Nous avions déjà écrit plusieurs articles sur le voile, le turban et la tradition, mais cet article se contentera de citer les propos développés par Frithjof Schuon dans son ouvrage Comprendre l’Islam. Beaucoup de trop de personnes encore, ignorent l’impact qu’ont les vêtements sur la psychologie humaine et l’ambiance sociale, ainsi que l’architecture des édifices – religieux comme civils -, qui vont ensuite modeler le « climat sociétal » d’une nation. L’une des fonctions du turban comme du voile, ou d’un lieu de culte, renvoient aux valeurs que l’on doit incarner, pour le bien de la société, ainsi que de notre rattachement au Divin et au Sacré, avec des vêtements adaptés à nos activités professionnelles, religieuses, spirituelles, sociales et artistiques. Or, pour détourner un peuple de sa propre tradition – dont l’aspect vestimentaire les protège en quelque sorte de cette colonisation culturelle et mentale -, on s’en prend tout d’abord à ses codes vestimentaires et culturels, à son calendrier, à ses fêtes culturelles et religieuses, et enfin, au reste de l’édifice, qui sera alors empoisonné à partir des racines. Quand on abandonne le turban comme le voile, outre la beauté spirituelle qui s’estompe, c’est la mentalité qui s’en retrouve affectée négativement, en éloignant les individus de l’ambiance spirituelle et de leurs vocations du même ordre, pour se laisser emprisonner par les pièges de la modernité : capitalisme, perversité, superficialité, bestialité, avidité, folie, dépression, individualisme et fanatisme ; tous les fléaux qui détruisent actuellement nos sociétés.
Concernant le turban, Frithjof Schuon écrit : « D’après un proverbe arabe qui reflète l’attitude du Musulman devant la vie, « la lenteur est de Dieu, et la hâte de Satan »*, et ceci nous mène à la réflexion suivante : comme les machines dévorent le temps, l’homme moderne est toujours pressé, et comme ce manque perpétuel de temps crée chez lui les réflexes de hâte et de superficialité, l’homme moderne prend ces réflexes — qui compensent autant de déséquilibres —- pour des supériorités et méprise au fond l’homme ancien aux habitudes « idylliques », et surtout le vieil Oriental à la démarche lente et au turban long à enrouler. On ne peut plus se représenter, faute d’expérience, quel était le contenu qualitatif de la « lenteur » traditionnelle, ou comment « rêvaient » les gens d’autrefois ; on se contente avec la caricature, ce qui est beaucoup plus simple, et ce qu’exige d’ailleurs un illusoire instinct de conservation. Si les préoccupations sociales — à base évidemment matérielle — déterminent si largement l’esprit de notre époque, ce n’est pas seulement à cause des suites sociales du machinisme et des conditions inhumaines qu’il engendre, mais aussi à cause de l’absence d’une atmosphère contemplative pourtant nécessaire au bonheur des hommes, quel que puisse être leur « standard de vie », pour employer une expression aussi barbare que courante (2).
Nous avons fait allusion plus haut au turban, en parlant de la lenteur des rythmes traditionnels (3) ; il faut nous y arrêter quelque peu, pendant que nous y pensons. L’association d’idées entre le turban et l’Islam est loin d’être fortuite : « Le turban — a dit le Prophète — est une frontière entre la foi et l’incroyance », et encore : « Ma communauté ne déchoira pas tant qu’elle portera des turbans » ; on cite également les ahâdîth suivants : « Au Jour du Jugement, l’homme recevra une lumière pour chaque tour de turban (kawrah) autour de sa tête » ; « Portez des turbans, car vous gagnerez ainsi en générosité. » Ce que nous voulons relever ici, c’est que le turban est censé conférer au croyant une sorte de gravité, de consécration et aussi d’humilité majestueuse (4) ; il le retranche des créatures chaotiques et dissipées, — les « errants » (dâllûn) de la Fâtihah, — le fixe sur un axe divin — la « voie droite » (eç-çirât el-mustaqîm) de la même prière — et le destine ainsi à la contemplation ; en un mot, le turban s’oppose comme un poids céleste à tout ce qui est profane et vain. Comme c’est la tête — le cerveau — qui est pour nous le plan de notre choix entre le vrai et le faux, le durable et l’éphémère, le réel et l’illusoire, le grave et le futile, c’est elle qui doit porter la marque de ce choix ; le symbole matériel est censé renforcer la conscience spirituelle, comme c’est le cas, du reste, de toute coiffure religieuse ou même de tout vêtement liturgique ou simplement traditionnel. Le turban « enveloppe » en quelque sorte la pensée, toujours prête à la dissipation, à l’oubli et à l’infidélité ; il rappelle l’emprisonnement sacré de la nature passionnelle et déifuge (5). La Loi koranique fait fonction de rétablissement d’un équilibre primordial perdu, d’où ce hadîth : « Portez des turbans et distinguez-vous par là des peuples (« déséquilibrés ») qui vous ont précédés (6) ».
(1) Festina lente, disaient les Anciens.
(2) On appelle « fuite des responsabilités » ou Weltflucht — en anglais escapism — toute attitude contemplative, donc tout refus de situer la vérité totale et le sens de la vie dans l’agitation extérieure. On décore du nom de « responsabilités » l’attachement hypocritement utilitaire au monde, et on s’empresse d’ignorer que la fuite, à supposer qu’il ne s’agisse que de cela, n’est pas toujours une attitude fausse.
(3) Lenteur qui n’exclut pas la vitesse quand celle-ci découle des propriétés naturelles des choses ou qu’elle résulte naturellement des circonstances, ce qui implique son accord avec les symbolismes et avec les attitudes spirituelles correspondantes. Il est dans la nature du cheval de pouvoir courir ; une fantasia se déroule avec célérité ; un coup d’épée doit être rapide comme l’éclair ; de même une décision salutaire. L’ablution avant la prière doit être faite rapidement.
(4) Dans l’Islam on se représente les anges et tous les prophètes portant des turbans, parfois de couleurs différentes, suivant le symbolisme.
(5) Saint Vincent de Paul, en créant la cornette des filles de la Charité, avait l’intention d’imposer à leur regard une sorte de réminiscence de l’isolement monastique.
(6) La haine du turban — comme celle du « romantique », du « pittoresque », du folklorique — s’explique par le fait que les mondes « romantiques » sont précisément ceux où Dieu est encore vraisemblable ; quand on veut abolir le Ciel, il est logique de commencer par créer une ambiance qui fait apparaître les choses spirituelles comme des corps étrangers ; pour pouvoir déclarer avec succès que Dieu est irréel, il faut fabriquer autour de l’homme une fausse réalité, qui sera forcément inhumaine, car seul l’inhumain peut exclure Dieu. Ce dont il s’agit, c’est de fausser l’imagination, donc de la tuer ; la mentalité moderne, c’est le plus prodigieux manque d’imagination qui se puisse imaginer » (Frithjof Schuon, Comprendre l’Islam, éd. Gallimard, 1961, pp. 43-45).
A noter que le proverbe arabe auquel il fait référence, est un célèbre hadith prophétique : « La lenteur (prendre le temps de réfléchir avant d’agir) vient d’Allâh, tandis que la précipitation (agir sans réfléchir aux conséquences d’abord) vient de Shaytan. Il n’y a personne qui excuse plus qu’Allâh, et il n’y a rien qu’Allâh aime plus que le hamd (un éloge, une louange ou une glorification pour celui que l’on aime) ». (Rapporté par Abû Ya’la dans son Musnad 7/247 selon Anas Ibn Malik, sahîh, par Al-Mundhiri dans Al-Targhib wa’l-Tarhîb 2/284-359 selon les éditions, par Al-Haythami dans Majma’ Al-Zawa’id 8/19-22 selon les éditions, Al-Bayhaqî dans Shu’ab al-imân 6/211 et d’autres).
Sur le voile, il écrit : « Quelques mots sur le voile de la femme musulmane s’imposent ici. L’Islam tranche sévèrement entre le monde de l’homme et celui de la femme, entre la collectivité totale et la famille qui en est le noyau, ou entre la rue et le foyer, comme il tranche aussi entre la société et l’individu et entre l’exotérisme et l’ésotérisme ; le foyer — comme la femme qui l’incarne — a un caractère inviolable, donc sacré. La femme incarne même d’une certaine façon l’ésotérisme en raison de certains aspects de sa nature et de sa fonction ; la « vérité ésotérique » — la haqîqah —- est « sentie » comme une réalité « féminine », comme c’est aussi le cas de la barakah. Le voile et la réclusion de la femme sont du reste en rapport avec la phase cyclique finale que nous vivons — et où les passions et la malice dominent de plus en plus — et présentent une certaine analogie avec l’interdiction du vin et le voilement des mystères » (Frithjof Schuon, Comprendre l’Islam, éd. Gallimard, 1961, pp. 45-46).
Ici, rajoutons aussi les propos de Titus Burckhardt sur le même sujet : « Dans tous les cas, la maison d’habitation est un véritable sacratum (hararn) qui ne doit pas être violé : c’est le domaine de la femme que l’Islam tend à isoler de la vie publique et commune, la protégeant ainsi de sa propre curiosité et de celle des autres. La femme est l’image de l’âme (najs), sous le double rapport de sa nature passionnelle et de sa substance noble, réceptive aux « haleines divines ». La prédominance, chez la femme, du pôle « âme » sur le pôle « intellect » signifie que son corps est en quelque sorte partie intégrante de l’âme. Cette âme est plus proche du corps que l’âme relativement plus « intellectuelle » de l’homme. En revanche, le corps de la femme est plus subtil, plus délicat, plus fluide et plus noble que celui de l’homme. Ce n’est pas à cause de son caractère sexuel purement physique — et, sous ce rapport, impersonnel et collectif — que la femme musulmane se voile, même si cela correspond à une certaine nécessité sociale; c’est parce que son apparence physique livre en quelque sorte son âme. L’épouse qui dévoile sa beauté à l’époux est, pour la sensibilité du musulman, une image évoquant non seulement l’ivresse sensuelle mais toute ivresse dont la vague quitte les rivages pétrifiés du monde extérieur pour s’épancher vers l’illimitation intérieure. Pour le mystique, c’est l’image par excellence de la contemplation de Dieu. Dans l’économie spirituelle de la vie en Islam, la femme représente donc le côté « intérieur » (bâtin), tandis que la vie publique de l’homme, le métier, le voyage et la guerre représentent son côté « extérieur » (zâhir). Le musulman ne mentionnera jamais sa femme dans une société d’hommes sans liens de parenté avec lui, et il ne parlera jamais de ses affaires lorsqu’il se trouve auprès de sa femme, à moins qu’elles ne la concernent personnellement. Il est vrai que ces règles et coutumes sont plus ou moins rigoureusement observées selon les milieux ethniques et sociaux. Nous les exposons ici dans leur forme la plus schématique afin de faire comprendre ce que signifie, pour le musulman, sa demeure privée : si celle-ci n’a généralement pas de fenêtres sur la rue et qu’elle est normalement bâtie autour d’une cour intérieure d’où les chambres reçoivent air et lumière, cela ne correspond pas seulement au climat souvent torride des pays musulmans : il y a là un symbolisme évident. En accord avec ce symbolisme, la cour intérieure d’une maison est une image du paradis. Quand elle contient une fontaine en son milieu et que les jets d’eau qui en jaillissent arrosent arbres et fleurs, elle rappelle effectivement les descriptions coraniques du séjour des bienheureux » (Titus Burckhardt, L’art de l’Islam – Langage et signification, éd. Sindbad, 1985, pp. 287-288). Quand il parle ici « d’isoler » à propos de la femme, il s’agit de ne pas la donner en pâturage aux hommes du vulgaires, et de placer la femme dans les meilleures conditions spirituelles, sociales et éthiques, aussi bien dans sa vie de famille que dans sa vie professionnelle si elle en fait librement le choix, dans un cadre exempt des maladies de notre temps : individualisme, perversion, hypocrisie, dégradation de la santé physique et morale, rivalités maladives, relations dangereuses et nocives liées à la promiscuité (aussi bien masculine que féminine quand celle-ci est toxique et tournée vers l’ego et le consumérisme) avec le lot de drames et de dérives qui secouent presque toutes les sociétés occidentales (femmes et hommes harcelé(e)s ou agressé(e)s au travail notamment).
Enfin, sur le monde traditionnel, Frithjof Schuon écrit : « Entre les mondes traditionnels, il n’y a pas que les différences de perspective et de dogme, il y a aussi celles de tempérament et de goût : ainsi, le tempérament européen supporte mal ce mode d’expression qu’est l’exagération, alors que pour l’Oriental, l’hyperbole est une manière de faire ressortir une idée ou une intention, de marquer le sublime ou d’exprimer l’indescriptible, telle l’apparition d’un ange ou le rayonnement d’un saint. L’Occidental s’attache à l’exactitude des faits, mais son manque d’intuition des « essences immuables » (ayân thâ- bitah) fait contrepoids et réduit de beaucoup la portée de son esprit observateur ; l’Oriental au contraire a le sens de la transparence métaphysique des choses, mais il néglige facilement — à tort ou à raison suivant les cas — l’exactitude des faits terrestres ; le symbole prime pour lui l’expérience.
L’hyperbole symboliste s’explique en partie par le principe suivant : entre la forme et son contenu, il n’y a pas qu’analogie, il y a également opposition ; si la forme — ou l’expression — doit normalement être à l’image de ce qu’elle transmet, elle peut aussi, en raison de l’écart entre « l’extérieur » et « l’intérieur », se trouver « négligée » en faveur du pur contenu, ou comme « brisée » par le trop-plein de ce dernier. L’homme qui ne s’attache qu’à 1’ « intérieur » peut n’avoir aucune conscience des formes externes, et inversement ; tel homme paraîtra sublime parce qu’il est saint, et tel autre paraîtra pitoyable pour la même raison ; et ce qui est vrai pour les hommes, l’est aussi pour leurs discours et leurs livres. La rançon de la profondeur ou du sublime est parfois un manque de sens critique quant aux apparences, ce qui ne veut certes pas dire qu’il doive en être ainsi, car il ne s’agit là que d’une possibilité paradoxale ; en d’autres termes, la pieuse exagération, quand elle est un débordement d’évidence et de sincérité, a le « droit » de ne pas se rendre compte qu’elle dessine mal, et il serait ingrat et disproportionné de le lui reprocher. La piété autant que la véracité exigent que nous voyions l’excellence de l’intention et non la faiblesse de l’expression, là où l’alternative se pose » (Frithjof Schuon, Comprendre l’Islam, éd. Gallimard, 1961, pp. 46-47).