Le vêtement et son impact sur la psyché et la société

L’hypocrisie ambiante est souvent mêlée à la naïveté de certaines personnes quand il est question de l’apparence vestimentaire. Mais que l’on le veuille ou non, la façon dont on s’habille exprime une intention, renvoie à une fonction, et envoie des signaux aux autres, afin d’être identifié ou d’être perçu dans un but particulier. Les policiers, les cosmonautes, les pompiers, les prostituées (qui exercent cela comme gagne-pain), les prêtres, les rabbins, les imâms, les maîtres spirituels, les sœurs chrétiennes, etc., s’habillent de façon spécifique, afin de s’identifier à une fonction, et d’être reconnus plus facilement par les autres pans de la société. Il en va de même pour les groupes sociaux qui suivent des modes temporaires dans leur vie, comme les mouvements « punks », « gothiques », « hipsters », etc. et qui sont identifiés par une série de caractéristiques qui permettent de les distinguer des autres.

Comme nous le savons, si l’habit ne fait pas le moine, et que nous ne devons pas toujours nous fier aux apparences, celles-ci restent toutefois utiles car le policier qui porte son uniforme représente une fonction noble en soi et doit porter dignement le message qu’il véhicule, et exceller en principe dans son métier. Il en va de même pour les prêtres, les imâms, les rabbins, les militaires, les médecins, les infirmiers, les maîtres spirituels, etc.  

Nous ne sommes pas définis que par nos apparences physiques ou nos vêtements, mais ceux-ci font partie de notre identité, dépendent de nos choix (pour la façon de s’habiller quand la société ne l’impose pas stricto sensu) et expriment une partie de nos aspirations et de nos valeurs.

L’Islam se positionne dans le juste milieu, entre la société consumériste et individualiste d’une part, – où l’ego est érigé en idole toute-puissante -, et la société totalitaire où l’individu est complètement effacé sur le plan horizontal au profit d’une collectivité soumise totalement au pouvoir politique et au culte du chef d’Etat. Ainsi, tout en donnant une certaine liberté quant à nos choix vestimentaires, l’Islam institue un cadre bénéfique orientant la liberté et nos sensibilités, vers le beau, le pratique, l’utile, et ce qui ne s’identifie pas à la débauche et au culte de la matière débridée et totalement désacralisée. La pudeur, qui concerne aussi bien l’homme que la femme, est le pilier central de l’Islam sous ce rapport, devant s’exprimer aussi bien dans le port du vêtement, que dans le langage (absence de grossièreté et d’obscénité), le regard, les actions et les aspirations. Sans ce cadre, la propension de l’ego à l’individualisme, au chaos, à la débauche et à la criminalité ne peut que croitre et prospérer, comme on peut le constater un peu partout, puisque sans instance supérieure et sans discipline sur le plan éducatif autant que politique, le laxisme conduit à l’égocentrisme, à se croire au-dessus des lois et à se complaire dans la médiocrité dans tous les domaines de la vie, y compris dans nos interactions sociales.

Il est bien évidemment notoire aussi qu’il existe des usurpateurs (de faux policiers, de faux médecins, de faux imâms, etc.), de même qu’il existe des hypocrites du point de vue comportemental qui se revêtent de nobles fonctions mais avec de très mauvaises intentions, et qu’il existe aussi des gens qui se laissent parfois égarer en raison de leurs faiblesses, malgré le poste qu’ils occupent, mais tout cela ne change rien à la noblesse desdites fonctions en soi, ni à leur importance, et au fait que même pour ces trois catégories de personne à blâmer, le fait de se vêtir de la sorte les oblige ou les incite en quelque sorte, à faire au moins quelques efforts pour respecter leur fonction extérieurement, – au lieu de se laisser aller ouvertement à de basses et viles actions et considérations -, quand bien même leur réalité intérieure serait sombre et dégénérée.

Il ne faut pas se leurrer, les hommes et les femmes dans nos sociétés consuméristes, qui dépensent beaucoup d’argent et de temps à fausser leur image en public, à changer leur apparence physique ou à tout miser sur leur beauté extérieure, ne le font que pour séduire ou susciter le désir et attirer l’attention des gens sur soi. Leurs aspirations sont donc superficielles et font appel souvent à la vulgarité ou à l’hypocrisie, – et c’est cette image qu’ils renvoient continuellement aux autres, inconsciemment ou non -, ce qui, en retour, suscite beaucoup de problèmes de cet ordre. Cependant, même dans cette situation, le Qur’ân rappelle de dompter son ego, de ne pas céder à la vulgarité, de préserver son regard aussi bien que de maitriser ses pulsions sexuelles.

Dans ce cadre, le voile qui couvre les formes et les cheveux est un parachèvement extérieur et « complet » de la pudeur, et participe à la réalisation de la piété à l’échelle de la collectivité, malgré les défauts toujours possibles des faiblesses humaines de chacun et de chacune.

Il existe aussi des femmes qui ont le sens de la pudeur mais qui ne se voilent pas les cheveux, participant aussi à la piété sociétale, malgré l’incomplétude de leur « pudeur » sur le plan extérieur (au niveau vestimentaire), et certaines d’entre elles ont aussi un noble comportement qu’il convient de saluer.

Dans une société traditionnelle, les fléaux et dérives massives sont limitées ou empêchées par la conscience de l’Absolu et des normes traditionnelles d’une part, et par l’application des règles sociales qui empêchent d’alimenter ce genre de pratiques et d’obsessions mentales (en réduisant la femme qu’à son attraction physique et à sa fonction sexuelle), et les quelques dérives qui pouvaient exister n’étaient pas banalisées, approuvées ou défendues par la classe populaire ni par l’élite intellectuelle tournée vers la sagesse et la vertu. Ces anomalies ne perduraient pas très longtemps, et cette conscience de la vertu était vivifiée et rappelée justement par les éléments extérieurs de la pudeur et de la Tradition.

De même, les vêtements traditionnels associés aux fonctions religieuses étaient adaptés à leur fonction et aux pratiques de la vie de tous les jours, ce qui n’est pas toujours le cas avec les habits modernes qui ne conviennent pas idéalement à tout ça. L’art sacré est une application des principes métaphysiques qui fondent chaque forme traditionnelle légitime, et qui se reflétait dans toutes les activités artistiques et architecturales de la société, y compris dans les dispositions vestimentaires, orientant ainsi nos pensées et nos actions vers le Sacré.

Tout cela s’est plus ou moins perdu en même temps que la perte de la conscience de l’Absolu et de l’envahissement du sécularisme à tous les niveaux de l’Etat et de la société, dont nous en voyons aujourd’hui les dérives incessantes qui menacent l’Humanité et la planète de destruction et de disparition.

Martin Lings disait dans son ouvrage Un saint soufi du XXe siècle : « Les vêtements forment l’ambiance immédiate de l’âme humaine, ils ont un pouvoir incalculable de purification ou de corruption. Ce n’est pas sans raison, par exemple, que dans la chrétienté, les ordres religieux ont conservé, à travers les siècles, un costume qui avait été tracé et institué par une autorité spirituelle soucieuse de choisir une tenue compatible avec la vocation de celui qui la porte. En dehors de ces exemples, on peut d’ailleurs dire, d’une façon générale, que dans toutes les civilisations théocratiques, c’est-à-dire dans toutes les civilisations à l’exception de la « civilisation » moderne, le vêtement a été plus ou moins inspiré par la conscience que l’homme est le représentant de Dieu sur la terre, et ce n’est nulle part plus vrai que dans la civilisation islamique… ».

Titus Burckhardt dans son ouvrage Principes et méthodes de l’art sacré écrivait : « Si I’architecture façonne l’ambiance vitale de I’homme, l’art du vêtement façonne en quelque sorte l’homme lui-même : il n’y a rien qui influence le comportement de la plupart des hommes autant que le costume qu’ils portent ».

Dans un autre ouvrage il écrivait ceci : « Si à la question « qu’est-ce que l’Islam? » on répondait en désignant simplement un des chefs-d’oeuvre de l’art islamique, comme par exemple la mosquée de Cordoue, celle d’Ibn Tûlûn au Caire, une des medersa de Samarkand ou même le Taj Mahal, cette réponse, si sommaire soit-elle, n’en serait pas moins valable, car l’art de l’Islam exprime sans équivoque la chose dont il tient le nom. Certes, ses modes d’expression varient en fonction des milieux ethniques et selon les siècles — moins d’ailleurs en ceci qu’en cela —, mais ils sont presque toujours satisfaisants aussi bien du point de vue esthétique que de celui de leur intention spirituelle : ils ne comportent pas de dissonances, ce que l’on ne saurait affirmer de tous les domaines de la culture islamique. La théologie même — nous ne parlons pas du Coran mais de la science humaine qui en découle — n’est pas à l’abri des contradictions, et tout l’ordre social, bien que rattaché à une loi en soi parfaite, consiste, dans le meilleur des cas, en une série d’approximations. A part l’ésotérisme, qui se situe sur un tout autre plan, l’art semble avoir le privilège d’être toujours conforme à l’esprit de l’Islam, au moins dans ses manifestations centrales telles que l’architecture sacrée et aussi longtemps qu’il n’est pas victime d’interférences étrangères comme celles qui sont à l’origine du baroque ottoman ou comme l’influence, beaucoup plus néfaste, de la technologie moderne qui détruit l’art islamique en détruisant sa base humaine, à savoir l’artisanat avec son héritage de métier et de sagesse.

Il n’est ni étonnant ni absurde que la manifestation la plus extérieure d’une religion ou d’une civilisation comme celle de l’Islam — et l’art est, par définition, extériorisation — reflète à sa manière ce qu’il y a de plus intérieur dans cette même civilisation. La substance de l’art, c’est la beauté ; or celle-ci est — islamiquement parlant — une qualité divine et comporte comme telle un double aspect : dans le monde, elle est apparente ; elle revêt, pour ainsi dire, les créatures et les choses belles. En Dieu cependant, ou en elle-même, elle est béatitude très intérieure ; parmi toutes les qualités divines qui se manifestent dans le monde, elle est celle qui rappelle le plus directement le pur Être.

C’est dire que l’étude de l’art islamique, comme celle de n’importe quel autre art sacré, peut conduire, lorsqu’elle est entreprise avec une certaine ouverture d’esprit, vers une compréhension plus ou moins profonde des vérités ou réalités spirituelles qui sont à la base de tout un monde à la fois cosmique et humain ». (Titus Burckhardt, L’art de l’Islam – Langage et signification, éd. Sindbad, 1985, pp. 11-12).


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