Depuis la fin du 19e siècle, il est devenu courant, dans l’esprit atrophié de nombreux chercheurs conditionnés par la mentalité moderne, de lire les anciens écrits et de comprendre l’histoire, à l’aune de leurs préjugés contemporains, quitte à tomber dans les anachronismes et les interprétations les plus grotesques.
On ne compte plus le nombre d’ouvrages qui paraissent chaque année et qui prétendent pourtant déconstruire totalement les civilisations traditionnelles et les religions. Mais outre le fait que les chercheurs modernistes se contredisent déjà entre eux en élaborant sans cesse de nouvelles thèses, – s’écroulant souvent très peu de temps après leur publication -, la découverte de certains matériaux historiques et archéologiques continue de les réfuter sur leur propre terrain de prédilection. En y regardant de plus près, leurs affirmations relèvent souvent de l’hypothèse et de l’invérifiable, ou encore d’interprétations tout à fait contestables.
S’il n’est pas question d’exclure, en principe, les données historiques et archéologiques, – ce que le Qur’ân, la Tradition prophétique et les premiers exégètes encourageaient explicitement -, il ne faut pas pour autant réduire les modes de connaissance qu’à l’approche historique, qui, comme on le sait, reste très lacunaire et laisse en suspend de nombreux éléments, y compris la façon de comprendre les données brutes.
Les musulmans ne doivent donc pas s’étonner de voir apparaitre de nombreux ouvrages de cet ordre, et qui, comme les autres, finiront par être remis en question par d’autres chercheurs et ainsi de suite.
Des mises en garde intellectuelles contre ces tentatives systématiques de déformer et de « détruire » la Tradition avaient d’ailleurs déjà été faites par des intellectuels brillants comme René Guénon, Julius Evola et Hamza Benaïssa, pour ne citer qu’eux.
René Guénon dans la Crise du monde moderne (Chapitre 4 – Science sacrée et science profane, pp. 49-51) disait : « En voulant séparer radicalement les sciences de tout principe supérieur sous prétexte d’assurer leur indépendance, la conception moderne leur enlève toute signification profonde et même tout intérêt véritable au point de vue de la connaissance, et elle ne peut aboutir qu’à une impasse, puisqu’elle les enferme dans un domaine irrémédiablement borné (1). Le développement qui s’effectue à l’intérieur de ce domaine n’est d’ailleurs pas un approfondissement comme certains se l’imaginent ; il demeure au contraire tout superficiel, et ne consiste qu’en cette dispersion dans le détail que nous avons déjà signalée, en une analyse aussi stérile que pénible, et qui peut se poursuivre indéfiniment sans qu’on avance d’un seul pas dans la voie de la véritable connaissance. Aussi n’est-ce point pour elle-même, il faut bien le dire, que les Occidentaux, en général, cultivent la science ainsi entendue : ce qu’ils ont surtout en vue, ce n’est point une connaissance, même inférieure ; ce sont des applications pratiques, et, pour se convaincre qu’il en est bien ainsi, il n’y a qu’à voir avec quelle facilité la plupart de nos contemporains confondent science et industrie, et combien nombreux sont ceux pour qui l’ingénieur représente le type même du savant ; mais ceci se rapporte à une autre question, que nous aurons à traiter plus complètement dans la suite.
La science, en se constituant à la façon moderne, n’a pas perdu seulement en profondeur, mais aussi, pourrait-on dire, en solidité, car le rattachement aux principes la faisait participer de l’immutabilité de ceux-ci dans toute la mesure où son objet même le permettait, tandis que, enfermée exclusivement dans le monde du changement, elle n’y trouve plus rien de stable, aucun point fixe où elle puisse s’appuyer ; ne partant plus d’aucune certitude absolue, elle en est réduite à des probabilités et à des approximations, ou à des constructions purement hypothétiques qui ne sont que l’oeuvre de la fantaisie individuelle. Aussi, même s’il arrive accidentellement que la science moderne aboutisse, par une voie très détournée, à certains résultats qui semblent s’accorder avec quelques données des anciennes « sciences traditionnelles », on aurait le plus grand tort d’y voir une confirmation dont ces données n’ont nul besoin ; et ce serait perdre son temps que de vouloir concilier des points de vue totalement différents, ou établir une concordance avec des théories hypothétiques qui, peut-être, se trouveront entièrement discréditées dans peu d’années (2). Les choses dont il s’agit ne peuvent en effet, pour la science actuelle, appartenir qu’au domaine des hypothèses, alors que, pour les « sciences traditionnelles », elles étaient bien autre chose et se présentaient comme des conséquences indubitables de vérités connues intuitivement, donc infailliblement, dans l’ordre métaphysique (3). C’est d’ailleurs une singulière illusion, propre à l’« expérimentalisme » moderne, que de croire qu’une théorie peut être prouvée par les faits, alors que, en réalité, les mêmes faits peuvent toujours s’expliquer également par plusieurs théories différentes, et que certains des promoteurs de la méthode expérimentale, comme Claude Bernard, ont reconnu eux-mêmes qu’ils ne pouvaient les interpréter qu’à l’aide d’« idées préconçues », sans lesquelles ces faits demeureraient des « faits bruts », dépourvus de toute signification et de toute valeur scientifique.
Puisque nous en sommes venu à parler d’« expérimentalisme », nous devons en profiter pour répondre à une question qui peut se poser à ce sujet, et qui est celle-ci : pourquoi les sciences proprement expérimentales ont-elles reçu, dans la civilisation moderne, un développement qu’elles n’ont jamais eu dans d’autres civilisations ? C’est que ces sciences sont celles du monde sensible, celles de la matière, et c’est aussi qu’elles sont celles qui donnent lieu aux applications pratiques les plus immédiates ; leur développement, s’accompagnant de ce que nous appellerions volontiers la « superstition du fait », correspond donc bien aux tendances spécifiquement modernes, alors que, par contre, les époques précédentes n’avaient pu y trouver des motifs d’intérêt suffisants pour s’y attacher ainsi au point de négliger les connaissances d’ordre supérieur. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit point, dans notre pensée, de déclarer illégitime en elle-même une connaissance quelconque, même inférieure ; ce qui est illégitime, c’est seulement l’abus qui se produit lorsque des choses de ce genre absorbent toute l’activité humaine, ainsi que nous le voyons actuellement. On pourrait même concevoir que, dans une civilisation normale, des sciences constituées par une méthode expérimentale soient, aussi bien que d’autres, rattachées aux principes et pourvues ainsi d’une réelle valeur spéculative ; en fait, si ce cas ne semble pas s’être présenté, c’est que l’attention s’est portée de préférence d’un autre côté, et aussi que, alors même qu’il s’agissait d’étudier le monde sensible dans la mesure où il pouvait paraître intéressant de le faire, les données traditionnelles permettaient d’entreprendre plus favorablement cette étude par d’autres méthodes et à un autre point de vue.
Nous disions plus haut qu’un des caractères de l’époque actuelle, c’est l’exploitation de tout ce qui avait été négligé jusque-là comme n’ayant qu’une importance trop secondaire pour que les hommes y consacrent leur activité, et qui devait cependant être développé aussi avant la fin de ce cycle, puisque ces choses avaient leur place parmi les possibilités qui y étaient appelées à la manifestation ; ce cas est précisément, en particulier, celui des sciences expérimentales qui ont vu le jour en ces derniers siècles. Il est même certaines sciences modernes qui représentent véritablement, au sens le plus littéral, des « résidus » de sciences anciennes, aujourd’hui incomprises : c’est la partie la plus inférieure de ces dernières qui, s’isolant et se détachant de tout le reste dans une période de décadence, s’est grossièrement matérialisée, puis a servi de point de départ à un développement tout différent, dans un sens conforme aux tendances modernes, de façon à aboutir à la constitution de sciences qui n’ont réellement plus rien de commun avec celles qui les ont précédées. C’est ainsi que, par exemple, il est faux de dire, comme on le fait habituellement, que l’astrologie et l’alchimie sont devenues respectivement l’astronomie et la chimie modernes, bien qu’il y ait dans cette opinion une certaine part de vérité au point de vue simplement historique, part de vérité qui est exactement celle que nous venons d’indiquer : si les dernières de ces sciences procèdent en effet des premières en un certain sens, ce n’est point par « évolution » ou « progrès » comme on le prétend, mais au contraire par dégénérescence ; et ceci appelle encore quelques explications.
(1) On pourra remarquer qu’il s’est produit quelque chose d’analogue dans l’ordre social, où les modernes ont prétendu séparer le temporel du spirituel ; il ne s’agit pas de contester qu’il y ait là deux choses distinctes, puisqu’elles se rapportent effectivement à des domaines différents, aussi bien que dans le cas de la métaphysique et des sciences ; mais, par une erreur inhérente à l’esprit analytique, on oublie que distinction ne veut point dire séparation ; par-là, le pouvoir temporel perd sa légitimité, et la même chose, dans l’ordre intellectuel, pourrait être dite en ce qui concerne les sciences.
(2) La même observation vaut, au point de vue religieux, à l’égard d’une certaine « apologétique » qui prétend se mettre d’accord avec les résultats de la science moderne, travail parfaitement illusoire et toujours à refaire, qui présente d’ailleurs le grave danger de paraître solidariser la religion avec des conceptions changeantes et éphémères, dont elle doit demeurer totalement indépendante.
(3) Il serait facile de donner ici des exemples ; nous citerons seulement, comme un des plus frappants, la différence de caractère des conceptions concernant l’éther dans la cosmologie hindoue et dans la physique moderne ».
Ailleurs, dans son article Kabbale et science des nombres (publié dans le Voile d’Isis, août-septembre 1933), René Guénon en parlant de la Kabbale et du néo-platonisme et des préjugés modernes à ce propos disait : « Cependant, ces derniers ne manquent pas de donner tout au moins de ce fait des interprétations erronées, afin de le faire rentrer tant bien que mal dans le cadre de leurs idées préconçues ; nous nous proposons surtout ici de dissiper ces confusions plus ou moins voulues, et dues pour une bonne part aux abus de la trop fameuse «méthode historique», qui veut à toute force voir des « emprunts » partout où elle constate certaines similitudes. On sait qu’il est de mode, dans les milieux universitaires, de prétendre rattacher la Kabbale au néo-platonisme, de façon à en diminuer à la fois l’antiquité et la portée ; n’est-il pas admis en effet, comme un principe indiscutable, que rien ne saurait venir que des Grecs ?On oublie malheureusement en cela que le néo-platonisme lui-même contient bien des éléments qui n’ont rien de spécifiquement grec, et que le Judaïsme notamment avait, dans le milieu alexandrin, une importance qui était fort loin d’être négligeable, si bien que, si réellement il y eut des emprunts, il se pourrait qu’ils se fussent opérés en sens inverse de ce que l’on affirme. Cette hypothèse serait même beaucoup plus vraisemblable, d’abord parce que l’adoption d’une doctrine étrangère n’est guère conciliable avec le «particularisme» qui fut toujours un des traits dominants de l’esprit judaïque, et ensuite parce que, quoi qu’on pense par ailleurs du néo-platonisme, il ne présente en tout cas qu’une doctrine relativement exotérique (même si elle est basée sur des données d’ordre ésotérique, elle n’en est qu’une « extériorisation »), et qui, comme telle, n’a pu exercer une influence réelle sur une tradition essentiellement initiatique, et même très « fermée », comme l’est et le fut toujours la Kabbale (2). Nous ne voyons d’ailleurs pas qu’il y ait, entre celle-ci et le néo-platonisme, des ressemblances particulièrement frappantes, ni que, dans la forme sous laquelle ce dernier s’exprime, les nombres jouent ce rôle qui est si caractéristique de la Kabbale ; la langue grecque ne l’aurait guère permis, du reste, tandis qu’il y a là, nous le répétons, quelque chose qui est inhérent à la langue hébraïque elle-même, et qui, par conséquent, doit avoir été lié dès l’origine à la forme traditionnelle qui s’exprime par elle. Ce n’est pas, bien entendu, qu’il y ait lieu de contester qu’une science traditionnelle des nombres ait existé aussi chez les Grecs ; elle y fut même, comme on le sait, la base du Pythagorisme, qui n’était pas qu’une simple philosophie, mais avait, lui aussi, un caractère proprement initiatique ; et c’est de là que Platon tira, non seulement toute la partie cosmologique de sa doctrine, telle qu’il l’expose notamment 76dans le Timée, mais jusqu’à sa « théorie des idées », qui n’est au fond qu’une transposition, selon une terminologie différente, des conceptions pythagoriciennes sur les nombres envisagés comme principes des choses. Si donc on voulait trouver réellement chez les Grecs un terme de comparaison avecla Kabbale, c’est au Pythagorisme qu’il faudrait remonter; mais c’est là, précisément, qu’apparaît le plus clairement toute l’inanité de la thèse des « emprunts » : nous sommes bien en présence de deux doctrines initiatiques qui donnent pareillement une importance capitale à la science des nombres ; mais cette science se trouve présentée, de part et d’autre, sous des formes radicalement différentes. Ici, quelques considérations d’ordre plus général ne seront pas inutiles : il est parfaitement normal qu’une même science se rencontre dans des traditions diverses, car la vérité, dans quelque domaine que ce soit, ne saurait être le monopole d’une seule forme traditionnelle à l’exclusion des autres ; ce fait ne peut donc être un sujet d’étonnement, sauf sans doute pour les « critiques » qui ne croient pas à la vérité ; et même c’est le contraire qui serait, non seulement étonnant, mais assez difficilement concevable. Il n’y a là rien qui implique une communication plus ou moins directe entre deux traditions différentes, même au cas oùl’une serait incontestablement plus ancienne que l’autre: ne peut-on constater une certaine vérité et l’exprimer indépendamment de ceux qui l’ont déjà exprimée antérieurement, et, en outre, cette indépendance n’est-elle pas d’autant plus probable que cette même vérité sera, en fait, exprimée d’une autre façon? Il faut bien remarquer, d’ailleurs, que ceci ne va nullement à l’encontre de l’origine commune de toutes les traditions; mais la transmission des principes, à partir de cette origine commune, n’entraîne pas nécessairement, d’une façon explicite, celle de tous les développements qui y sont impliqués et de toutes les applications auxquelles ils peuvent donner lieu; tout ce qui est affaire d’«adaptation», en un mot, peut être considéré comme appartenant en propre à telle ou telle forme traditionnelle particulière, et, si l’on en trouve l’équivalent ailleurs, c’est que, des mêmes principes, on devait naturellement tirer les mêmes conséquences, quelle que soit d’ailleurs la façon spéciale dont on les aura exprimées ici ou là (sous la réserve, bien entendu, de certains modes symboliques d’expression qui, étant partout les mêmes, doivent être regardés comme remontant jusqu’à la Tradition primordiale).Les différences de forme seront d’ailleurs, en général, d’autant plus grandes qu’on s’éloignera davantage des principes pour descendre à un ordre plus contingent; et c’est là ce qui fait une des principales difficultés de la compréhension de certaines sciences traditionnelles Ces considérations, on le comprendra sans peine, enlèvent à peu près tout intérêt en ce qui concerne l’origine des traditions ou la provenance des éléments qu’elles renferment, au point de vue « historique » tel qu’on l’entend dans le monde profane, puisqu’elles rendent parfaitement inutile la supposition d’une filiation directe quelconque ; et, là même où l’on remarque une similitude beaucoup plus étroite entre deux formes traditionnelles, cette similitude peut s’expliquer beaucoup moins par des «emprunts», souvent fort invraisemblables, que par des « affinités » dues à un certain ensemble de conditions communes ou semblables (race, type de langage, mode d’existence, etc.) chez les peuples auxquels ces formes s’adressent respectivement (3). Quant aux cas de filiation réelle, ce n’est pas à dire qu’ils doivent être entièrement exclus, car il est évident que toutes les formes traditionnelles ne procèdent pas directement de la Tradition primordiale, mais que d’autres formes ont dû jouer parfois le rôle d’intermédiaires; mais ces dernières sont, le plus souvent, de celles qui ont entièrement disparu, et ces transmissions remontent en général à des époques beaucoup trop lointaines pour que l’histoire ordinaire, dont le champ d’investigation est en somme fort limité, puisse en avoir la moindre connaissance, sans compter que les moyens par lesquels elles se sont effectuées ne sont pas de ceux qui peuvent être accessibles à ses méthodes de recherche.
(2) Cette dernière raison vaut également contre la prétention de rattacher l’ésotérisme islamique au même néo-platonisme; la philosophie seule, chez les Arabes, est d’origine grecque, comme l’est d’ailleurs, où qu’on le rencontre, tout ce à quoi peut s’appliquer proprement ce nom de «philosophie» (en arabe falsafah), qui est comme une marque de cette origine même; mais ici ce n’est plus du tout de philosophie qu’il s’agit.
(3) Ceci peut s’appliquer notamment à la similitude d’expression que nous avons déjà signalée entre la Kabbale et l’ésotérisme islamique; et il y a à ce propos, en ce qui concerne ce dernier, une remarque assez curieuse à faire: ses adversaires « exotéristes », dans l’Islam même, ont souvent cherché à le déprécier en lui attribuant une origine étrangère, et, sous prétexte que beaucoup des çûfis les plus connus furent persans, ils ont voulu y voir surtout de prétendus emprunts faits au Mazdéisme, étendant même cette affirmation gratuite à la « science des lettres »: or il n’y a aucune trace de quoi que ce soit de semblable chez les anciens Perses, tandis que cette science existe par contre, sous une forme tout à fait comparable, dans le Judaïsme, ce qui s’explique d’ailleurs très simplement par les « affinités » auxquelles nous faisons allusion, sans parler de la communauté d’origine plus lointaine sur laquelle nous aurons à revenir; mais du moins ce fait était-il le seul qui pût donner quelque apparence de vraisemblance à l’idée d’un emprunt fait à une doctrine préislamique et non-arabe, et il paraît leur avoir échappé totalement ! ».
Encore une fois, Guénon avait vu juste, car si la philosophie spéculative était répandue chez les grecs, la métaphysique quant à elle, qui est supérieure à la philosophie spéculative, existait bien avant, aussi bien en Inde, qu’en Chine, en Egypte et en Mésopotamie durant l’Antiquité. Des grecs eux-mêmes, comme Socrate, affirmeront être influencés par des doctrines venues de l’Orient ou de l’Egypte antique. Les historiens des sciences ont revu aussi leurs considérations puisqu’il a été démontré que les civilisations non-grecques avaient connu aussi le développement de nombreuses sciences (médecine, astronomie, technique, ingénierie, mathématiques, botanique, …), voir par exemple l’ouvrage collectif Histoire et philosophie des sciences (sous la direction de Thomas Lepeltier, éd. Sciences Humaines, 2013 ; voir en particulier premier chapitre “Y’a-t-il eu un miracle grec ?” de Jean-François Dortier, bien que l’auteur pense que les grecs avaient le monopole de la recherche dans l’identification des causes, ce qui est une erreur).
Et l’ésotérisme islamique est le fruit de l’expérience spirituelle (donc d’une expérience intérieure et non pas d’une connaissance extérieure purement livresque) issue du cheminement spirituel qui se rattache directement au Qur’ân et au modèle prophétique dans lesquels ont puisé tous les maîtres de l’ésotérisme islamique, – ce qui est prouvé par leurs paroles et par le fait que leurs traités métaphysiques et spirituels sont parsemés de références qurâniques et prophétiques -. D’ailleurs, certains maîtres spirituels comme Al-Ghazâlî, Rumî et son père, Ibn ‘Arabî et Najm ud-Dîn Kubrâ, ont mis en garde contre la philosophie spéculative, en raison du fait qu’elle ne faisait guère avancée l’intellect, qu’elle ne produisait essentiellement que de la confusion mentale et des spéculations sans portée opérative et sans possibilité de s’assurer de leur bien-fondée, tout en faisant perdre énormément de temps à ceux qui s’y adonnaient, au lieu d’accomplir de bonnes actions et d’avancer dans leur cheminement spirituel et intellectuel. D’ailleurs, bon nombre de maîtres spirituels ne lisaient même pas de philosophes grecs. D’autres, par contre, en plus de leur formation philosophique, l’ont encadré par la métaphysique et les règles de leur cheminement spirituel, afin d’éviter les pièges de l’ego et des spéculations mentales sans aucun fondement. Et pour quiconque ayant « goûté » et expérimenté intérieurement les « fruits » de la voie spirituelle, éclairant à la fois l’intellect, se détachant des illusions mentales et des vices, et ayant bénéficié de nombreuses visions et inspirations spirituelles, à l’état d’éveil ou en rêve (songe spirituel), – dont des visions prémonitoires ou corroborées par des témoins indépendants -, verra immédiatement que la « théorie des emprunts », le paradigme matérialiste, la théorie évolutionniste (sur le plan spirituel) et l’approche « hypercritique » sont fausses, en plus de ne reposer que sur des conjectures et des spéculations invérifiables. Quant à la science des lettres dans l’ésotérisme islamique, elle est étroitement liée à la langue arabe puisque c’est à chaque lettre de l’alphabet arabe qu’une valeur numérique est associée et attachée, et c’est une science qui a fait ses preuves dans l’exégèse qurânique remontant à l’imâm ‘Alî (un arabe), et qui s’est perpétuée par la suite, non seulement à travers sa descendance comme l’imâm Jâ’far As-Sâdiq (arabo-persan, et dont l’ascendance remonte aussi au calife arabe Abû Bakr, proche compagnon du Prophète) mais aussi à d’autres arabes comme le célèbre maître Ibn ‘Arabî.
Julius Evola dans son ouvrage phare Révolte contre le monde moderne (éd. Les éditions de l’Homme, 1972, pp.12-14) disait : « Nous n’en demeurons pas moins convaincus que partout où les méthodes « historiques » et « scientifiques » des modernes s’appliquent aux civilisations traditionnelles autrement que sous l’aspect le plus rudimentaire d’une recherche des traces et des témoignages, tout se réduit, dans la plupart des cas, à des actes de violence qui détruisent l’esprit, limitent et déforment, poussent dans les voies sans issue d’alibis créés par les préjugés de la mentalité moderne, préoccupée de se défendre et de se réaffirmer partout. Et cette oeuvre de destruction et d’altération est rarement fortuite ; elle procède, presque toujours, ne serait-ce qu’indirectement, d’influences obscures et de suggestions dont les esprits « scientifiques » étant donné leur mentalité, sont justement les premiers à ne pas s’apercevoir. En général, les questions dont nous nous occuperons le plus sont celles où tous les matériaux qui valent « historiquement » et « scientifiquement » comptent le moins ; où tout ce qui, en tant que mythe, légende, saga, est dépourvu de vérité historique et de force démonstrative, acquiert au contraire, pour cette raison même, une validité supérieure et devient la source d’une connaissance plus réelle et plus certaine. Là se trouve- précisément la frontière qui sépare la doctrine traditionnelle de la culture profane. Cela ne s’applique pas seulement aux temps anciens, aux formes d’une vie « mythologique », c’est-à-dire supra-historique, comme le fut toujours au fond, la vie traditionnelle: alors que du point de vue de la « science », on accorde de la valeur au mythe pour ce qu’il peut offrir d’histoire, selon notre point de vue, au contraire, il faut accorder de la valeur à l’histoire en fonction de son contenu mythique, qu’il s’agisse de mythes proprement dits ou de mythes qui s’insinuent dans sa trame, en tant qu’intégrations d’un «sens «de l’histoire elle-même (…) Même si l’on ne considère que la matière brute des témoignages traditionnels, toutes les méthodes laborieuses, utilisées pour la vérification des sources, la chronologie, l’authenticité, les superpositions et les interpolations de textes, pour déterminer la genèse «effective »d’institutions, de croyances et d’événements, etc, ne sont pas, à notre sens, plus adéquats que les critères utilisés pour l’étude du monde minéral, quand on les applique à la connaissance d’un organisme vivant. Chacun est certainement libre de considérer l’aspect minéral qui existe aussi dans un organisme supérieur. Pareillement, on est libre d’appliquer à la matière traditionnelle parvenue jusqu’à nous, la mentalité profane moderne à laquelle il est donné de ne voir que ce qui est conditionné par le temps, par l’histoire et par l’homme. Mais, de même que l’élément minéral dans un organisme, cet élément empirique, dans l’ensemble des réalités traditionnelles, est subordonné à une loi supérieure. Tout ce qui, en général, vaut comme « résultat scientifique », ne vaut ici que comme indication incertaine et obscure des voies – pratiquement, des causes occasionnelles – à travers lesquelles, dans des conditions déterminées, peuvent s’être manifestées et affirmées, malgré tout, les vérités traditionnelles ».
En effet, là où la mentalité moderne se perd dans les détails sans réelle importance, quitte à passer totalement à côté de la sagesse et des vérités supérieures (métaphysiques) des « mythes » et des récits traditionnels, l’esprit traditionnel met l’accent sur la sagesse, la portée éthique, les développements spirituels et les vérités métaphysiques dont les récits historiques, supra-historiques (et donc « mythiques ») ne sont que des supports.
Dans le même ouvrage (p.8), Julius Evola rappelait cette vérité flagrante : « A titre d’entrée en matière, nous dirons que rien n’apparaît plus absurde que cette idée de progrès qui, avec son corollaire de la supériorité de la civilisation moderne, s’était déjà créé des alibis « positifs » en falsifiant l’histoire, en insinuant dans les esprits des mythes délétères, en proclamant sa souveraineté dans ces carrefours de l’idéologie plébéienne dont, en dernière analyse, elle est issue. Il faut être descendu bien bas pour en être arrivé à célébrer l’apothéose de la sagesse cadavérique, seul terme applicable à une sagesse qui, dans l’homme moderne, qui est le dernier homme, ne voit pas le vieil homme, le décrépit, le vaincu, l’homme crépusculaire, mais glorifie, au contraire, en lui le dominateur, le justificateur, le vraiment vivant. Il faut, en tout cas, que les modernes aient atteint un bien étrange état d’aveuglement pour avoir sérieusement pensé pouvoir tout jauger à leur aune et considérer leur civilisation comme une civilisation privilégiée, en fonction de laquelle était quasiment préordonnée, l’histoire du monde et en dehors de laquelle on ne pourrait trouver qu’obscurité, barbarie et superstition ».
Quant à Hamza Benaissa, il dit dans Vision du monde et Etat politique – Pour réhabiliter l’équation personnelle du musulman en politique (éd. El Maarifa, 2009, p.112) : « Le sujet épistémique des sciences humaines et sociales, travaille avec le présupposé implicite que les référents de la civilisation occidentale moderne sont des normes intangibles, et par rapport auxquels est mesurée la société musulmane ».