Il n’est pas rare de lire de nos jours, des personnes qui répètent encore que René Guénon fut un panthéiste. Or, de tels propos relèvent soit de l’ignorance, soit d’une malhonnêteté motivée par une entreprise idéologique des plus pernicieuses. Que ce soit en milieu « laïc » ou même « chrétien », de telles accusations continuent d’être lancées (1).
René Guénon dit pourtant très clairement : « Le principe (Dieu) ne peut être affecté par quelque détermination que ce soit, puisqu’il en est essentiellement indépendant, comme la cause l’est de ses effets, de sorte que la manifestation, nécessitée par son principe, ne saurait inversement le nécessiter en aucune façon. C’est donc l’« irréversibilité » ou l’« irréciprocité » de la relation que nous envisageons ici qui résout toute la difficulté ordinairement supposée en cette question, difficulté qui n’existe en somme que parce qu’on perd de vue cette « irréciprocité » (…) Pour mieux faire comprendre notre pensée à cet égard, nous pouvons prendre ici encore un symbole spatial, et dire que la manifestation, dans son intégralité, est véritablement nulle au regard de l’Infini, de même qu’un point situé dans l’espace est égal à zéro par rapport à cet espace (…) mais il n’est rien sous le rapport de l’étendue, il est rigoureusement un zéro d’étendue ; et la manifestation n’est rien de plus, par rapport au Tout universel, que ce qu’est ce point par rapport à l’espace envisagé dans toute l’indéfinité de son extension, et encore avec cette différence que l’espace est quelque chose de limité par sa propre nature, tandis que le Tout universel est l’Infini » (2).
Ainsi, selon Guénon, la manifestation – qui n’est « rien de plus que l’ensemble de toutes les conditions limitatives possibles » (3) – donc l’ensemble des êtres possibles – ; est insignifiante par rapport à Dieu. Mais en plus de cela, elle dépend de Dieu, sans que Lui ne dépende d’elle. Il y a donc ici une nette et explicite distinction entre le Principe et la manifestation, ou autrement dit, en langage religieux, une distinction entre Dieu et les créatures (et plus globalement, la Création).
Il explique d’ailleurs que le Principe – qui est illimité, – soit « dans toute chose » (toute chose tirant son mode d’existenciation du Principe, et étant « relié » à Lui en quelque sorte), sans être pour autant déterminé et limité par ceux-ci. Il dit en effet : « Ce principe, c’est l’idée même de l’Infini entendu dans son seul véritable sens, qui est le sens purement métaphysique, et nous n’avons d’ailleurs, à ce sujet, qu’à rappeler sommairement ce que nous avons déjà exposé plus complètement ailleurs : l’Infini est proprement ce qui n’a pas de limites, car fini est évidemment synonyme de limité ; on ne peut donc sans abus appliquer ce mot à autre chose qu’à ce qui n’a absolument aucune limite, c’est-à-dire au Tout universel qui inclut en soi toutes les possibilités, et qui, par suite, ne saurait être en aucune façon limité par quoi que ce soit; l’Infini, ainsi entendu, est métaphysiquement et logiquement nécessaire, car non seulement il ne peut impliquer aucune contradiction, ne renfermant en soi rien de négatif; mais c’est au contraire sa négation qui serait contradictoire. De plus, il ne peut évidemment y avoir qu’un Infini, car deux infinis supposés distincts se limiteraient l’un l’autre, donc s’excluraient forcément ; par conséquent, toutes les fois que le mor « infini ” est employé dans un sens autre que celui que nous venons de dire, nous pouvons être assuré a priori que cet emploi est nécessairement abusif, car il revient en somme, ou à ignorer purement et simplement l’Infini métaphysique, ou à supposer à côté de lui un autre infini. Il est vrai que les scolastiques admettaient ce qu’ils appelaient infinitum secundum quid, qu’ils distinguaient soigneusement de l’infinitum absolutum qui seul est l’Infini métaphysique ; mais nous ne pouvons voir là qu’une imperfection de leur terminologie, car, si cette distinction leur permettait d’échapper à la contradiction d’une pluralité d’infinis entendus au sens propre, il n’en est pas moins certain que ce double emploi du mot infinitum risquait de causer de multiples confusions, et que d’ailleurs un des deux sens qu’ils lui donnaient ainsi était tout à fait impropre, car dire que quelque chose est infini sous un certain rapport seulement, ce qui est la signification exacte de l’expression infinitum secundum quid, c’est dire qu’en réalité il n’est nullement infini (1). En effet, ce n’est pas parce qu’une chose n’est pas limitée en un certain sens ou sous un certain rapport qu’on peut légitimement en conclure qu’elle n’est aucunement limitée, ce qui serait nécessaire pour qu’elle fût vraiment infinie ; non seulement elle peut être en même temps limitée sous d’autres rapports, mais même nous pouvons dire qu’elle l’est nécessairement, dès lors qu’elle est une certaine chose déterminée, et qui, par sa détermination même, n’inclut pas toute possibilité, car cela même revient à dire qu’elle est limitée par ce qu’elle laisse en dehors d’elle ; si au contraire le Tout universel est infini, c’est précisément parce qu’il ne laisse rien en dehors de lui (2)
- C’est dans un sens assez voisin de celui-là que Spinoza employa plus tard l’expression « infini en son genre » qui donne naturellement lieu aux mêmes objections.
- On peut dire encore qu’il ne laisse en dehors de lui que l’impossibilité, laquelle, étant un pur néant, ne saurait le limiter en aucune façon.
Toute détermination, si générale qu’on la suppose d’ailleurs, et quelque extension qu’elle puisse recevoir, est donc nécessairement exclusive de la véritable notion d’infini (1) ; une détermination quelle qu’elle soit, est toujours une limitation, puisqu’elle a pour caractère essentiel de définir un certain domaine de possibilités par rapport à tout le reste, et en excluant ce reste par là même. Ainsi, il y a un véritable non-sens à appliquer l’idée d’infini à une détermination quelconque, par exemple, dans le cas que nous avons à envisager ici plus spécialement, à la quantité ou à l’un ou l’autre de ses modes ; l’idée d’un « infini déterminé » est trop manifestement contradictoire pour qu’il y ait lieu d’y insister davantage, bien que cette contradiction ait le plus souvent échappé à la pensée profane des modernes, et que même ceux qu’on pourrait appeler des « semi-profanes » comme Leibnitz n’aient pas su l’apercevoir nettement (2).
Pour faire encore mieux ressortir cette contradiction, nous pourrions dire, en d’autres termes qui sont équivalents au fond, qu’il est évidemment absurde de vouloir définir l’Infini : Une définition n’est pas autre chose en effet que l’expression d’une détermination, et les mots mêmes disent assez clairement que ce qui est susceptible d’être défini ne peut être que fini ou limité; chercher à faire entrer l’Infini dans une formule, ou, si l’on préfère, à le revêtir d’une forme quelle qu’elle soit, c’est, consciemment ou inconsciemment, s’efforcer de faire entrer le Tout universel dans un des éléments les plus infimes qui sont compris en lui, ce qui, assurément, est bien la plus manifeste des impossibilités. Ce que nous venons de dire suffit pour établir, sans laisser place au moindre doute, et sans qu’il soit besoin d’entrer dans aucune autre considération, qu’il ne peut y avoir d’infini mathématique ou quantitatif, que cette expression n’a même aucun sens, parce que la quantité elle-même est une détermination ; le nombre, l’espace, le temps, auxquels on veut appliquer la notion de ce prétendu infini, sont des conditions déterminées, et qui, comme telles, ne peuvent être que finies ; ce sont là certaines possibilités, ou certains ensembles de possibilités, à côté et en dehors desquelles il en existe d’autres, ce qui implique évidemment leur limitation. Il y a même, dans ce cas, encore quelque chose de plus : concevoir l’Infini quantitativement, ce n’est pas seulement le borner, mais c’est encore, par surcroît, le concevoir comme susceptible d’augmentation ou de diminution, ce qui n’est pas moins absurde ; avec de semblables considérations, on en arrive vite à envisager non seulement plusieurs infinis qui coexistent sans se confondre ni s’exclure, mais aussi des infinis qui sont plus grands ou plus petits que d’autres infinis, et même, l’infini étant devenu si relatif dans ces conditions qu’il ne suffit plus, on invente le « transfini », c’est-à-dire le domaine des quantités plus grandes que l’infini; et c’est bien d’ « invention » qu’il s’agit proprement alors, car de telles conceptions ne sauraient correspondre à rien de réel: autant de mots, autant d’absurdités, même au regard de la simple logique élémentaire, ce qui n’empêche pas que, parmi ceux qui les soutiennent, il s’en trouve qui ont la prétention d’être des « spécialistes » de la logique, tellement grande est la confusion intellectuelle de notre époque !
- Ceci est également vrai des déterminations d’ordre universel, et non plus simplement général, y compris l’Être même qui est la première de toutes les déterminations ; mais il va de soi que cette considération n’a pas à intervenir dans les applications uniquement cosmologiques auxquelles nous avons affaire dans la présente étude.
- Si l’on s’étonnait de l’expression « semi-profane » que nous employons ici, nous dirions qu’elle peut se justifier, d’une façon très précise, par la distinction de l’initiation effective et de l’initiation simplement virtuelle, sur laquelle nous aurons à nous expliquer en une autre occasion » (4).
Ainsi, Guénon considère que tout autre que le Principe, est limité : « Pour bien comprendre la doctrine de la multiplicité des états de l’être, il est nécessaire de remonter, avant toute autre considération, jusqu’à la notion la plus primordiale de toutes, celle de l’Infini métaphysique, envisagé dans ses rapports avec la Possibilité universelle. L’Infini est, suivant la signification étymologique du terme qui le désigne, ce qui n’a pas de limites ; et, pour garder à ce terme son sens propre, il faut en réserver rigoureusement l’emploi à la désignation de ce qui n’a absolument aucune limite, à l’exclusion de tout ce qui est seulement soustrait à certaines limitations particulières, tout en demeurant soumis à d’autres limitations en vertu de sa nature même, à laquelle ces dernières sont essentiellement inhérentes, comme le sont, au point de vue logique qui ne fait en somme que traduire à sa façon le point de vue qu’on peut appeler « ontologique », des éléments intervenant dans la définition même de ce dont il s’agit. Ce dernier cas est notamment, comme nous avons eu déjà l’occasion de l’indiquer à diverses reprises, celui du nombre, de l’espace, du temps, même dans les conceptions les plus générales et les plus étendues qu’il soit possible de s’en former, et qui dépassent de beaucoup les notions qu’on en a ordinairement (1) ; tout cela ne peut jamais être, en réalité, que du domaine de l’indéfini. C’est cet indéfini auquel certains, lorsqu’il est d’ordre quantitatif comme dans les exemples que nous venons de l’appeler, donnent abusivement le nom d’« infini mathématique », comme si l’adjonction d’une épithète ou d’une qualification déterminante au mot « infini » n’impliquait pas par elle-même une contradiction pure et simple (2). En fait, cet indéfini, procédant du fini dont il n’est qu’une extension ou un développement, et étant par suite toujours réductible au fini, n’a aucune commune mesure avec le véritable Infini, pas plus que l’individualité, humaine ou autre, même avec l’intégralité des prolongements indéfinis dont elle est susceptible, n’en saurait avoir avec l’être total (3). Cette formation de l’indéfini à partir du fini, dont on a un exemple très net dans la production de la série des nombres, n’est possible en effet qu’à la condition que le fini contienne déjà en puissance cet indéfini et, quand bien même les limites en seraient reculées jusqu’à ce que nous les perdions de vue en quelque sorte, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elles échappent à nos ordinaires moyens de mesure, elles ne sont aucunement supprimées par là ; il est bien évident, en raison de la nature même de la relation causale, que le « plus » ne peut pas sortir du « moins », ni l’Infini du fini.
Il ne peut en être autrement lorsqu’il s’agit, comme dans le cas que nous envisageons, de certains ordres de possibilités particulières, qui sont manifestement limités par la coexistence d’autres ordres de possibilités, donc en vertu de leur nature propre, qui fait que ce sont là telles possibilités déterminées, et non pas toutes les possibilités sans aucune restriction. S’il n’en était pas ainsi, cette coexistence d’une indéfinité d’autres possibilités, qui ne sont pas comprises dans celles-là, et dont chacune est d’ailleurs pareillement susceptible d’un développement indéfini, serait une impossibilité, c’est-à-dire une absurdité au sens logique de ce mot (4). L’Infini, au contraire, pour être vraiment tel, ne peut admettre aucune restriction, ce qui suppose qu’il est absolument inconditionné et indéterminé, car toute détermination, quelle qu’elle soit, est forcément une limitation, par là même qu’elle laisse quelque chose en dehors d’elle, à savoir toutes les autres déterminations également possibles. La limitation présente d’ailleurs le caractère d’une véritable négation : poser une limite, c’est nier, pour ce qui y est enfermé, tout ce que cette limite exclut ; par suite, la négation d’une limite est proprement la négation d’une négation, c’est-à-dire, logiquement et même mathématiquement, une affirmation, de telle sorte que la négation de toute limite équivaut en réalité à l’affirmation totale et absolue. Ce qui n’a pas de limites, c’est ce dont on ne peut rien nier, donc ce qui contient tout, ce hors de quoi il n’y a rien; et cette idée de l’Infini, qui est ainsi la plus affirmative de toutes, puisqu’elle comprend ou enveloppe toutes les affirmations particulières, quelles qu’elles puissent être, ne s’exprime par un terme de forme négative qu’en raison même de son indétermination absolue. Dans le langage, en effet, toute affirmation directe est forcément une affirmation particulière et déterminée, l’affirmation de quelque chose, tandis que l’affirmation totale et absolue n’est aucune affirmation particulière à l’exclusion des autres, puisqu’elle les implique toutes également ; et il est facile de saisir dès maintenant le rapport très étroit que ceci présente avec la Possibilité universelle, qui comprend de la même façon toutes les possibilités particulières (5).
L’idée de l’Infini, telle que nous venons de la poser ici (6), au point de vue purement métaphysique, n’est aucunement discutable ni contestable, car elle ne peut renfermer en soi aucune contradiction, par là même qu’il n’y a en elle rien de négatif ; elle est de plus nécessaire, au sens logique de ce mot (7), car c’est sa négation qui serait contradictoire (8). En effet, si l’on envisage le « Tout », au sens universel et absolu, il est évident qu’il ne peut être limité en aucune façon, car il ne pourrait l’être que par quelque chose qui lui serait extérieur, et, s’il y avait quelque chose qui lui fût extérieur, ce ne serait pas le « Tout ». Il importe de remarquer, d’ailleurs, que le « Tout », en ce sens, ne doit aucunement être assimilé à un tout particulier et déterminé, c’est-à-dire à un ensemble composé de parties qui seraient avec lui dans un rapport défini ; il est à proprement parler « sans parties », puisque, ces parties devant être nécessairement relatives et finies, elles ne pourraient avoir avec lui aucune commune mesure, ni par conséquent aucun rapport, ce qui revient à dire qu’elles n’existent pas pour lui (9) ; et ceci suffit à montrer qu’on ne doit chercher à s’en former aucune conception particulière (10).
Ce que nous venons de dire du Tout universel, dans son indétermination la plus absolue, s’y applique encore quand on l’envisage sous le point de vue de la Possibilité ; et à vrai dire ce n’est pas là une détermination, ou du moins c’est le minimum de détermination qui soit requis pour nous le rendre actuellement concevable, et surtout exprimable à quelque degré. Comme nous avons eu l’occasion de l’indiquer ailleurs (11), une limitation de la Possibilité totale est, au sens propre du mot, une impossibilité, puisque, devant comprendre la Possibilité pour la limiter, elle ne pourrait y être comprise, et ce qui est en dehors du possible ne saurait être autre qu’impossible ; mais une impossibilité, n’étant rien qu’une négation pure et simple, un véritable néant, ne peut évidemment limiter quoi que ce soit, d’où il résulte immédiatement que la Possibilité universelle est nécessairement illimitée. Il faut bien prendre garde, d’ailleurs, que ceci n’est naturellement applicable qu’à la Possibilité universelle et totale, qui n’est ainsi que ce que nous pouvons appeler un aspect de l’Infini, dont elle n’est distincte en aucune façon ni dans aucune mesure ; il ne peut rien y avoir qui soit en dehors de l’Infini, puisque cela serait une limitation, et qu’alors il ne serait plus l’Infini. La conception d’une « pluralité d’infinis » est une absurdité, puisqu’ils se limiteraient réciproquement, de sorte que, en réalité, aucun d’eux ne serait infini (12) ; donc, quand nous disons que la Possibilité universelle est infinie ou illimitée, il faut entendre par là qu’elle n’est pas autre chose que l’Infini même, envisagé sous un certain aspect, dans la mesure où il est permis de dire qu’il y a des aspects de l’Infini. Puisque l’Infini est véritablement « sans parties », il ne saurait, en toute rigueur, être question non plus d’une multiplicité d’aspects existant réellement et « distinctivement » en lui ; c’est nous qui, à vrai dire, concevons l’Infini sous tel ou tel aspect, parce qu’il ne nous est pas possible de faire autrement, et, même si notre conception n’était pas essentiellement limitée, comme elle l’est tant que nous sommes dans un état individuel, elle devrait forcément se limiter pour devenir exprimable, puisqu’il lui faut pour cela se revêtir d’une forme déterminée. Seulement, ce qui importe, c’est que nous comprenions bien d’où vient la limitation et à quoi elle tient, afin de ne l’attribuer qu’à notre propre imperfection, ou plutôt à celle des instruments intérieurs et extérieurs dont nous disposons actuellement en tant qu’êtres individuels, ne possédant effectivement comme tels qu’une existence définie et conditionnée, et de ne pas transporter cette imperfection, purement contingente et transitoire comme les conditions auxquelles elle se réfère et dont elle résulte, dans le domaine illimité de la Possibilité universelle elle-même.
Ajoutons encore une dernière remarque : si l’on parle corrélativement de l’Infini et de la Possibilité, ce n’est pas pour établir entre ces deux termes une distinction qui ne saurait exister réellement ; c’est que l’Infini est alors envisagé plus spécialement sous son aspect actif, tandis que la Possibilité est son aspect passif (13) ; mais, qu’il soit regardé par nous comme actif ou comme passif, c’est toujours l’Infini, qui ne saurait être affecté par ces points de vue contingents, et les déterminations, quel que soit le principe par lequel on les effectue, n’existent ici que par rapport à notre conception.
(1) Il faut avoir bien soin de remarquer que nous disons « générales » et non pas « universelles », car il ne s’agit ici que des conditions spéciales de certains états d’existence, et rien de plus ; cela seul doit suffire à faire comprendre qu’il ne saurait être question d’infinité en pareil cas, ces conditions étant évidemment limitées comme les états mêmes auxquels elles s’appliquent et qu’elles concourent à définir.
(2) S’il nous arrive parfois de dire « Infini métaphysique », précisément pour marquer d’une façon plus explicite qu’il ne s’agit aucunement du prétendu « infini mathématique » ou d’autres « contrefaçons de l’Infini », s’il est permis d’ainsi parler, une telle expression ne tombe nullement sous l’objection que nous formulons ici, parce que l’ordre métaphysique est réellement illimité, de sorte qu’il n’y a là aucune détermination, mais au contraire l’affirmation de ce qui dépasse toute détermination, tandis que qui dit « mathématique » restreint par là même la conception à un domaine spécial et borné, celui de la quantité.
(3) Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXVI et XXX.
(4) L’absurde, au sens logique et mathématique, est ce qui implique contradiction ; il se confond donc avec l’impossible, car c’est l’absence de contradiction interne qui, logiquement aussi bien qu’ontologiquement, définit la possibilité.
(5) Sur l’emploi des termes de forme négative, mais dont la signification réelle est essentiellement affirmative, voir Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, pp, 140-144, et L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XVI.
(6) Nous ne disons pas de la définir, car il serait évidemment contradictoire de prétendre donner une définition de l’Infini ; et nous avons montré ailleurs que le point de vue métaphysique lui-même, en raison de son caractère universel et illimité, n’est pas davantage susceptible d’être défini (Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2ème partie, ch. V).
(7) Il faut distinguer cette nécessité logique, qui est l’impossibilité qu’une chose ne soit pas ou qu’elle soit autrement qu’elle est, et cela indépendamment de toute condition particulière, de la nécessité dite « physique », ou nécessité de fait, qui est simplement l’impossibilité pour les choses ou les êtres de ne pas se conformer aux lois du monde auquel ils appartiennent, et qui, par conséquent, est subordonnée aux conditions par lesquelles ce monde est défini et ne vaut qu’à l’intérieur de ce domaine spécial.
(8) Certains philosophes, ayant argumenté très justement contre le prétendu « infini mathématique », et ayant montré toutes les contradictions qu’implique cette idée (contradictions qui disparaissent d’ailleurs dès qu’on se rend compte que ce n’est là que de l’indéfini), croient avoir prouvé par là même, et en même temps, l’impossibilité de l’Infini métaphysique ; tout ce qu’ils prouvent en réalité, par cette confusion, c’est qu’ils ignorent complètement ce dont il s’agit dans ce dernier cas.
(9) En d’autres termes, le fini, même s’il est susceptible d’extension indéfinie, est toujours rigoureusement nul au regard de l’Infini ; par suite, aucune chose ou aucun être ne peut être considéré comme une « partie de l’Infini », ce qui est une des conceptions erronées appartenant en propre au « panthéisme », car l’emploi même du mot « partie » suppose l’existence d’un rapport défini avec le tout.
(10) Ce qu’il faut éviter surtout, c’est de concevoir le Tout universel à la façon d’une somme arithmétique, obtenue par l’addition de ses parties prises une à une et successivement. D’ailleurs, même quand il s’agit d’un tout particulier, il y a deux cas à distinguer : un tout véritable est logiquement antérieur à ses parties et en est indépendant ; un tout conçu comme logiquement postérieur à ses parties, dont il n’est que la somme, ne constitue en réalité que ce que les philosophes scolastiques appelaient un ens rationis, dont l’existence, en tant que « tout », est subordonnée à la condition d’être effectivement pensé comme tel ; le premier a en lui-même un principe d’unité réelle, supérieur à la multiplicité de ses parties, tandis que le second n’a d’autre unité que celle que nous lui attribuons par la pensée.
(11) Le Symbolisme de la Croix, p. 126.
(12) Voir ibid., p. 203.
(13) C’est Brahma et sa Shakti dans la doctrine hindoue (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, pp. 72 et 107-109). » (5).
Et finalement, comment peuvent-ils prétendre que Guénon est panthéiste -, lorsque lui-même affirme et prouve être à l’encontre de ce courant philosophique ? René Guénon clarifia les confusions liées au panthéisme, ainsi qu’aux notions en rapport avec la Création et la Manifestation : « Nous avons fait remarquer (1) en différentes occasions que l’idée de « création », si on veut l’entendre dans son sens propre et exact, et sans lui donner une extension plus ou moins abusive, ne se rencontre en réalité que dans des traditions appartenant à une ligne unique, celle qui est constituée par la Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme ; cette ligne étant celle des formes traditionnelles qui peuvent être dites spécifiquement religieuses, on doit conclure de là qu’il existe un lien direct entre cette idée et le point de vue religieux lui-même.
Partout ailleurs, le mot de « création », si on tient à l’employer dans certains cas, ne pourra que rendre très inexactement une idée différente, pour laquelle il serait bien préférable de trouver une autre expression ; du reste, cet emploi n’est le plus souvent, en fait, que le résultat d’une de ces confusions ou de ces fausses assimilations comme il s’en produit tant en Occident pour tout ce qui concerne les doctrines orientales. Cependant, il ne suffit pas d’éviter cette confusion, et il faut se garder tout aussi soigneusement d’une autre erreur contraire, celle qui consiste à vouloir voir une contradiction ou une opposition quelconque entre l’idée de création et cette autre idée à laquelle nous venons de faire allusion, et pour laquelle le terme le plus juste que nous ayons à notre disposition est celui de « manifestation » ; c’est sur ce dernier point que nous nous proposons d’insister présentement.
Certains, en effet, reconnaissent que l’idée de création ne se trouve pas dans les doctrines orientales (à l’exception de l’Islamisme qui, bien entendu, ne peut être mis en cause sous ce rapport), prétendent aussitôt, et sans essayer d’aller plus au fond des choses, que l’absence de cette idée est la marque de quelque chose d’incomplet ou de défectueux, pour en conclure que les doctrines dont il s’agit ne sauraient être considérées comme une expression adéquate de la vérité.
S’il en est ainsi du côté religieux, où s’affirme trop souvent un fâcheux « exclusivisme », il faut dire qu’il en est aussi qui, du côté antireligieux, veulent, de la même constatation, tirer des conséquences toutes contraires : ceux-là, attaquant naturellement l’idée de création comme toutes les autres idées d’ordre religieux, affectent de voir dans son absence même une sorte de supériorité ; ils ne le font d’ailleurs évidemment que par esprit de négation et d’opposition, et non point pour prendre réellement la défense des doctrines orientales dont ils ne se soucient guère. Quoi qu’il en soit, ces reproches et ces éloges ne valent pas mieux et ne sont pas plus acceptables les uns que les autres, puisqu’ils procèdent en somme d’une même erreur, exploitée seulement suivant des intentions contraires, conformément aux tendances respectives de ceux qui la commettent ; la vérité est que les uns et les autres portent entièrement à faux, et qu’il y a dans les deux cas une incompréhension à peu près égale.
(1) Etudes traditionnelles, X- 1937, p. 325 – 333.
La raison de cette commune erreur ne semble d’ailleurs pas très difficile à découvrir : ceux dont l’horizon intellectuel ne va pas au-delà des conceptions philosophiques occidentales s’imaginent d’ordinaire que, là où il n’est pas question de création, et où il est cependant manifeste, d’autre part, qu’on n’a pas affaire à des théories matérialistes, il ne peut y avoir que du « panthéisme ». Or on sait combien ce mot, à notre époque, est souvent employé à tort et à travers : il représente pour les uns un véritable épouvantail, à tel point qu’ils se croient dispensés d’examiner sérieusement ce à quoi ils se sont hâtés de l’appliquer (l’usage si courant de l’expression « tomber dans le panthéisme » est bien caractéristique à cet égard), tandis que, probablement à cause de cela même plus que pour tout autre motif, les autres le revendiquent volontiers et sont tout disposés à s’en faire comme une sorte de drapeau. Il est donc assez clair que ce que nous venons de dire se rattache étroitement, dans la pensée des uns et des autres, à l’imputation de « panthéisme » adressée communément aux mêmes doctrines orientales, et dont nous avons assez souvent montré l’entière fausseté, voire même l’absurdité (puisque le panthéisme est en réalité une théorie essentiellement antimétaphysique), pour qu’il soit inutile d’y revenir encore une fois de plus.
Puisque nous avons été amené à parler du panthéisme, nous en profiterons pour faire tout de suite une observation qui a ici une certaine importance, à propos d’un mot qu’on a précisément l’habitude d’associer aux conceptions panthéistes : ce mot est celui d’ « émanation », que certains, toujours pour les mêmes raisons et par suite des mêmes confusions, veulent employer pour désigner la manifestation quand elle n’est pas présentée sous l’aspect de création. Or, pour autant du moins qu’il s’agit de doctrines traditionnelles et orthodoxes, ce mot doit être absolument écarté, non pas seulement à cause de cette association fâcheuse (que celle-ci soit d’ailleurs plus ou moins justifiée au fond, ce qui actuellement ne nous intéresse pas), mais surtout parce que, en lui-même et par sa signification étymologique, il n’exprime véritablement rien d’autre qu’une impossibilité pure et simple. En effet, l’idée d’ « émanation » est proprement celle d’une « sortie » ; mais la manifestation ne doit en aucune façon être envisagée ainsi, car rien ne peut réellement sortir du Principe ; si quelque chose en sortait, le Principe, dès lors, ne pourrait plus être infini, et il se trouverait limité par le fait même de la manifestation ; la vérité est que, hors du Principe, il n’y a et il ne peut y avoir que le néant. Si même on voulait considérer l’ « émanation », non par rapport au Principe suprême et infini, mais seulement par rapport à l’Être, principe immédiat de la manifestation, ce terme donnerait encore lieu à une objection qui, pour être autre que la précédente, n’est pas moins décisive : si les êtres sortaient de l’Être pour se manifester, on ne pourrait pas dire qu’ils sont réellement des êtres, ils seraient proprement dépourvus de toute existence, car l’existence, sous quelque mode que ce soit, ne peut être autre chose qu’une participation de l’Être ; cette conséquence, outre qu’elle est visiblement absurde en elle-même comme dans l’autre cas, est contradictoire avec l’idée même de la manifestation.
Ces remarques étant faites, nous dirons nettement que l’idée de la manifestation, telle que les doctrines orientales l’envisagent d’une façon purement métaphysique, ne s’oppose nullement à l’idée de création ; elles se réfèrent seulement à des niveaux et à des points de vue différents, de telle sorte qu’il suffit de savoir situer chacune d’elles à sa véritable place pour se rendre compte qu’il n’y a entre elles aucune incompatibilité. La différence, en cela comme sur bien d’autres points, n’est en somme que celle même du point de vue métaphysique et du point de vue religieux ; or, s’il est vrai que le premier est d’ordre plus élevé et plus profond que le second, il ne l’est pas moins qu’il ne saurait aucunement annuler ou contredire celui-ci, ce qui est d’ailleurs suffisamment prouvé par le fait que l’un et l’autre peuvent fort bien coexister à l’intérieur d’une même forme traditionnelle ; nous aurons d’ailleurs à revenir là-dessus par la suite. Au fond, il ne s’agit donc que d’une différence qui, pour être d’un degré plus accentué en raison de la distinction très nette des deux domaines correspondants, n’est pas plus extraordinaire ni plus embarrassante que celle des points de vue divers auxquels on peut légitimement se placer dans un même domaine, suivant qu’on le pénétrera plus ou moins profondément. Nous pensons ici à des points de vue tels que, par exemple, ceux de Shankarâchârya et de Râmânuja à l’égard du Vêdânta ; il est vrai que, là aussi, l’incompréhension a voulu trouver des contradictions, qui sont inexistantes en réalité ; mais cela même ne fait que rendre l’analogie plus exacte et plus complète.
Il convient d’ailleurs de préciser le sens même de l’idée de création, car il semble donner lieu parfois aussi à certains malentendus : si « créer » est synonyme de « faire de rien », suivant la définition unanimement admise, mais peut-être insuffisamment explicite, il faut assurément entendre par là, avant tout, de rien qui soit extérieur au Principe ; en d’autres termes, celui-ci, pour être « créateur », se suffit à lui-même, et n’a pas à recourir à une sorte de « substance » située hors de lui et ayant une existence plus ou moins indépendante, ce qui, à vrai dire, est du reste inconcevable. On voit immédiatement que la première raison d’être d’une telle formulation est d’affirmer expressément que le Principe n’est point un simple « Démiurge » (et ici il n’y a pas lieu de distinguer selon qu’il s’agit du Principe suprême ou de l’Être, car cela est également vrai dans les deux cas) ; ceci ne veut cependant pas dire nécessairement que toute conception « démiurgique » soit radicalement fausse ; mais, en tout cas, elle ne peut trouver place qu’à un niveau beaucoup plus bas et correspondant à un point de vue beaucoup plus restreint, qui, ne se situant qu’à quelque phase secondaire du processus cosmogonique, ne concerne plus le Principe en aucune façon » (6).
Dans toute son œuvre, Guénon s’attache méticuleusement à éviter les confusions, et à distinguer l’Infini du fini, l’Absolu du relatif, le Principe des manifestations et des déterminations (limitées par rapport au Principe), le Créateur des créatures (et de la Création), l’Être nécessaire (Dieu) des êtres contingents (créés), etc. Il dit ainsi, au sujet de la Nécessité et du contingent : « Toute possibilité de manifestation, avons-nous dit plus haut, doit se manifester par là même qu’elle est ce qu’elle est, c’est-à-dire une possibilité de manifestation, de telle sorte que la manifestation est nécessairement impliquée en principe par la nature même de certaines possibilités. Ainsi, la manifestation, qui est purement contingente en tant que telle, n’en est pas moins nécessaire dans son principe, de même que, transitoire en elle-même, elle possède cependant une racine absolument permanente dans la Possibilité universelle ; et c’est là, d’ailleurs, ce qui fait toute sa réalité. S’il en était autrement, la manifestation ne saurait avoir qu’une existence tout illusoire, et même on pourrait la regarder comme rigoureusement inexistante, puisque, étant sans principe, elle ne garderait qu’un caractère essentiellement « privatif », comme peut l’être celui d’une négation ou d’une limitation considérée en elle-même ; et la manifestation, envisagée de cette façon, ne serait en effet rien de plus que l’ensemble de toutes les conditions limitatives possibles. Seulement, dès lors que ces conditions sont possibles, elles sont métaphysiquement réelles, et cette réalité, qui n’était que négative lorsqu’on les concevait comme simples limitations, devient positive, en quelque sorte, lorsqu’on les envisage en tant que possibilités. C’est donc parce que la manifestation est impliquée dans l’ordre des possibilités qu’elle a sa réalité propre, sans que cette réalité puisse en aucune façon être indépendante de cet ordre universel, car c’est là, et là seulement, qu’elle a sa véritable « raison suffisante » : dire que la manifestation est nécessaire dans son principe, ce n’est pas autre chose, au fond, que de dire qu’elle est comprise dans la Possibilité universelle.
Il n’y a aucune difficulté à concevoir que la manifestation soit ainsi à la fois nécessaire et contingente sous des points de vue différents, pourvu que l’on fasse bien attention à ce point fondamental, que le principe ne peut être affecté par quelque détermination que ce soit, puisqu’il en est essentiellement indépendant, comme la cause l’est de ses effets, de sorte que la manifestation, nécessitée par son principe, ne saurait inversement le nécessiter en aucune façon. C’est donc l’« irréversibilité » ou l’« irréciprocité » de la relation que nous envisageons ici qui résout toute la difficulté ordinairement supposée en cette question (1) difficulté qui n’existe en somme que parce qu’on perd de vue cette « irréciprocité » ; et, si on la perd de vue (à supposer qu’on l’ait jamais entrevue à quelque degré), c’est que, par le fait qu’on se trouve actuellement placé dans la manifestation, on est naturellement amené à attribuer à celle-ci une importance que, du point de vue universel, elle ne saurait aucunement avoir. Pour mieux faire comprendre notre pensée à cet égard, nous pouvons prendre ici encore un symbole spatial, et dire que la manifestation, dans son intégralité, est véritablement nulle au regard de l’Infini, de même (sauf les réserves qu’exige toujours l’imperfection de telles comparaisons) qu’un point situé dans l’espace est égal à zéro par rapport à cet espace (2) ; cela ne veut pas dire que ce point ne soit rien absolument (d’autant plus qu’il existe nécessairement par là même que l’espace existe), mais il n’est rien sous le rapport de l’étendue, il est rigoureusement un zéro d’étendue ; et la manifestation n’est rien de plus, par rapport au Tout universel, que ce qu’est ce point par rapport à l’espace envisagé dans toute l’indéfinité de son extension, et encore avec cette différence que l’espace est quelque chose de limité par sa propre nature, tandis que le Tout universel est l’Infini. Nous devons indiquer ici une autre difficulté, mais qui réside beaucoup plus dans l’expression que dans la conception même : tout ce qui existe en mode transitoire dans la manifestation doit être transposé en mode permanent dans le non-manifesté ; la manifestation elle-même acquiert ainsi la permanence qui fait toute sa réalité principielle, mais ce n’est plus la manifestation en tant que telle, c’est l’ensemble des possibilités de manifestation en tant qu’elles ne se manifestent pas, tout en impliquant pourtant la manifestation dans leur nature même, sans quoi elles seraient autres que ce qu’elles sont. La difficulté de cette transposition ou de ce passage du manifesté au non-manifesté, et l’obscurité apparente qui en résulte, sont celles que l’on rencontre également lorsqu’on veut exprimer, dans la mesure où ils sont exprimables, les rapports du temps, ou plus généralement de la durée sous tous ses modes (c’est-à-dire de toute condition d’existence successive), et de l’éternité ; et c’est au fond la même question, envisagée sous deux aspects assez peu différents, et dont le second est simplement plus particulier que le premier, puisqu’il ne se réfère qu’à une condition déterminée parmi toutes celles que comporte le manifesté. Tout cela, nous le répétons, est parfaitement concevable, mais il faut savoir y faire la part de l’inexprimable, comme d’ailleurs en tout ce qui appartient au domaine métaphysique ; pour ce qui est des moyens de réalisation d’une conception effective, et non pas seulement théorique, s’étendant à l’inexprimable même, nous ne pouvons évidemment en parler dans cette étude, les considérations de cet ordre ne rentrant pas dans le cadre que nous nous sommes présentement assigné. Revenant à la contingence, nous pouvons, d’une façon générale, en donner la définition suivante : est contingent tout ce qui n’a pas en soi-même sa raison suffisante ; et ainsi l’on voit bien que toute chose contingente n’en est pas moins nécessaire, en ce sens qu’elle est nécessitée par sa raison suffisante, car, pour exister, elle doit en avoir une, mais qui n’est pas en elle, du moins en tant qu’on l’envisage sous la condition spéciale où elle a précisément ce caractère de contingence, qu’elle n’aurait plus si on l’envisageait dans son principe, puisqu’elle s’identifierait alors à sa raison suffisante elle-même. Tel est le cas de la manifestation, contingente comme telle, parce que son principe ou sa raison suffisante se trouve dans le non-manifesté, en tant que celui-ci comprend ce que nous pouvons appeler le « manifestable », c’est-à-dire les possibilités de manifestation comme possibilités pures (et non pas, cela va sans dire, en tant qu’il comprend le « non-manifestable » ou les possibilités de non-manifestation). Principe et raison suffisante sont donc au fond la même chose, mais il est particulièrement important de considérer le principe sous cet aspect de raison suffisante lorsqu’on veut comprendre dans son sens métaphysique la notion de la contingence ; et il faut encore préciser, pour éviter toute confusion, que la raison suffisante est exclusivement la raison d’être dernière d’une chose (dernière si l’on part de la considération de cette chose pour remonter vers le principe, mais, en réalité, première dans l’ordre d’enchaînement, tant logique qu’ontologique, allant du principe aux conséquences), et non pas simplement sa raison d’être immédiate, car tout ce qui est sous un mode quelconque, même contingent, doit avoir en soi-même sa raison d’être immédiate, entendue au sens où nous disions précédemment que la conscience constitue une raison d’être pour certains états de l’existence manifestée.
(1) C’est cette même « irréciprocité » qui exclut également tout « panthéisme » et tout « immanentisme », ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer ailleurs (L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, pp. 254-255).
(2) Il s’agit ici, bien entendu, du point situé dans l’espace, et non du point principiel dont l’espace lui-même n’est qu’une expansion ou un développement. Sur les rapports du point et de l’étendue, voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XVI ».
Concernant le satanisme et le panthéisme, il dira aussi : « Mais revenons à ce que nous appelons le satanisme inconscient, et, pour éviter toute erreur, disons d’abord qu’un satanisme de ce genre peut être purement mental et théorique, sans impliquer aucune tentative d’entrer en relation avec des entités quelconques, dont, dans bien des cas, il n’envisage même pas l’existence. C’est en ce sens qu’on peut, par exemple, regarder comme satanique, dans une certaine mesure, toute théorie qui défigure notablement l’idée de la Divinité ; et il faudrait ici placer au premier rang les conceptions d’un Dieu qui évolue et celles d’un Dieu limité ; d’ailleurs, les unes ne sont qu’un cas particulier des autres, car, pour supposer qu’un être peut évoluer, il faut évidemment le concevoir comme limité ; nous disons un être, car Dieu, dans ces conditions, n’est pas l’Être universel, mais un être particulier et individuel, et cela ne va guère sans un certain « pluralisme » où l’Être, au sens métaphysique, ne saurait trouver place. Tout « immanentisme » soumet, plus ou moins ouvertement, la Divinité au devenir ; cela peut ne pas être apparent dans les formes les plus anciennes, comme le panthéisme de Spinoza, et peut-être même cette conséquence est-elle contraire aux intentions de celui-ci (il n’est pas de système philosophique qui ne contienne, au moins en germe, quelque contradiction interne) ; mais, en tout cas, c’est très net à partir de Hegel, c’est-à-dire, en somme, depuis que l’évolutionnisme a fait son apparition, et, de nos jours, les conceptions des modernistes sont particulièrement significatives sous ce rapport » (8).
Ces considérations sur l’Infini, permettent ainsi de dissiper les confusions récurrentes qui existent dans les débats philosophiques. Elles résolvent aussi le problème de la causalité, – appliquée qu’aux choses créées et finies -, et dont l’Infini n’y est guère conditionné, puisque trouvant en l’Infini-même, Sa propre « Réalité », puisque n’étant dépendant de rien d’autre, et, n’étant pas limité ni conditionné, n’est ainsi pas soumis à la « loi de causalité », qui ne s’exerce que pour les manifestations, – les choses contingentes sous ce rapport -. Et en effet, le néant entendu comme étant l’absence de toute réalité, ne pouvant rien produire, et comme il y a « quelque chose plutôt que rien », et que le « fini » (les éléments contingents et l’univers lui-même ; et donc l’existence relative, même pour l’ensemble des « multivers ») n’est ni absolu, ni éternel, ni immuable ni n’étant la « Possibilité universelle », c’est que l’existence relative ne peut dépendre que de l’Infini, et dont tous les êtres contingents dépendent de l’Être nécessaire, identifié comme étant « Dieu ».
Par analogie, nous pouvons en déduire aussi, que la conscience, l’information et l’intelligence ne proviennent pas de ce qui en est privé (le néant, le hasard, l’inintelligence, …) car les qualités contenues dans les effets, ne sont que des manifestations des qualités émanant des « causes ». Le « plus » ne peut donc pas émaner du « moins ». L’existence ne peut donc pas émaner du « néant », et l’information non plus. De plus, aussi loin que remontent les scientifiques pour trouver l’origine de la « conscience » comme de l’information ou de l’énergie, l’hypothèse « naturaliste » ainsi que la croyance matérialiste, se heurtent à des impasses insolubles, et demeurent incapables de les expliquer par des « causes » aveugles et physiques.
Notes :
(1) Par exemple, en milieu chrétien, il y a le Père Peillaube et l’abbé Joseph Manson qui considèrent que Guénon était un panthéiste. Cf. Jean-Marc. Vinenza, La Métaphysique de René Guénon, éd. Mercure Dauph, 2004, p. 51.
(2) René Guénon, Les États multiples de l’Être, pp. 65-66.
(3) René Guénon, Les États multiples de l’Être, p. 65.
(4) René Guénon, Les Principes du Calcul infinitésimal, Chap. 1, éd. Gallimard, 1946, pp.13-16.
(5) Ibid., voir aussi René Guénon, Les États multiples de l’Être, Chap. 1 : L’Infini et la possibilité, éd. Vega, 1932, pp. 5-8.
(6) René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, chap.9 : création et manifestation.
(7) René Guénon, Les États multiples de l’Être, éd. Vega, 1932, Chap. 17 : Nécessité et contingence, pp. 65-67 et l’Homme et son devenir selon le Védanta, pp. 254-255.
(8) René Guénon, L’Erreur spirite, Chap. 10 : La question du satanisme, éd. 1977, p. 185.