de la Shariyah ; il y a une grande différence entre âlem « savant » (ulema au pluriel) et Hakîm, « sage » ; en somme, il s’agit d’un titre équivalent à celui de Sheikh El-Islam dans d’autres pays (d’ailleurs on dit « allâma », qui est un superlatif d’âlam) et l’autorité de celui qui le porte ne s’étend pas au-delà des frontières de la Yougoslavie ».
Ces propos ont été prononcés il y a près d’un siècle, et au fond, la situation n’a pas beaucoup changé, si ce n’est qu’elle a empiré en suivant la décadence moderne, et où entre les années 1990 et 2010, les différentes tendances du modernisme et du wahhabisme ont pollué l’esprit des musulmans, avec un réveil (depuis 2010 essentiellement) – malgré des esprits toujours contaminés actuellement par le salafisme comme par le modernisme – qui a permis de faire reculer ces 2 idéologies voisines et parentes (apparues en même temps et constituant les 2 faces extrêmes d’une même pièce par la rupture opérée avec la Tradition) chez de nombreux intellectuels, étudiants et musulmans lambda – notamment par des réfutations diverses (en citant le Qur’ân, la Tradition prophétique, les propos et pratiques des Compagnons comme de l’élite des Savants traditionnels et des Maîtres spirituels ainsi que des événements marquants de l’histoire musulmane et des règles traditionnelles) et la mise en place de nombreuses structures et activités spirituelles.
Contrairement à ce que pensent certains musulmans, le Califat n’est pas une obligation juridique en tant que tel, ni même la condition d’être qurayshite pour être Calife à notre époque, comme l’ont expliqué des savants comme Abû Hanifa, Al-Baqillânî, Al-Juwaynî, Al-Ghazâlî, An-Nawawî et d’autres, jusqu’au Shaykh Muhammad Hassân ad-Dedew as-Shinqitî à notre époque. Le Califat est une modalité politique, certes tout à fait légitime et qui a fait ses preuves durant plusieurs siècles, et ce malgré les défauts inhérents au facteur humain qui incarne l’autorité politique, peu importe son mode d’application. Mais comme Allâh et Son Messager l’ont spécifié, tout comme un certain nombre de savants, l’important c’est que les terres d’Islâm soient gouvernées et régies par les principes de la Shar’î’ah (l’Islam en tant que fondement et socle de la Constitution, justice sociale pour tous, justice politique, liberté de culte et de conscience, protection des biens, sécurité pour toute la nation, encourager le louable et réprouver le blâmable, préserver l’environnement et le droit des animaux, assurer une protection juridique et morale à tous les citoyens et aux animaux de la Nation sans pour autant banaliser ou autoriser ce qui relève de la dépravation ou des maladies mentales liées à certaines orientations sexuelles n’ayant aucune base biologique ou psychologique, etc. comme la zoophilie, la nécrophilie et les autres tendances qui brouillent ou nient l’existence des identités et sexes féminin et masculin et qui causent du tort ainsi aux enfants autant qu’aux femmes et aux hommes, etc.), en adoptant les principes également d’une école juridique officielle mais en l’adaptant aux circonstances de temps et de lieu et avec souplesse, sans brutalité et sans imposer les avis qui sont d’ordre individuel (sur des sujets comme la musique, la représentation d’êtres vivants, etc.) sauf que dans la sphère publique doit y être proscrit tout élément clairement illicite et dangereux (débauche, atteinte aux symboles du Sacré et de la dignité humaine, perversion, etc.), et que chaque citoyen, qu’il soit musulman ou non, peut exiger à être jugé selon les règles de son école juridique (musulmane ou non-musulmane) dont il existe des juges au sein de leur tribunal (islamique ou non) en ce qui concerne les questions familiales ou individuelles, et non pas les questions et crimes d’ordre universel, comme le meurtre, la sorcellerie avérée, le viol, la consommation de drogue, l’adultère, etc., qui doivent être jugés de la même manière – et selon la situation individuelle de la personne – selon ce qui est jugé approprié et convenable par le pouvoir politique – et sans outrepasser les limites claires fixées par la Shar’îah (à distinguer donc du fiqh, qui lui peut évoluer et n’est pas uniforme ni homogène, ni dans les sentences juridiques, ni dans la façon de les appliquer). Aussi, les Musulmans se doivent d’avoir une puissance politique et économique capable d’inspirer le respect et de repousser les ennemis, d’incarner les valeurs et principes de l’Islam et de représenter l’intérêt général des musulmans et des citoyens non-musulmans qui vivent sous leur autorité. Cela peut se faire via le mode du Califat, comme d’un émirat, d’une monarchie (même si la succession héréditaire dans le pouvoir n’est bien vue en soi en Islam, mais si le successeur permet d’éviter le pire et d’assurer une certaine cohésion sociale et justice dans la nation, alors cela vaut mieux que l’anarchie ou la tyrannie), un régime présidentiel, etc. De nos jours, comme l’individualisme, le tribalisme, le fanatisme, l’ignorance et le nationalisme ont rongé l’esprit de nombreux citoyens, il n’est guère plus possible d’espérer élire un Calife qui plaise à tout le monde, et qui gouvernerait l’ensemble du monde musulman, devenu trop divisé, et où les Musulmans eux-mêmes, en grande partie, ne savent même plus où sont leurs priorités, ni n’ont même conscience de ce que sont réellement les principes et modalités de la politique dans une perspective islamique traditionnelle, très loin du modernisme comme du fanatisme de certains « islamistes ».
Jusqu’à la venue de l’imâm Mahdi (‘alayhî salâm), il semble difficile d’envisager, dans les conditions actuelles, une union de l’ensemble des pays musulmans sous un même Califat. Cependant, en attendant sa venue, il est possible d’unir dans une sorte d’alliance politique, économique, spirituelle, technique, énergétique et sociale, l’ensemble des pays musulmans dans le but d’assurer une meilleure protection militaire, une plus grande force économique, un plus grand soutien moral et politique aux causes communes, un meilleur accès au partage des ressources énergétiques, alimentaires et matérielles – évitant ainsi les chantages, menaces, pressions et attaques exercés par des puissances comme les USA, la Russie, la Chine ou l’UE, notamment certains embargos. Cela renforcerait ainsi l’autonomie stratégique de chaque région et pays, tout en assurant une cohésion et une protection d’ordre supranational, protégeant les pays musulmans (y compris en Afrique) et les pays non-musulmans alliés qui n’affichent aucune hostilité contre les Musulmans – ni à l’étranger ni dans leur propre pays -.
Une charte commune, fondée sur les grands principes de l’Islam et de ses valeurs, pourrait servir de socle commun à tous les pays, adaptant ensuite chacun leurs propres spécificités.
Wa Allâhu a’lam.