« Comme l’a bien montré A. Amīn, les Muʿtazilites ne sont pas des philosophes (même si, à maints égards, leurs spéculations touchent à la philosophie), mais des théologiens. Intimement mêlés aux débats internes à l’Islam, ils estiment (tout autant que leurs adversaires!) y représenter la véritable orthodoxie, autrement dit, ce qu’ils pensent être, comme Musulmans, l’interprétation correcte de la révélation ḳurʾānique.
Mais les Muʿtazilites sont incontestablement rationalistes, au sens propre du terme, en tant qu’ils considèrent que des connaissances certaines sont accessibles à l’homme par le moyen de sa seule intelligence, en l’absence de, ou antérieurement à, toute révélation. Dans la sphère proprement théologique, d’abord. Dieu, disent-ils, peut nous être connu par raisonnement; c’est, du reste, de cette seule façon qu’ici-bas nous pouvons Le connaître (et c’est pourquoi, selon eux, la première des obligations faites à l’homme est précisément de raisonner pour connaître Dieu). Non seulement la raison nous permet d’établir que Dieu existe, en tant que créateur (car ce monde a commencé d’être, et tout ce qui commence d’être implique que quelqu’un le fasse venir à l’être), elle nous informe aussi sur sa nature: qu’il est puissant (parce que tout agent est nécessairement puissant), savant (en tant qu’il est l’auteur d’actes «habilement exécutés»), vivant (parce que quiconque est puissant et savant est nécessairement tel), doué d’ouïe et de vue (parce que tout vivant dépourvu d’infirmités est à même de percevoir); qu’il n’est pas un corps; qu’il est auto-suffisant (g̲h̲anī); qu’il est juste et ne peut faire et vouloir que le bien; etc. C’est seulement une fois qu’on aura montré — par raisonnement, là encore — que Muḥammad est authentiquement l’Envoyé de Dieu (en tant que sa véridicité est prouvée par des miracles) que la révélation ḳurʾānique pourra être prise en compte. Laquelle révélation ne peut, en réalité, que confirmer ce que la raison a établi; il ne saurait y avoir de contradictions entre l’une et l’autre. Ou bien ces contradictions ne sont qu’apparentes, et peuvent être résolues par une interprétation appropriée (taʾwīl) du texte révélé: ainsi en va-t-il, on l’a vu, de toutes les formules ḳurʾāniques qui pourraient faire penser que Dieu a un corps semblable au nôtre, qu’il est situé dans une certaine direction, qu’il ne peut se déplacer, être vu; ou encore tout ce qui heurte apparemment le principe de la justice divine. Non, certes, que la révélation ne nous apprenne rien que notre raison ne sache déjà: c’est par la révélation que nous savons que Dieu a imposé aux hommes une Loi, qu’il les ressuscitera, qu’il récompensera les uns et châtiera les autres. Il n’empêche que tous ces faits, non démontrables au départ, doivent répondre, eux aussi, quant à leurs modalités, aux exigences de la raison, notamment en ce qui concerne le principe du ʿ adl.
Mais en vérité, sur ce point, les Muʿtazilites ne se distinguent pas fondamentalement des écoles théologiques concurrentes. Toutes, pour l’essentiel, procèdent de la même façon, et c’est en réalité le kalām tout entier (i.e. la théologie des mutakallimūn) qu’il faut, à ce compte-là, qualifier de «rationaliste». Les Muʿtazilites ont simplement donné l’exemple, ouvert la voie (en admettant que la théologie comme science soit véritablement née avec eux, ce qui peut, du reste, se discuter). Les théologiens sunnites, eux aussi, considèrent que l’existence de Dieu nous est connue par raisonnement, et ne peut l’être que de cette façon. Ainsi, le fameux argument mis au point, dit-on, par Abū l-Hud̲h̲ayl ¶ (selon S̲h̲arḥ, 95, l. 9-12), démontrant l’existence de Dieu à partir du principe de l’«adventicité» des substances (ḥudūt̲h̲ al-d̲j̲awāhir), elle-même démontrée à partir de l’adventicité des accidents, a été repris à l’envi par l’ensemble des théologiens as̲h̲ʿarites et māturīdites. Tout autant que les Muʿtazilites, les théologiens sunnites s’emploient à interpréter le Ḳurʾān à leur façon, en sorte qu’il s’accorde avec leurs options doctrinales. On peut certes estimer que, dans nombre de cas, les Muʿtazilites font davantage violence à la lettre du texte ḳurʾānique (par exemple sur l’interprétation de hudā et iḍlāl), mais c’est simplement parce que le Ḳurʾān, dans sa littéralité, est en général plus favorable aux thèses sunnites.
Relève également du «rationalisme», si l’on veut, l’élaboration par les Muʿtazilites d’un véritable système d’explication du monde et de l’homme qui, pour l’essentiel, ne doit manifestement rien au Ḳurʾān, mais — au départ — à des bribes de philosophie grecque, puis surtout, à partir de là, à leurs propres spéculations: la conception des corps comme agglomérats d’atomes, la distinction entre substance et accident, l’explication de tous les phénomènes propres au monde des corps par l’inhérence d’accidents aux atomes dont ces corps sont constitués; puis, dans ce cadre, l’opération proprement «philosophique» visant à définir, par exemple, le lieu, le mouvement; à établir la cause de l’immobilité de la terre, la nature du feu, s’il existe du vide dans l’univers; à comprendre les modalités de la perception par l’œil, par l’oreille; à se demander comment définir l’homme (insān); ce qu’il faut entendre par rūḥ, nafs; quelles sont les différentes formes de volonté, et s’il faut compter parmi elles le désir et le souhait; etc. Pour un esprit moderne, c’est là, sans doute, ce que la littérature muʿtazilite conserve de plus attirant et de plus original. Mais, là encore, de telles considérations ne sont pas demeurées la caractéristique exclusive de cette école; les théologiens sunnites, comme déjà dit, les ont intégralement reprises à leur compte, et on peut encore voir là une caractéristique du kalām en général. Peut-être simplement tiennent-elles, chez les Muʿtazilites, une place plus importante; il ne semble pas qu’on puisse trouver, dans toute la littérature théologique sunnite, un ouvrage exclusivement consacré aux «règles des substances et des accidents», comme c’est le cas pour la Tad̲h̲kira fī aḥkām al-d̲j̲awāhir wa-l-aʿrāḍ d’Ibn Mattawayh (éd. partielle, extrêmement fautive, par S. N. Lutf et F. B. ʿUn, Caire 1975). Mais il suffit de feuilleter, par exemple, ce qui subsiste du S̲h̲āmil d’al-Ḏj̲uwaynī pour se rendre compte de l’intérêt que ce dernier leur accorde.
Sur ce point, comme sur le précédent, le clivage ne se fait pas entre Muʿtazilites et Sunnites pris d’un bloc, mais entre ceux qui admettent les méthodes, la problématique, le vocabulaire du ʿ ilm al-kalām, et ceux qui les rejettent, tels les Ḥanbalites première manière (ce ne sera plus vrai du ḳāḍī Abū Yaʿlā ibn al-Farrāʾ [q.v.], aussi parfait mutakallim qu’al-Ḏj̲uwaynī) ou ceux qui, au sein même de l’école as̲h̲ʿarite (comme par exemple Abū Bakr al-Bayhakī [q.v.]), entendent demeurer fidèles à l’inspiration des aṣḥāb al-ḥadīt̲h̲.
Où il y a un rationalisme propre aux Muʿtazilites (et encore, cf. plus loin), c’est sur le plan de l’éthique. Pour eux, on l’a vu, l’homme est à même de connaître aussi par sa seule raison ce qui est moralement bon ou mauvais. Spontanément, disent-ils, lui sont connus comme actes mauvais l’injustice, le mensonge, l’ingratitude; comme obligatoire le fait de restituer un dépôt, d’éloigner de soi-même un dommage (dafʿ al-ḍarar ʿ an nafsih), ou encore de se montrer reconnaissant envers un bienfaiteur (d’où résulte pour chacun ¶ l’obligation d’adorer Dieu, le Bienfaiteur par excellence, l’adoration représentant le stade suprême de la reconnaissance). À cet égard également la révélation ne peut que confirmer ce que nous dit notre raison. Sans doute celle-ci ne suffit-elle pas à nous faire connaître tout ce qui est mauvais (i.e. interdit), ni tout ce qui est obligatoire; seule la Loi révélée peut nous apprendre qu’il est obligatoire, par exemple, d’effectuer une prière à Dieu, selon un certain rituel, cinq fois par jour, ou qu’il est interdit de manger et boire pendant les journées de ramaḍān. On pourrait même penser qu’il y a là une contradiction entre la révélation et la raison, du fait que, spontanément, la raison nous fait connaître comme mauvais (parce que pénible, donc dommageable) l’accomplissement des gestes de la prière, et comme obligatoire au contraire (parce qu’il éloigne un dommage) le fait de manger et boire quand on a faim et soif. Mais en réalité la raison comprend sans peine la nécessité de subir ainsi un dommage mineur, de façon à éloigner de soi ce dommage majeur qu’est le châtiment promis par Dieu à ceux qui Lui désobéissent. De cette façon, même les prescriptions de la Loi ont un fondement rationnel: si notre raison était capable de savoir par elle-même que l’accomplissement, ou le non-accomplissement, de tel ou tel acte lui vaudra à perpétuité les peines de l’Enfer, elle saurait nécessairement, par elle-même, que l’acte en question est, selon le cas, mauvais ou obligatoire (cf. Gimaret-Monnot, 270-1).
Sur ce dernier point, les Muʿtazilites sont, pour le coup, très nettement en contradiction avec les théologiens as̲h̲ʿarites. Pour al-As̲h̲ʿarī, l’unique fondement du bien et du mal, à tous égards, est la Loi révélée: est obligatoire ce que Dieu ordonne, bon ce qu’il permet, mauvais ce qu’il interdit. Si le mensonge est moralement mauvais, c’est parce que Dieu l’a déclaré mauvais; s’il l’avait déclaré bon, il serait bon (cf. Lumaʿ, § 171). Cependant, tous les Sunnites n’ont pas pensé de la sorte; al-Māturīdī et bon nombre de ses partisans ont soutenu en l’occurrence une position comparable à celle des Muʿtazilites (voir al-Māturīdī, K. al-Tawḥīd, éd. F. Ḵh̲oleif, Beyrouth 1970, 178, l. 16; al-Pazdawī, K. Uṣūl al-dīn, éd. H. Linss, Caire 1383/ 1963, 207, l. 9-13) ».
Extrait tiré d’un article de Daniel Gimaret, intitulé Muʿtazila et paru dans Encyclopedia Universalis.
On peut dire que logiquement, les mu’tazilites se trompent sur la place de la rationalité, puisque, en effet, c’est Allâh qui a déterminé toute chose comme on le sait, donc c’est Lui aussi qui décrète ce qui est bon ou mauvais, et l’intellect s’y conforme et ne s’y oppose pas, et peut trouver des raisonnements et arguments qui vont justifier de manière rationnelle les bienfaits de ce qui est bien, et les méfaits de ce qui est mauvais. Cependant, la rationalité, à elle seule, peut justifier les différents « possibles ». Un assassin peut être très logique et rationnel dans ses justifications meurtrières…tout en étant immoral dans ses pensées et actions et être contredit par des arguments rationnels également.
Les mutazilites, par leur absence de perspective métaphysique, puisque réduisant le connaissable à la rationalité et interprétant le Qur’ân selon un mode particulier de la rationalité, appauvrissent inconsciemment la richesse et la profondeur du Réel aussi bien que de l’Islam, tout en les conduisant à amputer l’Être de certains attributs positifs.
On pense souvent que le mutazilisme est exempt de défauts, alors que, outre ses contradictions et limitations doctrinales, dans le droit, ils sont souvent très proches des écoles hanafite et shafiite, et pouvaient tenir des avis très durs (en tout cas selon la perception des contemporains), – et ce malgré une approche globalement rationaliste dans la science du hadîth -, et que sur le plan politique, ils étaient loin d’être des modèles de tolérance et de justice.
Le mu’tazilisme devient la « doctrine » officielle d’Etat à travers 3 califes, Al-Ma’mûn (786-833), Al-Muʿtaṣim (796-842) et Al-Wâthiq (812-847). Le premier (Al-Ma’mûn) est célèbre pour avoir fait prisonnier et pour avoir torturé le célèbre Ahmad Ibn Hanbal pour une divergence doctrinale. Le fait de l’avoir emprisonné et torturé injustement aura été « fatal » au « pouvoir mutazilite », ternissant ainsi leur image dans la perception populaire, puisque l’imâm Ahmad, – contrairement à bon nombre de juristes fanatiques se réclamant de lui -, fut très apprécié du peuple. Ahmad Ibn Hanbal décéda le vendredi 12 Rabi’ al-Awwal 241 H (soit le 2 août 855) à l’âge de 74-75 ans à Baghdâd (dans l’actuel Irak). Selon les historiens, 800 000 hommes et 60 000 femmes ont assisté à ses funérailles, et environ 20 000 juifs et chrétiens se sont convertis à l’islâm ce jour-là (1) en voyant l’importance et les émotions liées à cet événement. Quoi que l’on puisse reprocher à l’Imâm Ahmad concernant certaines de positions, il était globalement apprécié, courageux et endurant, très tenace et ne changeant pas ses convictions sous la menace, un grand érudit dans la science du hadîth, une personne ayant su réviser ses positions négatives sur le tasawwuf et sur certains savants musulmans par rapport à ses préjugés (souvent par rapport aux rumeurs qui lui parvenaient par des personnes intermédiaires) et reconnaissant finalement la supériorité de la gnose spirituelle sur l’exotérisme, sans pour autant l’amoindrir.
Quant à Al-Wâthiq, ce dernier s’était montré très impliqué dans l’imposition forcée du mutazilisme dans les différentes institutions judiciaires de l’empire, puisque dès son accession au pouvoir, il ordonna aux juges de ne laisser aucun savant exercer leur fonction sans avoir été examiné quant à leur positions doctrinales. Les prisons sont alors remplies de savants restés attachés à l’orthodoxie sunnite ou n’adhérant pas au courant mutazilite tandis que d’autres s’exilèrent aux extrémités du monde musulman, là où le pouvoir mutazilite ne pouvait pas les traquer. Ayant fait inscrire sur le fronton des mosquées la doctrine mu’tazilite du Qur’ân créé, le calife al-Wathiq imposera une forme de censure aux juristes et, dit-on, refusera même le rachat de prisonniers musulmans aux Byzantins n’acceptant pas le dogme mu’tazilite. Ainsi, des savants et historiens comme Ibn ʿAbd al-Ḥakam sont flagellés en pleine mosquée (en l’humiliant, puisque ne lui laissant que ses sous-vêtements). Le calife Al-Wâthiq montrait aussi son fanatisme en s’impliquant personnellement puisqu’il exécuta lui-même (le passant au fil de son sabre) le savant et érudit Aḥmad ibn Naṣr al-Khuzâ’î, puis exposa sa tête en pleine ville, ce qui suscitera un fort mécontentement au sein de la population. D’autres savants ne seront pas exécutés, mais placés en résidence surveillée, comme en Ifriqiya (en Afrique du Nord), où le célèbre juriste malikite Saḥnûn fut placé en résidence surveillée. Parmi les juges mutazilites, un nom ressortira bien plus que les autres, car il s’agit du célèbre Ahmad ibn Abi-Duad (776/777 – 854), juge mutazilite qui occupera une place privilégiée sous le règne d’al-Ma’mûn puis d’al-Mutasim et de Al-Wâthiq (tout en ne partageant pas ses décisions politiques et son empressement de punir tous les juristes dissidents), et qui sera à certaines occasions, impitoyable envers les figures intellectuelles ne s’alignant pas sur la doctrine mutazilite.
Après la mort de Al-Wâthiq, son frère Jâ’far Al-Mutawakkil (822-861) lui succédera et rejettera le mutazilisme pour lui préférer le sunnisme, en partie pour ne pas se mettre à dos une grande partie de la population qui était en désaccord avec le mutazilisme aussi bien qu’avec les dérives autoritaires du pouvoir politique mutazilite. Le tribunal inquisitorial créé par Al-Ma’mûn et chargé du contrôle de l’orthodoxie mutazilite, la mihna (épreuve, inquisition) est ainsi dissoute et mit fin à la période de l’inquisition mutazilite. On lui attribue cependant certaines décisions rigoristes et intransigeantes envers les lieux de culte chrétiens et juifs construits dans les terres musulmanes depuis l’avènement de l’Islam, mais non point des persécutions religieuses envers les minorités. Certains lui imputent aussi des décrets anti-shiites, mais il semblerait que ce soit surtout après sa mort que des actes anti-shiites soient bien attestés. Cela ne doit pour autant pas nous faire oublier que chaque courant a connu des dirigeants politiques ayant commis des excès pour différentes raisons, de même que des savants mutazilites (comme Al-Kindî, Abû ‘Alî al-Jubbaî, Al-Jahîz, Al-Zamakhshari, Abû Hayyân al-Tawhîdî le mutazilite-sunnite sûfisant, …), – moins fanatiques que certains de leurs compères -, ont produit des ouvrages et des encyclopédies de toute beauté et d’une grande richesse sur la langue arabe, la poésie, l’exégèse qurânique, la botanique, la physique, la médecine et d’autres branches du savoir, tout comme leurs équivalents parmi les sunnites (Jâ’far As-Sâdiq, Abû Hanifa, Al-Baqillânî, Fakhr ud-Dîn Râzî, ‘Umar Khayyâm, Al-Jurjânî, Al-Juwaynî, Abû Hâmid Al-Ghazâlî, As-Suyûtî, Ibn Khaldûn, Ibn ‘Arabî, Al-Qashânî, Sadr ud-Dîn al-Qunawî, Jalâl ud-Dîn Rûmî, Al-Birûnî, Qutb ad-Dîn al-Shirazî , etc.) ainsi que chez les figures intellectuelles de grande envergure se situant entre le shiisme et le sunnisme à travers le tasawwuf – ou une certaine forme de tasawwuf – (comme Ibn Sina, Mullâ Sadra, Haydar Amoli, Nasr ud-Dîn al-Tûsî, Baha’ al-din al-‘Amilî appelé Shaykh Baha’î, qui devint sûfi et déclara que les sûfis étaient ceux qui avaient atteint le plus haut degré de la foi et de la certitude, Shahab ud-Dîn Yahya ibn Habash Suhrawardi, …).
(1) Ludwig W. Adamec, Historical Dictionary of Islam, Scarecrow Press, 2009, pp. 136–137.