De nos jours, dès qu’une personne refuse une évidence, des réalités biologiques, la responsabilisation de ses actes, ou d’accepter une certaine forme de compromis ou de sagesse, elle accuse son interlocuteur de « patriarcat ». Or, d’un point de vue textuel (qurânique) et rationnel, le « patriarcat » n’est pas une chose mauvaise. Allâh, en parlant du Prophète Ibrâhîm (Abraham), comme d’un « Ami intime d’Allâh » (Khalil Allâh), est un patriarche, et étant une « communauté » à lui seul, « père » des formes traditionnelles abrahamiques. Ce qui est blâmable, c’est la maltraitance, le mépris et le dénigrement envers la femme en tant que telle, et la violation de leurs droits institués et décrétés par Allâh. Le patriarcat, c’est subvenir aux besoins de sa femme, manifester de la compassion envers les enfants et bien les éduquer, c’est prendre soin de son épouse et lui témoigner de l’affection tout en lui assurant une protection et un soutien, à la fois moral, matériel, spirituel et juridique, c’est veiller à ce que sa famille ne manque de rien d’essentiel, et de les soutenir dans leur cheminement vers Allâh ; en somme, c’est qu’Allâh a ordonné aux hommes.
‘Abdullâh Ibn ‘Umar rapporta avoir entendu le Messager d’Allâh (ﷺ) dire : « Vous êtes tous des bergers et tout berger est responsable de son troupeau. Le Calife (ou l’imâm) est un berger et il est responsable de son troupeau et sera interrogé à ce sujet (sur la façon dont il se sera comporté avec et s’il était à la hauteur de sa fonction). L’homme est un berger et il est responsable de son troupeau et sera interrogé à ce sujet (sur la façon dont il se sera comporté avec et s’il était à la hauteur de sa fonction). La femme (mariée et/ou mère de famille) est une bergère et elle est responsable de son troupeau et sera interrogée à ce sujet (sur la façon dont elle se sera comportée avec et si elle était à la hauteur de sa fonction). Le domestique qui s’occupe des biens de son patron est un berger et il est responsable de son troupeau et sera interrogé à ce sujet (sur la façon dont il se sera comporté avec et s’il était à la hauteur de sa fonction) »[1].
Quant à la question du voile, elle n’est pas liée au patriarcat, – Allâh n’institue pas le voile pour les femmes pour cette raison -. Les hommes portent aussi traditionnellement un turban ou un couvre-chef, – en Islam comme dans le Judaïsme ou dans d’autres religions ou cultures -. Les maîtres spirituels insistent d’ailleurs sur le port du turban dans leurs assemblées, car il symbolise l’humilité devant Allâh lorsqu’ils exercent leur fonction, et façonnent ainsi l’ambiance spirituelle et religieuse, exerçant une influence spirituelle propice au recueillement, à la concentration et à la réception des Bénédictions divines. Par ailleurs, la femme, même une fois mariée, n’est pas tenue de porter le voile dans son foyer en présence de ses parents, de ses frères et sœurs ou de son mari. Lorsqu’elle prie, elle est en état de sacralité pour Allâh seul, et se voile pour se présenter à Lui avec humilité et pudeur. Ce n’est d’ailleurs par un ordre humain fondé sur un caprice qui enjoint les femmes à se voiler, mais Allâh dans le Qur’ân, et sans leur dire qu’elles se voilent pour leur père ou leur mari, – puisque la femme pubère qui n’est pas mariée doit normalement aussi porter le voile lorsqu’elle prie ou qu’elle sort de chez elle dans une société traditionnelle. Il y a aussi des choses liées au monde du « Ghayb », où le voile permet de préserver la chasteté et l’intimité de la femme, et de se tenir en compagnie des Anges, tout comme de maintenir une sorte de barrière avec les jinns.
Martin Lings rappelait cette vérité dans son ouvrage consacré au Saint et Shaykh Ahmad Al-Alawî Un saint soufi du XXe siècle – Le cheikh Ahmad al-‘Alawi (éd. Points, réédité en 2017) : « Les vêtements forment l’ambiance immédiate de l’âme humaine, ils ont un pouvoir incalculable de purification ou de corruption. Ce n’est pas sans raison, par exemple, que dans la chrétienté, les ordres religieux ont conservé, à travers les siècles, un costume qui avait été tracé et institué par une autorité spirituelle soucieuse de choisir une tenue compatible avec la vocation de celui qui la porte. En dehors de ces exemples, on peut d’ailleurs dire, d’une façon générale, que dans toutes les civilisations théocratiques, c’est-à-dire dans toutes les civilisations à l’exception de la « civilisation » moderne, le vêtement a été plus ou moins inspiré par la conscience que l’homme est le représentant de Dieu sur la terre, et ce n’est nulle part plus vrai que dans la civilisation islamique… »*.
Le voile symbolise le mystère, la Vérité cachée qui régit et qui oriente la Vérité extérieure ; il figure aussi la servitude de l’Unique, – refusant ainsi la tyrannie et l’esclavage des Hommes -, « sans laquelle la Totalité ne peut être, ni réalisée initiatiquement, ni manifestée en ce monde. Marie est la « servante du Seigneur », c’est-à-dire du « Seigneur des mondes » qui est le « Seigneur des seigneurs ». Selon Ibn Arabî, la servitude est le secret du tawhîd [Unicité divine], entendu comme étant la réalisation initiatique de l’Unité ; d’autre part, le tawhîd est le secret de la servitude parfaite, car il est la source divine de l’autorité traditionnelle en ce monde. A ce double point de vue, Marie est un modèle universel. Son voile figure la soumission de la femme [à Dieu] car celle-ci, mieux que l’homme, exprime la subordination de l’homme à Dieu »[2].
De ce fondement, il découle que la femme est montrée voilée dans toutes les grandes circonstances de sa vie : « Le voile est, en ce monde, le symbole du métaphysique. Il est aussi le symbole de la féminité. Dans toutes les grandes circonstances de la vie d’une femme, on la montre voilée. (…) L’épouse, le jour de ses noces, la veuve, la religieuse sont revêtues du même vêtement symbolique. Le comportement extérieur est toujours essentiel. Et comme il sort de la personne, il en exprime aussi la substance (…) Le dévoilement de la femme brise toujours son mystère. La femme, qui s’est refusée au don de soi, même sur le plan des sens, mais qui se consacre au plus misérable de tous les cultes, celui de son propre corps, et cela au milieu d’une effroyable détresse de ses contemporains, cette femme atteint un degré de déchéance qui détruit le dernier lien qui peut la rattacher à sa vocation métaphysique. Ici, ce n’est plus le visage enfantin et insignifiant de la vanité féminine qui fait face, mais celui de cette face commune et hallucinante, visage qui représente le contraire de l’image divine, le masque sans visage de la sexualité féminine. Ce masque, ce n’est même pas celui du prolétaire bolchevique défiguré par la haine et la faim : il est le véritable emblème d’un monde moderne sans Dieu (…). Si on interroge les lois à l’origine de la vie, on acquiert la conviction à partir de recherches en biologie, que la femme a réellement dans l’histoire, de grands dons, mais qu’elle n’en fait pas étalage elle-même ni ne les exerce directement, mais qu’elle les porte silencieusement (…) L’homme dépense sa force pour son œuvre, la femme ne les engage pas [les talents], elle les transmet. L’homme se disperse et épuise son talent dans son œuvre où il se consume. La femme transmet les talents eux-mêmes, elle les livre à la génération suivante (…) L’homme représente le moment présent, la femme représente la génération à venir, l’homme donne sens à la valeur éternelle de l’instant, la femme au déroulement sans fin des lignées familiales. L’homme est le rocher sur lequel le temps se repose, la femme est le fleuve qui porte plus loin (…) Quand la femme est investie d’une mission vraiment exceptionnelle, il importe au plus haut point de préciser que la femme la reçoit seulement en tant qu’épouse, c’est-à-dire qu’elle est sous le voile. Le voile montre justement que la femme est choisie pour une mission importante. Ce qui explique que Sainte Catherine de Sienne n’était pas présente à l’entrée du pape à Rome. Quant à sainte Jeanne d’Arc, son voile, elle l’a reçu dans les flammes du bûcher (…) L’expression « la femme entre en scène » veut dire, sur un plan plus élevé, que « la femme est appelée », elle ne l’est que dans des cas exceptionnels et désespérés. La vocation la plus haute d’une femme est toujours d’être appelée en dernier recours. On ne comprend rien à l’étonnante aventure d’une sainte comme Catherine de Sienne ou Jeanne d’Arc, quand on ignore que dans des missions précédentes, elles avaient d’abord échoué (…) la femme est comme le pivot du sacré dans l’histoire de l’humanité. C’est par elle en premier que l’humanité s’ouvre à sa dimension transcendante et religieuse. La crise de la religion est liée à celle du mystère de la femme (…) La femme est l’axe vertical mais caché de l’humanité quand elle répond à Dieu. Il faut que le mystère de la femme soit sauvegardé pour que le mystère du salut puisse continuer à opérer en plénitude »[3].
Le voile, – dans son obligation religieuse – marque aussi son initiation auprès des « mystères de la voie », tout comme son passage à l’âge adulte, et de sa vocation spirituelle, en témoignant de sa relation consentie et « consciente » avec le Divin. Allâh a dit : « Ô Fils d’Adam ! Nous avons fait descendre sur vous un vêtement pour cacher vos nudités, ainsi que des parures. – Mais le vêtement de la piété voilà qui est meilleur. – Autant de signes (de la puissance) d’Allâh destinés à vous faire méditer » (Qur’ân 7, 26).
Le vêtement pudique, lié à la valeur de la pudeur et à la sacralité de l’homme comme de la femme, participe aussi à « l’art islamique », et comme le disait Titus Burckhardt : « Si à la question « qu’est-ce que l’Islam? » on répondait en désignant simplement un des chefs-d’oeuvre de l’art islamique, comme par exemple la mosquée de Cordoue, celle d’Ibn Tûlûn au Caire, une des medersa de Samarkand ou même le Taj Mahal, cette réponse, si sommaire soit-elle, n’en serait pas moins valable, car l’art de l’Islam exprime sans équivoque la chose dont il tient le nom. Certes, ses modes d’expression varient en fonction des milieux ethniques et selon les siècles — moins d’ailleurs en ceci qu’en cela —, mais ils sont presque toujours satisfaisants aussi bien du point de vue esthétique que de celui de leur intention spirituelle : ils ne comportent pas de dissonances, ce que l’on ne saurait affirmer de tous les domaines de la culture islamique. La théologie même — nous ne parlons pas du Coran mais de la science humaine qui en découle — n’est pas à l’abri des contradictions, et tout l’ordre social, bien que rattaché à une loi en soi parfaite, consiste, dans le meilleur des cas, en une série d’approximations. A part l’ésotérisme, qui se situe sur un tout autre plan, l’art semble avoir le privilège d’être toujours conforme à l’esprit de l’Islam, au moins dans ses manifestations centrales telles que l’architecture sacrée et aussi longtemps qu’il n’est pas victime d’interférences étrangères comme celles qui sont à l’origine du baroque ottoman ou comme l’influence, beaucoup plus néfaste, de la technologie moderne qui détruit l’art islamique en détruisant sa base humaine, à savoir l’artisanat avec son héritage de métier et de sagesse. Il n’est ni étonnant ni absurde que la manifestation la plus extérieure d’une religion ou d’une civilisation comme celle de l’Islam — et l’art est, par définition, extériorisation — reflète à sa manière ce qu’il y a de plus intérieur dans cette même civilisation. La substance de l’art, c’est la beauté; or celle-ci est — islamiquement parlant — une qualité divine et comporte comme telle un double aspect : dans le monde, elle est apparente; elle revêt, pour ainsi dire, les créatures et les choses belles. En Dieu cependant, ou en elle-même, elle est béatitude très intérieure; parmi toutes les qualités divines qui se manifestent dans le monde, elle est celle qui rappelle le plus directement le pur Être. C’est dire que l’étude de l’art islamique, comme celle de n’importe quel autre art sacré, peut conduire, lorsqu’elle est entreprise avec une certaine ouverture d’esprit, vers une compréhension plus ou moins profonde des vérités ou réalités spirituelles qui sont à la base de tout un monde à la fois cosmique et humain. Envisagée de cette manière, l’« histoire de l’art » dépasse le plan de l’histoire pure et simple, ne serait-ce qu’en posant ces questions : d’où vient la beauté du monde dont nous venons de parler? D’où vient son absence dans un monde qui, aujourd’hui, menace d’envahir toute la surface de la terre ? »[4]. Plus loin il rappelait ceci : « Dans tous les cas, la maison d’habitation est un véritable sacratum (hararn) qui ne doit pas être violé : c’est le domaine de la femme que l’Islam tend à isoler de la vie publique et commune, la protégeant ainsi de sa propre curiosité et de celle des autres. La femme est l’image de l’âme (najs), sous le double rapport de sa nature passionnelle et de sa substance noble, réceptive aux « haleines divines ». La prédominance, chez la femme, du pôle « âme » sur le pôle « intellect » signifie que son corps est en quelque sorte partie intégrante de l’âme. Cette âme est plus proche du corps que l’âme relativement plus « intellectuelle » de l’homme. En revanche, le corps de la femme est plus subtil, plus délicat, plus fluide et plus noble que celui de l’homme. Ce n’est pas à cause de son caractère sexuel purement physique — et, sous ce rapport, impersonnel et collectif — que la femme musulmane se voile, même si cela correspond à une certaine nécessité sociale; c’est parce que son apparence physique livre en quelque sorte son âme. L’épouse qui dévoile sa beauté à l’époux est, pour la sensibilité du musulman, une image évoquant non seulement l’ivresse sensuelle mais toute ivresse dont la vague quitte les rivages pétrifiés du monde extérieur pour s’épancher vers l’illimitation intérieure. Pour le mystique, c’est l’image par excellence de la contemplation de Dieu. Dans l’économie spirituelle de la vie en Islam, la femme représente donc le côté « intérieur » (bâtin), tandis que la vie publique de l’homme, le métier, le voyage et la guerre représentent son côté « extérieur » (zâhir). Le musulman ne mentionnera jamais sa femme dans une société d’hommes sans liens de parenté avec lui, et il ne parlera jamais de ses affaires lorsqu’il se trouve auprès de sa femme, à moins qu’elles ne la concernent personnellement. Il est vrai que ces règles et coutumes sont plus ou moins rigoureusement observées selon les milieux ethniques et sociaux. Nous les exposons ici dans leur forme la plus schématique afin de faire comprendre ce que signifie, pour le musulman, sa demeure privée : si celle-ci n’a généralement pas de fenêtres sur la rue et qu’elle est normalement bâtie autour d’une cour intérieure d’où les chambres reçoivent air et lumière, cela ne correspond pas seulement au climat souvent torride des pays musulmans : il y a là un symbolisme évident. En accord avec ce symbolisme, la cour intérieure d’une maison est une image du paradis. Quand elle contient une fontaine en son milieu et que les jets d’eau qui en jaillissent arrosent arbres et fleurs, elle rappelle effectivement les descriptions coraniques du séjour des bienheureux »[5].
Dans son ouvrage Principes et méthodes de l’art, il écrivait : « Si l’architecture façonne l’ambiance vitale de I’homme, l’art du vêtement façonne en quelque sorte l’homme lui-même : il n’y a rien qui influence le comportement de la plupart des hommes autant que le costume qu’ils portent »[6]. L’art sacré – dont le voile et le turban viennent ennoblir la matière (au-delà donc de la simple condition corporelle) – : « Notons ici la différence qui sépare l’art abstrait de l’Islam de l’ « art abstrait » moderne : dans l’ « abstraction », les modernes trouvent une réponse plus immédiate, plus fluide, plus individuelle aux impulsions irrationnelles qui viennent du subconscient ; pour l’artiste musulman, par contre, l’art abstrait est l’expression d’une loi ; il manifeste le plus directement l’Unité dans la multiplicité. L’auteur de ces lignes, fort de son expérience en sculpture européenne, voulut une fois se faire engager, comme main-d’œuvre, par un maître décorateur maghrébin. « Que ferais-tu, lui dit le maître, si tu devais orner un pan de mur comme celui-ci ? » « J’y dessinerais des rinceaux, et j’en remplirais les sinuosités d’images de gazelles et de lièvres. » « Des gazelles, des lièvres et d’autres animaux existent partout dans la nature », répondit l’arabe ; « pourquoi les reproduire ? Mais dessiner ici 3 rosaces géométriques (tasâtir), l’une à 11 branches et 2 à 8, et les enchevêtrer de telle sorte qu’elles remplissent cet espace parfaitement, voilà ce qui est de l’art ! ». On pourrait dire aussi, – et les paroles des maîtres musulmans le confirment, – que l’art consiste à façonner les objets conformément à leur nature, qui, elle, contient virtuellement la beauté, parce qu’elle vient de Dieu ; on n’a qu’à dégager cette beauté, la rendre évidente. Selon sa conception islamique la plus générale, l’art n’est qu’une méthode d’ennoblir la matière. (…). Pour le musulman, l’art n’est une « preuve de l’existence divine », que dans la mesure où il est beau sans porter les traces d’une inspiration subjective, individuelle ; sa beauté doit être impersonnelle, comme celle du ciel étoilé. En effet, l’art musulman atteint une sorte de perfection qui semble être indépendante de son auteur ; ses gloires et ses défauts disparaissent devant le caractère universel des formes. Partout où l’Islam s’est assimilé à un type d’architecture préexistant, en terre byzantine comme en Perse ou aux Indes, il en a développé les formes dans le sens d’une précision géométrique, dont le caractère qualitatif – et non quantitatif ou mécanique, – s’affirme par l’élégance des solutions architecturales. C’est dans l’Inde que le contraste de l’architecture autochtone avec l’idéal artistique des conquérants musulmans est sans doute le plus fort : l’architecture hindoue est à la fois lapidaire et complexe, élémentaire et riche, comme une montagne sacrée aux mystérieuses cavernes ; l’architecture islamique, elle, tend vers la clarté et la sobriété. Là où l’art musulman s’approprie incidemment des éléments de l’architecture hindoue, il en réduit la puissance chtonienne en faveur de l’unité et de la légèreté de l’ensemble (1). Certains édifices islamiques de l’Inde comptent parmi les plus parfaits qui soient ; aucune autre architecture ne les a jamais surpassés.
(1) Dès son origine, l’architecture musulmane s’intégra certains éléments de l’architecture hindoue et bouddhiste ; mais ces éléments lui étaient parvenus à travers l’art de la Perse et celui de Byzance ; ce n’est que plus tard que la civilisation islamique rencontra directement l’Inde »[7].
De même que : « Le style spirituel de l’Islam se manifeste également dans l’art vestimentaire, et notamment dans le costume viril des peuples purement musulmans. Le rôle du costume est d’autant plus important qu’aucun idéal artistique, fixé par des images, ne remplace ni ne relativise l’apparition vivante de l’homme, dans sa dignité primordiale. En un certain sens, l’art vestimentaire est collectif et même populaire ; il n’en est pas moins, indirectement, un art sacré, car le costume viril musulman est en quelque sorte un costume sacerdotal généralisé, de même que l’Islam généralisa le sacerdoce en abolissant la hiérarchie et en faisant de chaque croyant un prêtre : tout musulman peut accomplir seuls les rites essentiels de sa tradition ; chacun, si ses facultés mentales sont intactes et si sa vie est conforme à la religion, peut en principe présider, comme imâm, à un communauté plus ou moins grande (…) le vêtement hiératique des peuples sémites cache l’aspect individuel et subjectivement « passionnel » du corps humain, et en accuse par contre les qualités « théophores » ; il fait ressortir celles-ci en combinant leurs traces microcosmiques, plus ou moins voilées par la polyvalence de la forme humaine, avec leurs traces macrocosmiques ; il unit donc, dans son symbolisme, la manifestation « personnelle » de Dieu avec sa manifestation « impersonnelle », projetant, dans la forme complexe et corruptible de l’homme, la beauté simple et incorruptible des astres (…). Le costume viril musulman est une synthèse des vêtements sacerdotal et monastique et affirme en même temps la dignité virile. C’est le turban qui, d’après le dire du Prophète (1), indique la dignité spirituelle, donc sacerdotale, de même que la couleur blanche des vêtements, le manteau aux larges plis et le haïk enveloppant la tête et les épaules (…) partout où la civilisation islamique commence à déchoir, c’est d’abord le turban qu’on bannit, puis le port de vêtements larges et souples, qui facilitent les gestes de la prière rituelle. Quant à la campagne menée, en certains pays arabes, en faveur du chapeau, elle vise directement l’abolition des rites, car le bord du chapeau empêche le front de toucher le sol lors des prosternations ; la casquette à visière, avec son allure particulièrement profane, n’est pas moins hostile à la tradition. Si l’usage des machines nécessite le port de tels vêtements, cela prouve simplement, du point de vue de l’Islam, que le machinisme éloigne l’homme de son centre existentiel, où il est « debout devant Dieu ».
(1) Le turban est appelé « la couronne (ou le diadème) de l’Islam »[8].
A ce titre, Anas Ibn Mâlik rapporte que le Prophète Muhammad (ﷺ) a dit : « 3 choses de ce bas-monde me furent rendues dignes d’amour : les femmes, le parfum et la prière, laquelle fut la « fraîcheur de mes yeux » »[9]. Ainsi, les femmes sont dignes d’amour, et cet amour doit se manifester dans la pudeur qu’elle doit incarner, et dans le respect qu’il faut lui témoigner. Ce hadîth est riche d’enseignements et de sens, évoquant à la fois les plaisirs de ce bas-monde, l’amour de la propreté et de la fraicheur, la spiritualité et le recueillement, l’union avec la femme, les mondes corporels, subtils et spirituels, etc.
Ceux qui font du voile une obsession, et qui multiplient les attaques et leur dénigrement envers ce vêtement de la piété par excellence, témoignent des aberrations de leur âme, faisant du « contrôle bestial » de la femme, un procédé pour mieux les dompter et les exploiter au profit de leur égo, en pensant la soustraire du « Regard divin » et de sa vocation spirituelle, et ne respectant ni sa dignité, ni sa chasteté, et ce, en dépit des comportements déviants et agressifs qui peuvent aussi exister chez ses « défenseurs », – comportements tout aussi détestables que l’on peut observer chez ses « opposants » -.
Ainsi, la tyrannie et la soif de domination égotique s’observent plutôt chez ceux et celles qui s’attaquent au voile par tous les moyens, car il manifeste et rappelle toujours la vocation spirituelle de la femme et son rattachement à la communauté des croyants, et « gardiennes du mystère » : « Ainsi les femmes intègres se recueillent, gardiennes, devant le mystère, par ce qu’Allâh garde » (Qur’ân 4, 34).
N’est-ce pas là le serpent qui se mord la queue, où, prétextant « lutter contre la religion des hommes », ils fourvoient la Religion divine et le symbole spirituel du voile, pour conduire les « aveugles » dans la tyrannie et les méandres de l’ego, en inventant, au gré de leurs caprices, des sophismes et imposant leur opinion toute humaine, – et parfois même infra-humaine – visant à remplacer la vertu et la loi instituées (textuellement ou spirituellement) par le Seigneur des mondes ? Allâh les décrivit ainsi dans le Qur’ân : « Allâh a scellé leurs coeurs et leurs oreilles; et un voile épais leur couvre la vue; et pour eux il y aura un grand châtiment. Parmi les gens, il y a ceux qui disent: « Nous croyons en Allâh et au Jour dernier! » tandis qu’en fait, ils n’y croient pas. Ils cherchent à tromper Allâh et les croyants ; mais ils ne trompent qu’eux-mêmes, et ils ne s’en rendent pas compte. Il y a dans leurs cœurs une maladie (de doute et d’hypocrisie), et Allâh laisse croître leur maladie. Ils auront une correction douloureuse, pour avoir menti. Et quand on leur dit : « Ne semez pas la corruption sur la terre », ils disent: « Au contraire nous ne sommes que des réformateurs ! ». Certes, ce sont eux les véritables corrupteurs, mais ils ne s’en rendent pas compte. Et quand on leur dit : « Croyez comme les gens [vertueux] ont cru », ils disent: « Croirons-nous comme ont cru les faibles d’esprit? ». Certes, ce sont eux les véritables faibles d’esprit, mais ils ne le savent pas. Quand ils rencontrent ceux qui ont cru, ils disent : « Nous croyons » ; mais quand ils se trouvent seuls avec leurs diables, ils disent: « Nous sommes avec vous; en effet, nous ne faisions que nous moquer (d’eux) » (Qur’ân 2, 7-14).
Cette parole prophétique est aussi plus vraie que jamais : « Si l’individu n’a ni pudeur ni honte, il fera ce qui lui chante (c’est-à-dire n’importe quoi) »[10], car lorsque la pudeur vestimentaire disparait, elle tend à déteindre sur la pudeur corporelle, intellectuelle, verbale, sociale, etc. Et ceux qui transforment la Religion divine, – enjoignant la piété et la pudeur de façon générale même si cela est contrariant pour l’ego -, en passions humaines, ne semblent avoir aucune limite à contester les nécessités sociales, les vertus spirituelles, les qualités morales et les normes traditionnelles qui sont pourtant parfaitement en phase avec le Qur’ân, mais qui sont certes souvent incompatibles avec la décadence du monde moderne, ou les dérives humaines ayant pu exister par le passé. L’Humanité se plaint – à juste titre – aujourd’hui du fait que les femmes et leurs hommes passent leur temps à faire n’importe quoi sur les réseaux sociaux (des défis mortels et stupides, montrer leurs poitrines, leurs fesses ou d’autres parties intimes, …) au lieu de soigner leur corps et de veiller à leur santé (physique, mentale et spirituelle) et de vivre une vie plus saine, digne, propre, sereine et bénéfique pour eux-mêmes comme pour leurs semblables. Auparavant, les gens nourrissaient de bonnes ambitions (prendre soin de la nature et de leurs proches, être médecin ou ingénieur pour être utiles à la société, etc.) mais aujourd’hui les jeunes veulent devenir « influenceurs » pour alimenter l’industrie de la marchandisation sexuelle (pornographique ou non) et consumériste – détruisant à petit feu la planète et l’Humanité -.
Il est compréhensible néanmoins que les personnes qui ont été abusées par un système sexiste et violent associent, – par erreur -, ces abus au patriarcat, mais c’est là un amalgame fâcheux. Si une femme commet une atrocité, devrait-on généraliser et croire que la femme est en soi foncièrement et systématiquement mauvaise ? Certainement pas. S’il est donc possible de « comprendre » que la haine du patriarcat émane de celles qui furent victimes d’abus, pour les autres, cela n’est pas justifiable, même s’ils sont victimes d’un conditionnement mental suite au matraquage médiatique et à la propagande du système éducatif imposé par l’oligarchie, en phase avec la société capitaliste et consumériste. En voulant éradiquer toute trace de « patriarcat », ces personnes finissent par tomber dans l’injustice, la haine, l’intolérance, le fanatisme et les inégalités qu’ils prétendaient pourtant vouloir combattre.
En sociologie la définition du patriarcat est particulière (quoi qu’assez floue et construite, et liée à une idéologie plus qu’à une spiritualité), mais en tant que musulmans, il nous faut en revenir à la définition qurânique, qui transcende les constructions sociologiques et idéologiques des différentes cultures (modernes ou anciennes). Du reste, il est important de défendre les droits qu’Allâh nous a accordé (hommes et femmes) car si on ne le fait pas, d’autres le feront mais avec de mauvaises intentions comme nous pouvons le voir. Les abus doivent toujours être dénoncés (d’un côté comme de l’autre), car fermer les yeux sur un problème réel ne fait que l’amplifier au fil du temps. Traditionnellement, le patriarcat renvoie à la fonction de l’homme en tant que chef de famille, – qui est une notion entérinée dans le Qur’ân -. Mais cette fonction est conditionnée par un cadre spirituel et éthique, et c’est quand ce cadre saute, et que cette fonction n’est plus accomplie dans la perspective instituée par Allâh que les abus surviennent. Allâh dit : « Les hommes assument et prennent soin [doivent toujours se comporter convenablement ; qawwâmûna] des femmes, par la faveur qu’Allâh a accordée aux uns par rapport à d’autres, et par ce qu’ils ont fait circuler de leurs biens. Les femmes vertueuses [qânitât] se recueillent (spirituellement), gardiennes, devant le mystère, par ce qu’Allâh garde » (Qur’ân 4, 34). Il ne faut donc pas faire l’amalgame entre la fonction et ses éventuels abus, car la fonction (instituée par Allâh) est noble par essence, contrairement aux dérives et aux abus, qui eux, sont des « accidents » à dénoncer, car relevant d’une faiblesse humaine qu’il faut condamner et ne pas approuver. Si une femme se montrait incompétente à son boulot ou en tant que mère de famille, faudrait-il blâmer la femme en tant qu’individu, ou la fonction en tant que tel, et donc pénaliser l’ensemble des femmes qui travaillent ou occupent le rôle de mère de famille, – alors même que beaucoup d’entre elles accomplissent leur rôle ou leur métier convenablement et même admirablement pour un certain nombre d’entre elles (à l’instar de leur équivalent masculin) ? Les fonctions qu’Allâh a assignées aux femmes sont nobles également, et dire le contraire serait mécroire en une partie du Livre (Qur’ân), et se détourner de l’intelligence.
Ici, la problématique soulevée concerne ceux et celles qui éprouvent une haine viscérale contre une notion (le patriarcat) qu’ils ne comprennent même pas, et qui s’en prennent au voile et donc aux femmes voilées. Il n’est pas question, dans la problématique traitée ici, de dénoncer les mouvements féministes qui défendraient les droits (légitimes) des femmes, qu’ils soient en lien avec l’islam ou non.
[1] Rapporté par al-Bukharî dans son Sahîh n°2554 et n°7138 ainsi que dans son Al-Adab Al-Mufrad n°206, par Muslim dans son Sahîh n°1829, par Abû Dawûd dans ses Sunân n°2928, par At-Tirmidhî dans ses Sunân n°1705.
[2] Charles-André Gilis, La papauté contre l’islam : Genèse d’une dérive, éd. Le Turban Noir, 2007.
[3] Gertrud von Le Fort, La femme éternelle, 1934.
[4] Titus Burckhardt, L’art de l’Islam – Langage et signification, éd. Sindbad, 1985, dans l’introduction, pp. 11-13.
[5] Ibid., pp. 287-288.
[6] Titus Burckhardt, Principes et méthodes de l’art, éd. Dervy, 2011.
[7] Ibid., pp. 143-149.
[8] Ibid., pp. 158-161.
[9] Rapporté par Al-Hâkim dans son Al-Mustadrak n°2676, rapporté par An-Nasâ’î dans ses Sunân n°3939 avec une bonne chaîne selon Anâs, et d’autres
[10] Rapportée par al-Bukharî dans son Sahîh n°3483, 3484 et 6120 selon Abû Mas’ûd, par Ibn Mâjah dans ses Sunân n°4183, par Abû Dawûd dans ses Sunân n°4797 ; autre traduction selon la variante du hadîth : « Si tu n’as pas de pudeur, alors fais ce que tu veux ».
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Le Shaykh sûfi Ahmad Al-Alawî et l’érudit réformateur Ben Badis :
« Outre ses écrits pour la défense du Soufisme, on trouve dans Al-Balâgh des attaques du Cheikh contre les soi-disant « Réformateurs » pour leur constante complaisance à l’égard de l’époque moderne, aux dépens de la religion. En même temps, il exhorte les chefs des zawâyâ à mettre en pratique ce qu’ils enseignent. En ce qui concerne le monde en général, il prend position contre tous les mouvements antireligieux et en particulier contre le communisme. Pour les Musulmans, il insiste sur l’importance qu’il y a à élever le niveau général de connaissance de l’Arabe classique et dénonce la pratique de se faire naturaliser français. (113) Il met, inlassablement, en évidence les dangers de l’occidentalisation ou adoption des habitudes européennes de pensée et de vie et, en particulier, il condamne ces Musulmans qui portent des vêtements européens modernes. (114) En tant que guide spirituel, et par conséquent en suprême psychologue, il savait que les vêtements qui forment l’ambiance immédiate de l’âme humaine, ont un pouvoir incalculable de purification ou de corruption. Ce n’est pas sans raison, par exemple, que dans la Chrétienté et le Bouddhisme, les ordres religieux ont conservé, à travers les siècles, un costume qui avait été tracé et institué par une autorité spirituelle soucieuse de choisir une tenue compatible avec la vocation de celui qui la porte. En dehors de ces exemples, on peut d’ailleurs dire, d’une façon générale, que dans toutes les civilisations théocratiques, c’est-à-dire, dans toutes les civilisations à l’exception de la civilisation moderne, le vêtement a été plus ou moins inspiré par la conscience que l’homme est le représentant de Dieu sur la Terre, et ce n’est nulle part plus vrai que dans la civilisation islamique. En particulier, le vêtement arabe de l’Afrique du Nord-Ouest, turban, burnous et djellabah, qui n’a pas changé depuis des siècles, est une combinaison parfaite de simplicité, de sobriété et de dignité, et il conserve ces qualités jusque dans les haillons.
Al-Balâgh fut opiniâtrement attaqué par les modernistes et aussi, comme il fallait s’y attendre, par le groupe réformiste des Salafiyyah ; Ash-Shihâb persévéra dans une hostilité à peu près inaltérable jusqu’en 1931, date à laquelle, le rédacteur en chef, Ben Bâdis, eut l’occasion de venir à Mostaganem, invité à des noces où le Cheikh était également convié. Celui-ci, malgré l’état défectueux de sa santé — c’était à peine trois ans avant sa mort — accepta l’invitation parce qu’il eût été contraire à la coutume du Prophète de refuser d’assister à un mariage ; s’étant trouvé là, face à face avec le rédacteur en question, il invita ce dernier à venir dans sa zâwiyah.
Dans le numéro d’Ash-Shihâb qui suivit cette rencontre, parut l’information suivante :
« Cheikh Ahmed Ben “Alawih offrit un souper auquel assistèrent certaines personnalités de Mostaganem ainsi qu’une centaine de disciples du Cheikh. Celui-ci se montra d’une cordialité et d’une amabilité extrêmes, au point de servir lui-même certains de ses invités… Après le repas on récita des versets du Koran, puis les disciples du Cheikh se mirent à chanter des odes d’’Umar Ibn al-Fârîd; leur chant était d’une telle beauté que l’assistance en fut extrêmement émue. (115) L’agrément de cette soirée fut encore rehaussé par des intermèdes de discussions littéraires portant sur la signification de certains vers. Parmi les nombreuses marques de courtoisie que nous prodigua le Cheikh, notre hôte, je fus particulièrement sensible au fait que, pas une seule fois, il n’effleura un sujet de désaccord entre nous de la moindre allusion qui eût pu m’obliger à exprimer mon point de vue et à le défendre. Notre conversation se déroula toute sur les nombreuses questions au sujet desquelles nous sommes en parfait accord, évitant les quelques points sur lesquels nos opinions diffèrent ».
(113) En devenant citoyen français, un musulman algérien se trouve totalement assujetti à la loi française, tandis que les musulmans algériens non français étaient autorisés, du moins à certains égards, à rester assujettis à la loi koranique.
(114) Pour les diverses références à Al-Balâgh, voir Berque, pp. 718-28.
(115) Berque (p. 753) rapporte cette remarque que lui fit un jour le Cheikh : « La musique n’a pas les arêtes sèches du mot. Fluide et coulante, comme un ruisseau, elle porte l’homme à Dieu. ». ».
Martin Lings, Un Saint Musulman du Vingtième siècle, éd. Traditionnelles, 1973, pp. 136-137, chapitre Le Maître spirituel.