« En vérité, Allâh et ses Anges bénissent le Prophète ; ô vous qui croyez, bénissez-le et présentez-lui le salut ! » (Qur’ân 33, 56).
Ce verset est parfois mal compris quand la traduction est « Allâh et Ses Anges prient sur le Prophète » car d’un point de vue théologique et juridique, évidemment il n’y a que les créatures qui prient Allâh (au sens de la demande et de la prosternation), or ici il est plutôt question de grâce unifiante, de salutations et de bénédictions envoyées sur le Prophète Muhammad (ﷺ).
Le métaphysicien et logicien Frithjof Schuon (Shaykh Îsâ Nûr ad-Dîn) commenta d’ailleurs ce verset et dit : « « En vérité, Dieu et ses Anges bénissent le Prophète ; ô vous qui croyez, bénissez-le et présentez-lui le salut ! » (Koran, XXXIII, 56). Ce verset constitue le fondement scripturaire de la « Prière sur le Prophète », — ou plus exactement la « Bénédiction du Prophète », — prière qui est d’un emploi général dans l’Islam, puisque le Koran et la Sounna la recommandent, mais qui revêt un caractère particulier dans l’ésotérisme, dont elle est un symbole de base. La signification ésotérique du verset est la suivante : Dieu, le Ciel et la Terre — ou le Principe (qui est non-manifesté), la manifestation supra- formelle (les états angéliques) et la manifestation formelle (comprenant les hommes et les djinn, c’est-à-dire les deux catégories d’êtres corruptibles (1), d’où la nécessité d’une injonction) — confèrent (ou transmettent, suivant le cas) des grâces vitales à la Manifestation universelle ou, sous un autre rapport, au centre de celle-ci, lequel est l’Intellect cosmique (2). Qui bénit le Prophète, bénit implicitement le monde et l’Esprit universel (Er-Rûh) (3),
l’Univers et l’Intellect, la Totalité et le Centre, en sorte que la bénédiction retombe, décuplée, de la part de chacune de ces manifestations du Principe (4), sur l’homme qui a mis son coeur dans cette oraison.
Les termes de la « Prière sur le Prophète » sont en général les suivants, bien qu’il en existe des variations et des développements multiples : « O (mon) Dieu (Allahumma), bénis notre Seigneur Mohammed, ton Serviteur (’Abd) et ton Envoyé (Rasûl), le Prophète illettré (En-Nabî el-ummî), et sa famille et ses compagnons, et salue-les. » Les mots « saluer » (sallam) et « salutation » (taslîm) ou « paix » (salâm) (5) signifient, de la part du croyant, un hommage révé- rentiel (le Koran dit : « Et présentez-lui le salut ! »), donc une attitude personnelle, alors que la bénédiction fait intervenir la Divinité, car c’est elle qui bénit ; de la part de Dieu, la « salutation » est un « regard » ou une « parole », c’est-à-dire un élément de grâce, non « central » comme dans le cas de la « bénédiction » (çalât : çallâ ’alâ, « prier sur »), mais « périphérique », c’est-à-dire concernant l’individu et la vie, non l’intellect et la gnose.
C’est pour cela qu’on fait suivre le Nom de Mohammed de la « bénédiction » et du « salut », et les noms des autres « Envoyés » et des Anges du « salut » seulement : au point de vue de l’Islam, c’est Mohammed qui incarne « actuellement » et « définitivement » la Révélation, et celle-ci correspond à la « bénédiction », non à la « salutation » ; dans le même sens plus ou moins exotérique, on pourrait faire remarquer que la « bénédiction » se réfère à l’inspiration prophétique et au caractère « relativement unique » et « central » de l’Avatâra envisagé, la « salutation » se référant à la perfection humaine, cosmique, existentielle, de tous les Avatâras, ou encore à la perfection des Anges (6). La « bénédiction » est une qualité transcendante, active et « verticale » ; la « salutation », une qualité immanente, passive et « horizontale » ; ou encore, la « salutation » concerne l’ « extérieur », le « support », tandis que la « bénédiction » concerne l’ « intérieur », le « contenu », qu’il s’agisse d’actes divins ou d’attitudes humaines. Il y a là toute la différence entre le « surnaturel » et le « naturel » : la « bénédiction » signifie la présence divine en tant qu’elle est un influx incessant, ce qui dans le microcosme — l’Intellect — devient l’intuition ou l’inspiration, et chez le Prophète, la Révélation ; en revanche, la « paix » ou le « salut » signifie la présence divine en tant qu’elle est inhérente au cosmos, ce qui dans le microcosme devient l’intelligence, la vertu, la sagesse ; elle relève de l’équilibre existentiel, de l’économie cosmique. Il est vrai que l’inspiration 1 intellective — ou la science infuse — est « surnaturelle » également, mais elle l’est pour ainsi dire d’une manière « naturelle », dans le cadre et selon les possibilités de la « Nature ».
(1) Ce sont les deux « poids » ou « espèces pesantes » (eth- thaqalân) dont parle le Koran (Sourate du Miséricordieux, 31). Les hommes sont créés de « terre glaise » (tîn), c’est-à-dire de matière, et les djinns de « feu », de substance immatérielle ou animique, « subtile » (sukshma) comme diraient les Hindous. Les Anges, eux, sont créés de « lumière » (nûr), de substance informelle ; leurs différences sont comparables à celles des couleurs, des sons ou des parfums, non des formes, qui leur apparaissent comme des pétrifications et des brisements.
(2) Cette prière équivaut par conséquent, en partie du moins, au voeu bouddhique : « Que tous les êtres soient heureux ».
(3) Appelé aussi « Intellect premier » (El-’Aql el-awwal) ; il est soit « créé », soit « incréé », suivant les façons de l’envisager.
(4) « Qui me bénit une seule fois, — a dit le Prophète, — Dieu le bénira dix fois… » Citons aussi cet autre hadîth : « En vérité, l’Archange Gabriel vint à moi et me dit : O Mohammed, nul de ta communauté ne te bénit sans que je ne le bénisse dix fois, et nul de ta communauté ne te salue sans que je ne le salue dix fois. » D’après un autre hadîth, Dieu crée de chaque prière sur le Prophète un ange, ce qui est plein de sens au point de vue de l’économie des énergies spirituelles et cosmiques. — Nos lecteurs habituels sont familiarisés avec ces catégories védantines de formulation guénonienne : manifestation grossière ou « matérielle » et manifestation subtile ou « animique », les deux constituant ensemble la manifestation formelle ; puis la manifestation informelle (supraformelle) ou « angélique » qui, ensemble avec la manifestation formelle, constituent la manifestation tout court ; et enfin la non-manifestation qui est le Principe et qui comprend l’Etre et le Non-Etre (Sur-Etre). La base de ces catégories est la distinction initiale entre le Principe et la manifestation.
(5) Saluer, en arabe, c’est « donner la paix » ; c’est prononcer : « Que la Paix soit sur vous » (es-salâmu ’alaïkum).
(6) L’Esprit (Er-Rûh) fait exception à cause de sa position centrale parmi les Anges, laquelle lui confère la fonction « prothétique » par excellence ; le Koran le mentionne séparément à côté des Anges, et l’on dit aussi qu’il n’a pas dû se prosterner, : comme ceux-ci, devant Adam ; en logique musulmane, il mériterait, comme Mohammed, et la çalât et le salâm. L’Archange Gabriel personnifie une fonction de l’Esprit, à savoir le rayon céleste qui atteint les Prophètes terrestres ».
(Frithjof Schuon, Comprendre l’islam, éd. Gallimard, 1961, pp. 129-132).
Ainsi, le Prophète Muhammad (ﷺ), tout en étant un homme dans sa dimension créée, est aussi un être unique et singulier dans ses autres aspects, un modèle excellent à suivre, l’intercesseur universel par excellence, l’archétype et prototype de « l’Homme (complet) universel » (al-insân al-Kâmil), de l’Homme réalisé spirituellement et de l’adorateur pur du Divin. Il est le guide réalisé et la voie totalisatrice choisis par Allâh pour nous conduire jusqu’à Lui !