On entend parfois des gens dire : « Ces savants ou auteurs-là ne sont pas utiles ou nécessaires aux musulmans…Le Qur’ân et la Sunnah nous suffisent ».
Mais qui sont-ils pour dire que telle œuvre est inutile pour les croyants ? De plus, ce sont les mêmes personnes qui nous disent par la suite que nous sommes obligés de comprendre telle et telle chose selon untel, selon tel salaf, selon telle école (théologique ou juridique), selon tel juriste, selon tel médecin, etc., ce qui est contradictoire. Se pose aussi la question de la compréhension de ce que l’on lit (que ce soit le Qur’ân, la Sunnah, la médecine, le droit, …). L’existence-même d’un large et vaste patrimoine exégétique, logique, philosophique, juridique, théologique ou spirituel montre qu’il y a toujours eu ce besoin de clarifier les choses, de les développer, d’en expliciter les secrets, les subtilités et les sagesses, – pour chaque époque -, tout comme le fait de nourrir puis de communiquer toute cette effervescence et activité de l’esprit…
Mais à notre époque où est tout chamboulé, les arguments psychologiques, culturels ou exotériques ne suffisent plus à répondre aux interrogations (souvent légitimes) que se posent de nombreux musulmans. Il y a donc là la nécessité d’y faire face par des arguments pertinents et des solutions appropriées. C’est ce qu’avait déjà remarqué Frithjof Schuon : « Il faut dire que les progressistes ne se trompent pas tout à fait quand ils estiment qu’il y a quelque chose, dans la religion, qui ne va plus ; en fait, l’argumentation individualiste et sentimentale avec laquelle opère la piété traditionnelle ne mord plus guère sur les consciences, et il en est ainsi, non seulement pour la simple raison que l’homme moderne est irréligieux, mais aussi parce que les arguments religieux habituels, n’allant pas suffisamment au fond des choses et n’ayant d’ailleurs pas eu besoin autrefois de le faire, sont quelque peu usés psychologiquement et ne répondent pas à certains besoins de causalité ». (Frithjof Schuon, Forme et substance dans les religions, éd. L’Harmattan, 2012, p. 236).
Quant à René Guénon, il décrivait le paradoxe des « religieux » conditionnés malgré eux par la modernité : « Il ne faut pas se le dissimuler, ceux-là mêmes qui se croient être sincèrement religieux, n’ont pour la plupart, de la religion qu’une idée fort amoindrie ; elle n’a guère d’influence effective sur leur pensée ni sur leur façon d’agir ; elle est comme séparée de tout le reste de leur existence. Pratiquement, croyants et incroyants, se comportent à peu près de la même façon, et, ce qui est plus grave, pensent de la même façon. D’autre part, pour le plus grand nombre, la religion n’est qu’affaire de sentiment, sans aucune portée intellectuelle ; on confond la religion avec une vague religiosité, on la réduit à une morale ; on diminue le plus possible la place de la doctrine, qui est pourtant tout l’essentiel, ce dont tout le reste ne doit être logiquement qu’une conséquence. Sous ce rapport, le protestantisme, qui aboutit à n’être plus qu’un « moralisme » pur et simple, est très représentatif des tendances de l’esprit moderne ; mais on aurait grand tort de croire que le catholicisme lui-même n’est pas affecté par ces mêmes tendances, non dans son principe, certes, mais dans la façon dont il est présenté d’ordinaire : sous prétexte de le rendre acceptable à la mentalité actuelle, on fait les concessions les plus fâcheuses, et on encourage ainsi ce qu’il faudrait au contraire combattre énergiquement. N’insistons pas sur l’aveuglement de ceux qui, sous prétexte de « tolérance », se font les complices inconscients de véritables contrefaçons de la religion, dont ils sont loin de soupçonner l’intention cachée. Signalons seulement en passant, à ce propos, l’abus déplorable qui est fait trop fréquemment du mot même de « religion » : n’emploie-ton pas à tout instant des expressions comme celles de « religion de la patrie », de « religion de la science », de « religion du devoir » ? Ce ne sont pas là de simples négligences de langage, ce sont des symptômes de la confusion qui est partout dans le monde moderne, car le langage ne fait en somme que représenter fidèlement l’état des esprits ; et de telles expressions sont incompatibles avec le vrai sens religieux. Mais venons-en à ce qu’il y a de plus essentiel : nous voulons parler de l’affaiblissement de l’enseignement doctrinal, presque entièrement remplacé par de vagues considérations morales et sentimentales, qui plaisent peut-être davantage à certains, mais qui, en même temps, ne peuvent que rebuter et éloigner ceux qui ont des aspirations d’ordre intellectuel, et, malgré tout, il en est encore à notre époque. Ce qui le prouve, c’est que certains, plus nombreux même qu’on ne pourrait le croire, déplorent ce défaut de doctrine ; et nous voyons un signe favorable, en dépit des apparences, dans le fait qu’on paraît, de divers côtés, s’en rendre compte davantage aujourd’hui qu’il y a quelques années. On a certainement tort de prétendre, comme nous l’avons souvent entendu, que personne ne comprendrait un exposé de pure doctrine ; d’abord, pourquoi vouloir toujours se tenir au niveau le plus bas, sous prétexte que c’est celui du plus grand nombre, comme s’il fallait considérer la quantité plutôt que la qualité ? N’est-ce pas là une conséquence de cet esprit démocratique qui est un des aspects caractéristiques de la mentalité moderne ? Et, d’autre part, croit-on que tant de gens seraient réellement incapables de comprendre, si on les avait habitués à un enseignement doctrinal ? Ne faut-il pas penser même que ceux qui ne comprendraient pas tout en retireraient cependant un certain bénéfice peut-être plus grand qu’on ne le suppose ? » (René Guénon, Symboles fondamentales de la Science sacrée, éd. Gallimard, 1962, Chap. 1 : La Réforme de la Mentalité moderne. Recueil posthume). Et ce qui est dit ici vaut pour toutes les communautés « religieuses », y compris les musulmans, bien que les plus grands maîtres spirituels de l’Islam de notre temps soient préservés de ces maux « modernes ».
Mais c’est là le « propre » de notre époque, à savoir le règne de la confusion et de la quantité, au détriment de la clarté et de la qualité, comme l’expliquait René Guénon : « Parmi les traits caractéristiques de la mentalité moderne, nous prendrons ici tout d’abord, comme point central de notre étude, la tendance à tout réduire au seul point de vue quantitatif, tendance si marquée dans les conceptions « scientifiques » de ces derniers siècles, et qui d’ailleurs se remarque presque aussi nettement dans d’autres domaines, notamment dans celui de l’organisation sociale, si bien que, sauf une restriction dont la nature et les nécessités apparaitront par la suite, on pourrait presque définir notre époque comme essentiellement et avant tout comme « le règne de la quantité ». Si nous choisissons ainsi ce caractère de préférence à tout autre, ce n’est d’ailleurs pas uniquement, ni même principalement, parce qu’il est un des plus visibles et des moins contestables; c’est surtout parce qu’il se présente à nous comme véritablement fondamental, par le fait que cette réduction au quantitatif traduit rigoureusement les conditions de la phase cyclique à laquelle l’humanité en est arrivée dans les temps modernes, et que la tendance dont il s’agit n’est autre, en définitive, que celle qui mène logiquement au terme de la « descente » qui s’effectue, avec une vitesse toujours accélérée, du commencement à la fin d’un manvantara, c’est à dire pendant toute la durée de manifestation d’une humanité telle que la nôtre. Cette « descente » n’est en somme, comme nous avons eu déjà souvent l’occasion de le dire, que l’éloignement graduel du principe, nécessairement inhérent à tout processus de manifestation; dans notre monde, et en raison des conditions spéciales d’existence auxquelles il est soumis, le point le plus bas revêt l’aspect de la quantité pure, dépourvue de toute distinction qualitative; il va de soi, d’ailleurs, que ce n’est là proprement qu’une limite, et c’est pourquoi, en fait, nous ne pouvons parler que de « tendance », car, dans le parcours même du cycle, la limite ne peut jamais être atteinte, et elle est en quelque sorte en dehors et au-dessous de toute existence réalisée et même réalisable. Maintenant, ce qu’il importe de noter tout particulièrement et dès le début, tant pour éviter toute équivoque que pour se rendre compte de ce qui peut donner lieu à certaines illusions, c’est que, en vertu de la loi de l’analogie, le point le plus bas est comme un reflet obscur ou une image inversée du point le plus haut, d’où résulte cette conséquence, paradoxale en apparence seulement, que l’absence la plus complète de tout principe implique une sorte de « contrefaçon » du principe même, ce que certains ont exprimé, sous une forme « théologique », en disant que « satan est le singe de Dieu » ». (René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps, éd. Gallimard, pp. 9-10).
Chaque groupe définit ses propres critères et élève sur un piédestal leurs propres savants et autorités, mais cela ne débouche que sur des pétitions de principe, des arguments circulaires et des arguments d’autorité sans réelle portée et ne procurant que peu souvent, l’apaisement, la sagesse et la pertinence tant recherchées par les amoureux du Divin et de la sagesse. Dès lors, c’est à travers la verticalité qu’Allâh apporte Son Soutien et Sa Lumière et il s’agit là d’une Faveur qu’Il accorde à qui Il veut : « Et quiconque se purifie, ne se purifie que pour lui-même, et vers Allâh est la Destination » (Qur’ân 35, 18).
« Et Allâh guide vers Sa Lumière qui Il veut » (Qur’ân 24, 35).
« Telle est la Grâce d’Allâh, Il la donne à qui Il veut. Et Allâh est Détenteur de la Grâce Immense » (Qur’ân 57, 21).
« Notre Seigneur ! Envoie l’un des leurs comme Messager parmi eux, pour leur réciter Tes versets, leur enseigner le Livre et la Sagesse, et les purifier » (Qur’ân 2, 129).
« Nous avons effectivement donné à Luqmân la Sagesse (Hikma) » (Qur’ân 31, 12).
« Ne vois-tu pas qu’Allâh fait descendre du ciel de l’eau, puis Il l’achemine vers des sources dans la terre; ensuite, avec cela, Il fait sortir une culture aux couleurs diverses, laquelle se fane ensuite, de sorte que tu la vois jaunie; ensuite, Il la réduit en miettes. C’est là certainement un rappel aux [gens] doués d’intelligence » (Qur’ân 39, 21).
Le croyant, pour atteindre la sagesse, ne doit pas se contenter de mémoriser de nombreux ouvrages comme l’ont dit les Salaf comme l’imâm Mâlik, mais ils doivent œuvrer, faire preuve de bienfaisance, délaisser l’arrogance, éduquer leur âme, et s’imposer une sorte d’ascèse, pour percevoir et recevoir ensuite les Faveurs divines. Celui qui met en pratique ce qu’il sait (de juste et de bon), Allâh lui accorde de nouvelles connaissances et l’élève spirituellement en degré.
L’imâm ‘Alî (‘alayhî salâm) a dit : « Les hommes doués d’intelligence ont une soif d’éducation semblable à la soif de pluie qu’éprouve un champ de culture ».
Une mentalité renfermée sur elle-même, dans « l’horizontalité », aussi « savante » soit-elle, ne garantie ni la vérité ou l’exactitude des enseignements, ni la Sagesse, qui se trouve justement dans la « verticalité », raison pour laquelle les mêmes tares et dérives se retrouvent dans tous les groupes rattachés exclusivement à l’horizontalité, se contentant finalement de vaines tautologies et d’arguments circulaires, où le sectarisme, l’ego, l’arrogance, la méchanceté, le superflu et le superficiel dominent au point « d’embrouiller » le cheminant et de l’occuper avec d’autres choses que la Présence divine et les bonnes œuvres. Quitter une mouvance pour une autre, sans se débarrasser de son fanatisme, des maladies de l’ego et du raisonnement binaire, c’est rester dans l’horizontalité et passer ainsi à côté de la « Présence divine », car si une personne intègre une communauté, mais qui ne la pousse pas à cultiver la sagesse et à l’élévation spirituelle, cela ne fait que confirmer la « stérilité » d’une telle démarche. Tous passent ainsi à côté du « goût spirituel » (dhawq) de l’Islam, seule preuve intime, intérieure et « ultime » des Faveurs divines et de Sa guidance.
Et c’est entre autres pour cela, que de nombreux musulmans apostasient de nos jours, ou sombrent dans le modernisme ou l’extrémisme, quand ils sont privés de réponses convaincantes émanant essentiellement de personnes bienveillantes et vertueuses.
Face à cette situation chaotique, certains se posent en « réformateurs » (appelés réformistes), au point où ils veulent changer l’essence-même de l’Islam, ses fondements et de ses finalités. Leur problème réside justement dans le fait qu’ils sont tellement soumis, illusionnés et influencés par les superstitions modernes, qu’au lieu d’interroger la pertinence et d’observer les méfaits de la modernité, ils vont soumettre et plier la Religion à l’aune de la modernité. Dès lors, tous les arguments juridiques, historiques, linguistiques, logiques, spirituels, psychologiques et scientifiques leur passeront au-dessus de la tête, car ils ont érigé en idoles les idéologies modernes. Il convient donc de briser d’abord les chaines mentales et les illusions idéologiques, avant de procéder à une argumentation juridique ou théologique. Car comment faire comprendre certaines réalités à des gens qui pensent que l’Islam est « humaniste » au sens idéologique du terme (cf. la critique de Nasr, Guénon et Schuon), laïc (foncièrement antitraditionnel, où le Sacré est exclu du champ politique), que la religion musulmane doit être sous la tutelle de la République française (ouvertement islamophobe ; contre l’Islam en tant que tel, et non pas seulement contre l’Islam traditionnel), qui veulent un protestantisme de l’Islam (c’est-à-dire la disparition « programmée », – même inconsciente – de la spiritualité, de la métaphysique, de l’identité musulmane, des doctrines et des valeurs de l’islam), et une adhésion à toutes les dérives de la modernité. Pour rappel, ils condamnent aussi souvent le « wahhabisme », alors que le wahhabisme est déjà une forme de protestantisme de l’islam, une sorte d’idéologie hybride entre le rationalisme matérialiste, la libre pensée, l’autodidactisme et la rupture avec la dimension spirituelle et métaphysique de la Tradition, pour n’en garder que l’aspect « extérieur », ce qui la dessèche et l’enlaidit par la suite, conduisant beaucoup de croyants dans la superficialité, le désarroi, le fanatisme ou l’apostasie.
René Guénon l’avait déjà très bien observé : « (…) on peut se croire sincèrement religieux et ne l’être nullement au fond, on peut même se dire « traditionaliste » sans avoir la moindre notion du véritable esprit traditionnel, et c’est là encore un des symptômes du désordre mental de notre époque. L’état d’esprit auquel nous faisons allusion est, tout d’abord, celui qui consiste, si l’on peut dire, à « minimiser » la religion, à en faire quelque chose que l’on met à part, à quoi on se contente d’assigner une place bien délimitée et aussi étroite que possible, quelque chose qui n’a aucune influence réelle sur le reste de l’existence, qui en est isolé par une sorte de cloison étanche ; est il aujourd’hui beaucoup de catholiques qui aient, dans la vie courante, des façons de penser et d’agir sensiblement différentes de celles de leurs contemporains les plus « areligieux » ? C’est aussi l’ignorance à peu près complète au point de vue doctrinal, l’indifférence même à l’égard de tout ce qui s’y rapporte ; la religion, pour beaucoup, est simplement une affaire de « pratique », d’habitude, pour ne pas dire de routine, et l’on s’abstient soigneusement de chercher à y comprendre quoi que ce soit, on en arrive même à penser qu’il est inutile de comprendre, ou peut-être qu’il n’y a rien à comprendre ; du reste, si l’on comprenait vraiment la religion, pourrait-on lui faire une place aussi médiocre parmi ses préoccupations ? La doctrine se trouve donc, en fait, oubliée ou réduite à presque rien, ce qui se rapproche singulièrement de la conception protestante, parce que c’est un effet des mêmes tendances modernes, opposées à toute intellectualité ; et ce qui est le plus déplorable, c’est que l’enseignement qui est donné généralement, au lieu de réagir contre cet état d’esprit, le favorise au contraire en ne s’y adaptant que trop bien : on parle toujours de morale, on ne parle presque jamais de doctrine, sous prétexte qu’on ne serait pas compris ; la religion, maintenant, n’est plus que du « moralisme », ou du moins il semble que personne ne veuille plus voir ce qu’elle est réellement, et qui est tout autre chose. Si l’on en arrive cependant à parler encore quelquefois de la doctrine, ce n’est trop souvent que pour la rabaisser en discutant avec des adversaires sur leur propre terrain « profane », ce qui conduit inévitablement à leur faire les concessions les plus injustifiées ; c’est ainsi, notamment, qu’on se croit obligé de tenir compte, dans une plus ou moins large mesure, des prétendus résultats de la « critique » moderne, alors que rien ne serait plus facile, en se plaçant à un autre point de vue, que d’en montrer toute l’inanité ; dans ces conditions, que peut-il rester effectivement du véritable esprit traditionnel ?
Cette digression, où nous avons été amené par l’examen des manifestations de l’individualisme dans le domaine religieux, ne nous semble pas inutile, car elle montre que le mal, à cet égard, est encore plus grave et plus étendu qu’on ne pourrait le croire à première vue ; et, d’autre part, elle ne nous éloigne guère de la question que nous envisagions, et à laquelle notre dernière remarque se rattache même directement, car c’est encore l’individualisme qui introduit partout l’esprit de discussion. Il est très difficile de faire comprendre à nos contemporains qu’il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent se discuter ; l’homme moderne, au lieu de chercher à s’élever à la vérité, prétend la faire descendre à son niveau ; et c’est sans doute pourquoi il en est tant qui, lorsqu’on leur parle de « sciences traditionnelles » ou même de métaphysique pure, s’imaginent qu’il ne s’agit que de « science profane » et de « philosophie ». Dans le domaine des opinions individuelles, on peut toujours discuter, parce qu’on ne dépasse pas l’ordre rationnel, et parce que, ne faisant appel à aucun principe supérieur, on arrive facilement à trouver des arguments plus ou moins valables pour soutenir le « pour » et le « contre » ; on peut même, dans bien des cas, pousser la discussion indéfiniment sans parvenir à aucune solution, et c’est ainsi que presque toute la philosophie moderne n’est faite que d’équivoques et de questions mal posées. Bien loin d’éclaircir les questions comme on le suppose d’ordinaire, la discussion, le plus souvent, ne fait guère que les déplacer, sinon les obscurcir davantage ; et le résultat le plus habituel est que chacun, en s’efforçant de convaincre son adversaire, s’attache plus que jamais à sa propre opinion et s’y enferme d’une façon encore plus exclusive qu’auparavant. En tout cela, au fond, il ne s’agit pas d’arriver à la connaissance de la vérité, mais d’avoir raison malgré tout, ou tout au moins de s’en persuader soi-même, si l’on ne peut en persuader les autres, ce qu’on regrettera d’ailleurs d’autant plus qu’il s’y mêle toujours ce besoin de « prosélytisme » qui est encore un des éléments les plus caractéristiques de l’esprit occidental. Parfois, l’individualisme, au sens le plus ordinaire et le plus bas du mot, se manifeste d’une façon plus apparente encore : ainsi, ne voit-on pas à chaque instant des gens qui veulent juger l’œuvre d’un homme d’après ce qu’ils savent de sa vie privée, comme s’il pouvait y avoir entre ces deux choses un rapport quelconque ? De la même tendance, jointe à la manie du détail, dérivent aussi, notons-le en passant, l’intérêt qu’on attache aux moindres particularités de l’existence des « grands hommes », et l’illusion qu’on se donne d’expliquer tout ce qu’ils ont fait par une sorte d’analyse « psycho-physiologique » ; tout cela est bien significatif pour qui veut se rendre compte de ce qu’est vraiment la mentalité contemporaine ». (René Guénon, La crise du monde moderne, Chap. 5 : L’individualisme).
Par ailleurs, sur le plan politique, il y a encore cette vision naïve des choses pour beaucoup de musulmans, alors que tout au long de l’histoire islamique, que ce soit sous les califats de ‘Uthmân, de ‘Alî, puis des Omeyyades, des Abbassides, des Fatimides, etc., il y a toujours eu des traitres, des hypocrites, des opportunistes, des gens peu vertueux. Penser que le monde musulman de notre époque y échapperait comme par magie, est pour le moins peu crédible et très naïf. Le problème étant que beaucoup (les salafistes en premier lieu) nous ont vendu du rêve et une image très idéalisée du passé, comme si tous les musulmans avant la colonisation étaient des modèles de science, de vertu, de piété et de justice, alors que même durant la période glorieuse, il y a toujours eu des débauchés, des injustes, des ignorants, des gens sectaires, etc. Mais les dirigeants et grands savants compensaient ces défauts par la glorification d’Allâh, la spiritualité et l’ascétisme, par la générosité et la noblesse de caractère, par la recherche scientifique et la prospérité économique.
L’occidentalisation de la jeunesse musulmane, a été rendue possible par l’intensification de la propagande occidentale, la propagation des séries et films relayant le rêve américain qui ne correspond pas du tout à la réalité du terrain (énorme pauvreté, des dizaines de milliers de personnes tuées chaque année par les armes à feu, des millions de gens drogués, malades et dépressifs, des femmes réduits au rang d’esclave ou d’objet sexuels, – ce qui influencera même une partie de la génération religieuse actuelle malheureusement), le fanatisme de certains religieux, le pouvoir répressif des autorités laïques qui font honte aux habitants du pays et qui développent ensuite un complexe d’infériorité ; et enfin, une absence de spiritualité et d’intellectualité dans le discours « religieux » qu’on impose ou propose aux jeunes… Sous les dictatures laïques ou sécularistes, les croyants développent un complexe d’infériorité, se détachent de l’identité religieuse et n’ont pas de perspective spirituelle pour beaucoup, mais comme les échecs politiques et économiques ne sont pas associés au pouvoir « religieux », cela ne provoque pas de « dégoût » pour la religion. Or le cas est différent quand le pouvoir politique est revendiqué par des « prétendus religieux », comme en Arabie Saoudite, en Iran ou avec Daesh. Les gens étant rarement enclins à avoir une vision lucide et nuancée des choses, chaque « échec » politique va être imputé à la « nature affichée » du régime en place, dès lors, beaucoup vont remettre en question soit la religion en tant que telle, soit la pertinence de la Religion dans son rapport avec le champ politique, au lieu de blâmer tout simplement les incompétents, les opportunistes ou les hypocrites au pouvoir, qui souvent, bafouent les principes et les valeurs de la Religion, sans oublier le fait que le peuple est souvent ignorant de la complexité des relations politiques et de la gestion de tout un pays, surtout quand il est peuplé de millions d’habitants aux ethnies et idéologies différentes, et convoité par de nombreuses puissances mondiales ou régionales.
Les religieux qui prétendent au pouvoir, – ils sont tout aussi légitimes en principe que les « laïcs » et les « profanes » même selon le paradigme démocratique – doivent donc redoubler d’effort, et faire encore plus attention à leurs actions et à leurs discours, car leur échec impactera non seulement la conscience politique, mais aussi la conscience religieuse. Il n’y a donc aucune place pour l’ignorance, la corruption, l’hypocrisie ou le fanatisme dans la gestion des affaires politiques, et il faut trouver le modèle qui permettra de trouver un juste équilibre.
Sous Daesh par exemple, les gens ont été encore plus dégoûtés de l’islam et se sont tournés vers les idéologies occidentales et les superstitions modernes. En Iran, sous le régime des Mollah, – mais les Mollahs lucides, spirituels, pieux et pondérés ont souvent été écartés -, on constate aussi les mêmes dérives et constats, malgré une meilleure gestion du pays et un très bon niveau scientifique (meilleur qu’à l’époque de la dictature séculariste du Shah). En Iran, clairement, la jeunesse s’est détournée de la Religion en voyant l’hypocrisie du clergé et de la classe politique, beaucoup de corruptions, de privilèges mondains, de discours contradictoires, de politique répressive de façon disproportionnée, de l’argent qui coule à flot dans les mains du pouvoir pendant que le peuple meurt de faim alors que l’Islam enjoint la modestie, la justice, l’humilité, le refus de la corruption et du luxe pour les dirigeants, percepteurs et savants.
Par ailleurs l’idéologie najdite, – tout comme l’idéologie rafidite – perdent du terrain, car il y’a trop de fruits pourris dans leur idéologie, qui ont affaibli le monde musulman et ont dégoûté encore plus de gens de l’islam ; le najdisme et le rafidisme puisent les forces de la jeunesse pour les dépenser dans le takfir, l’affaiblissement du dâr al islam et le fanatisme, jusqu’à dégoûter totalement leurs adeptes au bout d’un moment, car on y trouve presqu’aucune spiritualité, aucune forme de sagesse, aucune clairvoyance, aucun moyen efficace de se protéger contre le modernisme et le fanatisme, et le wahhabisme est lui-même le fruit d’une vision occidentalisée fondée sur le rationalisme et le littéralisme, en adoptant une vision superficielle, psychorigide, « matérialiste » et consumériste du monde mais avec un vernis religieux, bien qu’il existe des exceptions notables parmi les gens se réclamant parfois du wahhabisme ou du rafidisme, alors qu’ils n’en partagent au fond que très peu les points idéologiques ou attitudes qui y sont préconisées.
Dès lors, même les voix religieuses les plus sages, les ascètes, les savants clairvoyants, etc. deviennent inaudibles car la classe politique a tellement sali le religieux que cela a impacté sur presque l’ensemble de l’inconscient collectif.
Néanmoins, à chaque époque, Allâh a envoyé des revivificateurs et des savants pour revivifier l’Islam par leurs biais, manifestant ainsi la sagesse et les subtilités de l’Islam pour faire face aux critiques de chaque époque. Sinon pourquoi les savants auraient écrit des milliers d’ouvrages en tous genres au lieu de se contenter de réciter le Qur’ân et de compiler/transmettre des ahadiths sans les commenter ? Pourquoi la science du ‘ilm ul kalâm a-t-elle été enrichie et développée au 2e et 3e siècle, si ce n’est pas pour faire face aux critiques et innovations blâmables apparues à ce moment-là ? Pourquoi les savants ont-ils jugé utiles de développer et d’enrichir la science du Hadîth, la science du Fiqh, la lecture qurânique, etc. ? Tout simplement car cela relevait de la nécessité pour l’époque, où l’ignorance et les ambiguïtés devaient être dissipées.
De nos jours, les attaques et critiques contre la Religion en général et l’Islam en particulier se multiplient. Or les savants et prédicateurs se cantonnant à l’exotérisme n’ont pas les outils nécessaires pour s’en prémunir ni pour convaincre les musulmans de la masse, confrontés constamment à de lourdes pressions et à des doutes terribles. Et sur le terrain de l’argumentation, ces mêmes savants peinent à convaincre, ou se contredisent à plusieurs niveaux.
Si sur le plan légal, lire des auteurs ou des ouvrages sur le fiqh, la ‘aqida, la médecine, etc. n’est pas obligatoire ou nécessaire pour tout le monde, – car au-delà du « nécessairement connu » (dans la religion), les gens de la masse ne sont tenus à « rien d’autre » sur le plan légal, si ce n’est d’avoir un bon comportement et de chercher à plaire à Allâh -. face aux shubuhat (doutes/ambiguïtés) cependant, ou à la nécessité (médicale, technique, économique, …) ou encore aux critiques, des réponses argumentées sont nécessaires, et là il faut savoir s’orienter vers les meilleures références.
Ainsi, les auteurs traditionnels, métaphysiciens et logiciens comme René Guénon, Seyyed Hossein Nasr, Martin Lings, Titus Burckhardt, Hamza Benaïssa, Tayeb Chouiref, Shaykh Muhammad Zaki Ibrahim, Shaykh Abd al Halim Mahmud, Shaykh Ahmad Al-Alawî, l’émir Abd al-Qadîr, Muhammad Hassan Askari et d’autres, sont utiles et nécessaires pour les musulmans de notre époque dans cette optique, tout comme, dans les époques anciennes, les savants ayant répondu aux philosophes naturalistes, aux anthropomorphistes, aux négateurs des Attributs d’Allâh, etc., Allâh a toujours secouru Sa Religion par des savants clairvoyants, des dirigeants justes et valeureux, des commerçants généreux, des maîtres spirituels authentiques, et des esprits brillants.
Le croyant ne doit donc pas mépriser ceux et celles qui appellent à Allâh, qui élèvent l’âme, éduquent les coeurs, illuminent l’esprit et préserve la jeunesse de la débauche, de l’idolâtrie, de l’injustice et du blâmable, quand bien même ces nobles savants, intellectuels ou commerçants pourraient commettre des erreurs sur certains points, car ils ne sont pas infaillibles, mais Allâh y a déposé Ses bénédictions et les a soutenus.
Pour avoir lu de nombreux auteurs (musulmans et non-musulmans) et savants (musulmans) contemporains, nous pouvons témoigner du fait que René Guénon et les autres auteurs mentionnés, sont parmi les plus grands et les meilleurs de notre époque, du moins parmi ceux qui ont été publiés et traduits. Des millions de personnes sont devenues musulmanes (ou sont retournées à l’Islam) à travers leurs œuvres par la Grâce d’Allâh. Qui, parmi nous, peut se comparer à eux par rapport aux fruits qu’Allâh a rattaché à leurs œuvres ?
A titre personnel, plusieurs personnes qui avaient apostasié ou qui étaient islamophobes, et qui n’étaient nullement convaincues par les pétitions de principe ou les banalités répétées par certains imâms, savants ou prédicateurs, ne parvenaient à leur faire aimer l’Islam, à en saisir les subtilités, la profondeur et la sagesse. Mais en leur parlant de spiritualité, de métaphysique et des auteurs comme Guénon, Nasr, Lings, Gilis et d’autres, ces mêmes personnes-là ont soit embrassé (de nouveau) l’Islam en très peu de temps, soit, pour des islamophobes, se sont mis à respecter l’Islam en tant que tel et la Religion comme choix de vie et comme étant une chose légitime en soi.
Pour quiconque ayant lu sérieusement Guénon, Lings, Nasr, Burckhardt ou Hamza Benaïssa, lire ensuite des philosophes occidentaux ou même des savants musulmans enfermés dans l’horizontalité, ne peut que constater un immense fossé. Parfois rien qu’en les lisant, Allâh nous gratifie de Sa Baraka et de multiples états spirituels, tout comme lire des maîtres comme Ghazâlî dans la métaphysique, Ibn ‘Arabî ou l’émir Abd al-Qadir. Il y a là des signes pour les doués d’intelligence, car ils apportent la sérénité, la paix, la profondeur, l’illumination et l’amour d’Allâh, en somme, tout ce dont Allâh fait mention dans le Qur’ân.
Il ne faut donc pas cracher dans la soupe comme le font certains, malgré des erreurs (possibles) ou des apriori, il faut reconnaitre les qualités et mérites de chacun, apprécier l’essentiel de leurs œuvres, et ne pas les critiquer sans science ni malveillance, comme le font beaucoup, alors qu’ils n’ont même pas fait l’effort de les lire sérieusement et d’en saisir la pertinence et l’utilité, surtout par rapport aux enjeux actuels, et qu’ils ne produiront peut-être jamais, d’œuvres aussi salutaires, bénéfiques et percutantes que celles qu’ils critiquent sans nuance et dont ils appellent parfois même injustement au « boycott intellectuel », incitant ainsi les croyants à délaisser la sagesse et le bien, afin de les troquer pour le fanatisme, la bêtise ou la superficialité, quand ce n’est parfois pas pour l’égarement tout simplement. Ces auteurs traditionnels ont « vécu » et « intériorisé » l’Islam, l’ont servi, ont vécu dans la piété et ont subi souvent de lourdes épreuves pour faire triompher la Vérité et la justice, et ont activement lutté contre les préjugés ou le fanatisme de leurs contemporains. L’adab islamique exige donc de les respecter pour cela, même si l’on peut avoir des désaccords (légers ou profonds) sur certains points, ce qui est le cas d’avec l’ensemble des savants depuis l’ère des Salafs et même des Compagnons du Prophète (ﷺ).
Un fait curieux à signaler, est que parmi ceux qui les critiquent le plus, ils sont paradoxalement ceux qui font souvent fuir les gens de la Religion ou la rende laide et superficielle aux yeux du monde entier, même s’ils se cachent derrière de beaux slogans ou qu’ils s’attribuent de belles étiquettes.
Le fait même que le monde moderne ait opéré l’anormalité dans les cursus traditionnels, implique le fait qu’Allâh choisisse parfois certains intellectuels ou maîtres spirituels atypiques (mais toujours rattachés aux principes et aux valeurs de l’Islam) pour faire triompher Sa Cause, et dissiper les ténèbres de l’ignorance, de l’égarement, de l’injustice et du blâmable.
A chacun donc de méditer et de trouver ce qui lui permet, par des voies licites et louables, ce qui permet de purifier son âme et son coeur, de renforcer sa relation avec Allâh, de cultiver la sagesse et de vivre sa vie dans l’honneur, la dignité et les valeurs de l’islam, qui sont celles qui élèvent le croyant, comme l’indiquent le Qur’ân et la Sunnah.