Il est assez commun d’entendre dire, aussi bien chez des orientalistes que chez certains musulmans, qu’Ibn ‘Arabî aurait été un panthéiste sous prétexte qu’il aurait professé la doctrine de la Wahdât al Wujûd, qui pour eux, s’identifierait au panthéisme. Or, il suffit de se référer à l’ensemble de l’œuvre du Shaykh al-Akbar, pour s’apercevoir que toute sa doctrine se fondait sur la Transcendance Divine à l’égard du Créé, tout en professant l’Immanence Divine quant à Ses Attributs. Cela est parfaitement évident dans ses Fûtuhât comme dans sa Tadhkirât à titre d’exemple.
Si cette expression n’est pas de lui, il professait cependant bien le Tawhîd dans sa dimension métaphysique, c’est-à-dire la plus élevée et la plus profonde qui soit. Nombreux sont les connaisseurs du Shaykh al-Akbar qui ont démontré l’orthodoxie islamique de sa doctrine, comme René Guénon, Titus Burckhardt, Seyyed Hossein Nasr, William Stoddart, Michel Vâlsan, Charles-André Gilis, Denis Gril, Grégory Vandamme, Roger Deladrière, Claude Addas, Michel Chodkiewicz et bien d’autres.
Rappelons également sa formation dans les sciences exotériques. Il étudia les lectures canoniques du Qur’ân (qirâ’ât) et la science du hadîth auprès de Ibn Sâfî al-Lakhmî ainsi que d’au moins 6 autres maîtres de qui il reçut l’autorisation de transmettre l’enseignement dans cette science. Il étudiera donc non seulement le tasawwûf mais aussi le Qur’ân, ses lectures et son exégèse (tafsîr), la langue arabe et la poésie, le fiqh (notamment auprès de juristes shafiites, zahirites, malikites et autres, tout en étant un mujtahid) et les ussuls (fondements) mais également les sciences du hadîth, puisqu’il composera des commentaires et des abrégés (ikhtisâr) des recueils de hadiths comme ceux de Bukharî, Muslim et de Tirmidhî. Il étudia notamment les sciences du hadîth avec son oncle Abû Muhammad ‘Abdallâh Ibn al-‘Arabî, Ibn Sâfî al-Lakhmî (à Séville), Ibn al-Baqrân (à Fès), Ibn ‘Abd al-Karîm al-Tamîmî (à Fès), Ibn al-Sâ’igh (à Ceuta), al-‘Abbâsî al-Hâshimî à la Mecque avec qui il étudia le Sahîh al-Bukharî, Abû al-Shujâ’ Ibn Rustam al-Isfahânî (le père de Nizhâm ‘Ayn al-Shams wa-l-Bahâ’ qui inspira à Ibn ‘Arabî son Turjumân al-ashwâq) avec qui il étudia le Jâmî’ at-Tirmidhî, avec Ibn Shaddâd et ‘Alî ibn Jâmî’ (qui lui transmettra également la khirqa d’al-Khidr) à Mossûl (en actuel Irak), Abû ‘Abdallâh ibn Al-Najjâr al-Mâlaqî, avec Al-Burhân Ibn ‘Alî al-Hadramî auprès de qui il étudia les Sunân d’Abû Dawûd à la Mecque. On sait qu’il étudia également le Musnad de l’imâm Ahmad, puisque son œuvre regorge de ahadiths (sur le plan historique/horizontal) provenant des recueils de al-Bukharî, Muslim, Tirmidhî, Abû Dawûd et Ahmad essentiellement.
Parmi ses maîtres dans le fiqh, on trouve plusieurs juristes shafiites comme Abû Bakr Ibn Mûsa al-Bayhaqî, et parmi les autres références sur lesquelles il puise, il y a des historiens, juristes et muhhadithin comme Ibn ‘Asâkir (m. 571H/1176) et Ibn Bashkuwâl (m. 578 H/1183).
L’œuvre de Ibn Hazm lui fut transmise par ‘Abd al-Haqq al-Azdî al-Ishbîlî (m. 622 H/1225). Il étudia également de nombreux ouvrages d’Ibn al-Jawzî et de ‘Abd al-Qadîr al-Jilânî parmi les hanbalites (même si Al-Jilânî était un mujtahid qui connaissait la fatwa selon les 4 écoles).
Si Ibn ‘Arabî n’était pas un grand partisan du qiyâs (analogie) concernant les questions juridiques, son refus de son emploi n’était pas absolu comme dans le cas de Ibn Hazm. Il l’acceptait dans certains cas, tant que des preuves bien établies (la Qur’ân, la Sunnah confirmée et le consensus des compagnons) pouvaient appuyer le qiyâs et la réflexion, légitimant donc l’analogie et la réflexion comme étant des choses permises y compris dans le fiqh, tant que leurs relations avec le Qur’ân et la Sunnah bien établie étaient fondées. Le qiyâs n’est donc pas un fondement légal (asl) pour Ibn ‘Arabî, mais un outil autorisé et utile dans certains cas.
Ibn ‘ Arabî était aussi proche (ami) du souverain ayyûbide de Damas, al-Muzhaffar, c’est-à-dire al-Malik al-Ashraf (626-635 H), protecteur du Tasawwuf. C’est lui qui, en 628 H, avait fondé l’école pour l’enseignement du Hadîth portant son nom : al-Ashrafiyya.
Ceci étant dit, revenons à sa vision concernant la théologie islamique. Parmi les propos du Shaykh ‘Abd Al-Qadîr al-Jilânî dans la ‘aqida, et repris par Ibn ‘Arabî dans sa Tadhkirât nous trouvons par exemple ceci : « Notre Seigneur est Celui qui est proche dans Son élévation, élevé dans Sa proximité. Il est présent aux choses par Sa Science sans aucun mélange, témoin par Sa Connaissance sans aucun contact. Il est Riche, se passant de Sa création. Il pourvoit à la subsistance et n’est pas pourvu. Il nourrit et n’est pas nourri. Il protège et n’est pas protégé. Il est Vivant, d’une vie ni acquise ni précédée. Savant, d’une science ni produite, ni voilée, ni finie. Puissant, d’une puissance qui n’est pas limitée… Il retient et II donne. Il est satisfait et II manifeste Sa Rigueur (litt. en colère). Il a donné l’existence et Il a privé d’existence… Par le manteau de Sa grandeur II a caché aux intelligences la connaissance de la nature de Son Essence, et par la lumière de Sa Permanence II a empêché les regards d’atteindre la vérité de Son Unité. Toutes les fois que l’imagination discourt sur Lui, que la compréhension L’explique, que la raison se Le représente, ou que l’esprit Le conçoit, l’Infinité d’Allâh, Sa Majesté et Sa Grandeur sont bien différentes de tout cela ».
Cela est totalement conforme à l’orthodoxie islamique, c’est-à-dire à la vision qurânique.
D’où viennent donc ces accusations à son encontre ? En général, elles proviennent d’une méconnaissance directe de l’œuvre et de la vie de Ibn ‘Arabî, où certains répètent, sans même l’avoir lu, les fausses accusations et les incompréhensions de certains savants et penseurs à son sujet. D’autres fois, cela provient des mauvaises traductions ou des mauvaises compréhensions que certains en ont eu, soit à travers des passages partiels et sortis de leur contexte, soit à travers des sources de seconde main.
La confusion du mot « wujûd » y est sans doute pour beaucoup, puisqu’il peut signifier « étant, existant, être, existence, irritent ».
Aussi, peu ont fait attention pour savoir « où situer » cette doctrine, qui est éminemment métaphysique et non pas théologique, – celle-ci se situant sur le plan mental et donc celui de la dualité (Créateur/Création ; Incréé/créé) -. Sur le plan théologique, comme l’a bien précisé le Shaykh As-Safâdî (qui eut aussi bien Ad-Dhahâbî, – qui fut l’élève de Ibn Taymiyya – que Taqî ud-Dîn As-Subkî comme maîtres) dans son célèbre al-Wafi bi’l-Wafayat, la ‘aqida du Shaykh Ibn ‘Arabî était celle du credo asharite primitif, – proche de l’atharisme -.
La terminologie métaphysique employée par Ibn ‘Arabî rappelle celle de l’imâm Abû Hâmid al-Ghazâlî (dont Ibn ‘Arabî a fait aussi l’éloge), notamment ce que l’on trouve dans son Mishkât al-Anwâr.
Mais avant d’en venir aux textes mêmes d’Ibn ‘ Arabî, qui ne laissent aucun doute et le lavent de tout soupçon, il nous faut envisager une deuxième explication à l’incompréhension dont a été victime le Shaykh al-akbar, même de la part de ses partisans et défenseurs, tels que le Shaykh al- Nâbulsî (m. 1143 H/1731), juriste, théologien, exégète et sûfi, et auteur d’al- Idâh al-maqsûd min wahdat al-wujûd. L’erreur fondamentale est de considérer la doctrine de la non-dualité comme une thèse philosophique ou théologique, ce qui la rend inévitablement vulnérable et discutable. « La défendre par des raisonnements et des spéculations, c’est se placer sur le même terrain que ses adversaires, et les arguments pour et contre ne sauraient entraîner l’adhésion que de ceux qui sont déjà convaincus d’avance de sa vérité ou de sa fausseté » nous rappelait Roger Deladrière dans l’introduction de sa traduction ayant pour titre La profession de foi (éd. Actes Sud, 1985)..
Ainsi, la wahdat al-wujûd n’est pas l’aboutissement d’un raisonnement spéculatif, mais découle d’une évidence confirmée par la vision spirituelle, – via le dévoilement spirituel (kashf) -, qui lui a été accordée, – tout comme à l’ensemble des grands maîtres spirituels – au terme de sa « réalisation descendante » et une conséquence ultime de l’état de Sainteté suprême (walâya), la « délivrance » de la connaissance du multiple restant séparée de la connaissance de l’Un. Les développements exposés par son « disciple » Al-Qashânî peuvent nous éclairer à y voir plus clair, notamment son commentaire de la Sûrah 94 (Sûrah al-Inshirâh). Dans cette Sûrah l’expression : « inna ma’ a-l-‘ usri yusra » (« Certes avec la peine (difficulté) vient la félicité (facilité) ! ») se trouve énoncée 2 fois de suite. Les commentateurs exotéristes, qui ne se réfèrent qu’à des critères linguistiques, n’y ont vu que « répétition » (takrâr), « confirmation » (ta’yîd) ou « corroboration » (ta’kîd). L’explication donnée par al-Qâshânî est particulièrement instructive, car elle se rattache aux 2 phases de la réalisation spirituelle du Prophète, ascendante et descendante, et qu’elles doivent se reproduire chez le Saint (walî) pour que celui-ci devienne l’Héritier parfait (al-wârith al-kâmil) du Prophète, ce qui était précisément le cas du Shaykh al-akbar. Dans la phase ascendante de sa « réalisation », le Prophète était « voilé » par la connaissance du « multiple », c’était le premier ihtijâb et le premier ‘usr. Lorsqu’il est parvenu à la connaissance de l’Un, au mont Hirâ’, ce fut pour lui le premier yusr, la première félicité. La connaissance d’Allâh voilait dès lors pour lui la connaissance du multiple pour accomplir sa mission et cela était pour lui le deuxième ihtijâb et le deuxième ‘usr. Il était « mahjûb bi-l-Haqq ‘an al-khalq » et ne pouvait supporter le poids de la nubuwwa (la fonction prophétique). Allâh lui a alors « dilaté la poitrine » et a supprimé le « deuxième voile » et le deuxième ‘ usr. Ce fut alors par cette « dilatation de la poitrine » (inshirâh al-sadr) qu’il obtint le deuxième yusr, la deuxième félicité, et que son être put englober simultanément l’Un et le multiple, par une dimension ontologique nouvelle qu’Allâh lui avait accordée et qu’al-Qâshânî appelle : al-wujûd al-mawhûb al-haqqânî, c’est-à-dire « l’être véritable de Don Divin ». La « connaissance » du Prophète était donc totalement parfaite : la connaissance du multiple séparé de l’Un, la connaissance de l’Un séparé du multiple, et la connaissance simultanée et englobante de l’Un et du multiple. Cette connaissance totale est celle qui est accordée à celui qui marche sur les traces du Prophète et qui en est l’« Héritier parfait », par sa double réalisation, ascendante et descendante, et c’est la connaissance de l’« Homme total » (al-Insân al-kâmil), et qui est la doctrine de la non-dualité telle qu’exposée dans ses Fusûs al-Hikâm, souvent mal interprétées.
Le raisonnement d’al-Nâbulsî dans al-Idâh al-maqsûd (p.9) revient finalement à dire que l’existence des êtres contingents n’aurait aucun fondement ni aucune réalité sans la Réalité Divine ; sans l’Être Divin les êtres contingents ne seraient que pur néant. Leur existence n’est donc pas autre que celle d’Allâh, – qui puisent leur existence de Sa Réalité -. Selon le Shaykh al-Nâbulsî l’erreur des mutakallimîn (théologiens enracinés dans l’argumentation logico-rationnelle) provient de ce qu’ils confondent existence et existants (wujûd wa- mawjûdîn), et qu’ils maintiennent ainsi la distinction illusoire entre une « existence éternelle » (wujûd qadîm) et une « existence contingente » (wujûd hâdith) ; mais ce sont les « existants » qui sont contingents et non pas l’existence.
Au paragraphe 47 de la Tadhkira, Ibn ‘ Arabî affirme « Les créatures sont soumises à la disparition, à l’apparition, au changement, à la destruction, et au passage d’une situation à une autre. « De même qu’Il vous a créés une première fois, vous retournerez ». Elles existent par autre qu’elles, et l’existence pour elles est un prêt, un transfert (majâz) et un emprunt (musta’âr), et si l’existence était pour elles une vérité (haqiqa), elle serait semblable à l’existence de l’Être ; Allâh est sublime et trop haut pour cela. « Assurément toute chose sauf Allâh est illusoire » et « Toute chose est périssable sauf Sa Face » — que Sa Majesté est grande ! — Ainsi vous comprenez qu’absolument rien ne peut coexister avec Lui — exalté soit-Il ! —puisque les choses sont soumises à la destruction et aux vicissitudes. Et tout ce que les êtres possibles (mumkinât) obtiennent de l’Être Divin — exalté soit-Il ! — est que se lève sur eux le soleil de l’existentiation (shams al-îjâd), et s’il s’abstenait un instant de renouveler leur existentiation, ils seraient anéantis immédiatement, instantanément ». Ici, le Shaykh Ibn ‘Arabî emploie, pour caractériser l’existence des êtres contingents, des termes familiers de la rhétorique des théologiens : majâz (« transfert de sens »), musta‘âr (« métaphore »), haqîqa (« sens propre »).
La similitude est frappante avec le texte de l’imâm Al-Ghazâlî dans son Mishkat Al-Anwar : « Le terme de « lumière » (nûr) appliqué à autre chose qu’à la Lumière principielle (al-nûr al-awwal) est pure métaphore majâz ; en effet tout ce qui est autre qu’Elle, si on le considère dans son essence et en tant qu’essence, n’a pas de lumière en propre ; bien plus, sa nature lumineuse est « empruntée » (musta‘ âra) à autre que lui, et sa nature lumineuse empruntée ne subsiste pas par elle-même mais par autre qu’elle. Et la relation entre celui à qui on emprunte (musta’âr) et celui qui emprunte (musta’îr) est pure métaphore — ou « pur transfert » — (majâz mahd). Considérez ceci : celui qui emprunte des vêtements, un cheval, des étriers et une selle, et qui enfourche la monture sur laquelle l’installe celui qui lui prête tout cela, est-il riche en vérité ou métaphoriquement (bi-l-haqîqa ivj bi-l-majâz) ? Le riche est-il celui qui prête (mu’ir) celui qui emprunte (musta‘îr) ? Le riche est uniquement celui qui prête, car c’est de lui que vient le prêt et le don, et c’est lui qui peut réclamer et enlever. Dans ces conditions, c’est la Lumière véritable (al-nûr al-haqq) qui détient la Création et l’Ordre (al-khalq wa-l-amr), c’est Elle qui donne la lumière d’abord et qui la maintient ensuite en permanence ».
L’un des versets-clés du Qur’ân de la doctrine est celle-ci : « Kullu fhay’in hâlikun illâ wajhahu » (« Toute chose est périssable sauf Sa Face », 18, 88) car exprimant qu’en toute chose il y a la Face de l’Être divin (wajh al-Haqq iî kulli shay’), et que tout ce qui périt, tout en étant lié à Sa Face, est autre que Lui.
Le Shaykh Al-Akbar traite ce point de doctrine notamment dans ses réponses aux questions de Tirmidhî, question 26 : « Quel est le commencement de la manifestation de l’Esprit ? » et question 97 : « Quelle est la part qui concerne les croyants dans Sa parole : « Toute chose est périssable sauf Sa Face » (108) ? ».
Toujours dans la même œuvre, Al-Ghazâlî écrit ceci : « A partir de là, les connaissants (‘arifûn) s’élèvent depuis le bas de l’être métaphorique (majâz) jusqu’au sommet de l’être vrai (haqîqa), et alors ils ont parfait leur ascension spirituelle (mi‘râj) et ils ont vu par la contemplation de visu (al-mushâhada al-” iyâniyya) qu’il n’y a dans l’existence qu’Allâh — exalté soit-il ! — et que « toute chose est périssable sauf Sa Face ». Non pas que la chose devient périssable à un certain moment, mais au contraire qu’elle est périssable éternellement et perpétuellement et qu’elle ne saurait être conçue qu’ainsi. En effet toute chose autre que Lui, envisagée dans son essence et en tant qu’essence, est pur néant (‘adam mahd), tandis que si l’on considère la « face » (wajh) par laquelle se communique à elle l’existence à partir de l’Un vrai (al-awwal al-haqq), on la voit comme existante (mawjûd), non pas dans son essence (dhât) mais par la face de son existentiateur (mûjid), de sorte que l’existant est la face d’Allâh — exalté soit-il ! — uniquement. Chaque chose a donc 2 faces : une face tournée vers elle-même et une face tournée vers son Seigneur ; si l’on considère sa face à elle, elle est néant, et si l’on considère la face d’Allâh — exalté soit-il ! — elle existe. Ainsi donc il n’y a pas d’autre existant (absolu) qu’Allâh — exalté soit-il ! — et Sa Face. Dans ces conditions toute chose est périssable sauf Sa Face éternellement et perpétuellement. Ces connaissants n’ont plus besoin d’attendre le Jour de la Résurrection pour entendre l’appel du Créateur — exalté soit-Il ! — leur demandant : « A qui appartient le Royaume aujourd’hui ? A l’Unique, au Tout-Puissant » (Qur’ân 40, 16), mais au contraire cet appel ne quittera plus jamais leurs oreilles ».
Dans sa réponse à Ibn Sawdakîn, Ibn ‘Arabî dit : « Toute chose contingente procède de l’Etre nécessaire par son Essence selon une « face » qui lui est propre… L’être contingent, qu’il soit produit à l’occasion d’une cause (‘inda sabab) ou qu’il procède d’une cause (‘an sabab), est contemplé par ceux qui « réalisent la vérité » (al- muhaqqiqûn) comme procédant de cette face qui lui est propre, car ils ne voient jamais une chose sans voir en elle la Face de l’Être divin (wajh al-Haqq). Face qui ne saurait faire défaut car la chose ne saurait subsister sans elle ».
Et dans sa réponse à la question n. 97 de Tirmidhî, il dit : « Notre position doctrinale est la suivante : l’être possible n’est tel que pour être support de manifestation (mazhhar) et non pour recevoir la qualification de l’existence de sorte que l’existence serait son être. Dans ces conditions, dans l’être possible (mumkin) l’existence n’est pas l’être de l’existant, mais elle est un état transitaire (hâl) pour l’être de l’existant et par lequel le possible est appelé existant, métaphoriquement et non pas au sens vrai ».
En sus des versets qurâniques, Ibn ‘Arabî cite également des arguments tirés de la Tradition concernant certains compagnons du Prophète, comme ce qu’il rapporte dans son Kitâb al-i’lâm bi-ishârât ahl al-ilhâm : « Le Juste (Abû Bakr) — qu’Allâh soit satisfait de lui ! — a dit : « Je n’ai pas vu de chose sans avoir vu Allâh avant la chose (qablahu) ». Le Censeur (al-Fârûq : ‘Umar) — qu’Allâh soit satisfait de lui ! — a dit : « Je n’ai pas vu de chose sans voir vu Allâh simultanément avec la chose (ma’ahu) ». On rapporte que ‘Uthmân a dit : « Je n’ai pas vu de chose sans avoir vu Allâh après la chose (ba’dahu) » ». Il montre ainsi que cette connaissance et la vision de la « face divine » des choses ne peuvent être « réalisées » que par des Saints, à commencer par les saints parmi les compagnons du Prophète (‘alayhî salât wa salâm). Et c’est dans ce sens-là qu’il faut comprendre ses paroles du genre : « Celui qu’Allâh aura illuminé Le voit dans tout » (Ibn ‘Arabî, Futûhât al-Makkiyya, 3/247).
L’imâm et Shaykh Ibn ‘Arabî a dit dans son Kitâb al-Futuwwa : « (…) pour les gens réalisés il n’y a pas de prohibition mais des dons éternels qui ne s’épuisent pas, et une abondance continuellement jaillissante : « (…) Regarde bien la prohibition, mon frère, tu trouveras quelle est l’essence même du don. Les dons d’Allâh sont comme la lumière du soleil qui se répand partant de la même manière et de la même intensité. C’est la différence de luminosité des objets et leurs diverses aptitudes à contenir la lumière qui sont causes des différentes intensités de la lumière, pas la lumière elle-même. De façon semblable, c’est la prédisposition des gens qui fait qu’ils acceptent les dons d’Allâh qui jaillissent et se répandent sur toutes les créatures. Si l’homme examine bien sa condition, il comprendra que la prohibition n’existe pas. Le wujâd (existence) est le jûd (générosité) même. La générosité divine exclut la prohibition ».
Un homme dit en présence de l’imâm du Salaf et Sûfi d’Abû Yazîd Al-Bistâmî (m. vers 234 H/849 et 261 H/875) : « Il est surprenant qu’il y ait des gens qui connaissent Allâh et qui Lui désobéissent ! ». Il répondit : « Il est plus surprenant encore de connaître Allâh et de Lui obéir ! », ce qui se comprend que lorsque l’on contemple Allâh seul, il n’y a plus obéissance ni désobéissance, puisque les lois de la dualité n’existent plus dans la conscience de l être créé qui contemple Allâh, car la conscience individuelle se dissipe pour ne voir que Lui.
L’imâm et Shaykh Ibn ‘Arabî a dit dans son Futûhât al-Makkiyya : « Celui qui aura commis le mal dira : « Plût au ciel que j’aie accompli le bien ! » et celui qui aura accompli le bien dira : « Plût au ciel que j’en aie fait plus ! » ; le gnostique, lui, ne dira rien puisqu’il n’y aura aucun changement de son état qui sera dans la vie future comme était en ce bas-monde, je veux dire sous le rapport de la contemplation (shuhûd) de son Seigneur et du renoncement à toute possession (mulk) et à toute autorité (tasarruf). Aucun acte ne lui est donc assignable à propos duquel il pourrait regretter de ne pas avoir fait plus ou de ne pas avoir fait mieux. Et les fautes qu’il commet sont décrétées par Allâh et ne sont accomplies par Lui que sous l’effet de ce décret [sans volonté propre de sa part]. Il les lui pardonne en y substituant (tabdîl) un bien exactement équivalent à ces fautes, sans rien de plus ou de moins.
Le gnostique revient à Allâh (ou « se repent envers Allâh » tâ’ib ilâ Llâh) à chaque respiration et en tout acte qui procède de Lui, et son repentir est à la fois celui que prescrit la Loi (tawba shar’iyya) et celui qu’exigent les Réalités Essentielles (tawba haqiqiyya). Le repentir prescrit par la Loi, c’est le regret des infractions commises (al-mukhâlafât). Le repentir confirme aux Réalités Essentielles consiste à renoncer à tout pouvoir, à toute puissance au profit du pouvoir et la puissance d’Allâh. Le gnostique ne cesse jamais de se tenir entre ces 2 formes de repentir tant qu’il se trouve dans ce monde-ci, le monde de l’obligation légale (dâr al-taklif). Même si Allâh lui fait savoir qu’il lui a été dit : « Fais ce que tu veux, Je t’ai déjà pardonné », cela ne le conduit pas à sortir de son état de renoncement. Toutefois après qu’il a reçu cette information (ta’rif), il n’est plus astreint au repentir, car tous ses actes rentrent alors dans la catégorie du licite (mubâh), du recommandé (nadb) ou de l’obligatoire (fard) et aucun d’eux ne relève plus désormais de la catégorie du détestable/réprouvé (makrûh) ou de l’interdit (mahzûr). En effet, la Loi a fait cesser ce statut pour lui dans ce monde-ci ».
Cela permettra d’y voir plus clair, et de connaitre les subtilités de cette doctrine, qui ne doit absolument pas être confondu ou transposé avec la croyance panthéiste sur le plan de la dualité, ni même avec la croyance relative à l’incarnationnisme.