Le « malaise de la modernité », le Sacré et les Signes du Divin dans l’existence et la notion d’Infini

  La sécularisation et le désenchantement du monde sont liés, et parmi leurs conséquences, leur négation ou leur négligence quant au Sacré et au Divin, ce qui amoindrit leur spiritualité, atrophie leur intelligence, et atténue leur sens moral, avec toutes les dérives et catastrophes engendrées par l’Homme depuis ces derniers siècles. Pour compenser ce vide intérieur et l’inactivité spirituelle, les modernes compensent parfois par l’obsession de la « technique », au-delà du nécessaire et de l’utile, mais sans se soucier de l’équilibre naturel des écosystèmes, et en piétinant non seulement le droit de la nature ou celui de l’animal, mais aussi le droit humain, dans une indifférence monstrueuse, et souvent avec une cruauté proprement diabolique. Alexis de Tocqueville en son temps, observait déjà ce malaise existentiel de « l’Homme moderne » : « (…) je vois une foule innombrable d’hommes, semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme »[1].

   Le mathématicien et écrivain américain Theodore Kaczynski, de tendance anarcho-écologiste et devenu terroriste en raison de la violence moderne et des dangers monstrueux du système capitaliste, disait : « Le divertissement procure à l’homme moderne une évasion indispensable ; quand il est absorbé par la télévision, les vidéos, etc., il peut oublier le stress, l’anxiété, la frustration, l’insatisfaction. Quand ils ne travaillaient pas, les primitifs restaient tranquillement assis pendant des heures à ne rien faire, parce qu’ils étaient en paix avec eux-mêmes et avec leur monde. Mais la plupart des modernes ont besoin d’être constamment occupés ou divertis, faute de quoi ils « s’emmerdent », c’est-à-dire qu’ils deviennent agités, anxieux, irritables (…). Si on découvrait un traitement biologique réduisant considérablement, et sans effets secondaires indésirables, la tension psychique dont souffrent tant de personnes dans notre société et si un grand nombre de gens suivaient ce traitement, le niveau général de stress serait réduit, et le système pourrait alors augmenter les contraintes productrices de stress.

En fait, quelque chose de semblable existe déjà avec l’industrie du divertissement, qui est l’un des instruments psychologiques les plus puissants à l’aide duquel les gens évacuent leur stress, ou peuvent du moins s’y soustraire temporairement (…). Le recours à ces divertissements est « facultatif » : aucune loi ne nous oblige à regarder la télévision, à écouter la radio, à lire des magazines. Et pourtant, la plupart d’entre nous sont devenus dépendants de ce moyen de s’évader et de réduire le stress. Tout le monde se plaint de la totale ineptie de la télévision, mais presque tout le monde la regarde. Quelques-uns parviennent à se débarrasser de cette habitude, mais seul un être d’exception pourrait aujourd’hui se passer de tous les divertissements de masse. (Pourtant, jusqu’à une époque récente, la plupart des gens vivaient très bien sans autre divertissement que ceux qu’ils créaient eux-mêmes entre eux). Sans le dérivatif de l’industrie du divertissement, le système n’aurait probablement pas pu faire peser sur nous autant de contraintes stressantes »[2].

   L’homme moderne engendre lui-même ses problèmes et chérit la misère intellectuelle et sociale dans laquelle il s’est empêtré de lui-même. Mais son orgueil a tellement été conditionné et alimenté par la modernité, qu’il se dissuade d’accepter les remèdes traditionnels qu’on lui propose pour en sortir, et ne se lève que pour s’en prendre à ceux qui l’invitent à retrouver sa dignité spirituelle. Fuyant ses problèmes par le bas, – notamment par l’alcool et la drogue -, il ne connait alors qu’une série de chutes de plus en plus lourdes et tragiques. Loin de penser et d’agir avec intelligence et sagesse, son arrogance l’a conduit vers l’abîme, jusqu’au suicide avec la perte de sens qu’il s’évertue à perpétuer sans relâche. L’homme moderne signe donc la mort de la civilisation, du sacré, de la dignité au sens le plus noble de ce mot, en même temps que la liberté qui allait de pair avec l’intelligence. En toute épreuve et dans toute chute, il y a une miséricorde pour celui qui fait preuve d’humilité et qui désire retourner à son Seigneur. Mais l’orgueil empêche de saisir l’aide qui est tendue à l’orgueilleux.

   Le Prophète Muhammad ﷺ disait à ce propos : « N’entrera pas au Paradis celui qui a dans son cœur le poids d’un atome d’orgueil ». Un homme demanda : « Pourtant l’homme aime porter de beaux vêtements et de belles chaussures ». Le Prophète reprit : « Allâh est Beau et aime la beauté. L’orgueil est le fait de rejeter la vérité et de mépriser les gens »[3].

    Ce hadith, servant de fondement scripturaire à l’art sacré de l’Islam, possède une portée non seulement sociale et vestimentaire, mais aussi métaphysique et spirituelle. Frithjof Schuon écrivait par ailleurs, à propos du Sacré et de l’art : « Avant d’aller plus loin, il faudrait peut-être définir le « sacré », bien qu’il appartienne à cette catégorie de choses dont la clarté est aveuglante ; mais c’est précisément à cause de cette clarté que de telles réalités deviennent inintelligibles pour beaucoup, comme c’est le cas, par exemple, de l’« être » ou de la « vérité ». Donc, qu’est-ce que le sacré par rapport au monde ? C’est l’interférence de l’incréé dans le créé, de l’éternel dans le temps, de l’infini dans l’espace, de l’informel dans la forme; c’est l’introduction mystérieuse, dans un domaine d’existence, d’une présence qui en réalité contient et dépasse ce domaine et pourrait le faire éclater par une sorte d’explosion divine. Le sacré est l’incommensurable, le transcendant, caché dans une forme fragile de ce monde ; il a ses règles précises, ses aspects terribles, et ses vertus de miséricorde; aussi la violation du sacré, et ne serait-ce que dans l’art, a-t-elle des répercussions incalculables. Le sacré est intrinsèquement inviolable, si bien que le viol retombe sur l’homme. La valeur surnaturelle de l’art sacré ressort du fait qu’il véhicule et impose une intelligence que la collectivité n’a pas ; comme la nature vierge, il a une qualité et une fonction d’intelligence, qu’il manifeste par la beauté parce qu’il est essentiellement d’ordre formel; l’art sacré est la forme de l’informel, l’image de l’Incréé, la parole du Silence. Mais dès que l’initiative artistique se détache de la tradition, qui la rattache au sacré, la garantie d’intelligence tombe et la sottise perce partout; et l’esthétisme est la dernière chose qui puisse nous en préserver. Un art est sacré, non par l’intention personnelle de l’artiste, mais par le contenu, le symbolisme et le style, donc par des éléments objectifs. Par le contenu : le sujet représenté doit être tel et non un autre, soit au point de vue du modèle canonique, soit dans un sens plus large, mais toujours canoniquement déterminé; par le symbolisme : le saint personnage — ou le symbole anthropomorphe — doit être vêtu ou orné de telle façon, non autrement, et il peut faire tels gestes, non tels autres; par le style : l’image doit s’exprimer moyennant tel langage formel hiératique, et non dans un style étranger ou fantaisiste. En résumé, l’image doit être sainte par son contenu, symbolique par les détails, hiératique par son traitement, sans quoi elle manque de vérité spirituelle, de qualité liturgique et, à plus forte raison, de caractère sacramental; l’art n’a aucun droit, sous peine de s’enlever sa raison d’être, d’enfreindre ces règles, et il a d’autant moins intérêt à le faire que ces apparentes restrictions, par leur vérité intellectuelle et esthétique, lui confèrent des qualités de profondeur et de puissance que l’individu a fort peu de chances de pouvoir tirer de soi »[4].

   C’est ainsi que l’on peut dire que la totalité du cosmos est « empreinte » de sacré, avec une correspondance symbolique entre le macrocosme et le microcosme. Fin 2020, des scientifiques ont mis en avant certaines « découvertes » scientifiques, – mais déjà connues des grands maîtres spirituels -, entre l’Univers et le cerveau dans leurs structures : « Le réseau cosmique de galaxies et le réseau de neurones dans le cortex cérébral possèdent des caractéristiques étonnamment similaires, montrent les travaux de scientifiques italiens. L’astrophysicien Franco Vazza, de l’Université de Bologne, et le neurochirurgien Alberto Feletti, de l’Université de Vérone, ont analysé l’organisation de ces deux systèmes probablement les plus complexes qui existent dans la nature que sont l’organisation des galaxies qui composent l’Univers et le réseau de neurones qui compose le cerveau humain. Leur constat : les deux structures présentent des caractéristiques étrangement similaires. Selon les deux chercheurs, s’il existe incontestablement une différence d’échelle entre les deux systèmes, les résultats de leurs travaux laissent à penser que des processus physiques complètement différents peuvent former des structures avec des niveaux de complexité et d’auto-organisation étonnamment similaires. (…) Le fonctionnement du cerveau humain est déterminé par le vaste réseau de neurones, estimé à environ 69 milliards. Pour sa part, l’Univers visible est composé d’un réseau d’au moins 100 milliards de galaxies. Dans les deux cas, les galaxies et les neurones n’occupent qu’une petite fraction de la masse des deux systèmes que les chercheurs évaluent à moins de 30 %.

De plus, dans les deux cas, les galaxies et les neurones s’organisent en longs filaments ou en nœuds entre filaments. Et dans les deux systèmes, environ 75 % de la masse ou de la distribution d’énergie est composée de matière qui a un rôle apparemment passif (…) »[5].

   Allâh ne dit-Il pas : « Nous leur montrerons Nos signes dans l’univers et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur devienne évident que c’est cela (le Qur’ân), la Vérité. Ne suffit-il pas que ton Seigneur soit témoin de toute-chose » (Qur’ân 41, 54).

    Le hasard ontologique n’existe pas, et étant donné qu’il est l’absence de lois, d’informations, d’intelligence et de conscience, et que ce sont pourtant des éléments et des « choses » que nous retrouvons partout dans le cosmos, – ce qui permet et fonde la démarche scientifique -, le hasard « philosophique » n’est qu’une illusion, – et même une aberration de l’esprit – à laquelle se raccrochent certains par ignorance ou en raison d’une croyance philosophique les ayant conditionné à croire au hasard. Paradoxalement, certains athées disent que la foi est irrationnelle, alors que la foi est expérimentale et justifiée par des raisonnements logiques et des observations indirectes. De plus, elle est perçue aussi dans ses manifestations psychologiques et mentales comme un sentiment. Or, ces mêmes athées qualifient les émotions de « rationnel », ce qui implique, par analogie et par logique, que la foi est aussi rationnelle selon leur perception[6].

    Frithjof Schuon faisait remarquer que : « La solution fondamentale du problème de la crédibilité des axiomes religieux, et par conséquence la quintessence des preuves de Dieu, est dans la correspondance ontologique entre le macrocosme et le microcosme, c’est-à-dire dans le fait que le microcosme répète nécessairement le macrocosme ; c’est dire que la dimension subjective, prise dans sa totalité, coïncide avec la dimension objective, dont relèvent précisément les données religieuses et métaphysiques. Le tout est d’actualiser cette coïncidence, ce que fait précisément, en principe ou de facto, la Révélation, laquelle réveille, sinon toujours l’intellection directe, du moins cette intellection indirecte qu’est la foi ; credo ut intelligam »[7].

   Le phénomène religieux est naturel à l’Homme, puisque lié à sa conscience innée tout comme au constat qu’il tire de sa condition humaine et de la mort terrestre qui l’attend : « Un trait essentiel qui distingue l’homme de l’animal, c’est que l’homme sait qu’il doit mourir, alors que l’animal ne le sait pas. Or ce savoir de la mort est une preuve d’immortalité ; ce n’est que parce que l’homme est immortel que ses facultés lui permettent de constater son impermanence terrestre. Qui dit conscience de la mort dit phénomène religieux ; et précisons que ce phénomène fait partie de l’écologie au sens total du terme, car sans religion – ou sans religion authentique — une collectivité humaine ne saurait survivre à la longue ; c’est-à-dire qu’elle ne saurait rester humaine »[8].

   La conscience de l’Absolu qui habite l’Homme, est le témoignage de la Divinité, et la connaissance que manifeste l’Homme, est le témoin de sa raison d’être comme le dit le Qur’ân : « Et Je n’ai créé les jinns et les humains que pour qu’ils M’adorent » (Qur’ân 51, 56), c’est-à-dire aussi, pour « qu’ils Me connaissent et M’obéissent (consciemment) » comme l’ont dit des exégètes, car l’adoration implique la connaissance, la sincérité, la volonté et l’amour[9]. Ibn al-Qayyim dans son Madarij As-Salikîn a dit : « L’origine (asl) du service adoratif est l’amour d’Allâh, ou plutôt Son amour exclusif. Il convient ainsi que l’être voue tout son amour à Allâh et ne nourrisse nul objet d’amour conjointement au Sien, mais qu’il aime au contraire (ces objets d’amour) en considération de Lui et inclusivement à Lui (ou : pour Lui et en Lui ; li-ajlihi wa fîhî) »[10]. Il écrit aussi dans Al-Wâbil as-sayyib (p. 74) : « Aimer Allâh, Le connaître, toujours penser à Lui, se tranquilliser vers Lui, et réserver pour Lui l’amour, la crainte, l’espoir, la confiance et le fait d’être en affaire (mu’âmala) de sorte que ce soit Lui Seul qui soit dominant dans les inquiétudes du serviteur, ses décisions et ses intentions. C’est là le paradis de cette vie terrestre, et le bienfait auquel aucun autre bienfait ne ressemble. Et c’est là la fraîcheur des yeux des muhibbûn, et la vie des ‘ârifûn ». Son maître Ibn Taymiyya, – rattaché à la tariqa qadiriyya[11] -, et conformément à l’enseignement du Qur’ân et des grands maîtres spirituels – a dit dans sa Risalâ al-‘ubudiyya : « La religion véritable consiste à réaliser le service adoratif d’Allâh dans tous ses aspects. Ce qui revient à réaliser Son amour à tous les niveaux »

    Le Qur’ân lie en effet la foi à l’Amour :

« … Mon Seigneur est vraiment Miséricordieux et plein d’amour » (Qur’ân 11, 90).

« Et c’est Lui le Pardonneur, le Tout Affectueux (et plein d’amour) » (Qur’ân 85, 14).

« Allâh suscitera des gens qu’Il aime et qui L’aime. Telle est la générosité d’Allâh qu’Il accorde à qui Il veut » (Qur’ân 5, 54).

« Allâh vous a fait aimer la foi et embellie dans votre cœur… » (Qur’ân 49, 7).

    Et cet amour est réalisé et vivifié par la foi, elle-même englobant l’amour du sceau des Prophètes pour et par amour pour Lui, et des vertus liées à l’amour :

« Dis ! Si vous aimez Allâh, suivez-moi, Allâh vous aimera » (Qur’ân 3, 31).

 « A ceux qui ont la foi et font de bonnes oeuvres, Le Tout-Miséricordieux comblera d’amour » (Qur’ân 19,96) :

« Allâh aime les repentants [tawwâbûn] » (Qur’ân 2, 222) qualifiés de Son Nom Tawwâb [Celui qui ne cesse de revenir] : « Ne savent-ils pas que c’est Allâh qui accueille le repentir de Ses serviteurs, et qui reçoit les Sadaqat, et qu’Allâh est L’Accueillant au repentir et le Miséricordieux » (Qur’ân 9, 104).

« Allâh aime ceux qui se prémunissent [les pieux – Muttaqīnûn] » (Qur’ân 3, 76).

« Allâh aime les bel-agissants (ceux qui font le bien ; muhsinûn] » (Qur’ân 2, 195) qui renvoie à la perfection de l’acte par le Bienfaiteur [Al Mushin] qui est un Attribut Divin.

« Allâh aime les patients [sâbirûn] » (Qur’ân 3, 146), ceux qui endurent l’épreuve avec patience et qui se réfugient en Lui et agissent avec humilité, gratitude et piété dans les situations pénibles et difficiles.

« Allâh aime ceux qui s’en remettent à Lui [Mutawakkilīnun] » (Qur’ân 3, 159), ceux qui ne s’appuient que sur Lui en toute confiance car Lui Seul « fait attribution par où l’on ne s’y attend pas » (Qur’ân 65, 2).

« Allâh aime les équitables [Muqsiţīnûn] » (Qur’ân 5, 42).

    Ainsi, peu importe les doutes, les péchés, les fautes et les craintes qui peuvent toucher les êtres humains au cours de leur vie, s’ils reviennent à Lui, se repentent, et qu’ils essaient d’agir avec équité, piété et justice envers Ses créatures par amour pour Lui et en vue de se conformer à Son Ordre, ils bénéficieront de Son Amour.

   Le Prophète Jésus (‘Issa), – ‘alayhî salâm – dit : « Celui qui aime Allâh aime les épreuves ». Et on raconte qu’un jour il rencontra un grand groupe d’adorateurs qui s’étaient flétris à force d’adoration, comme des outres usées. « Qui êtes-vous, demanda-t-il ? – Nous sommes des adorateurs, répondirent-ils. – Pourquoi adorez-vous ? – Allâh a mis en nous la crainte de l’enfer, et nous avons peur. – Il appartient à Allâh de vous sauver de ce que vous craignez », dit Jésus. Alors Jésus s’éloigna, et il rencontra d’autres adorateurs encore meilleurs. « Pourquoi adorez-vous ? demanda-t-il. – Allâh nous a donné le désir du paradis et de ce qu’il y a préparé pour ses amis. C’est cela dont nous avons l’espoir. – Il appartient à Allâh de vous donner ce que vous espérez », dit Jésus. Puis il partit, et il rencontra d’autres adorateurs. « Qui êtes-vous ? Dit-il. – Nous sommes ceux qui aiment Allâh. Nous ne L’adorons pas par crainte de l’enfer ni par désir du paradis, mais par amour pour Lui et pour Sa très grande gloire. – Vous êtes vraiment les amis de Allâh, et c’est avec vous qu’il m’a été ordonné de vivre ». Et il s’installa parmi eux »[12].

     Dans une autre version, on rapporte qu’il a dit aux deux premiers groupes : « C’est une chose créée que vous craignez et une chose créée que vous aimez », et au troisième groupe : « Vous êtes vraiment les plus proches d’Allâh ».

   Abû Hâmid Al-Ghazâlî dans la section sur l’Amour dans son Ihyâ’ relate :

« ‘Abd al-Wâhid Ibn Zayd raconte également ce qui suit : « Je passai un jour devant un homme qui se tenait sur de la neige. Je l’interrogeai : ‘’N’as-tu pas froid ?’’ Il me répondit : ‘’Quiconque est préoccupé par l’amour de Dieu ne ressent pas le froid.’’ » Sarî as-Saqatî a dit quant à lui : « Au Jour du jugement, les communautés seront appelées du nom de leur Prophète. On leur dira ainsi :’’Ô communauté de Moïse, ô communauté de Jésus, ô communauté de Muhammad !’’ Mais ceux qui cultiveraient l’amour de Dieu feront exception. On les appellera ainsi : ‘’Ô saints de Dieu, venez auprès de Dieu !’’ Leurs coeurs bondiront presque de leurs poitrines tant leur joie sera grande ».

Haram Ibn Hayyân a dit aussi : « Le croyant, lorsqu’il connaît son Seigneur, l’aime. Et lorsqu’il L’aime, il fait route vers Lui. Puis quand il ressent combien il est doux d’allers vers Lui, il n’aborde plus cette vie avec concupiscence, et n’envisage plus l’au-delà avec nonchalance. Il est désabusé par ce bas-monde, et tend à la paix de l’autre-monde ».

Yahyâ Ibn Mu’âdh a dit pour sa part : « Son pardon dissout les péchés, alors que dire de Son agrément ? Son agrément dissout les espoirs, alors que dire de Son amour (hubb) ? Son amour stupéfait les esprits, alors que dire de Son amour essentiel (wudd) ? Son amour essentiel fait oublier tout ce qui n’est pas Lui, alors que dire de Sa subtile mansuétude »[13].

    Le Shaykh ul Islâm, l’imâm de l’école hanbalite de son temps, le pôle spirituel, celui qui fut gratifié de nombreux prodiges, le noble descendant du Prophète, l’imâm Abdul Qadîr al-Jilanî, a rapporté que : « La grande dame Râb’ia al-Adawiyya[14] (qu’Allâh soit satisfait d’elle) avait l’habitude de prier Allâh en demandant : « Ô Seigneur, donne toute ma part en ce monde aux incroyants, et si j’ai une part quelconque dans l’au-delà, distribue-la parmi Tes serviteurs croyants. Tout ce que je souhaite en ce monde, c’est Te désirer, et tout ce que je souhaite dans l’au-delà, c’est d’être avec Toi. Car l’humain et ce qui lui tombe entre les mains pendant un bref instant appartiennent seulement au Possesseur (Allâh) de l’un et de l’autre »[15].

    C’est comme un enfant à l’égard de ses parents. Il peut exécuter leurs ordres par crainte d’une punition, par espoir d’une récompense, ou par amour parental en soi, et c’est cette dernière perspective qui constitue le degré le plus élevé, tout comme pour les amoureux d’Allâh, car même s’il n’y aurait ni de récompense ni de châtiment, Il mériterait notre obéissance de par Sa Majesté. Dans la dualité, les oppositions forment parfois un équilibre (espoir-crainte), mais celui qui aspire totalement à Son Amour, et donc à l’Un, la station de l’amour englobe et transcende toute chose, et prend plaisir à accomplir Son Ordre par pur amour, pour Lui-même, car rien de plus élevé que Lui n’est possible et n’existe. Il n’y a donc pas de « kufr » (mécréance) dans ces paroles, tant qu’il n’y a pas de rejet du Paradis, de l’Enfer, des récompenses et des « corrections » infligées en cas de transgressions (sauf par Pardon Divin). En effet, il s’agit simplement d’adorer Allâh pour Lui-même et non pas d’adorer Allâh pour autre que Lui, car le Paradis et l’Enfer sont des choses créées. Pour autant, il faut reconnaitre l’existence du Paradis et des récompenses accordées par Allâh d’une part, et l’enfer et la correction d’Allâh d’autre part en cas de transgression. Si le meilleur adorateur est bien celui qui adore Allâh pour Lui-même (car même si le Paradis et l’Enfer n’existaient pas, Allâh mériterait tout de même qu’on L’adore), cela n’implique pas de renier l’existence du Paradis et de l’Enfer, comme états existentiels supra-physiques ayant leur raison d’être. Par contre ceux qui ont un autre but qu’Allâh, cherchant avant tout l’espoir du Paradis ou se préserver de l’enfer, plus que d’adorer Allâh et de Le contempler (le plus haut plaisir céleste), manifestent une faiblesse dans leur foi. Allâh est le But et rechercher Sa Satisfaction est ce qu’il y a de plus noble et important, indépendamment de la question du Paradis et de l’Enfer, qui existent, qui ont leur raison d’être et qu’il ne faut certes pas mépriser, mais qui demeurent des créatures, et donc qui sont secondaires par rapport à Allâh.

   L’amour spirituel transcende la dualité crainte-espoir, pour être absorbé totalement par l’Un, et ainsi se conformer totalement à Sa Volonté, en se dépouillant des limites du mental et de l’ego. Mais dans l’état de la dualité, il faut garder à l’esprit qu’il faut garder espoir en Sa Miséricorde et en Son Pardon en cas de transgression et de péché, mais aussi la crainte en cas de transgression pour ne pas s’enfoncer davantage dans la mécréance, l’injustice ou les vices de l’âme, et avoir conscience de ces deux choses permet de trouver un certain équilibre. Ces deux perspectives, que l’on peut retrouver dans les enseignements d’un même maître, ne se contredisent donc pas, car elles partent de deux perspectives différentes, qui correspondent aussi à des degrés spirituels distincts.

   Il est rapporté que notre maître Abû Bakr a dit : « Il y a 3 catégories de dévots (adorateurs d’Allâh) ; chacun d’eux est reconnaissable à 3 signes : le premier adore Allâh le Très-Haut, par crainte, le second par convoitise/espoir et le troisième par amour.

La première catégorie de dévots est reconnaissable à 3 signes : le dévot se méprise, il mésestime ses mérites et surestime ses péchés.

La seconde catégorie de dévots est reconnaissable à 3 signes : le dévot (en dehors des prophètes) est pour les gens un modèle en toutes circonstances, il est le plus généreux d’entre eux en ce monde et celui qui, de toutes les créatures, se fait la meilleure opinion d’Allâh.

La troisième catégorie de dévots est reconnaissable à 3 signes : le dévot donne sans sourciller ce qui lui est le plus cher dès lors qu’il agrée son Seigneur, il oeuvre à tout ce qui contrarie son ego dès lors qu’il agrée son Seigneur, et il est en toute circonstance avec son Maître (Allâh) quand il ordonne (une chose) ou interdit (une chose) »[16].

    Notre maître Abû Bakr as-Siddîq dit encore : « Quiconque a goûté au pur amour du Très-Haut, est trop investi par cet amour pour convoiter encore le bas-monde et aspirer à la compagnie des gens »[17].

   Le degré de l’amour surpasse et transcende les deux autres degrés (la crainte et l’espoir), comme dans les versets suivants : « Il est des gens qui donnent leur vie pour l’Agrément d’Allâh » (Qur’ân 2, 207) et « Allâh a promis aux croyants et aux croyantes des jardins (célestes) sous lesquels coulent des ruisseaux et où ils séjourneront éternellement, ainsi que des demeures agréables dans les Jardins d’Eden. Mais l’agrément d’Allâh vaut mieux encore ; là est l’immense succès » (Qur’ân 9, 72).

« Dis : « Si vous aimez vraiment Allâh, suivez-moi, Allâh vous aimera alors et vous pardonnera vos péchés. Allâh est Pardonneur et Miséricordieux ». (Qur’ân 3, 31). Il ne convient cependant pas, comme le font certains, de mépriser les créatures, ni même les notions de récompenses, de punitions, d’Enfer ou du Paradis, car elles ont leur raison d’être et découlent des Actes divins.

    Quant à la connaissance, elle détermine aussi la qualité et l’objet de Celui qui est adoré. Allâh dit en effet : « Lis (récite, communique), au nom de ton Seigneur qui a créé, qui a créé l’être humain d’une adhérence. Lis (récite, communique) ! Ton Seigneur est le Très Noble, qui a enseigné par la plume [le calame], a enseigné à l’être humain ce qu’il ne savait pas. Prenez-garde ! Vraiment l’être humain devient rebelle, dès qu’il estime qu’il peut se suffire à lui-même (à cause de sa richesse). Mais, c’est vers ton Seigneur qu’est le retour » (Qur’ân 96, 1-8).

« Et dis : Seigneur augmente-moi en science (et en connaissance) » (Qur’ân 20, 114).

« Et Il apprit à Adam tous les noms (de toutes choses), puis Il les présenta aux Anges et dit : « Informez-Moi des noms de ceux-là, si vous êtes véridiques! » (dans votre prétention que vous êtes plus méritants qu’Adam).

– Ils dirent : « Gloire à Toi ! Nous n’avons de savoir que ce que Tu nous as appris. Certes c’est Toi l’Omniscient, le Sage ».

 – Il dit : « Ô Adam, informe-les de ces noms » ; Puis quand celui-ci les eut informés de ces noms, Allâh dit : « Ne vous ai-Je pas dit que Je connais les mystères des cieux et de la terre, et que Je sais ce que vous divulguez et ce que vous cachez? » (Qur’ân 2, 31-33).

    Un hadith prophétique enseigne que ce qu’Allâh lui a enseigné fut « le nom de chaque chose »[18]. Cela permet ainsi à l’Homme de se singulariser par rapport aux autres créatures, et de nommer, analyser et élaborer des concepts, des doctrines, des notions et des classifications, que cela soit en théologie, en philosophie, en métaphysique, en science, en mathématiques, ou dans d’autres domaines.

    Pour sortir de l’impasse et de l’absurdité logique que représente l’athéisme, les gens professent la Réalité Divine, mais certains tombent dans 2 conceptions déviantes et absurdes, du point de logique, au sujet de la Divinité. Soit ils sont panthéistes, soit anthropomorphistes, et la conception véridique, ne tombant pas dans la contradiction grossière, est celle qui affirme Sa Réalité, à la fois transcendante quant à Son Essence, – distincte des déterminations de la Création -, et à la fois Immanente quant à Ses Attributs, et dont le monde est le support pour Ses théophanies.

   Dans son Ihyâ ‘ulûm ud-Dîn, l’Imâm Abû Hâmid al-Ghazâlî a dit : « Allâh ne s’incarne pas en quoi que ce soit, et rien ne s’incarne en Lui. Il est exempt du fait d’être contenu dans un endroit, tout comme Il est exempt du fait de dépendre du temps. Au contraire, Sa Réalité prime sur la création du temps et de l’endroit, et Il est maintenant tel qu’Il est de toute éternité ». Il est rapporté aussi dans la Risâla de l’Imâm Al Qushayrî que le Shaykh Abû ‘Alî Ar Rudhbârî a dit concernant la définition du tawhîd : « Le tawhîd c’est la rectitude du cœur qui s’établit en se séparant de la négation [des Attributs d’Allâh] tout en refusant l’anthropomorphisme. Le tawhîd est contenu dans une seule phrase : « Tout ce que l’imagination peut produire, Allâh (qu’Il soit glorifié et exalté) est différent de cela » ; et cela renvoi à Sa Parole (qu’Il soit exalté) qui dit : « Rien n’est tel que Lui, et Il est Celui qui entend et qui voit toute chose » (42, 11) ».

    Cela peut se déduire en effet des versets suivants : « Il est le Premier (al-Awwal) et le Dernier (al-Akhir), l’Extérieur (al-Zâhir) et l’Intérieur (al-Bâtin). Il est informé de toute chose » (Qur’ân 57, 3) et « Rien (de ce qui est créé) n’est tel que Lui » (Qur’ân 42, 11). De même que le hadîth suivant : « Ô Allâh, Seigneur des cieux, Seigneur de la terre et Seigneur du Trône Eminent, notre Seigneur et le Seigneur de toute chose, Celui Qui fend la graine et le noyau, Celui Qui a fait descendre la Torah, l’Evangile et le Furqân (l’un des noms du Qur’ân). Je recherche Ta protection contre le mal de toute chose. Allâh, Tu es Al-Awwal, rien n’est avant Toi et Tu es Al-Âkhir, rien n’est après Toi. Tu es Ad-Dhâhir, rien n’est au-dessus de Toi et Tu es Al-Bâtin, rien n’est en-dessous de Toi. Rembourse nos dettes et enrichis-nous contre la pauvreté »[19]. Ainsi que le hadîth qui dit : « Allâh était, et il n’y avait aucune chose autre que Lui (ghayruhû)/avec Lui (ma’ahû) »[20].

    Frithjof Schuon écrivait : « Le sens et la raison suffisante de l’homme est de connaître, et connaître, c’est inéluctablement connaître la Divinité. Connaissant la Divinité, l’homme L’affirme, La proclame, L’enseigne par la force des choses, puisque l’action manifeste Dieu par définition, et que la créature ne saurait donc rien faire qui n’affirme pas Dieu d’une façon quelconque ; de même, l’être agit dès qu’il vit, et son action est la manifestation de sa vie. L’existence de l’homme, comme l’existence de tout être, n’a aucun sens, si ce n’est celui d’affirmation de la Divinité. La Divinité affirme l’homme en lui donnant l’existence, et l’homme affirme — et doit affirmer — la Divinité parce qu’il existe. Ne pas affirmer la Divinité ou affirmer autre chose que la Divinité n’aurait de sens que si nous n’existions pas ; or cette supposition est absurde, car nous existons. L’homme ne peut donc s’empêcher d’affirmer la Divinité d’une manière ou d’une autre, puisqu’il existe. S’il nie ou plutôt croit nier la Divinité, l’existence même de celui qui nie affirme Ce qu’il nie. L’homme peut dire non, mais son existence dit oui. Qui nie la Divinité nie son existence, et elle lui sera enlevée — parce qu’il se l’enlève à lui-même — sans que pourtant elle puisse lui être enlevée effectivement, c’est-à-dire autrement que d’une manière symbolique. S’il arrive que des êtres nient inconsciemment leur existence en niant consciemment la Divinité, sans pouvoir s’enlever cette existence, ne se l’étant pas donnée, c’est encore parce que la Divinité est infinie, et que Son affirmation doit retracer également, selon son mode propre, cette Infinité : en effet, la Divinité, étant infinie, comporte toutes les possibilités inhérentes à l’Infinité; or le néant est une possibilité, au degré que la Toute-Possibilité lui assigne, et Celle-ci ne peut, par définition, exclure aucune possibilité. Si l’Infinité ne comportait pas le néant dans la mesure de la possibilité de celui-ci, Elle serait limitée par l’absence de ce néant, et ne serait donc pas Infinité. Or le néant, tout en étant l’impossibilité, peut être dit possible dans un certain sens, sans quoi il ne serait aucunement concevable, ni à plus forte raison exprimable; il n’est certes pas possible en lui-même, car en lui-même il n’a aucune réalité ni existence; mais il est possible dans l’Infinité, et en raison de Celle-ci; en d’autres termes, si l’Infinité laissait en dehors d’Elle Sa propre négation ou plutôt l’apparence de Sa propre négation, Elle ne serait pas Infinité. L’imperfection n’est rien d’autre qu’un aspect nécessaire de l’Infinité manifestée; l’imperfection existe, parce que l’Infini est infini, et que, par conséquent, l’inexistence de l’imperfection limiterait l’Infinité qui est, par rapport à cette imperfection, la Perfection. L’Imperfection n’existe en aucune manière en dehors de l’Infinité, n’ayant en elle-même, comme nous l’avons dit, ni réalité ni existence. Le Verbe, qui est l’affirmation de l’Infini, doit affirmer tous les aspects ou toutes les possibilités de celui-ci. Le Verbe doit donc affirmer le mal, non pas comme tel, mais comme ombre nécessaire dans l’affirmation cosmique de l’Infini[21]. Tout être est en quelque sorte une manifestation du Verbe, car aucun être ne peut ne pas affirmer la Divinité; tout être comporte donc l’imperfection, mais seulement comme partie, non comme totalité. Le néant n’est possible que comme partie, par relation ou rapport, non en soi. L’Absolu seul est absolu, et si le néant n’existe pas, c’est parce qu’il serait l’absence absolue de réalité ou d’existence; cependant, l’absence relative de réalité ou d’existence existe, comme nous l’avons dit, en raison de la Toute-Possibilité qui doit inclure la possibilité contradictoire de Son impossibilité. La Toute-Possibilité ou l’Infini comporte dans sa propre substance l’impossibilité, et cela à titre d’affirmation inverse de la Toute-Possibilité; le néant est ainsi comme une propriété secondaire de la plénitude (…) »[22].

    Dans un autre ouvrage, il précisait aussi ceci : « Le passage de la connaissance distinctive ou mentale à la connaissance unitive ou cardiaque découle du contenu même de la pensée : ou bien nous comprenons imparfaitement ce que signifient les notions d’Absolu, d’Infini, d’Essence, de Substance, d’Unité, et alors nous nous satisfaisons des concepts, et c’est ce que font les philosophes au sens conventionnel du mot ; ou bien nous comprenons ces notions parfaitement, et alors elles nous obligent par leur contenu même à dépasser la séparativité conceptuelle en cherchant le Réel au fond du Cœur, non en aventuriers mais à l’aide des moyens traditionnels sans lesquels nous ne pouvons rien et n’avons droit à rien. La Substance transcendante et exclusive se révèle alors comme immanente et inclusive. On pourrait dire aussi que Dieu étant Tout ce qui est, nous devons Le connaître avec tout ce que nous sommes ; et connaître Ce qui est infiniment aimable – puisque rien n’est aimable si ce n’est par Lui – c’est L’aimer infiniment »[23].

    Frithjof Schuon écrira d’ailleurs aussi ceci concernant la profession de foi islamique : « Les deux formules fondamentales de l’Islam, — les deux Témoignages (Shahādatān), l’un concernant Allāh et l’autre son Prophète, — symbolisent également les degrés de réalité. Dans la formule lā ilaha illā’Llāh (« point de divinité sinon la seule Divinité »), chacun des quatre mots marque un degré, le hā final du Nom Allāh symbolisant le Soi (Hua). Cette formule comporte deux parties : les deux premiers mots, qui constituent le nafy (la « négation »), et les deux derniers qui constituent l’ithbāt (l’« affirmation ») ; or dans ce cas, le nafy est la manifestation formelle ou l’ordre individuel, et l’ithbāt est l’ensemble de la manifestation supraformelle et du Principe, ce qui équivaut à l’ordre universel. De ce fait, le soufi voit dans toute forme matérielle, y compris la sienne propre, le lā de la Shahādah, et ainsi de suite ; le microcosme que nous sommes n’est autre qu’une concrétisation de la Shahādah, et de même pour le macrocosme qui nous entoure et dont nous sommes.

Le second Témoignage, celui du Prophète, établit une analogie entre Muhammad et la manifestation formelle envisagée, celle-ci, en un sens positif, c’est-à-dire en tant que « Présence divine » et non en tant qu’absence ou opposition ; dans cette même formule Muhammadun Rasūlu ’Llāh (« Mohammed est l’Envoyé d’Allāh »), le mot Rasûl désigne par analogie la manifestation supraformelle en tant que prolongement du Principe. Le soufi qui voit Dieu partout, discerne ainsi dans toute forme physico-psychique la perfection d’existence et de symbolisme, et dans l’Intellect et les réalités angéliques, la qualité de Risālah, de « Message divin ».

Ainsi chaque mot des deux Témoignages marque une « manière d’être » de Dieu, une « station divine » dans le microcosme aussi bien que dans le macrocosme »[24].

   Martin Lings écrivait que : « Le monde d’aujourd’hui est un chaos d’opinions et d’aspirations désordonnées : le soi-disant « monde libre » est un chaos fluide ; la partie totalitaire du monde moderne est un chaos rigide. Par opposition, le monde ancien constituait toujours un ordre, c’est- à-dire une hiérarchie de concepts, chacun au niveau qui lui est propre. Le chaos a été provoqué, nous l’avons vu, par le « téléscopage » humaniste de la hiérarchie jusqu’au niveau psychique, et par l’intrusion, dans les considérations terrestres, d’aspirations vers l’autre monde, frustrées et perverties. L’homme, en raison de sa véritable nature, ne peut pas ne pas adorer ; et si sa perspective est coupée du plan spirituel, il trouvera un « dieu » à adorer à un niveau inférieur, dotant ainsi quelque chose de relatif de ce qui seul appartient à l’Absolu. D’où l’existence aujourd’hui de tant de « mots tout-puissants » comme « liberté », « égalité », « instruction », « science », « civilisation », mots qu’il suffit de prononcer pour qu’une multitude d’âmes se prosterne en une adoration infra-rationnelle. Les superstitions de la liberté et de l’égalité ne sont pas seulement le résultat mais aussi, en partie, la cause du désordre général, car chacune, à sa manière, est d’imaginer une vaste caverne souterraine dans laquelle se trouvent des prisonniers qui y ont été enfermés depuis leur enfance. Ils sont assis en rang et font face à l’un des murs de la caverne, et sont enchaînés de telle sorte qu’ils ne peuvent pas tourner la tête, étant seulement capables de regarder droit devant eux. Un feu, allumé derrière eux, projette sa lumière sur le mur, et entre eux et le feu on déplace des marionnettes faites à l’image de toutes sortes de créatures terrestres, vivantes ou inanimées. Mais, n’étant pas en mesure de tourner la tête, les prisonniers peuvent seulement voir les ombres que les marionnettes projettent sur le mur qui est devant eux.

Socrate nous demande alors d’imaginer que l’un des prisonniers se libère de ses chaînes. Tout d’abord, il est capable de se retourner et de voir les marionnettes elles-mêmes. Puis, s’échappant de la caverne, il parvient au monde extérieur où l’on peut voir toutes ces choses dont les marionnettes ne sont que l’apparence. Pour commencer il est seulement capable de regarder leurs ombres et leurs reflets dans l’eau, d’abord à la lueur de la Lune puis à celle du Soleil ; ensuite il est capable de regarder les choses elles-mêmes, et finalement il est capable de regarder le Soleil.

La caverne représente ce monde et les prisonniers sont les mortels au cours de leur vie terrestre. Par manque d’objectivité, dû à la paresse, à la stupidité et au parti pris, les prisonniers ne peuvent pas même voir nettement les marionnettes, c’est-à-dire les choses de ce monde ; d’elles, ils ne voient que l’ombre, vague et indistincte, « car à présent nous voyons dans un miroir et de façon confuse, mais alors ce sera face à face » (2). Le monde extérieur est l’autre monde, qui contient les réalités spirituelles dont les choses de ce une révolte contre la hiérarchie ; et elles sont d’autant plus pernicieuses qu’elles sont des perversions de deux des élans les plus élevés de l’homme. Corruptio optimi pessima, la corruption du meilleur est la pire ; mais il suffit de rétablir l’ordre ancien, et les deux idoles en question s’évanouiront de ce monde (laissant ainsi la place aux aspirations terrestres légitimes vers la liberté et l’égalité) et, transformées, reprendront leur place au sommet même de la hiérarchie.

Le désir de liberté est avant tout désir de Dieu, la Liberté Absolue étant un aspect essentiel de la Divinité. Ainsi, dans l’Hindouisme, l’état spirituel suprême qui marque la fin de la voie mystique est désigné par le terme de délivrance (moksha), car c’est un état d’union (yoga) avec l’Absolu, l’Infini et l’Éternel, qui permet l’affranchissement des liens de la relativité. C’est évidemment, avant tout, cet affranchissement auquel le Christ faisait référence lorsqu’il disait : « Recherchez la connaissance, car la connaissance vous rendra libre », étant donné que la connaissance directe, la Gnose, signifie l’union avec l’objet de la connaissance, c’est-à-dire avec Dieu. Mais cette parole du Christ possède également une application secondaire à un niveau inférieur : une libération relative est obtenue par la connaissance directe des vérités spirituelles, car une telle connaissance signifie l’accès à un monde supérieur et par conséquent la possibilité de s’échapper de ce monde. Cette évasion est la « sortie de la caverne » de la célèbre image de Platon, et il ne sera pas hors de propos de la rappeler ici car elle représente la perspective du monde ancien, à la fois oriental et occidental »[25].

    Comme le disaient les maîtres spirituels et le Qur’ân, l’homme synthétise et symbolise le macrocosme à l’échelle du microcosme. Allâh a dit : « Ton Seigneur a décrété (qadâ) que vous n’adoriez que Lui » (Qur’ân 17, 23). Or il ne s’agit pas là d’un décret prescriptif (auquel on peut donc éventuellement désobéir), mais de l’imposition aux créatures d’un statut inamissible, auquel nul ne peut s’y soustraire. Ainsi, tous les êtres, en conclut Ibn Arabî, adorent Allâh – y compris ceux qui affirment s’y refuser, y compris les idolâtres – puisque telle est Son imprescriptible volonté, sous différentes modalités et formes[26].

   L’imâm al-Hakîm at-Tirmidhî a dit dans Nawâdir al-Usûl fî ma’rifat ahâdîth al-rasûl (1/397) : « (…). Le Seigneur a créé Ses adorateurs dans l’Invisible et a fait en sorte que leur coeur soupire après Lui. Il a décrété pour tous l’état d’adoration à son égard. C’est selon cet état qu’Il les a créés à l’origine dans leur caractère monothéiste naturel (fatarahum) et ils cherchent refuge auprès de Lui en cas de besoin. Ils font appel à Son Nom « Allâh », dont Il a fait l’objet de l’aspiration de leur coeur. Une partie d’entre eux est restée stable dans le culte qu’ils Lui vouaient, une autre partie est devenue idolâtre (associationniste). Alors, Il a établi toutes les circonstances de la vie de Ses adorateurs dans l’Invisible et Il a voilé ces circonstances derrière les causes secondes (asbâb) ».

    Ibn Arabî disait lui-même que son « œuvre » puisait dans le Discours qurânique : « Ainsi, tout ce dont nous parlons dans nos assemblées et nos œuvres écrites provient de la Présence du Qur’ân et de ses trésors : J’en ai reçu la clé de la compréhension et le soutien spirituel qui lui est propre (al-imdâd minhu). Tout cela afin de ne pas sortir du Qur’ân car rien de plus élevé ne peut être accordé : Seul en connaît la valeur celui qui y a goûté, qui en a contemplé la demeure initiatique (manzil) comme un état intérieur et à qui le Réel parle [en lui projetant des versets] sur l’intime de son être (fî sirrihi) »[27]. Et ailleurs, dans le même ouvrage, il dit : « C’est pourquoi je m’en suis remis à Allâh qui maîtrise tout par Sa Volonté », preuve qu’il n’était pas panthéiste.

    Sur les différentes doctrines et croyances (intra et inter-religieuses) : « Ainsi [sous ce rapport], ils sont tous croyants [à l’origine] et Allâh les a nommés [ensuite] croyants [les musulmans véridiques], négateurs [les non-musulmans qui ont rejeté la foi islamique] ou associateurs [les idolâtres] et les a placés à des degrés différents dans leur foi [c’est-à-dire la connaissance qu’ils ont de d’Allâh et de Sa Création dont certains se sont égarés, d’autres, L’ont limité à des Manifestations et des Attributs spécifiques] »[28]. En effet, juste avant il donne des indications allant clairement dans ce sens, quand il parle des associateurs (idolâtres) qui ont renié l’Unicité Divine dans Sa Réalité et Ses Actes, et qui se sont donc égarés de la Vérité et de la Voie Droite. Il affirme, en parlant des idolâtres qui sont dans la confusion et l’ignorance : « Ce genre de croyance leur fut enseigné par des guides qui les égarèrent. Ces guides, qui sont à l’origine de l’égarement de ceux qui les suivirent (…). Leur perception ne dépassait pas le plan des Actes Divins qui se réalisent [généralement] par l’entremise des causes créées[29] : Ils n’acceptèrent pas l’Unité des actes (tawhîd al-af’âl) car ils n’en avaient pas la connaissance par contemplation. S’ils la possédaient, ils auraient compris que la Sagesse Divine consistant à agir par l’intermédiaire de causes matérielles ou spirituelles n’est qu’un voile (cachant la Toute-Puissance Divine). Voilà ce qui les amena au refus intérieur et au manque d’équité. Allâh les a alors blâmés à l’inverse des croyants qui ne voient d’agent [créateur unique] que Allâh et qui considèrent que les causes [créées et « secondaires »] n’ont pas d’efficacité propre. (…) ils ont troqué la guidance pour l’égarement [allusion au Qur’ân 2, 16] »[30]. Cela se réfère au hadîth de Muslim dans son Sahîh : « Je suis selon l’opinion que Mon serviteur se fait de Moi… ».

   Ses propos concernant le « Dieu façonné par les croyances (doctrines) » (ilâh al-mu’taqadât), sont à comprendre de façon subtile. Selon Ibn ’Arabî, nul humain ne peut connaître réellement et totalement Allâh (étant Infini, et la rationalité humaine étant finie, le mental humain est donc limité) ; chacun L’adore donc en fonction de ses prédispositions. En conséquence, même les idolâtres adorent le Dieu unique, au-delà des divers supports qu’ils choisissent (statues, arbres, étoiles…) mais dont ils confondent le Principe avec Ses manifestations (d’où leur égarement), et cela qu’ils en soient conscients ou non[31].

   Dans une lettre intitulée Risâlatun ilâ-l-Imâmi Fakhri-d’dîni-r-Râzi adressée à l’imâm Ar-Râzî[32], Ibn Arabî lui adresse de nombreux conseils, en rappelant la doctrine islamique du Tawhîd et l’importance de se calquer sur le modèle prophétique dans tous ses aspects.

   Cette doctrine était également celle du poète spirituel ’Umar Ibn al-Fârid (m. 632/1235) ; or, voici le Shaykh shâdhilî Muhammad al-Maghribî (m.910/1504) commentant deux vers du poète allant dans ce sens : « L’opinion selon laquelle l’homme niant Allâh (jâhid) en apparence Le reconnaît en réalité comme Allâh l’unique (muwahhid) est admise par les êtres qui comprennent véritablement la Parole Divine »[33].

   Le Shaykh al-Maghribî fut le maître spirituel d’as-Suyûtî, incontestable référence dans les sciences religieuses (exotériques et ésotériques) et lui-même nous a fourni une interprétation (ta’wîl) de ces deux vers, s’appuyant lui aussi sur des versets qurâniques[34].

   La vision d’Allâh dont parlent les connaissants par Allâh comme Ibn ‘Arabî, c’est la vision spirituelle des théophanies de Allâh (qui se révèle par les moyens qu’Il veut). Ce sont des versets du Qur’ân et des hadiths[35] qui le disent, parlant de Ses théophanies et non pas de Son Essence. Il s’agit de visions symboliques où Allâh se manifeste selon ce qu’Il a décidé, mais dont Son Essence ne ressemble en rien à Ses créatures, comme Il l’affirme dans le Qur’ân aussi bien que dans la Sunnah. Dans son commentaire métaphysique de la Sûrate Al-Fatiha, René Guénon disait à ce sujet : « (…) Le sens propre du mot Islam est « soumission à la Volonté divine »[36] ; c’est pourquoi il est dit, dans certains enseignements ésotériques, que tout être est muslim, en ce sens qu’il n’en est évidemment aucun qui puisse se soustraire à cette Volonté, et que, par conséquent, chacun occupe nécessairement la place qui lui est assignée dans l’ensemble de l’Univers. La distinction des êtres en « fidèles » (mûminîn) et « infidèles » (kuffâr) consiste donc seulement en ce que les premiers se conforment consciemment et volontairement à l’ordre universel, tandis que, parmi les seconds, il en est qui n’obéissent à la loi que contre leur gré, et d’autres qui sont dans l’ignorance pure et simple. Nous retrouvons ainsi les trois catégories d’êtres que nous venons d’avoir à envisager ; les « fidèles » sont ceux qui suivent le « chemin droit », qui est le lieu de la « paix », et leur conformité au Vouloir universel fait d’eux les véritables collaborateurs du « plan divin » »[37].

    Le symbolisme lie ainsi le macrocosme au microcosme, le Divin à l’humain, et la métaphysique et à la physique, ce qui échappe aux « modernes » comme l’explique René Guénon : « Une telle opinion ne résulte que de l’ignorance de la loi de correspondance qui est le fondement même de tout symbolisme, et en vertu de laquelle chaque chose, procédant essentiellement d’un principe métaphysique dont elle détient toute sa réalité, traduit ou exprime ce principe à sa manière et selon son ordre d’existence, de telle sorte que, d’un ordre à l’autre, toutes choses s’enchaînent et se correspondent pour concourir à l’harmonie universelle et totale, qui est, dans la multiplicité de la manifestation, comme un reflet de l’unité principielle elle-même. C’est pourquoi les lois d’un domaine inférieur peuvent toujours être prises pour symboliser les réalités d’un ordre supérieur, où elles ont leur raison profonde, qui est à la fois leur principe et leur fin (…) Une autre conséquence de la loi de correspondance, c’est la pluralité des sens inclus en tout symbole : une chose quelconque, en effet, peut être considérée comme représentant non seulement les principes métaphysiques, mais aussi les réalités de tous les ordres qui sont supérieurs au sien, bien qu’encore contingents, car ces réalités, dont elle dépend aussi plus ou moins directement, jouent par rapport à elle le rôle de « causes secondes » ; et l’effet peut toujours être pris comme un symbole de la cause, à quelque degré que ce soit, parce que tout ce qu’il est n’est que l’expression de quelque chose qui est inhérent à la nature de cette cause. Ces sens symboliques multiples et hiérarchiquement superposés ne s’excluent nullement les uns les autres, pas plus qu’ils n’excluent le sens littéral ; ils sont au contraire parfaitement concordants entre eux, parce qu’ils expriment en réalité les applications d’un même principe à des ordres divers ; et ainsi ils se complètent et se corroborent en s’intégrant dans l’harmonie de la synthèse totale. C’est d’ailleurs là ce qui fait du symbolisme un langage beaucoup moins étroitement limité que le langage ordinaire, et ce qui rend seul apte à l’expression et à la communication de certaines vérités ; c’est par là qu’il ouvre des possibilités de conception vraiment illimitées ; c’est pourquoi il constitue le langage initiatique par excellence, le véhicule indispensable de tout enseignement traditionnel »[38].

   De même, par rapport à Dieu, il disait : « Nous venons de dire que le mot « exister » ne peut pas s’appliquer proprement au non-manifesté, c’est-à-dire en somme à l’état principiel ; en effet, pris dans son sens strictement étymologique (du latin ex-stare), ce mot indique l’être dépendant à l’égard d’un principe autre que lui-même, ou, en d’autres termes, celui qui n’a pas en lui-même sa raison suffisante, c’est-à-dire l’être contingent, qui est la même chose que l’être manifesté (1). Lorsque nous parlerons de l’Existence, nous entendrons donc par-là la manifestation universelle, avec tous les états ou degrés qu’elle comporte, degrés dont chacun peut être désigné également comme un « monde », et qui sont en multiplicité indéfinie ; mais ce terme ne conviendrait plus au degré de l’Être pur, principe de toute la manifestation et lui-même non-manifesté, ni, à plus forte raison, à ce qui est au-delà de l’Être même.

1 — Il résulte de là que, rigoureusement parlant, l’expression vulgaire « existence de Dieu » est un non-sens, que l’on entende d’ailleurs par « Dieu », soit l’Être comme on le fait le plus souvent soit, à plus forte raison, le Principe Suprême qui est au-delà de l’Être »[39].

   Claude Addas, spécialiste d’Ibn ‘Arabî, commentait ainsi cet aspect de son œuvre : « Celui qui ne contemple pas les théophanies par le coeur les nie[40]. » Insaisissables, fulgurantes, les théophanies ne s’offrent qu’au regard du coeur – le coeur spirituel, bien entendu, au sujet duquel Ibn Arabî déclare : « Sachez que le coeur est un miroir poli, une face totalement incorruptible »[41] Un « propos divin » cher aux spirituels musulmans affirme d’ailleurs : « Mon ciel et Ma terre ne Me contiennent pas, mais le coeur de Mon serviteur croyant Me contient. » Si limpide qu’il s’y contemple, si vaste qu’il y demeure, le coeur, celui de l’Homme Parfait, est à la fois l’organe des connaissances spirituelles et l’habitacle de Dieu. Certes. Mais, comme les intempéries corrodent le métal, l’ego et les passions qu’il génère nécrosent le cœur, lentement mais sûrement. Au flux incessant des théophanies qui ne cessent de l’irradier à chaque fraction de seconde, le cœur, inerte, reste désormais insensible. Pour le régénérer, lui restituer sa transparence originelle, il n’est qu’un seul moyen, une seule voie : la mise à mort de cette puissante illusion qu’est l’ego. Souvenons-nous de ce hadîth que nous avons rencontré à propos des « héros » qui ont brisé leur « idole » : « Celui que J’aime, Je suis sa vue par laquelle il voit… » Celui dont Dieu est la vue, remarque Ibn Arabî, voit Dieu par Dieu[42]. Le cœur purifié des accrétions de l’âme chamelle, « le gnostique perçoit les théophanies en permanence, et pour lui, l’épiphanisation ne cesse jamais »[43].

Si toutes les créatures sont les réceptacles de Dieu, elles ne le sont pas, on l’aura compris, de manière égale. C’est leur « prédisposition » essentielle, qu’elles possèdent de toute éternité, qui détermine leur capacité à réfléchir, de façon plus ou moins ample et fidèle, le Mutajallî, « Celui qui s’épiphanise ». « Je suis conforme à l’opinion que Mon serviteur a de Moi », énonce un « propos divin » ; de même que l’eau prend nécessairement la couleur du réceptacle qui la contient, les théophanies, observe Ibn Arabî à propos de ce hadîth, sont conditionnées par le réceptacle qui les accueille et dont elles épousent la configuration[44]. Il s’ensuit que tout homme ne connaît et ne reconnaît que le dieu qu’il est apte à contenir et que le Shaykh al-akbar appelle le « Dieu créé dans les croyances » : « Ce Dieu créé dans les croyances est Celui dont le coeur contient la forme, c’est Celui qui s’épiphanise à lui et qu’il connaît »[45] ; « Si Dieu se manifeste à lui dans cette croyance, il Le reconnaît, dans le cas contraire, il Le renie »[46]. Cette tragédie du Dieu exclu, renié, le gnostique la transcende. Il a pleinement réalisé la signification du verset coranique qui affirme : « Où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu » (2:115). IL sait, ou plutôt il voit, qu’il n’est rien dans l’univers qui ne soit un lieu épiphanique. « Toutes les formes sensibles et intelligibles sont Ses lieux de manifestation »[47]. Aucune chose, en conséquence, n’est dépourvue d’un point d’appui in divinis : « Il n’y a aucun statut manifesté dans le monde qui n’ait son principe in divinis »[48] ; « L’appui divin consiste dans le fait que les Noms sont les appuis des lieux de manifestation dans lesquels ils exercent leurs effets »[49]. Ce « point d’appui » – qui n’est pas autre chose que le Nom qui, dans l’instant présent, « gouverne » la créature – constitue la « face particulière » de toute chose, sa « réalité essentielle » : « Toute réalité dans le monde est un signe qui nous oriente vers une réalité divine, laquelle est le point d’appui de son existence et le lieu de son retour »[50] ; « Il n’est aucune chose qui soit dépourvue d’une face de Lui – qu’il soit exalté ! Il est la réalité de cette face »[51]. D’où l’idolâtrie: toute chose, d’ordre sensible ou intelligible, peut être un objet d’adoration en raison de cette Face divine qu’elle possède et qui est cela même qui, en elle, est adoré. Aussi Ibn Arabî affirme-t-il : « En tout adoré Dieu possède une face »[52] ; ou bien encore : « Dieu est l’adoré en tout adoré »[53] »[54].

   Il est aussi assez commun d’entendre dire, aussi bien chez des orientalistes que chez certains musulmans, qu’Ibn ‘Arabî aurait été un panthéiste sous prétexte qu’il aurait professé la doctrine de la Wahdât al Wujûd, qui pour eux, s’identifierait au panthéisme. Or, il suffit de se référer à l’ensemble de l’œuvre du Shaykh al-Akbar, pour s’apercevoir que toute sa doctrine se fondait sur la Transcendance Divine à l’égard du créé, tout en professant l’Immanence Divine quant à Ses Attributs. Cela est parfaitement évident dans ses Fûtuhât comme dans sa Tadhkirât à titre d’exemple. Et loin de n’être qu’une figure majeure de l’ésotérisme islamique, il en était aussi une autorité exotérique (fiqh, ‘aqida, tafsîr, Qur’ân, hadîth, logique, ussûl ad-dîn et ussûl al-fiqh, langue arabe, …).

   Il dit dans ses Futûhât (4/28) : « L’homme heureux est celui qui se conforme aux prescriptions divines et (qui) ne les transgresse pas ». Dans ses Futûhât (1/334 et 3/273) il critiquait même l’ignorance et l’égarement des « batinites » qui rejetaient les prescriptions divines (extérieures), et qui ignoraient par conséquent les réalités subtiles de la Loi Divine. Pour lui donc, il n’existe aucune antinomie entre la Sharî’ah (Loi au sens large) et la Haqiqa (réalisation spirituelle, dimension intérieure). Il exprimait aussi clairement dans ses Futûhât la distinction entre le Créateur et les créatures : « Il est Lui et les choses sont les choses » (2/484) et « Le Réel (absolu) est le Réel (absolu), (et) le créaturel est le créaturel » (2/371). Etant donné qu’il aborde aussi de nombreuses relations subtiles et allusives au Mystère de l’Essence Divine, ses considérations doivent se comprendre à la lumière des principes théologiques et métaphysiques clairs et explicites du Tawhîd (à savoir que les choses, dans leurs aspects créés et limités, ne sont nullement l’Essence Divine, qui est au-delà des formes et des possibles).

   Ibn ‘Arabî était rattaché à la Loi divine et se conformait donc avec la Shar’îah, comme il le dit dans Rûh al-quds fî munâsahat an-nafs : « Malheur au serviteur d’Allâh qui s’appuie sur les ennemis d’Allâh ! Qu’Allâh cesse de prendre soin de ce monde si celui-ci ne se préoccupe plus de Son droit, et c’est le droit d’Allâh qui l’emporte (haqqu-Llâh ahaqqu) ! ».

   Même si l’expression « wahdat al wûjud » n’est pas de lui, il professait cependant bien le Tawhîd dans sa dimension métaphysique, c’est-à-dire la plus élevée et la plus profonde qui soit. Nombreux sont les connaisseurs du Shaykh al-Akbar qui ont démontré l’orthodoxie islamique de sa doctrine, comme René Guénon, Titus Burckhardt, Seyyed Hossein Nasr, William Stoddart, Michel Vâlsan, Charles-André Gilis, Denis Gril, Grégory Vandamme, Roger Deladrière, Claude Addas, Michel Chodkiewicz et bien d’autres.

   Parmi les propos du Shaykh ‘Abd Al-Qadîr al-Jilânî dans la ‘aqida, et repris par Ibn ‘Arabî dans sa Tadhkirât nous trouvons par exemple ceci : « Notre Seigneur est Celui qui est proche dans Son élévation, élevé dans Sa proximité. Il est présent aux choses par Sa Science sans aucun mélange, témoin par Sa Connaissance sans aucun contact. Il est Riche, se passant de Sa création. Il pourvoit à la subsistance et n’est pas pourvu. Il nourrit et n’est pas nourri. Il protège et n’est pas protégé. Il est Vivant, d’une vie ni acquise ni précédée. Savant, d’une science ni produite, ni voilée, ni finie. Puissant, d’une puissance qui n’est pas limitée… Il retient et II donne. Il est satisfait et II manifeste Sa Rigueur (litt. en colère). Il a donné l’existence et Il a privé d’existence… Par le manteau de Sa grandeur II a caché aux intelligences la connaissance de la nature de Son Essence, et par la lumière de Sa Permanence II a empêché les regards d’atteindre la vérité de Son Unité. Toutes les fois que l’imagination discourt sur Lui, que la compréhension L’explique, que la raison se Le représente, ou que l’esprit Le conçoit, l’Infinité d’Allâh, Sa Majesté et Sa Grandeur sont bien différentes de tout cela ».

   Cela est totalement conforme à l’orthodoxie islamique, c’est-à-dire à la vision qurânique. D’où viennent donc ces accusations à son encontre ? En général, elles proviennent d’une méconnaissance directe de l’œuvre et de la vie de Ibn ‘Arabî, où certains répètent, sans même l’avoir lu, les fausses accusations et les incompréhensions de certains savants et penseurs à son sujet. D’autres fois, cela provient des mauvaises traductions ou des mauvaises compréhensions que certains en ont eu, soit à travers des passages partiels et sortis de leur contexte, soit à travers des sources de seconde main. La confusion du mot « wujûd » y est sans doute pour beaucoup, puisqu’il peut signifier « étant, existant, être, existence, irritent ».

   Aussi, peu ont fait attention pour savoir « où situer » cette doctrine, qui est éminemment métaphysique et non pas théologique, – cette dernière se situant sur le plan mental et donc celui de la dualité (Créateur/Création ; Incréé/créé) -. Sur le plan théologique, comme l’a bien précisé le Shaykh As-Safâdî (qui eut aussi bien Ad-Dhahâbî, – qui fut l’élève de Ibn Taymiyya – que Taqî ud-Dîn As-Subkî comme maîtres) dans son célèbre al-Wafi bi’l-Wafayat, la ‘aqida du Shaykh Ibn ‘Arabî était celle du credo asharite primitif, – proche de l’atharisme -.

   La terminologie métaphysique employée par Ibn ‘Arabî rappelle celle de l’imâm Abû Hâmid al-Ghazâlî (dont Ibn ‘Arabî a fait aussi l’éloge), notamment ce que l’on trouve dans son Mishkât al-Anwâr.

   Mais avant d’en venir aux textes mêmes d’Ibn ‘ Arabî, qui ne laissent aucun doute et le lavent de tout soupçon, il nous faut envisager une deuxième explication à l’incompréhension dont a été victime le Shaykh al-akbar, même de la part de ses partisans et défenseurs, tels que le Shaykh al- Nâbulsî (m. 1143 H/1731), juriste, théologien, exégète et sûfi, et auteur d’al- Idâh al-maqsûd min wahdat al-wujûd. L’erreur fondamentale est de considérer la doctrine de la non-dualité comme une thèse philosophique ou théologique, ce qui la rend inévitablement vulnérable et discutable. « La défendre par des raisonnements et des spéculations, c’est se placer sur le même terrain que ses adversaires, et les arguments pour et contre ne sauraient entraîner l’adhésion que de ceux qui sont déjà convaincus d’avance de sa vérité ou de sa fausseté » nous rappelait Roger Deladrière dans l’introduction de sa traduction ayant pour titre La profession de foi (éd. Actes Sud, 1985).

   Ainsi, la wahdat al-wujûd n’est pas l’aboutissement d’un raisonnement spéculatif, mais découle d’une évidence confirmée par la vision spirituelle, – via le dévoilement spirituel (kashf) -, qui lui a été accordée, – tout comme à l’ensemble des grands maîtres spirituels – au terme de sa « réalisation descendante » et une conséquence ultime de l’état de Sainteté suprême (walâya), la « délivrance » de la connaissance du multiple restant séparée de la connaissance de l’Un. Les développements exposés par son « disciple » Al-Qashânî peuvent nous éclairer à y voir plus clair, notamment son commentaire de la Sûrah 94 (Sûrah al-Inshirâh). Dans cette Sûrah l’expression : « inna ma’ a-l-‘ usri yusra » (« Certes avec la peine (difficulté) vient la félicité (facilité) ! ») se trouve énoncée deux fois de suite. Les commentateurs exotéristes, qui ne se réfèrent qu’à des critères linguistiques, n’y ont vu que « répétition » (takrâr), « confirmation » (ta’yîd) ou « corroboration » (ta’kîd). L’explication donnée par al-Qàshànî est particulièrement instructive, car elle se rattache aux deux phases de la réalisation spirituelle du Prophète, ascendante et descendante, et qu’elles doivent se reproduire chez le Saint (walî) pour que celui-ci devienne l’Héritier parfait (al-wârith al-kâmil) du Prophète, ce qui était précisément le cas du Shaykh al-akbar. Dans la phase ascendante de sa « réalisation », le Prophète était « voilé » par la connaissance du « multiple », c’était le premier ihtijâb et le premier ‘usr. Lorsqu’il est parvenu à la connaissance de l’Un, au mont Hirâ’, ce fut pour lui le premier yusr, la première félicité. La connaissance d’Allâh voilait dès lors pour lui la connaissance du multiple pour accomplir sa mission et cela était pour lui le deuxième ihtijâb et le deuxième ‘usr. Il était « mahjûb bi-l-Haqq ‘an al-khalq » et ne pouvait supporter le poids de la nubuwwa (la fonction prophétique). Allâh lui a alors « dilaté la poitrine » et a supprimé le « deuxième voile » et le deuxième ‘ usr. Ce fut alors par cette « dilatation de la poitrine » (inshirâh al-sadr) qu’il obtint le deuxième yusr, la deuxième félicité, et que son être put englober simultanément l’Un et le multiple, par une dimension ontologique nouvelle qu’Allâh lui avait accordée et qu’al-Qâshânî appelle : al-wujûd al-mawhûb al-haqqânî, c’est-à-dire « l’être véritable de Don Divin ». La « connaissance » du Prophète était donc totalement parfaite : la connaissance du multiple séparé de l’Un, la connaissance de l’Un séparé du multiple, et la connaissance simultanée et englobante de l’Un et du multiple. Cette connaissance totale est celle qui est accordée à celui qui marche sur les traces du Prophète et qui en est l’« Héritier parfait », par sa double réalisation, ascendante et descendante, et c’est la connaissance de l’« Homme total » (al-Insân al-kâmil), et qui est la doctrine de la non-dualité telle qu’exposée dans ses Fusûs al-Hikâm, souvent mal interprétées.

   Le raisonnement d’al-Nâbulsî dans al-Idâh al-maqsûd (p.9) revient finalement à dire que l’existence des êtres contingents n’aurait aucun fondement ni aucune réalité sans la Réalité Divine ; sans l’Être Divin les êtres contingents ne seraient que pur néant. Leur existence n’est donc pas autre que celle d’Allâh, – qui puisent leur existence de Sa Réalité -. Selon le Shaykh al-Nâbulsî l’erreur des mutakallimîn (théologiens enracinés dans l’argumentation logico-rationnelle) provient de ce qu’ils confondent existence et existants (wujûd wa- mawjûdîn), et qu’ils maintiennent ainsi la distinction illusoire entre une « existence éternelle » (wujûd qadîm) et une « existence contingente » (wujûd hâdith) ; mais ce sont les « existants » qui sont contingents et non pas l’existence.

   Au paragraphe 47 de la Tadhkira, Ibn ‘ Arabî affirme « Les créatures sont soumises à la disparition, à l’apparition, au changement, à la destruction, et au passage d’une situation à une autre. « De même qu’il vous a créés une première fois, vous retournerez ». Elles existent par autre qu’elles, et l’existence pour elles est un prêt, un transfert (majâz) et un emprunt (musta’âr), et si l’existence était pour elles une vérité (haqiqa), elle serait semblable à l’existence de l’Être ; Allâh est sublime et trop haut pour cela. « Assurément toute chose sauf Allâh est illusoire » et « Toute chose est périssable sauf Sa Face » — que Sa Majesté est grande ! — Ainsi vous comprenez qu’absolument rien ne peut coexister avec Lui — exalté soit-Il ! —puisque les choses sont soumises à la destruction et aux vicissitudes. Et tout ce que les êtres possibles (mumkinât) obtiennent de l’Être Divin — exalté soit-Il ! — est que se lève sur eux le soleil de l’existentiation (shams al-îjâd), et s’il s’abstenait un instant de renouveler leur existentiation, ils seraient anéantis immédiatement, instantanément ». Ici, le Shaykh Ibn ‘Arabî emploie, pour caractériser l’existence des êtres contingents, des termes familiers de la rhétorique des théologiens : majâz (« transfert de sens »), musta‘âr (« métaphore »), haqîqa (« sens propre »).

  La similitude est frappante avec le texte de l’imâm Al-Ghazâlî dans son Mishkat Al-Anwar : « Le terme de « lumière » (nûr) appliqué à autre chose qu’à la Lumière principielle (al-nûr al-awwal) est pure métaphore majâz ; en effet tout ce qui est autre qu’Elle, si on le considère dans son essence et en tant qu’essence, n’a pas de lumière en propre ; bien plus, sa nature lumineuse est « empruntée » (musta‘ âra) à autre que lui, et sa nature lumineuse empruntée ne subsiste pas par elle-même mais par autre qu’elle. Et la relation entre celui à qui on emprunte (musta’âr) et celui qui emprunte (musta’îr) est pure métaphore — ou « pur transfert » — (majâz mahd). Considérez ceci : celui qui emprunte des vêtements, un cheval, des étriers et une selle, et qui enfourche la monture sur laquelle l’installe celui qui lui prête tout cela, est-il riche en vérité ou métaphoriquement (bi-l-haqîqa ivj bi-l-majâz) ? Le riche est-il celui qui prête (mu’ir) celui qui emprunte (musta‘îr) ? Le riche est uniquement celui qui prête, car c’est de lui que vient le prêt et le don, et c’est lui qui peut réclamer et enlever. Dans ces conditions, c’est la Lumière véritable (al-nûr al-haqq) qui détient la Création et l’Ordre (al-khalq wa-l-amr), c’est Elle qui donne la lumière d’abord et qui la maintient ensuite en permanence ».

  L’un des versets-clés du Qur’ân de la doctrine est celle-ci : « Kullu fhay’in hâlikun illâ wajhahu » (« Toute chose est périssable sauf Sa Face », 18, 88) car exprimant qu’en toute chose il y a la Face de l’Être divin (wajh al-Haqq iî kulli shay’), et que tout ce qui périt, tout en étant lié à Sa Face, est autre que Lui.

   Le Shaykh Al-Akbar traite ce point de doctrine notamment dans ses réponses aux questions de Tirmidhî, question 26 : « Quel est le commencement de la manifestation de l’Esprit ? » et question 97 : « Quelle est la part qui concerne les croyants dans Sa parole : « Toute chose est périssable sauf Sa Face » (108) ? ».

   Toujours dans la même œuvre, Al-Ghazâlî écrit ceci : « A partir de là, les connaissants (‘arifûn) s’élèvent depuis le bas de l’être métaphorique (majâz) jusqu’au sommet de l’être vrai (haqîqa), et alors ils ont parfait leur ascension spirituelle (mi‘râj) et ils ont vu par la contemplation de visu (al-mushâhada al- » iyâniyya) qu’il n’y a dans l’existence qu’Allâh — exalté soit-il ! — et que « toute chose est périssable sauf Sa Face ». Non pas que la chose devient périssable à un certain moment, mais au contraire qu’elle est périssable éternellement et perpétuellement et qu’elle ne saurait être conçue qu’ainsi. En effet toute chose autre que Lui, envisagée dans son essence et en tant qu’essence, est pur néant (‘adam mahd), tandis que si l’on considère la « face » (wajh) par laquelle se communique à elle l’existence à partir de l’Un vrai (al-awwal al-haqq), on la voit comme existante (mawjûd), non pas dans son essence (dhât) mais par la face de son existentiateur (mûjid), de sorte que l’existant est la face d’Allâh — exalté soit-il ! — uniquement. Chaque chose a donc deux faces : une face tournée vers elle-même et une face tournée vers son Seigneur ; si l’on considère sa face à elle, elle est néant, et si l’on considère la face d’Allâh — exalté soit-il ! — elle existe. Ainsi donc il n’y a pas d’autre existant qu’Allâh — exalté soit-il ! — et Sa Face. Dans ces conditions toute chose est périssable sauf Sa Face éternellement et perpétuellement. Ces connaissants n’ont plus besoin d’attendre le Jour de la Résurrection pour entendre l’appel du Créateur — exalté soit-Il ! — leur demandant : « A qui appartient le Royaume aujourd’hui ? A l’Unique, au Tout-Puissant » (Qur’ân 40, 16), mais au contraire cet appel ne quittera plus jamais leurs oreilles ».

   Dans sa réponse à Ibn Sawdakîn, Ibn ‘Arabî dit : « Toute chose contingente procède de l’Etre nécessaire par son Essence selon une « face » qui lui est propre… L’être contingent, qu’il soit produit à l’occasion d’une cause (‘inda sabab) ou qu’il procède d’une cause (‘an sabab), est contemplé par ceux qui « réalisent la vérité » (al- muhaqqiqûn) comme procédant de cette face qui lui est propre, car ils ne voient jamais une chose sans voir en elle la Face de l’Être divin (wajh al-Haqq). Face qui ne saurait faire défaut car la chose ne saurait subsister sans elle ».

   Et dans sa réponse à la question n°97 de Tirmidhî, il dit : « Notre position doctrinale est la suivante : l’être possible n’est tel que pour être support de manifestation (mazhhar) et non pour recevoir la qualification de l’existence de sorte que l’existence serait son être. Dans ces conditions, dans l’être possible (mumkin) l’existence n’est pas l’être de l’existant, mais elle est un état transitaire (hâl) pour l’être de l’existant et par lequel le possible est appelé existant, métaphoriquement et non pas au sens vrai ».

   En sus des versets qurâniques, Ibn ‘Arabî cite également des arguments tirés de la Tradition concernant certains compagnons du Prophète, comme ce qu’il rapporte dans son Kitâb al-i’lâm bi-ishârât ahl al-ilhâm : « Le Juste (Abû Bakr) — qu’Allâh soit satisfait de lui ! — a dit : « Je n’ai pas vu de chose sans avoir vu Allâh avant la chose (qablahu) ». Le Censeur (al-Fârûq : ‘Umar) — qu’Allâh soit satisfait de lui ! — a dit : « Je n’ai pas vu de chose sans voir vu Allâh simultanément avec la chose (ma’ahu) ». On rapporte que ‘Uthmân a dit : « Je n’ai pas vu de chose sans avoir vu Allâh après la chose (ba’dahu) » ». Il montre ainsi que cette connaissance et la vision de la « face divine » des choses ne peuvent être « réalisées » que par des Saints, à commencer par les saints parmi les compagnons du Prophète (‘alayhî salât wa salâm). Et c’est dans ce sens-là qu’il faut comprendre ses paroles du genre : « Celui qu’Allâh aura illuminé Le voit dans tout »[55].

    René Guénon expliquait aussi ceci, par rapport à la doctrine métaphysique du Tawhîd, appelé en arabe « al wahdat al wûjud » (celle que professaient les grands maîtres spirituels de l’Islam, confondue parfois à tort par du panthéisme) :  « Bien que l’Existence soit essentiellement unique, et cela parce que l’Être en soi-même est un, elle n’en comprend pas moins la multiplicité indéfinie des modes de la manifestation, car elle les comprend tous également par là même qu’ils sont également possibles, cette possibilité impliquant que chacun d’eux doit être réalisé selon les conditions qui lui sont propres. Comme nous l’avons dit ailleurs, en parlant de cette « unicité de l’Existence » (en arabe Wahdatul-wujûd) suivant les données de l’ésotérisme islamique, il résulte de là que l’Existence, dans son « unicité » même, comporte une indéfinité de degrés, correspondant à tous les modes de la manifestation universelle (laquelle est au fond la même chose que l’Existence elle-même) ; et cette multiplicité indéfinie des degrés de l’Existence implique corrélativement, pour un être quelconque envisagé dans le domaine entier de cette Existence, une multiplicité pareillement indéfinie d’états de manifestation possibles, dont chacun doit se réaliser dans un degré déterminé de l’Existence universelle »[56].

     Ainsi que : « Nous pouvons poser en principe, avant toutes choses, que l’Existence, envisagée universellement suivant la définition que nous venons d’en donner, est unique dans sa nature intime, comme l’Être est un en soi-même, et en raison précisément de cette unité, puisque l’Existence universelle n’est rien d’autre que la manifestation intégrale de l’Être, ou, pour parler plus exactement, la réalisation, en mode manifesté, de toutes les possibilités que l’Être comporte et contient principiellement dans son unité même. D’autre part, pas plus que l’unité de l’Être sur laquelle elle est fondée, cette « unicité » de l’Existence, s’il nous est permis d’employer ici un terme qui peut paraître un néologisme[57], n’exclut la multiplicité des modes de la manifestation ou n’en est affectée, puisqu’elle comprend également tous ces modes par là même qu’ils sont également possibles, cette possibilité impliquant que chacun d’eux doit être réalisé selon les conditions qui lui sont propres. Il résulte de là que l’Existence, dans son « unicité », comporte, comme nous l’avons déjà indiqué tout à l’heure, une indéfinité de degrés, correspondant à tous les modes de la manifestation universelle ; et cette multiplicité indéfinie des degrés de l’Existence implique corrélativement, pour un être quelconque envisagé dans sa totalité, une multiplicité pareillement indéfinie d’états possibles, dont chacun doit se réaliser dans un degré déterminé de l’Existence. Cette multiplicité des états de l’être, qui est une vérité métaphysique fondamentale, est vraie déjà lorsque nous nous bornons à considérer les états de manifestation, comme nous venons de le faire ici, et comme nous devons le faire dès lors qu’il s’agit seulement de l’Existence ; elle est donc vraie a fortiori si l’on considère à la fois les états de manifestation et les états de non-manifestation, dont tout l’ensemble constitue l’être total, envisagé alors, non plus dans le seul domaine de l’Existence, même pris dans toute l’intégralité de son extension, mais dans le domaine illimité de la Possibilité universelle. Il doit être bien compris, en effet, que l’Existence ne renferme que les possibilités de manifestation, et encore avec la restriction que ces possibilités ne sont conçues alors qu’en tant qu’elles se manifestent effectivement, puisque, tant qu’elles ne se manifestent pas, c’est-à-dire principiellement, elles sont au degré de l’Être. Par conséquent, l’Existence est loin d’être toute la Possibilité, conçue comme véritablement universelle et totale, en dehors et au-delà de toutes les limitations, y compris même cette première limitation qui constitue la détermination la plus primordiale de toutes, nous voulons dire l’affirmation de l’Être pur[58] Quand il s’agit des états de non-manifestation d’un être, il faut encore faire une distinction entre le degré de l’Être et ce qui est au-delà ; dans ce dernier cas, il est évident que le terme d’« être » lui-même ne peut plus être rigoureusement appliqué dans son sens propre ; mais nous sommes cependant obligé, en raison de la constitution même du langage, de le conserver à défaut d’un autre plus adéquat, en ne lui attribuant plus alors qu’une valeur purement analogique et symbolique, sans quoi il nous serait tout à fait impossible de parler d’une façon quelconque de ce dont il s’agit. C’est ainsi que nous pourrons continuer à parler de l’être total comme étant en même temps manifesté dans certains de ses états et non-manifesté dans d’autres états, sans que cela implique aucunement que, pour ces derniers, nous devions nous arrêter à la considération de ce qui correspond au degré qui est proprement celui de l’Être[59] »[60].

    Il n’est d’ailleurs pas rare de lire de nos jours, des personnes qui répètent encore que René Guénon fut un panthéiste. Or, de tels propos relèvent soit de l’ignorance, soit d’une malhonnêteté motivée par une entreprise idéologique des plus pernicieuses. Que ce soit en milieu « laïc » ou même « chrétien », de telles accusations continuent d’être lancées[61].
René Guénon dit pourtant très clairement : « Le principe (Dieu) ne peut être affecté par quelque détermination que ce soit, puisqu’il en est essentiellement indépendant, comme la cause l’est de ses effets, de sorte que la manifestation, nécessitée par son principe, ne saurait inversement le nécessiter en aucune façon. C’est donc l’« irréversibilité » ou l’« irréciprocité » de la relation que nous envisageons ici qui résout toute la difficulté ordinairement supposée en cette question, difficulté qui n’existe en somme que parce qu’on perd de vue cette « irréciprocité » (…) Pour mieux faire comprendre notre pensée à cet égard, nous pouvons prendre ici encore un symbole spatial, et dire que la manifestation, dans son intégralité, est véritablement nulle au regard de l’Infini, de même qu’un point situé dans l’espace est égal à zéro par rapport à cet espace (…) mais il n’est rien sous le rapport de l’étendue, il est rigoureusement un zéro d’étendue ; et la manifestation n’est rien de plus, par rapport au Tout universel, que ce qu’est ce point par rapport à l’espace envisagé dans toute l’indéfinité de son extension, et encore avec cette différence que l’espace est quelque chose de limité par sa propre nature, tandis que le Tout universel est l’Infini »[62].

Ainsi, selon Guénon, la manifestation – qui n’est « rien de plus que l’ensemble de toutes les conditions limitatives possibles »[63] – donc l’ensemble des êtres possibles – ; est insignifiante par rapport à Dieu. Mais en plus de cela, elle dépend de Dieu, sans que Lui ne dépende d’elle. Il y a donc ici une nette et explicite distinction entre le Principe et la manifestation, ou autrement dit, en langage religieux, une distinction entre Dieu et les créatures (et plus globalement, la Création).

Il explique d’ailleurs que le Principe – qui est illimité, – soit « dans toute chose » (toute chose tirant son mode d’existenciation du Principe, et étant « relié » à Lui en quelque sorte), sans être pour autant déterminé et limité par ceux-ci. Il dit en effet : « Ce principe, c’est l’idée même de l’Infini entendu dans son seul véritable sens, qui est le sens purement métaphysique, et nous n’avons d’ailleurs, à ce sujet, qu’à rappeler sommairement ce que nous avons déjà exposé plus complètement ailleurs : l’Infini est proprement ce qui n’a pas de limites, car fini est évidemment synonyme de limité ; on ne peut donc sans abus appliquer ce mot à autre chose qu’à ce qui n’a absolument aucune limite, c’est-à-dire au Tout universel qui inclut en soi toutes les possibilités, et qui, par suite, ne saurait être en aucune façon limité par quoi que ce soit; l’Infini, ainsi entendu, est métaphysiquement et logiquement nécessaire, car non seulement il ne peut impliquer aucune contradiction, ne renfermant en soi rien de négatif; mais c’est au contraire sa négation qui serait contradictoire. De plus, il ne peut évidemment y avoir qu’un Infini, car deux infinis supposés distincts se limiteraient l’un l’autre, donc s’excluraient forcément ; par conséquent, toutes les fois que le mor « infini ” est employé dans un sens autre que celui que nous venons de dire, nous pouvons être assuré a priori que cet emploi est nécessairement abusif, car il revient en somme, ou à ignorer purement et simplement l’Infini métaphysique, ou à supposer à côté de lui un autre infini. Il est vrai que les scolastiques admettaient ce qu’ils appelaient infinitum secundum quid, qu’ils distinguaient soigneusement de l’infinitum absolutum qui seul est l’Infini métaphysique ; mais nous ne pouvons voir là qu’une imperfection de leur terminologie, car, si cette distinction leur permettait d’échapper à la contradiction d’une pluralité d’infinis entendus au sens propre, il n’en est pas moins certain que ce double emploi du mot infinitum risquait de causer de multiples confusions, et que d’ailleurs un des deux sens qu’ils lui donnaient ainsi était tout à fait impropre, car dire que quelque chose est infini sous un certain rapport seulement, ce qui est la signification exacte de l’expression infinitum secundum quid, c’est dire qu’en réalité il n’est nullement infini (1). En effet, ce n’est pas parce qu’une chose n’est pas limitée en un certain sens ou sous un certain rapport qu’on peut légitimement en conclure qu’elle n’est aucunement limitée, ce qui serait nécessaire pour qu’elle fût vraiment infinie ; non seulement elle peut être en même temps limitée sous d’autres rapports, mais même nous pouvons dire qu’elle l’est nécessairement, dès lors qu’elle est une certaine chose déterminée, et qui, par sa détermination même, n’inclut pas toute possibilité, car cela même revient à dire qu’elle est limitée par ce qu’elle laisse en dehors d’elle ; si au contraire le Tout universel est infini, c’est précisément parce qu’il ne laisse rien en dehors de lui (2)

  • C’est dans un sens assez voisin de celui-là que Spinoza employa plus tard l’expression « infini en son genre » qui donne naturellement lieu aux mêmes objections.
  • On peut dire encore qu’il ne laisse en dehors de lui que l’impossibilité, laquelle, étant un pur néant, ne saurait le limiter en aucune façon.

Toute détermination, si générale qu’on la suppose d’ailleurs, et quelque extension qu’elle puisse recevoir, est donc nécessairement exclusive de la véritable notion d’infini (1) ; une détermination quelle qu’elle soit, est toujours une limitation, puisqu’elle a pour caractère essentiel de définir un certain domaine de possibilités par rapport à tout le reste, et en excluant ce reste par là même. Ainsi, il y a un véritable non-sens à appliquer l’idée d’infini à une détermination quelconque, par exemple, dans le cas que nous avons à envisager ici plus spécialement, à la quantité ou à l’un ou l’autre de ses modes ; l’idée d’un « infini déterminé » est trop manifestement contradictoire pour qu’il y ait lieu d’y insister davantage, bien que cette contradiction ait le plus souvent échappé à la pensée profane des modernes, et que même ceux qu’on pourrait appeler des « semi-profanes » comme Leibnitz n’aient pas su l’apercevoir nettement (2).

Pour faire encore mieux ressortir cette contradiction, nous pourrions dire, en d’autres termes qui sont équivalents au fond, qu’il est évidemment absurde de vouloir définir l’Infini : Une définition n’est pas autre chose en effet que l’expression d’une détermination, et les mots mêmes disent assez clairement que ce qui est susceptible d’être défini ne peut être que fini ou limité; chercher à faire entrer l’Infini dans une formule, ou, si l’on préfère, à le revêtir d’une forme quelle qu’elle soit, c’est, consciemment ou inconsciemment, s’efforcer de faire entrer le Tout universel dans un des éléments les plus infimes qui sont compris en lui, ce qui, assurément, est bien la plus manifeste des impossibilités. Ce que nous venons de dire suffit pour établir, sans laisser place au moindre doute, et sans qu’il soit besoin d’entrer dans aucune autre considération, qu’il ne peut y avoir d’infini mathématique ou quantitatif, que cette expression n’a même aucun sens, parce que la quantité elle-même est une détermination ; le nombre, l’espace, le temps, auxquels on veut appliquer la notion de ce prétendu infini, sont des conditions déterminées, et qui, comme telles, ne peuvent être que finies ; ce sont là certaines possibilités, ou certains ensembles de possibilités, à côté et en dehors desquelles il en existe d’autres, ce qui implique évidemment leur limitation. Il y a même, dans ce cas, encore quelque chose de plus : concevoir l’Infini quantitativement, ce n’est pas seulement le borner, mais c’est encore, par surcroît, le concevoir comme susceptible d’augmentation ou de diminution, ce qui n’est pas moins absurde ; avec de semblables considérations, on en arrive vite à envisager non seulement plusieurs infinis qui coexistent sans se confondre ni s’exclure, mais aussi des infinis qui sont plus grands ou plus petits que d’autres infinis, et même, l’infini étant devenu si relatif dans ces conditions qu’il ne suffit plus, on invente le « transfini », c’est-à-dire le domaine des quantités plus grandes que l’infini; et c’est bien d’ « invention » qu’il s’agit proprement alors, car de telles conceptions ne sauraient correspondre à rien de réel: autant de mots, autant d’absurdités, même au regard de la simple logique élémentaire, ce qui n’empêche pas que, parmi ceux qui les soutiennent, il s’en trouve qui ont la prétention d’être des « spécialistes » de la logique, tellement grande est la confusion intellectuelle de notre époque !

  • Ceci est également vrai des déterminations d’ordre universel, et non plus simplement général, y compris l’Être même qui est la première de toutes les déterminations ; mais il va de soi que cette considération n’a pas à intervenir dans les applications uniquement cosmologiques auxquelles nous avons affaire dans la présente étude.
  •  Si l’on s’étonnait de l’expression « semi-profane » que nous employons ici, nous dirions qu’elle peut se justifier, d’une façon très précise, par la distinction de l’initiation effective et de l’initiation simplement virtuelle, sur laquelle nous aurons à nous expliquer en une autre occasion »[64].

   Ainsi, Guénon considère que tout autre que le Principe, est limité : « Pour bien comprendre la doctrine de la multiplicité des états de l’être, il est nécessaire de remonter, avant toute autre considération, jusqu’à la notion la plus primordiale de toutes, celle de l’Infini métaphysique, envisagé dans ses rapports avec la Possibilité universelle. L’Infini est, suivant la signification étymologique du terme qui le désigne, ce qui n’a pas de limites ; et, pour garder à ce terme son sens propre, il faut en réserver rigoureusement l’emploi à la désignation de ce qui n’a absolument aucune limite, à l’exclusion de tout ce qui est seulement soustrait à certaines limitations particulières, tout en demeurant soumis à d’autres limitations en vertu de sa nature même, à laquelle ces dernières sont essentiellement inhérentes, comme le sont, au point de vue logique qui ne fait en somme que traduire à sa façon le point de vue qu’on peut appeler « ontologique », des éléments intervenant dans la définition même de ce dont il s’agit. Ce dernier cas est notamment, comme nous avons eu déjà l’occasion de l’indiquer à diverses reprises, celui du nombre, de l’espace, du temps, même dans les conceptions les plus générales et les plus étendues qu’il soit possible de s’en former, et qui dépassent de beaucoup les notions qu’on en a ordinairement (1) ; tout cela ne peut jamais être, en réalité, que du domaine de l’indéfini. C’est cet indéfini auquel certains, lorsqu’il est d’ordre quantitatif comme dans les exemples que nous venons de l’appeler, donnent abusivement le nom d’« infini mathématique », comme si l’adjonction d’une épithète ou d’une qualification déterminante au mot « infini » n’impliquait pas par elle-même une contradiction pure et simple (2). En fait, cet indéfini, procédant du fini dont il n’est qu’une extension ou un développement, et étant par suite toujours réductible au fini, n’a aucune commune mesure avec le véritable Infini, pas plus que l’individualité, humaine ou autre, même avec l’intégralité des prolongements indéfinis dont elle est susceptible, n’en saurait avoir avec l’être total (3). Cette formation de l’indéfini à partir du fini, dont on a un exemple très net dans la production de la série des nombres, n’est possible en effet qu’à la condition que le fini contienne déjà en puissance cet indéfini et, quand bien même les limites en seraient reculées jusqu’à ce que nous les perdions de vue en quelque sorte, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elles échappent à nos ordinaires moyens de mesure, elles ne sont aucunement supprimées par là ; il est bien évident, en raison de la nature même de la relation causale, que le « plus » ne peut pas sortir du « moins », ni l’Infini du fini.

Il ne peut en être autrement lorsqu’il s’agit, comme dans le cas que nous envisageons, de certains ordres de possibilités particulières, qui sont manifestement limités par la coexistence d’autres ordres de possibilités, donc en vertu de leur nature propre, qui fait que ce sont là telles possibilités déterminées, et non pas toutes les possibilités sans aucune restriction. S’il n’en était pas ainsi, cette coexistence d’une indéfinité d’autres possibilités, qui ne sont pas comprises dans celles-là, et dont chacune est d’ailleurs pareillement susceptible d’un développement indéfini, serait une impossibilité, c’est-à-dire une absurdité au sens logique de ce mot (4). L’Infini, au contraire, pour être vraiment tel, ne peut admettre aucune restriction, ce qui suppose qu’il est absolument inconditionné et indéterminé, car toute détermination, quelle qu’elle soit, est forcément une limitation, par là même qu’elle laisse quelque chose en dehors d’elle, à savoir toutes les autres déterminations également possibles. La limitation présente d’ailleurs le caractère d’une véritable négation : poser une limite, c’est nier, pour ce qui y est enfermé, tout ce que cette limite exclut ; par suite, la négation d’une limite est proprement la négation d’une négation, c’est-à-dire, logiquement et même mathématiquement, une affirmation, de telle sorte que la négation de toute limite équivaut en réalité à l’affirmation totale et absolue. Ce qui n’a pas de limites, c’est ce dont on ne peut rien nier, donc ce qui contient tout, ce hors de quoi il n’y a rien; et cette idée de l’Infini, qui est ainsi la plus affirmative de toutes, puisqu’elle comprend ou enveloppe toutes les affirmations particulières, quelles qu’elles puissent être, ne s’exprime par un terme de forme négative qu’en raison même de son indétermination absolue. Dans le langage, en effet, toute affirmation directe est forcément une affirmation particulière et déterminée, l’affirmation de quelque chose, tandis que l’affirmation totale et absolue n’est aucune affirmation particulière à l’exclusion des autres, puisqu’elle les implique toutes également ; et il est facile de saisir dès maintenant le rapport très étroit que ceci présente avec la Possibilité universelle, qui comprend de la même façon toutes les possibilités particulières (5).

L’idée de l’Infini, telle que nous venons de la poser ici (6), au point de vue purement métaphysique, n’est aucunement discutable ni contestable, car elle ne peut renfermer en soi aucune contradiction, par là même qu’il n’y a en elle rien de négatif ; elle est de plus nécessaire, au sens logique de ce mot (7), car c’est sa négation qui serait contradictoire (8). En effet, si l’on envisage le « Tout », au sens universel et absolu, il est évident qu’il ne peut être limité en aucune façon, car il ne pourrait l’être que par quelque chose qui lui serait extérieur, et, s’il y avait quelque chose qui lui fût extérieur, ce ne serait pas le « Tout ». Il importe de remarquer, d’ailleurs, que le « Tout », en ce sens, ne doit aucunement être assimilé à un tout particulier et déterminé, c’est-à-dire à un ensemble composé de parties qui seraient avec lui dans un rapport défini ; il est à proprement parler « sans parties », puisque, ces parties devant être nécessairement relatives et finies, elles ne pourraient avoir avec lui aucune commune mesure, ni par conséquent aucun rapport, ce qui revient à dire qu’elles n’existent pas pour lui (9) ; et ceci suffit à montrer qu’on ne doit chercher à s’en former aucune conception particulière (10).

Ce que nous venons de dire du Tout universel, dans son indétermination la plus absolue, s’y applique encore quand on l’envisage sous le point de vue de la Possibilité ; et à vrai dire ce n’est pas là une détermination, ou du moins c’est le minimum de détermination qui soit requis pour nous le rendre actuellement concevable, et surtout exprimable à quelque degré. Comme nous avons eu l’occasion de l’indiquer ailleurs (11), une limitation de la Possibilité totale est, au sens propre du mot, une impossibilité, puisque, devant comprendre la Possibilité pour la limiter, elle ne pourrait y être comprise, et ce qui est en dehors du possible ne saurait être autre qu’impossible ; mais une impossibilité, n’étant rien qu’une négation pure et simple, un véritable néant, ne peut évidemment limiter quoi que ce soit, d’où il résulte immédiatement que la Possibilité universelle est nécessairement illimitée. Il faut bien prendre garde, d’ailleurs, que ceci n’est naturellement applicable qu’à la Possibilité universelle et totale, qui n’est ainsi que ce que nous pouvons appeler un aspect de l’Infini, dont elle n’est distincte en aucune façon ni dans aucune mesure ; il ne peut rien y avoir qui soit en dehors de l’Infini, puisque cela serait une limitation, et qu’alors il ne serait plus l’Infini. La conception d’une « pluralité d’infinis » est une absurdité, puisqu’ils se limiteraient réciproquement, de sorte que, en réalité, aucun d’eux ne serait infini (12) ; donc, quand nous disons que la Possibilité universelle est infinie ou illimitée, il faut entendre par là qu’elle n’est pas autre chose que l’Infini même, envisagé sous un certain aspect, dans la mesure où il est permis de dire qu’il y a des aspects de l’Infini. Puisque l’Infini est véritablement « sans parties », il ne saurait, en toute rigueur, être question non plus d’une multiplicité d’aspects existant réellement et « distinctivement » en lui ; c’est nous qui, à vrai dire, concevons l’Infini sous tel ou tel aspect, parce qu’il ne nous est pas possible de faire autrement, et, même si notre conception n’était pas essentiellement limitée, comme elle l’est tant que nous sommes dans un état individuel, elle devrait forcément se limiter pour devenir exprimable, puisqu’il lui faut pour cela se revêtir d’une forme déterminée. Seulement, ce qui importe, c’est que nous comprenions bien d’où vient la limitation et à quoi elle tient, afin de ne l’attribuer qu’à notre propre imperfection, ou plutôt à celle des instruments intérieurs et extérieurs dont nous disposons actuellement en tant qu’êtres individuels, ne possédant effectivement comme tels qu’une existence définie et conditionnée, et de ne pas transporter cette imperfection, purement contingente et transitoire comme les conditions auxquelles elle se réfère et dont elle résulte, dans le domaine illimité de la Possibilité universelle elle-même.

Ajoutons encore une dernière remarque : si l’on parle corrélativement de l’Infini et de la Possibilité, ce n’est pas pour établir entre ces deux termes une distinction qui ne saurait exister réellement ; c’est que l’Infini est alors envisagé plus spécialement sous son aspect actif, tandis que la Possibilité est son aspect passif (13) ; mais, qu’il soit regardé par nous comme actif ou comme passif, c’est toujours l’Infini, qui ne saurait être affecté par ces points de vue contingents, et les déterminations, quel que soit le principe par lequel on les effectue, n’existent ici que par rapport à notre conception.

(1) Il faut avoir bien soin de remarquer que nous disons « générales » et non pas « universelles », car il ne s’agit ici que des conditions spéciales de certains états d’existence, et rien de plus ; cela seul doit suffire à faire comprendre qu’il ne saurait être question d’infinité en pareil cas, ces conditions étant évidemment limitées comme les états mêmes auxquels elles s’appliquent et qu’elles concourent à définir.

(2) S’il nous arrive parfois de dire « Infini métaphysique », précisément pour marquer d’une façon plus explicite qu’il ne s’agit aucunement du prétendu « infini mathématique » ou d’autres « contrefaçons de l’Infini », s’il est permis d’ainsi parler, une telle expression ne tombe nullement sous l’objection que nous formulons ici, parce que l’ordre métaphysique est réellement illimité, de sorte qu’il n’y a là aucune détermination, mais au contraire l’affirmation de ce qui dépasse toute détermination, tandis que qui dit « mathématique » restreint par là même la conception à un domaine spécial et borné, celui de la quantité.

(3) Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXVI et XXX.

(4) L’absurde, au sens logique et mathématique, est ce qui implique contradiction ; il se confond donc avec l’impossible, car c’est l’absence de contradiction interne qui, logiquement aussi bien qu’ontologiquement, définit la possibilité.

(5) Sur l’emploi des termes de forme négative, mais dont la signification réelle est essentiellement affirmative, voir Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, pp, 140-144, et L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XVI.

(6) Nous ne disons pas de la définir, car il serait évidemment contradictoire de prétendre donner une définition de l’Infini ; et nous avons montré ailleurs que le point de vue métaphysique lui-même, en raison de son caractère universel et illimité, n’est pas davantage susceptible d’être défini (Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2ème partie, ch. V).

(7) Il faut distinguer cette nécessité logique, qui est l’impossibilité qu’une chose ne soit pas ou qu’elle soit autrement qu’elle est, et cela indépendamment de toute condition particulière, de la nécessité dite « physique », ou nécessité de fait, qui est simplement l’impossibilité pour les choses ou les êtres de ne pas se conformer aux lois du monde auquel ils appartiennent, et qui, par conséquent, est subordonnée aux conditions par lesquelles ce monde est défini et ne vaut qu’à l’intérieur de ce domaine spécial.

(8) Certains philosophes, ayant argumenté très justement contre le prétendu « infini mathématique », et ayant montré toutes les contradictions qu’implique cette idée (contradictions qui disparaissent d’ailleurs dès qu’on se rend compte que ce n’est là que de l’indéfini), croient avoir prouvé par là même, et en même temps, l’impossibilité de l’Infini métaphysique ; tout ce qu’ils prouvent en réalité, par cette confusion, c’est qu’ils ignorent complètement ce dont il s’agit dans ce dernier cas.

(9) En d’autres termes, le fini, même s’il est susceptible d’extension indéfinie, est toujours rigoureusement nul au regard de l’Infini ; par suite, aucune chose ou aucun être ne peut être considéré comme une « partie de l’Infini », ce qui est une des conceptions erronées appartenant en propre au « panthéisme », car l’emploi même du mot « partie » suppose l’existence d’un rapport défini avec le tout.

(10) Ce qu’il faut éviter surtout, c’est de concevoir le Tout universel à la façon d’une somme arithmétique, obtenue par l’addition de ses parties prises une à une et successivement. D’ailleurs, même quand il s’agit d’un tout particulier, il y a deux cas à distinguer : un tout véritable est logiquement antérieur à ses parties et en est indépendant ; un tout conçu comme logiquement postérieur à ses parties, dont il n’est que la somme, ne constitue en réalité que ce que les philosophes scolastiques appelaient un ens rationis, dont l’existence, en tant que « tout », est subordonnée à la condition d’être effectivement pensé comme tel ; le premier a en lui-même un principe d’unité réelle, supérieur à la multiplicité de ses parties, tandis que le second n’a d’autre unité que celle que nous lui attribuons par la pensée.

(11) Le Symbolisme de la Croix, p. 126.

(12) Voir ibid., p. 203.

(13) C’est Brahma et sa Shakti dans la doctrine hindoue (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, pp. 72 et 107-109) »[65].

   Et finalement, comment peuvent-ils prétendre que Guénon est panthéiste -, lorsque lui-même affirme et prouve être à l’encontre de ce courant philosophique ? René Guénon clarifia les confusions liées au panthéisme, ainsi qu’aux notions en rapport avec la Création et la Manifestation : « Nous avons fait remarquer (1) en différentes occasions que l’idée de « création », si on veut l’entendre dans son sens propre et exact, et sans lui donner une extension plus ou moins abusive, ne se rencontre en réalité que dans des traditions appartenant à une ligne unique, celle qui est constituée par la Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme ; cette ligne étant celle des formes traditionnelles qui peuvent être dites spécifiquement religieuses, on doit conclure de là qu’il existe un lien direct entre cette idée et le point de vue religieux lui-même.

Partout ailleurs, le mot de « création », si on tient à l’employer dans certains cas, ne pourra que rendre très inexactement une idée différente, pour laquelle il serait bien préférable de trouver une autre expression ; du reste, cet emploi n’est le plus souvent, en fait, que le résultat d’une de ces confusions ou de ces fausses assimilations comme il s’en produit tant en Occident pour tout ce qui concerne les doctrines orientales. Cependant, il ne suffit pas d’éviter cette confusion, et il faut se garder tout aussi soigneusement d’une autre erreur contraire, celle qui consiste à vouloir voir une contradiction ou une opposition quelconque entre l’idée de création et cette autre idée à laquelle nous venons de faire allusion, et pour laquelle le terme le plus juste que nous ayons à notre disposition est celui de « manifestation » ; c’est sur ce dernier point que nous nous proposons d’insister présentement.

Certains, en effet, reconnaissent que l’idée de création ne se trouve pas dans les doctrines orientales (à l’exception de l’Islamisme qui, bien entendu, ne peut être mis en cause sous ce rapport), prétendent aussitôt, et sans essayer d’aller plus au fond des choses, que l’absence de cette idée est la marque de quelque chose d’incomplet ou de défectueux, pour en conclure que les doctrines dont il s’agit ne sauraient être considérées comme une expression adéquate de la vérité.

S’il en est ainsi du côté religieux, où s’affirme trop souvent un fâcheux « exclusivisme », il faut dire qu’il en est aussi qui, du côté antireligieux, veulent, de la même constatation, tirer des conséquences toutes contraires : ceux-là, attaquant naturellement l’idée de création comme toutes les autres idées d’ordre religieux, affectent de voir dans son absence même une sorte de supériorité ; ils ne le font d’ailleurs évidemment que par esprit de négation et d’opposition, et non point pour prendre réellement la défense des doctrines orientales dont ils ne se soucient guère. Quoi qu’il en soit, ces reproches et ces éloges ne valent pas mieux et ne sont pas plus acceptables les uns que les autres, puisqu’ils procèdent en somme d’une même erreur, exploitée seulement suivant des intentions contraires, conformément aux tendances respectives de ceux qui la commettent ; la vérité est que les uns et les autres portent entièrement à faux, et qu’il y a dans les deux cas une incompréhension à peu près égale.

(1) Etudes traditionnelles, X- 1937, p. 325 – 333.

La raison de cette commune erreur ne semble d’ailleurs pas très difficile à découvrir : ceux dont l’horizon intellectuel ne va pas au-delà des conceptions philosophiques occidentales s’imaginent d’ordinaire que, là où il n’est pas question de création, et où il est cependant manifeste, d’autre part, qu’on n’a pas affaire à des théories matérialistes, il ne peut y avoir que du « panthéisme ». Or on sait combien ce mot, à notre époque, est souvent employé à tort et à travers : il représente pour les uns un véritable épouvantail, à tel point qu’ils se croient dispensés d’examiner sérieusement ce à quoi ils se sont hâtés de l’appliquer (l’usage si courant de l’expression « tomber dans le panthéisme » est bien caractéristique à cet égard), tandis que, probablement à cause de cela même plus que pour tout autre motif, les autres le revendiquent volontiers et sont tout disposés à s’en faire comme une sorte de drapeau. Il est donc assez clair que ce que nous venons de dire se rattache étroitement, dans la pensée des uns et des autres, à l’imputation de « panthéisme » adressée communément aux mêmes doctrines orientales, et dont nous avons assez souvent montré l’entière fausseté, voire même l’absurdité (puisque le panthéisme est en réalité une théorie essentiellement antimétaphysique), pour qu’il soit inutile d’y revenir encore une fois de plus.

Puisque nous avons été amené à parler du panthéisme, nous en profiterons pour faire tout de suite une observation qui a ici une certaine importance, à propos d’un mot qu’on a précisément l’habitude d’associer aux conceptions panthéistes : ce mot est celui d’ « émanation », que certains, toujours pour les mêmes raisons et par suite des mêmes confusions, veulent employer pour désigner la manifestation quand elle n’est pas présentée sous l’aspect de création. Or, pour autant du moins qu’il s’agit de doctrines traditionnelles et orthodoxes, ce mot doit être absolument écarté, non pas seulement à cause de cette association fâcheuse (que celle-ci soit d’ailleurs plus ou moins justifiée au fond, ce qui actuellement ne nous intéresse pas), mais surtout parce que, en lui-même et par sa signification étymologique, il n’exprime véritablement rien d’autre qu’une impossibilité pure et simple. En effet, l’idée d’ « émanation » est proprement celle d’une « sortie » ; mais la manifestation ne doit en aucune façon être envisagée ainsi, car rien ne peut réellement sortir du Principe ; si quelque chose en sortait, le Principe, dès lors, ne pourrait plus être infini, et il se trouverait limité par le fait même de la manifestation ; la vérité est que, hors du Principe, il n’y a et il ne peut y avoir que le néant. Si même on voulait considérer l’ « émanation », non par rapport au Principe suprême et infini, mais seulement par rapport à l’Être, principe immédiat de la manifestation, ce terme donnerait encore lieu à une objection qui, pour être autre que la précédente, n’est pas moins décisive : si les êtres sortaient de l’Être pour se manifester, on ne pourrait pas dire qu’ils sont réellement des êtres, ils seraient proprement dépourvus de toute existence, car l’existence, sous quelque mode que ce soit, ne peut être autre chose qu’une participation de l’Être ; cette conséquence, outre qu’elle est visiblement absurde en elle-même comme dans l’autre cas, est contradictoire avec l’idée même de la manifestation.

Ces remarques étant faites, nous dirons nettement que l’idée de la manifestation, telle que les doctrines orientales l’envisagent d’une façon purement métaphysique, ne s’oppose nullement à l’idée de création ; elles se réfèrent seulement à des niveaux et à des points de vue différents, de telle sorte qu’il suffit de savoir situer chacune d’elles à sa véritable place pour se rendre compte qu’il n’y a entre elles aucune incompatibilité. La différence, en cela comme sur bien d’autres points, n’est en somme que celle même du point de vue métaphysique et du point de vue religieux ; or, s’il est vrai que le premier est d’ordre plus élevé et plus profond que le second, il ne l’est pas moins qu’il ne saurait aucunement annuler ou contredire celui-ci, ce qui est d’ailleurs suffisamment prouvé par le fait que l’un et l’autre peuvent fort bien coexister à l’intérieur d’une même forme traditionnelle ; nous aurons d’ailleurs à revenir là-dessus par la suite. Au fond, il ne s’agit donc que d’une différence qui, pour être d’un degré plus accentué en raison de la distinction très nette des deux domaines correspondants, n’est pas plus extraordinaire ni plus embarrassante que celle des points de vue divers auxquels on peut légitimement se placer dans un même domaine, suivant qu’on le pénétrera plus ou moins profondément. Nous pensons ici à des points de vue tels que, par exemple, ceux de Shankarâchârya et de Râmânuja à l’égard du Vêdânta ; il est vrai que, là aussi, l’incompréhension a voulu trouver des contradictions, qui sont inexistantes en réalité ; mais cela même ne fait que rendre l’analogie plus exacte et plus complète.

Il convient d’ailleurs de préciser le sens même de l’idée de création, car il semble donner lieu parfois aussi à certains malentendus : si « créer » est synonyme de « faire de rien », suivant la définition unanimement admise, mais peut-être insuffisamment explicite, il faut assurément entendre par là, avant tout, de rien qui soit extérieur au Principe ; en d’autres termes, celui-ci, pour être « créateur », se suffit à lui-même, et n’a pas à recourir à une sorte de « substance » située hors de lui et ayant une existence plus ou moins indépendante, ce qui, à vrai dire, est du reste inconcevable. On voit immédiatement que la première raison d’être d’une telle formulation est d’affirmer expressément que le Principe n’est point un simple « Démiurge » (et ici il n’y a pas lieu de distinguer selon qu’il s’agit du Principe suprême ou de l’Être, car cela est également vrai dans les deux cas) ; ceci ne veut cependant pas dire nécessairement que toute conception « démiurgique » soit radicalement fausse ; mais, en tout cas, elle ne peut trouver place qu’à un niveau beaucoup plus bas et correspondant à un point de vue beaucoup plus restreint, qui, ne se situant qu’à quelque phase secondaire du processus cosmogonique, ne concerne plus le Principe en aucune façon »[66].

   Dans toute son œuvre, Guénon s’attache méticuleusement à éviter les confusions, et à distinguer l’Infini du fini, l’Absolu du relatif, le Principe des manifestations et des déterminations (limitées par rapport au Principe), le Créateur des créatures (et de la Création), l’Être nécessaire (Dieu) des êtres contingents (créés), etc. Il dit ainsi, au sujet de la Nécessité et du contingent : « Toute possibilité de manifestation, avons-nous dit plus haut, doit se manifester par là même qu’elle est ce qu’elle est, c’est-à-dire une possibilité de manifestation, de telle sorte que la manifestation est nécessairement impliquée en principe par la nature même de certaines possibilités. Ainsi, la manifestation, qui est purement contingente en tant que telle, n’en est pas moins nécessaire dans son principe, de même que, transitoire en elle-même, elle possède cependant une racine absolument permanente dans la Possibilité universelle ; et c’est là, d’ailleurs, ce qui fait toute sa réalité. S’il en était autrement, la manifestation ne saurait avoir qu’une existence tout illusoire, et même on pourrait la regarder comme rigoureusement inexistante, puisque, étant sans principe, elle ne garderait qu’un caractère essentiellement « privatif », comme peut l’être celui d’une négation ou d’une limitation considérée en elle-même ; et la manifestation, envisagée de cette façon, ne serait en effet rien de plus que l’ensemble de toutes les conditions limitatives possibles. Seulement, dès lors que ces conditions sont possibles, elles sont métaphysiquement réelles, et cette réalité, qui n’était que négative lorsqu’on les concevait comme simples limitations, devient positive, en quelque sorte, lorsqu’on les envisage en tant que possibilités. C’est donc parce que la manifestation est impliquée dans l’ordre des possibilités qu’elle a sa réalité propre, sans que cette réalité puisse en aucune façon être indépendante de cet ordre universel, car c’est là, et là seulement, qu’elle a sa véritable « raison suffisante » : dire que la manifestation est nécessaire dans son principe, ce n’est pas autre chose, au fond, que de dire qu’elle est comprise dans la Possibilité universelle.

Il n’y a aucune difficulté à concevoir que la manifestation soit ainsi à la fois nécessaire et contingente sous des points de vue différents, pourvu que l’on fasse bien attention à ce point fondamental, que le principe ne peut être affecté par quelque détermination que ce soit, puisqu’il en est essentiellement indépendant, comme la cause l’est de ses effets, de sorte que la manifestation, nécessitée par son principe, ne saurait inversement le nécessiter en aucune façon. C’est donc l’« irréversibilité » ou l’« irréciprocité » de la relation que nous envisageons ici qui résout toute la difficulté ordinairement supposée en cette question (1) difficulté qui n’existe en somme que parce qu’on perd de vue cette « irréciprocité » ; et, si on la perd de vue (à supposer qu’on l’ait jamais entrevue à quelque degré), c’est que, par le fait qu’on se trouve actuellement placé dans la manifestation, on est naturellement amené à attribuer à celle-ci une importance que, du point de vue universel, elle ne saurait aucunement avoir. Pour mieux faire comprendre notre pensée à cet égard, nous pouvons prendre ici encore un symbole spatial, et dire que la manifestation, dans son intégralité, est véritablement nulle au regard de l’Infini, de même (sauf les réserves qu’exige toujours l’imperfection de telles comparaisons) qu’un point situé dans l’espace est égal à zéro par rapport à cet espace (2) ; cela ne veut pas dire que ce point ne soit rien absolument (d’autant plus qu’il existe nécessairement par là même que l’espace existe), mais il n’est rien sous le rapport de l’étendue, il est rigoureusement un zéro d’étendue ; et la manifestation n’est rien de plus, par rapport au Tout universel, que ce qu’est ce point par rapport à l’espace envisagé dans toute l’indéfinité de son extension, et encore avec cette différence que l’espace est quelque chose de limité par sa propre nature, tandis que le Tout universel est l’Infini. Nous devons indiquer ici une autre difficulté, mais qui réside beaucoup plus dans l’expression que dans la conception même : tout ce qui existe en mode transitoire dans la manifestation doit être transposé en mode permanent dans le non-manifesté ; la manifestation elle-même acquiert ainsi la permanence qui fait toute sa réalité principielle, mais ce n’est plus la manifestation en tant que telle, c’est l’ensemble des possibilités de manifestation en tant qu’elles ne se manifestent pas, tout en impliquant pourtant la manifestation dans leur nature même, sans quoi elles seraient autres que ce qu’elles sont. La difficulté de cette transposition ou de ce passage du manifesté au non-manifesté, et l’obscurité apparente qui en résulte, sont celles que l’on rencontre également lorsqu’on veut exprimer, dans la mesure où ils sont exprimables, les rapports du temps, ou plus généralement de la durée sous tous ses modes (c’est-à-dire de toute condition d’existence successive), et de l’éternité ; et c’est au fond la même question, envisagée sous deux aspects assez peu différents, et dont le second est simplement plus particulier que le premier, puisqu’il ne se réfère qu’à une condition déterminée parmi toutes celles que comporte le manifesté. Tout cela, nous le répétons, est parfaitement concevable, mais il faut savoir y faire la part de l’inexprimable, comme d’ailleurs en tout ce qui appartient au domaine métaphysique ; pour ce qui est des moyens de réalisation d’une conception effective, et non pas seulement théorique, s’étendant à l’inexprimable même, nous ne pouvons évidemment en parler dans cette étude, les considérations de cet ordre ne rentrant pas dans le cadre que nous nous sommes présentement assigné. Revenant à la contingence, nous pouvons, d’une façon générale, en donner la définition suivante : est contingent tout ce qui n’a pas en soi-même sa raison suffisante ; et ainsi l’on voit bien que toute chose contingente n’en est pas moins nécessaire, en ce sens qu’elle est nécessitée par sa raison suffisante, car, pour exister, elle doit en avoir une, mais qui n’est pas en elle, du moins en tant qu’on l’envisage sous la condition spéciale où elle a précisément ce caractère de contingence, qu’elle n’aurait plus si on l’envisageait dans son principe, puisqu’elle s’identifierait alors à sa raison suffisante elle-même. Tel est le cas de la manifestation, contingente comme telle, parce que son principe ou sa raison suffisante se trouve dans le non-manifesté, en tant que celui-ci comprend ce que nous pouvons appeler le « manifestable », c’est-à-dire les possibilités de manifestation comme possibilités pures (et non pas, cela va sans dire, en tant qu’il comprend le « non-manifestable » ou les possibilités de non-manifestation). Principe et raison suffisante sont donc au fond la même chose, mais il est particulièrement important de considérer le principe sous cet aspect de raison suffisante lorsqu’on veut comprendre dans son sens métaphysique la notion de la contingence ; et il faut encore préciser, pour éviter toute confusion, que la raison suffisante est exclusivement la raison d’être dernière d’une chose (dernière si l’on part de la considération de cette chose pour remonter vers le principe, mais, en réalité, première dans l’ordre d’enchaînement, tant logique qu’ontologique, allant du principe aux conséquences), et non pas simplement sa raison d’être immédiate, car tout ce qui est sous un mode quelconque, même contingent, doit avoir en soi-même sa raison d’être immédiate, entendue au sens où nous disions précédemment que la conscience constitue une raison d’être pour certains états de l’existence manifestée.

(1) C’est cette même « irréciprocité » qui exclut également tout « panthéisme » et tout « immanentisme », ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer ailleurs (L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, pp. 254-255).

(2) Il s’agit ici, bien entendu, du point situé dans l’espace, et non du point principiel dont l’espace lui-même n’est qu’une expansion ou un développement.  Sur les rapports du point et de l’étendue, voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XVI »[67].

Concernant le satanisme et le panthéisme, il dira aussi : « Mais revenons à ce que nous appelons le satanisme inconscient, et, pour éviter toute erreur, disons d’abord qu’un satanisme de ce genre peut être purement mental et théorique, sans impliquer aucune tentative d’entrer en relation avec des entités quelconques, dont, dans bien des cas, il n’envisage même pas l’existence. C’est en ce sens qu’on peut, par exemple, regarder comme satanique, dans une certaine mesure, toute théorie qui défigure notablement l’idée de la Divinité ; et il faudrait ici placer au premier rang les conceptions d’un Dieu qui évolue et celles d’un Dieu limité ; d’ailleurs, les unes ne sont qu’un cas particulier des autres, car, pour supposer qu’un être peut évoluer, il faut évidemment le concevoir comme limité ; nous disons un être, car Dieu, dans ces conditions, n’est pas l’Être universel, mais un être particulier et individuel, et cela ne va guère sans un certain « pluralisme » où l’Être, au sens métaphysique, ne saurait trouver place. Tout « immanentisme » soumet, plus ou moins ouvertement, la Divinité au devenir ; cela peut ne pas être apparent dans les formes les plus anciennes, comme le panthéisme de Spinoza, et peut-être même cette conséquence est-elle contraire aux intentions de celui-ci (il n’est pas de système philosophique qui ne contienne, au moins en germe, quelque contradiction interne) ; mais, en tout cas, c’est très net à partir de Hegel, c’est-à-dire, en somme, depuis que l’évolutionnisme a fait son apparition, et, de nos jours, les conceptions des modernistes sont particulièrement significatives sous ce rapport »[68].

   Ces considérations sur l’Infini, permettent ainsi de dissiper les confusions récurrentes qui existent dans les débats philosophiques. Elles résolvent aussi le problème de la causalité, – appliquée qu’aux choses créées et finies -, et dont l’Infini n’y est guère conditionné, puisque trouvant en l’Infini-même, Sa propre « Réalité », puisque n’étant dépendant de rien d’autre, et, n’étant pas limité ni conditionné, n’est ainsi pas soumis à la « loi de causalité », qui ne s’exerce que pour les manifestations, – les choses contingentes sous ce rapport -. Et en effet, le néant entendu comme étant l’absence de toute réalité, ne pouvant rien produire, et comme il y a « quelque chose plutôt que rien », et que le « fini » (les éléments contingents et l’univers lui-même ; et donc l’existence relative, même pour l’ensemble des « multivers ») n’est ni absolu, ni éternel, ni immuable ni n’étant la « Possibilité universelle », c’est que l’existence relative ne peut dépendre que de l’Infini, et dont tous les êtres contingents dépendent de l’Être nécessaire, identifié comme étant « Dieu ».

   Par analogie, nous pouvons en déduire aussi, que la conscience, l’information et l’intelligence ne proviennent pas de ce qui en est privé (le néant, le hasard, l’inintelligence, …) car les qualités contenues dans les effets, ne sont que des manifestations des qualités émanant des « causes ». Le « plus » ne peut donc pas émaner du « moins ». L’existence ne peut donc pas émaner du « néant », et l’information non plus. De plus, aussi loin que remontent les scientifiques pour trouver l’origine de la « conscience » comme de l’information ou de l’énergie, l’hypothèse « naturaliste » ainsi que la croyance matérialiste, se heurtent à des impasses insolubles, et demeurent incapables de les expliquer par des « causes » aveugles et physiques.

    De cela en découle aussi la question de la Miséricorde divine embrassant la totalité des êtres. Tous les êtres sont donc voués, in fine, à la Miséricorde divine en laquelle ils ont reçu l’existence par l’« expire du Tout-Miséricordieux » nous rappelle Ibn ‘Arabî. Se basant notamment sur le verset : « Ton Seigneur a décrété (qadâ) que vous n’adoriez que Lui » (Qur’ân 17, 23), qui indique que tout être créé, quoi qu’il face, adore le Divin, même s’il n’en est pas conscient, car même voilé à l’égard de Sa Réalité comme de Son Unicité, il aspire inconsciemment à Sa Miséricorde, loue Sa Puissance, témoigne involontairement du fait qu’Il est l’Absolu et le Vivant, sans quoi rien n’aurait pu venir à l’existence (relative). Ainsi, l’idolâtre (incluant aussi l’athée), bien qu’égaré et mécroyant dans la Parole Divine et dans les Envoyés d’Allâh, L’affirme derrière des expressions telles que « la Nature, l’Amour, le Hasard, la Vie, l’Infini, l’Univers, … », témoignant ainsi de Ses Attributs, mais en voilant Son Unicité, ce qui les conduit à la mécréance comme à l’égarement en raison de leurs confusions, sur le plan exotérique, et justifie ainsi la distinction entre les « mu’mîn » (fidèles) et les « mushrikin » (idolâtres) ou les « kafirin » (infidèles ayant rejeté sciemment la Vérité et la fidélité à Celle-ci). Allâh dit également ceci : « Où que vous vous tourniez, là est la Face Divine » (Qur’ân 2, 115), c’est-à-dire que tout dans la Création dépend de Lui et tire son existence de Lui, et que, peu importe nos croyances, nos paroles ou nos aspirations, Il est Celui qui ne meurt pas et qui est Absolu, donnant la subsistance à chacun des êtres. Et cela, aucune croyance ni théorie scientifique ne pourra changer cette réalité, et cette tentative restera purement illusoire : « Ne vous laissez pas abuser par la vie de ce bas monde (duniâ) et que vos espoirs fallacieux (gharûr) ne vous leurrent pas au sujet d’Allâh » (Qur’ân 31, 33).

   Autre référence scripturaire fondamentale chez Ibn ‘Arabî, le verset où Allâh dit : « Ma Miséricorde embrasse toute chose » (Qur’ân 7, 156). C’est donc encore une fois en se fondant sur la littéralité du Qur’ân – sur laquelle il prend toujours appui dans ses commentaires ésotériques – qu’Il affirme que tous les êtres bénéficieront et bénéficient déjà ici-bas de Sa Miséricorde, – mais dont les croyants seront gratifiés d’un degré plus élevé de Sa Miséricorde. Là où le littéraliste fourvoie le sens du verset et le réduit à une lecture uniquement superficielle ou extérieure, le gnostique prend appui sur la littéralité du Texte pour mieux en pénétrer les multiples sens et couches. Autre verset : « Ô Mes serviteurs qui avez transgressé à vos propres dépens, ne désespérez pas de la Miséricorde d’Allâh, en vérité Allâh pardonne tous les péchés » (Qur’ân 39, 53).

   Cet énoncé, affirme Ibn Arabî, n’est pas susceptible d’abrogation et, contrairement à ce que prétendent bien des commentateurs du Qur’ân, il n’est pas inconciliable avec les versets qui affirment l’éternité de la Géhenne ou du séjour infernal pour certains damnés[69]. Allâh, remarque-t-il ailleurs, nous a certes informés qu’il remplirait le Paradis et l’Enfer et que, pour certains, le séjour infernal serait indéfini, « Mais il n’y a aucun texte scripturaire relatif à l’éternité du châtiment en tant qu’il est souffrance »[70]

   Les «  gens de l’Enfer » selon lui, ceux qui, à la différence des croyants pécheurs pour qui il ne sera qu’un séjour provisoire, sont condamnés à y rester n’en sortiront effectivement jamais. Néanmoins, lorsque le temps de la sanction sera accompli, au lieu de produire de la souffrance, le châtiment leur procurera une forme de félicité : « Ainsi se vérifieront [à la fois] Sa parole « Ma Miséricorde précède Ma colère » (transmise par un hadîth qudsî), Sa parole « Certes, Je remplirai l’Enfer… » (Qur’ân 7, 18) et Sa parole « Ma Miséricorde embrasse toute chose » (Qur’ân , 156). Ce que j’ai dévoilé à ce sujet, je ne l’ai pas divulgué par un libre choix mais parce que la Parole divine elle-même l’exigeait; j’ai donc agi en cela comme celui qui choisit contraint et forcé »[71].

  L’universalité de la Miséricorde divine ne souffre donc d’aucune exception, et si nulle créature, fût-elle la pire, ne peut être vouée à un châtiment éternel dépourvu de Miséricorde, il en résulte une conséquence que suggère un passage où Ibn Arabî relate un dialogue entre le soufi Sahl al-Tustarî (m. 896) et Iblîs, le diable : « Je suis une de ces choses que Sa Miséricorde embrasse », déclare Iblîs. « Sur ce problème, commente Ibn Arabî, c’est Iblîs qui avait été le maître de Sahl »[72].

   Ainsi donc, une lecture littérale du Qur’ân permet d’aboutir à la doctrine selon laquelle toutes les créatures seront finalement rétablies dans un état de béatitude, – ce qui exclut l’éternité de la Correction divine pour les damnés -, mais chacun selon son degré correspondant. Là où pour Ibn ‘Arabî la félicité aura lieu même dans l’enfer après de nombreux âges de Correction, d’autres, comme Fakhr ud-Dîn Râzî ou Ibn Taymiyya, parlent d’une fin de la Géhénne pour les damnés n’ayant aucune « foi ». Concernant l’argumentation d’Ibn Taymiyya, et reprise en partie par son disciple Ibn al-Qayyim[73], il y a l’idée de « fanâ’ un-nâr » qui se marie bien avec les ahadîths enseignant  que le Paradis est le lieu de la manifestation de la Miséricorde Divine, et le Feu (lieu de la manifestation de) la Rigueur Divine[74], ainsi que le hadîth authentique « Ma Miséricorde  dépasse/surpasse/englobe/domine/précède Ma Rigueur »[75], et qui est conforme au verset « Ma miséricorde englobe toute chose » (Qur’ân 7, 156), le verset suivant parle ensuite d’un degré supérieur de la Miséricorde accordé aux croyants, et qui ont la priorité pour en bénéficier[76].

   Par ailleurs, dit Ibn al-Qayyîm, l’homme est bon (c’est la fitra) par essence (dhâtî), alors que le Kufr akbar (grande mécréance) est accidentel (‘âridh)[77]. Lui et Ibn Taymiyya citent par ailleurs des ahadiths prophétiques et propos de compagnons comme Abû Hurayra, Abû Miljaz, Ibn Zayd, ‘Umar ibn al-Khattâb (bien que la chaine soit faible), Abdullâh ibn ‘Amr Ibn il-‘As (la chaine est faible aussi) qui indiquent que même ceux qui n’avaient pas un « atome de foi », sortiront de la Géhénne. Nous souscrivons aussi à la conclusion d’Ibn al Qayyim lorsqu’il dit dans Hâdi al-arwâh (p. 528) : « Si on me demande : « Où donc vous arrêtez-vous au sujet de cette question, qui est plus importante que ce monde lui-même ? Je dirai : « Je m’arrête à ce sujet à (ce que contient) la Parole d’Allâh, Béni et Elevé : « Ton Seigneur est faiseur de ce qu’Il veut ». C’est là que s’est arrêté le Chef des Croyants Alî ibn Abî Tâlib (qu’Allâh l’agrée) : il a parlé de l’admission des Gens du Paradis au Paradis, et des Gens de l’Enfer en Enfer, ainsi que ce que ceux-ci et ceux-là y vivront, puis a dit : « Ensuite Allâh fera ce qu’Il veut ». C’est même plutôt là que toutes les créatures s’arrêtent. Ce que nous avons dit au sujet de cette question, et même au sujet de tout ce que contient (mon) livre (que voici), et qui est correct, cela provient de la faveur d’Allâh, Pur et Elevé, et c’est Lui qui m’en a fait la faveur. Et ce que nous avons dit d’erroné, cela provient de moi et du Diable ; Allâh et Son Messager en sont innocents. Et Allâh est auprès de la langue, du coeur et de l’intention de chaque personne qui prononce des paroles. Allâh sait mieux ».

   De même, selon une parole attribuée à l’imâm ‘Alî : « Quand bien même les gens du feu seront pardonnés, n’auraient-ils par raté le privilège de faire le bien ici-bas ? »[78].

   L’imâm At-Tabarî dans son tafsîr Jâmi’ ul Bayân fî Tafsîr ul Qur’ân a dit sur la signification du Nom Divin Ar-Rahmân : « Allâh, en tant que « Rahmân », englobe toutes les créatures dans Sa Miséricorde universelle dans ce monde et dans l’Autre », c’est-à-dire que Sa Miséricorde embrasse la totalité des mondes.

    Abû Saïd Al-Khudri ‏rapporte que le Messager d’Allâh ﷺ a dit : « Concernant les gens de l’Enfer qui sont des vrais habitants, ils ne mourront pas et ne vivront pas. Toutefois, pour les gens qui seront châtiés par le feu à cause de leurs péchés, (ou, a-t-il dit : à cause de leurs fautes », Allâh les fera mourir ; et quand ils seront devenus charbon et qu’on autorisera qu’on intercède en leur faveur, on les amènera alors par groupes pour les disséminer dans des fleuves du Paradis puis on dira : Ô habitants du Paradis, arrosez-les. Ils pousseront alors comme la graine pousse dans le limon du torrent »[79].

   Abû Saïd Al-Khudri ‏rapporte que le Messager d’Allâh ﷺ a dit : « Lorsque Allâh sauvera les croyants de l’Enfer et qu’ils seront en sécurité ; la discussion que l’un de vous entreprend en faveur de son compagnon pour récupérer son droit dans ce bas-monde n’est pas plus vive que celles qui seront engagées par les croyants en faveur des autres croyants entrés en Enfer. Il dit : Ils diront Seigneur, ce sont nos frères, (et il a rapporté le sens du hadith) ; « Seigneur, ils jeûnaient avec nous, priaient et accomplissaient le pèlerinage avec nous ». Il leur sera dit : « Retirez ceux que vous reconnaîtrez et leur corps seront protégés du feu de l’Enfer ». Ils retireront alors beaucoup de gens qui auront déjà disparu dans le feu jusqu’à la moitié des jambes, et d’autres jusqu’aux genoux. Puis les croyants diront : « Il n’y reste plus aucun de ceux que tu nous as ordonnés de sortir. Ensuite, Allâh dira : « Repartez et celui dans le cœur duquel vous trouverez le poids d’un dinar de bien, retirez-le » ; alors, ils retireront beaucoup de gens, puis, ils (les croyants) diront : « Seigneur, nous n’y avons laissé personne parmi ceux que tu nous as ordonnés de retirer ». Puis Il dira « Retournez et celui dans le cœur duquel vous trouverez le poids de la moitié d’un dinar de bien, retirez-le ». Ils retireront un grand nombre de gens puis ils diront « Seigneur, nous n’y avons laissé personne parmi ceux que tu nous as ordonnés de retirer ». Puis Il dira : « Retournez et celui dans le cœur duquel vous trouverez le poids d’un atome de bien, retirez-le ». Ils retireront alors un grand nombre de gens puis ils diront : « Seigneur, nous n’y avons laissé personne parmi ceux que tu nous as ordonnés de retirer ». Allâh dira alors : « Les Anges ont intercédé, les Prophètes ont intercédé, et les croyants ont intercédé, il ne reste plus que Le Plus Miséricordieux des miséricordieux. Alors, Il prendra une poignée de l’Enfer et en fera sortir des gens n’ayant jamais fait de bien, tout calcinés ; Il les jettera dans un fleuve aux portes Paradis appelé fleuve de la vie ; ils renaîtront alors comme pousse le grain dans le limon du torrent […] »[80].

   Abû Hurayra a dit : « L’Envoyé d’Allâh a dit : Lorsque Allâh eut terminé l’œuvre de la Création, II écrivit sur son Livre, qui se trouve par-devers Lui, au-dessus du Trône : « Certes, Ma miséricorde l’emporte (englobe, dépasse) sur Ma Rigueur ! »[81].

   Allâh s’adressait au Prophète Dawûd (alayhi salâm) en lui disant : « Si ceux qui se détournent de Moi savaient comment grande est Ma patience ainsi que Ma douceur envers eux, et Mon envie de les voir abandonner leurs péchés ; leurs membres seraient déchirés par amour pour Moi, et ils auraient donné leurs vies par envie de Me rencontrer. Si tel est Mon « sentiment » (ou : « Mon attitude ») envers ceux qui se détournent de Moi, alors comment sera Mon attitude envers ceux qui viennent vers Moi ! »[82].

   Selon une autre variante : « On a rapporté ceci : Allâh (qu’Il soit exalté) a révélé à Dawûd (que la Paix soit sur lui) : « Si ceux qui se détournent de Moi savaient comme Je les attends, comment Je suis attentif à eux et comme Je désire ardemment qu’ils délaissent les péchés, ils mourraient de nostalgie pour Moi et ils se mettraient en morceaux par amour pour Moi. Ô Dawûd ! Si telle est Ma volonté au sujet de ceux qui se détournent de Moi, qu’en est-il alors de ceux qui viennent vers Moi ?! Ô Dawûd ! Le serviteur n’a jamais autant besoin de Moi que lorsqu’il se passe de Moi, et il n’est jamais aussi illustre pour Moi que lorsqu’il revient vers Moi »[83]

   Allâh dit encore dans un hadîth qûdsî : « Les désobéissants Je ne leur fais pas perdre espoir de Ma Miséricorde, s’ils se repentent Je suis leur Bien-Aimé, et s’ils ne se repentent pas, Je suis leur Médecin »[84].


[1] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835-1840).

[2] Theodore Kaczynski, La société industrielle et son avenir, éd. l’Encyclopédie des Nuisances, 1998.

[3] Rapporté par Muslim dans son Sahîh, par An-Nawawî dans son Riyad as-salihîn n°612.

[4] Frithjof Schuon, Castes et races, Chap. Principes et critères de l’Art universel., éd. Archè Milan, 1991.

[5] “L’Univers et le cerveau, des structures étrangement similaires”, Radio-Canada, 19 novembre 2020https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1750836/univers-cerveau-structures-similaires

[6] Et si l’on prétend que les émotions ne sont pas « rationnelles », elles existent quand même, ce qui permet d’affirmer que le Réel dans sa totalité ne se réduit pas simplement à ce qui est « rationnel ».

[7] Frithjof Schuon, Du Divin à l’humain, éd. Le Courrier du Livre, 1981, p. 153.

[8] Frithjof Schuon, Le jeu des masques, éd. L’Âge d’Homme, 1992, p. 13.

[9] Comme les anciens exégètes tels Mujâhid, Qatâda et Ibn Jurayj, Sahl al-Tustarî et d’autres. Voir notamment Tafsîr al-Qurtubî et Tafsîr al-Baghawî, Ibn Taymiyya dans ses Majmû’ al-Fatawi 8/50, Ibn Al-Qayyim et Al-Alûsî dans son Rûh ul-ma’ânî (14/22) qui écrit : « (…) la connaissance qui est prise en considération est celle qui est obtenue par la ‘ibâda d’Allâh ; et non celle qui résulte d’autres moyens, comme la connaissance que les philosophes ont d’Allâh ».

[10] Voir aussi Idrîs de Vos, L’Amour universel – Un cheminement soufi, éd. Albouraq, 2013, pp.24-25.

[11] Voir notre ouvrage Soufisme, Lumière d’Islam, éd. Hanif, 2020.

[12] Hadîth rapporté par Abû Tâlib al-Makki (m.996) dans son Qût al qulûb 2/56. Il était un juriste shafiite, un ascète, un théologien, un sûfi et un traditionniste, et dont son oeuvre Qût al qulûb fut une référence dans son domaine, et où aussi bien des savants comme Abû Hâmid Al-Ghazâlî et Ibn Taymiyya, apprécièrent son oeuvre et s’inspirèrent dans leurs propres écrits et enseignements. Rapporté aussi par Ibn al-Jawzî qui le rapporte sous l’autorité de Fudhayl ibn ‘Iyyâdh dans son ouvrage L’amour de Dieu, ainsi que par Abû Hâmid al-Ghazâlî dans Ihyâ’ 4/288.

[13] En français voir Al-Ghazâlî, Le livre de l’Amour, éd. Albouraq, 2012, traduit par Idrîs de Vos.

[14] Rabi’a al-Adawiyya fut reconnue comme étant une grande sainte à l’unanimité des sunnites les plus orthodoxes (Hassân al-Basrî, Sûfyan at-Thawrî, Muhammad Ibn Sirîn, As-Sulâmî, Al-Qushayrî, al-Bayhaqî, Ahmad et Abû Hâmid al-Ghazâlî, Al-Jilânî, Ibn al-Jawzî, Ad-Dhahâbî, …) et même par Ibn Taymiyya, contrairement à de nombreux salafistes qui critiquent sans science Râbi’a al-Adawiyya alors que ses paroles sont conformes au Qur’ân, à la Sunnah et aux enseignements d’éminents salafs.

[15] Rapporté et confirmé spirituellement par l’imâm Al-Jilânî dans Sirr al-Asrâr, chapitre 16.

[16] Rapporté par Ibn Hajar al Asqalânî dans Al-Isti’dâd yawm al-ma’âd (traduit en français sous le titre Sagesses musulmanes – Le livre des prédispositions au jour dernier, éd. Tawhid, 2011) au chapitre des 9 singularités.

[17] Rapporté notamment par Abû Hâmid al-Ghazâlî dans son Ihyâ’ (tome 27 sur l’Amour).

[18] Rapporté par al-Bukhari dans son Sahîh n°4206, kitâb ut-tafsîr, bâb 3.

[19] Rapporté par Muslim dans son Sahîh et par Al-Bayhaqî dans Al-Asmâ-ou wa as-Sifât et qui commente en disant : « Puisque rien n’est au-dessus de Lui et rien n’est en dessous de Lui, Il n’est donc pas dans un endroit » ; ce hadîth a été rapporté aussi par al-Hâkim dans son Al-Mustadrâk, par al-Bukharî dans al-Adab ul-Mûfrad, par Ibn Mâjah dans ses Sunân, par Ibn Hibbân dans son Sahîh, par An-Nasâ’î dans ses Sunân, par At-Tirmidhî dans son Jâmi’, par Ahmad dans son Musnad et d’autres encore

[20] Rapporté par al-Bukharî dans son Sahîh n°6982 et par Ibn Hajar al ‘Asqalânî dans son Fath al-Barî 6/347, et la version : « avant Lui (qab’lahû) » rapporté par al-Bukharî n°3020 sous l’autorité de ‘Imrân ibn Hussayn.

[21] « De même que le soleil, oeil du monde, n’est pas souillé par les impuretés extérieures que perçoivent nos yeux mortels, de même l’Etre unique qui est en toute chose n’est pas souillé par le mal qui règne dans le monde, car II en est distinct » (Kcitha Upanishad, V, 11).

[22] Frithjof Schuon, L’Œil du cœur, éd. Gallimard, 1950, Chap. De la connaissance, pp. 16-17. La réédition chez L’Harmattan de 2017, comporte 3 chapitres supplémentaires.

[23] Frithjof Schuon, Forme et substance dans les religions, éd. L’Harmattan, 2012, p. 59.

[24] Frithjof Schuon, Forme et substance dans les religions, éd. L’Harmattan, 2012, pp. 66-67.

[25] Martin Lings, Croyances anciennes et superstitions modernes, Chap.4 : Liberté et égalité, éd. Pardès, 1987, pp. 59-60.

[26] À ce sujet, voir ses Futûhât 1/405 et 4/106 ainsi que ses Fusûs al-Hikâm 1/108.

[27] Le Mahdi et ses Conseillers, éd. Mille et une lumières, 2006, p.17, traduit par Tayeb Chouiref.

[28] Ibn ‘Arabî, Le Mahdi et ses conseillers, traduit de l’arabe et annoté par Tayeb Chouiref, p. 41, et dont les précisions entre crochets sont de nous, afin de clarifier les sens contenus implicitement dans le passage traduit et cité.

[29] Ndt : Les lois de la physique, lois psychiques, créatures, etc. qui restent toutes sous la Volonté Divine mais qui sont utilisées pour accorder la subsistance, la vie, la mort, etc. par Sa Permission.

[30] Les passages entrent (…) sont des développements du Shaykh qui mènent à ses conclusions (citées ici).

[31] Sur ce point, cf. Al-Hakîm, al-Mu’jam al-sûfî, pp.87-88.

[32] Ibn Arabî, Epître adressée à l’Imam ar-Râzî, traduit par Michel Vâlsan ; Etudes Traditionnelles n° 366-367, Juillet-Août et Sept.-Oct. 1961 ; p. 242, accessible ici : http://esprit-universel.over-blog.com/article-epitre-adressee-par-ibn-arabi-a-l-imam-ar-razi-1-2-46783773.html

[33] Al-Sha’rânî, al-Tabaqât al-kubrâ, II, 117.

[34] As-Suyûtî, Ta’yîd al-haqîqa, p.74.

[35] Cf. Celui cité par At-Tabarânî sous l’autorité de Ibn ‘Abbâs, jugé authentique, par exemple. Où Dieu peut apparaitre sous différentes formes à travers Ses théophanies, mais qui ne représentent pas Son Essence (au-delà des formes).

[36] Ces trois catégories d’êtres pourraient être désignées respectivement comme les « élus », les « rejetés » et les « égarés » ; il y a lieu de remarquer qu’elles correspondent exactement aux trois gunas : la première à sattwa, la seconde à tamas, et la troisième à rajas. Certains commentateurs exotériques du Qorân ont prétendu que les « rejetés » étaient les Juifs et que les « égarés » étaient les Chrétiens ; mais c’est là une interprétation étroite, fort contestable même au point de vue exotérique, et qui, en tout cas, n’a évidemment rien d’une explication selon la haqîqah. Au sujet de la première des trois catégories dont il s’agit ici, nous devons signaler que l’« Élu » (Et-Mustafâ) est, dans l’Islam, une désignation appliquée au Prophète et, au point de vue ésotérique, à l’« Homme Universel ».

[37] René Guénon, Le symbolisme de la croix, éd. Guy Trédaniel , 2003, Chap 25. L’arbre et le serpent.

[38] René Guénon, Le symbolisme de la croix, éd. Guy Trédaniel , 2003, dans l’Avant-propos.

[39] René Guénon, Le symbolisme de la croix, éd. Guy Trédaniel , 2003, Chap. 1 : La multiplicité des états de l’Être.

[40] Futûhât 1/289.

[41] Ibid., 1/91.

[42] Ibid., 4/30.

[43] Ibid., 2/597.

[44] Ibid.,1/597 et 3/161, ainsi que Fûsus,1/226.

[45] Fusûs, 1/121.

[46] Fusûs, 1/113.

[47] Futûhât 2/661.

[48] Ibid., 2/508.

[49] Ibid., 2/654.

[50] Kitâb al-abâdila. Le Caire, 1969, p. 42.

[51] Futûhât 2/299.

[52] Fusûs, 1/72.

[53] Futûhât,3/353.

[54] Claude Addas, Ibn Arabî et le voyage sans retour, éd. Seuil, 1996, pp. 107 à 111.

[55] Ibn ‘Arabî, Futûhât al-Makkiyya, 3/247.

[56] René Guénon, Les États multiples de l’Être, Chap. 4, éd. Vega, 1932, p. 20.

[57] Ce terme est celui qui nous permet de rendre le plus exactement l’expression arabe équivalente Wahdatul-wujûd. Sur la distinction qu’il y a lieu de faire entre l’« unicité » de l’Existence, l’« unité » de l’Être et la « non-dualité » du Principe Suprême, lire L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. VI.

[58] Il est à remarquer que les philosophes, pour édifier leurs systèmes prétendent toujours, consciemment ou non, imposer quelque limitation à la Possibilité universelle, ce qui est contradictoire, mais ce qui est exigé par la constitution même d’un système comme tel ; il pourrait même être assez curieux de faire l’histoire des différentes théories philosophiques modernes, qui sont celles qui présentent au plus haut degré ce caractère systématique, en se plaçant à ce point de vue des limitations supposées de la Possibilité universelle.

[59] Sur l’état qui correspond au degré de l’Être et l’état inconditionné qui est au-delà de l’Être, voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XIV et XV, 3ème éd.

[60] René Guénon, Le symbolisme de la croix, éd. Guy Trédaniel , 2003, Chap. 1 : La multiplicité des états de l’Être.

[61] Par exemple, en milieu chrétien, il y a le Père Peillaube et l’abbé Joseph Manson qui considèrent que Guénon était un panthéiste. Cf. Jean-Marc. Vinenza, La Métaphysique de René Guénon, éd. Mercure Dauph, 2004, p. 51.

[62] René Guénon, Les États multiples de l’Être, éd. Vega, 1932, pp. 65-66.

[63] Ibid., p. 65.

[64] René Guénon, Les Principes du Calcul infinitésimal, Chap. 1, éd. Gallimard, 1946, pp.13-16.

[65] Ibid., voir aussi René Guénon, Les États multiples de l’Être, Chap. 1 : L’Infini et la possibilité, éd. Vega, 1932, pp. 5-8.

[66] René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, chap.9 : création et manifestation.

[67] René Guénon, Les États multiples de l’Être, éd. Vega, 1932, Chap. 17 : Nécessité et contingence, pp. 65-67 et l’Homme et son devenir selon le Védanta, pp. 254-255.

[68] René Guénon, L’Erreur spirite, Chap. 10 : La question du satanisme, éd. 1977, p. 185.

[69] Cf. Futûhât 2/171.

[70] Ibid., 2/673.

[71] Ibid., 2/674. Selon Ibn Arabî le terme « adhâb », qui désigne la correction (divine), est construit à partir de la racine a dhb, qui, étymologiquement, signifie « être agréable ». Voir Claude Addas, Ibn Arabî et le voyage sans retour, éd. Seuil, 1996, pp. 110-113.

[72] Ibid., 2/662.

[73] Cf. Qâla bi fanâ’ il-janna wa-n-nâr, wa Bayân ul-aqwâl fî dhâlik, p. 52.

[74] Cf. hadîth Sahîh al-Bukhârî n°7011.

[75] Rapporté par At-Tirmidhî dans son recueil al-Jâmi.

[76] Cf. aussi leurs autres écrits comme Mukhtassar as-Sawâ’iq ul-mursala, p. 364 ; Hâdi al-arwâh, p. 504 ; Shifâ’ al-‘alîl, pp. 646-650, pp. 653-654. Certains ont tenté de nier l’attribution du texte sur la fin de l’enfer à Ibn Taymyya, mais les arguments donnés sont faibles et peu convaincants, et aucun élément direct ne soutient leur position, et de plus, son disciple Ibn al-Qayyîm reprend la même position, Ce qui importe, de toute façon, c’est la pertinence de l’avis qui est défendu ici, et non pas ceux qui l’ont défendu.

[77] Cf. Hâdi al-arwâh , pp. 643-646 et Shifâ’ al-‘alîl, pp. 646-650.

[78] Propos rapporté entre autres par l’imâm Al-Haddâd dans an-Nasâ’ih al-Diniyyah wal-Wasaya al-Imaniyyah.

[79] Hadîth rapporté par Muslim dans son Sahîh.

[80] Hadîth rapporté par Muslim dans son Sahîh et Ahmad dans son Musnad.

[81] Hadîth rapporté par Muslim dans son Sahîh.

[82] Hadîth rapporté par Al-Abshihî dans Al mustatraf.

[83] Hadîth rapporté par Abû Hâmid al-Ghazâlî dans son Ihyâ’ (livre sur l’amour) – Le livre de l’Amour, éd. Albouraq, pp. 118-119 ; Ibn Qudâma dans Mukhtasar Minhâj al-Qâsidin, Ibn Al Jawzî dans son Minhâj al Qâsidîn.

[84] Hadîth rapporté par le shaykh An-Nabulsî, sous l’autorité d’Abû al-Dardâ.


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