Titus Burckhardt et le sens de la Beauté (par Jean-Louis Michon)

  • Pourquoi, comment il a aimé et servi le Maroc –

Jean-Louis Michon (1)

Que soient remerciés et récompensés ceux qui ont eu l’idée -et l’ont concrétisée- de nous réunir ici, à Marrakech, en cette saison de printemps, pour rendre hommage à Sidi Ibrahîm Titus Burckhardt (2), à ce grand homme parmi les plus humbles, à sa personnalité rayonnante, à son intelligence pénétrante, à sa vision des réalités profondes sous-jacentes aux choses et aux formes extérieures ; ceux qui nous ont réunis pour nous remémorer ce qu’il a apporté en fait de science, d’art, de philosophie et de sagesse et, peut-être, pour nous inciter à poursuivre une oeuvre de conservation et de revivification de valeurs concrètes, comme le patrimoine architectural et l’artisanat traditionnel, qui sont des parties intégrantes de la civilisation islamique et de la vie de la Umma.

En cherchant à présenter la relation intime qui s’est nouée entre T. Burckhardt et le Maroc, je me suis chargé d’une tâche à la fois agréable et difficile. Agréable, parce qu’elle me ramène à plus de vingt-cinq ans en arrière, aux années 1972 à 1977 durant lesquelles j’ai eu le privilège de me trouver en contact quasi permanent avec T. Burckhardt pour les actions de protection du patrimoine culturel qui nous avaient été confiées par le gouvernement marocain et l’UNESCO. Et difficile, parce qu’il me faut puiser dans un immense trésor de connaissances, de réflexions et de pertinentes observations pour tenter d’en présenter un tableau qui, nécessairement, laissera dans l’ombre un grand nombre de précieux enseignements.

* Auteur d’études sur le soufisme et expert du patrimoine culturel auprès de l’UNESCO – Genève – Suisse

A l’avance donc, je demande votre indulgence pour les insuffisances et les lacunes de mon exposé, l’indulgence surtout de Madame Edith Burckhardt, ici présente, qui, mieux que quiconque, connaît l’attention et le soin que son époux portait à tout ce qui concernait le Maroc. A ses côtés, notamment, elle a vécu chaque journée, chaque épisode de la laborieuse période passée à Fès, pendant les deux premières années du programme UNESCO, où T.Burckhardt était seul à inventorier les palais et les sanctuaires de la médina de Fès et à rechercher des soutiens pour la vaste action de sauvegarde à entreprendre en faveur de la cité historique ; puis pendant les trois années suivantes où T. Burckhardt est devenu le conseiller culturel d’une équipe interdisciplinaire et multinationale comprenant des urbanistes, architectes, restaurateurs et divers autres spécialistes, équipe chargée d’établir un schéma directeur d’urbanisme pour l’ensemble de la ville de Fès.

Mais il me faut maintenant arriver à ce qui est au coeur de notre sujet, à savoir le sens de la Beauté chez Titus Burckhardt, car c’est bien ce “sixième sens” qui l’a d’abord attiré vers le Maroc et qui, plus tard, dans la dernière partie de sa vie, l’a ramené comme un médecin appelé en consultation, vers le pays et la ville qui lui étaient devenus aussi chers que sa propre patrie.

Remontons donc le temps pour retrouver T. Burckhardt âgé d’à peine plus de vingt ans. Déjà sa maturité intellectuelle est complète, et il possède un solide bagage artistique, en partie hérité de son père, le sculpteur Cari Burckhardt, et en partie acquis par la fréquentation de plusieurs écoles d’art, en Suisse et en Italie.

Il part au Maroc pour y chercher ce que l’Occident ne peut plus donner, parce qu’il l’a perdu : la présence du Beau dans la vie quotidienne, dans l’entourage bâti, dans le vêtement viril, dans les objets usuels faits de main d’homme et non par la machine. Il souhaite rencontrer des hommes ayant conservé leur style de vie et leurs idéaux ancestraux, et vivre parmi eux pour mieux connaître les qualités dont ils sont restés les dépositaires.

Au cours de nombreux séjours, dont les premiers s’étaleront sur plusieurs années, T. Burckhardt ne cessera pas d’élargir et d’approfondir sa connaissance du Maroc et celle de la civilisation et de l’art islamiques dont les fondements sont providentiellement préservés dans le pays. Les résultats de ses découvertes, qui le comblent au-delà de toute attente, T. Burckhardt voudra les partager avec d’autres. Et c’est ainsi qu’il publiera trois ouvrages exclusivement consacrés au Maroc. Le premier, paru en 1941, porte un titre très suggestif : Land am Rande der Zeit, “Pays à la lisière du temps”. Illustré de photographies et de dessins de l’auteur, il évoque un monde où les types humains, les paysages, les occupations de la campagne et de la ville, les coutumes, la pratique religieuse sont comme revêtus d’un caractère intemporel. Plus tard, en 1960, ce sera la publication d’une magistrale monographie sur Fes Stadt des Islam (” Fès, ville d’Islam”) dont une version anglaise est parue en 1992 et dont la version française, impatiemment attendue depuis fort longtemps, devrait voir le jour d’ici quelques mois, Dieu voulant ! En 1972, enfin, l’année même où T. Burckhardt va commencer sa mission de consultant au Maroc, paraît -toujours en allemand, langue dont T. Burckhardt possède une maîtrise qui fait l’admiration des germanophones- un guide de voyage : Marokko, dont on voudrait qu’il puisse être lu par chaque touriste qui visite le Maroc. Car, quel meilleur guide pour le voyageur que celui qui a connu et vu le pays et ses habitants avec la science et l’oeil de la certitude (pi ’ilm al-yaqîn wa ‘ayn al-yaqîn)?

C’est que l’expérience et la vision que T. Burckhardt a acquises du Maroc ne procèdent pas d’une quête de la beauté au sens ordinaire, de la seule recherche du plaisir esthétique que peut procurer le dépaysement et la découverte d’un univers préservé de la corruption. Chez T. Burckhardt, la quête du Beau s’est toujours assimilée à la quête spirituelle, à la recherche de ia Vérité. Or, le Maroc ne lui a pas seulement fourni mille et une manifestations de la Beauté, notamment dans le domaine artistique ; il lui a aussi ouvert les portes permettant de remonter aux archétypes de ces manifestations et à leur source unique, le Dieu de Vérité (al-Haqq).

Laissons maintenant Ibrahîm Burckhardt lui-même nous parler de cette science de la Beauté qui lui a été donnée, nous dire comment elle s’exprime dans l’art islamique et, plus particulièrement dans l’art maghrébin et celui du Maroc ; écoutons-le nous parler des mérites de l’artisanat traditionnel, de son rôle dans l’embellissement du cadre de vie de chaque citoyen, demandons-lui aussi de nous conduire dans la médina de Fès, de nous montrer dans quel sens il a dit qu’elle est “un modèle d’urbanisme islamique” et de nous faire percevoir, en même temps que les maux dont elle souffre, les remèdes qui peuvent lui être appliqués.

Ces enseignements, T. Burckhardt les a déjà donnés oralement dans une série de conférences, prononcées devant divers auditoires, à Fès, dans d’autres villes du Maroc, et lors de plusieurs réunions internationales pendant les années de sa mission au Maroc. Les textes de ces conférences, qui n’existent souvent que sous forme manuscrite ont pu être rassemblés avec l’assistance de Madame Burckhardt dans l’intention d’en faire une publication. C’est à partir de ces textes que je vais extraire les leçons de science et de pratique, de 7/m et de ‘amal que nous a laissées ce Maître.

En 1976, au moment où il collaborait à la tenue du World of Islam Festival de Londres -Festival qui est resté dans les mémoires comme l’hommage le plus grandiose qui ait jamais été rendu en Occident à la civilisation islamique et à son rayonnement-, Titus Burckhardt écrivit un texte pour exposer ce qu’est la conception de la Beauté dans l’art islamique.

En voici l’essentiel

La Conception de la Beauté dans l’Art Islamique :

“Dieu est beau et il aime la beauté” (Allâhu jamilun yuhibbu l-jamâI) : cette parole du Prophète ouvre des perspectives illimitées, non seulement pour la vie intérieure, où la beauté aimée par Dieu est avant tout celle de l’âme, mais aussi pour l’art, dont le vrai but, compris à la lumière de cet enseignement prophétique, est de prêter un support à la contemplation de Dieu. Car la beauté et le rayonnement de Dieu dans l’univers, et toute oeuvre belle en est un reflet.

“Il découle de cette vision des choses que la beauté possède une réalité universelle et qu’elle n’est pas fonction de nos sensations individuelles. On a tort de dire qu’elle est affaire de goût, à moins d’entendre par ceci que la plupart des hommes ne la perçoivent qu’à travers leurs préjugés sentimentaux et dans les formes qui leur sont familières.

“C’est pour dégager la vue sur la beauté universelle, qui émane, non pas de l’homme mais de Dieu, que l’art de l’islam écarte toute forme d’expression qui met en jeu la subjectivité humaine au sens courant du terme ; ainsi l’image même de l’homme est, sinon entièrement rejetée, du moins reléguée à des domaines périphériques comme celui de la miniature. L’image à forme humaine est un miroir qui peut être véridique mais qui peut également refléter les désirs, les passions et les rêves de l’homme.

“L’européen qui entre pour la première fois en contact avec le monde des formes islamiques, cherche instinctivement les exemples d’art figuratif, car ce sont les seuls qui lui permettent d’appliquer les critères esthétiques empruntés à l’art occidental. C’est en observant la manière dont un artiste rend la nature avec plus ou moins de fidélité et la traduit dans un certain langage formel, -c’est dans ce contexte que l’européen saisit le plus facilement le génie d’un art. Au demeurant, il risque de passer à côté des caractères essentiels de l’art islamique, qui exige l’effacement de l’artiste individuel devant les lois qu’impose la beauté dans sa nature impersonnelle. Car si la beauté est subtile comme un parfum et insaisissable en son fond infini, elle n’est cependant jamais arbitraire mais comporte les plus pures des mathématiques. L’art de l’islam affirme volontiers ce dernier aspect de la beauté, son aspect “vérité” ou “connaissance”.

“On a fort bien dit que “l’art de l’islam est une science et la science de l’islam un art”, et les exemples qui étayent cette double assertion sautent aux yeux : pour l’art-science on pense notamment à certaines constructions ae coupoles d’une subtile clarté géométrique, et pour la science-art à certains instruments astronomiques dont la beauté semble refléter l’harmonie des mouvements célestes.

“Puisque la beauté est une qualité divine, elle doit nécessairement contenir la vérité, de même que cette dernière comporte la beauté. De ce fait il existe une science ae la beauté, comme il existe des critères esthétiques pour la science. Il s’agit là d’une vue d’ensemble qui garantit l’équilibre d’une civilisation traditionnelle comme celle de l’islam et que le monàe moderne a perdue.

“Selon une parole du Prophète, “Dieu prescrit la perfection en toute chose” (Innâ-Llâha kataba l-ihsôna àlâ kulli shaî), le mot ihsân que nous traduisons par “perfection” ayant également les significations de “beauté” et de “vertu”. Il est donc un devoir du musulman de rechercher la perfection en toute oeuvre, cette perfection impliquant à son tour la beauté. C’est à cette maxime que se réfère la pratique traditionnelle des arts, et l’on comprend immédiatement que sur cette base il ne saurait y avoir de scission entre artisanat et art. En fait, il est difficile de trouver un artisan musulman qui ne soit pas d’une certaine manière un artiste, le plus humble tisserand ou boisseleur s’efforçant de donner quelque beauté à son produit. D’un autre côté, on ne trouvera pas d’artiste traditionnel qui n’ait appris un métier manuel. Cette situation, disons-le en passant, tourne aujourd’hui à la tragédie, car en détruisant l’artisanat musulman, la technologie moderne détruit également l’art.

“Le lien étroit entre art et artisanat remplissait le monde islamique de beauté. L’art de l’islam est d’ailleurs essentiellement un art de l’ambiance : l’architecture, les arts du bois et du métal, l’ornement et même la calligraphie. Tout sert à façonner l’ambiance vitale de l’homme, l’art figuratif étant l’exception.

“Dieu vous a créés et ce que vous faites” (Allâhu khalaqakum womà ta’malûri), dit le Coran indiquant par ceci comme deux phases de la création divine : une création directe qui a pour objet la nature de l’homme dans sa totalité, et une création indirecte, à travers l’homme, qui a pour objet l’ambiance de celui-ci. Pour que l’acte créateur de l’homme soit comme un prolongement conscient de l’acte divin, il faut qu’il confère aux choses qu’il façonne leur état de perfection naturelle. Or c’est précisément cela que recherche l’art islamique : il confère.à la nature brute un état de perfection cristalline en se servant des moyens les plus simples et directs, tels que l’ordonnance géométrique des formes et le revêtement des surfaces par des panneaux colorés ou des ornements sculptés qui leur communiqueront comme une vibration lumineuse. L’artiste musulman travaille comme un alchimiste qui fait de l’or avec du vil plomb.

“Il n’y a pas de beauté de l’ambiance sans équilibre. Or, l’équilibre est une expression de l’unité, et c’est pour elle qu’on remonte au principe même de l’islam.

A ceux qui souhaiteraient obtenir de plus amples développements sur ce sujet, je ne puis que recommander de se reporter au chapitre intitulé : “Les Fondements de l’art islamique” du livre qui, plus que tout autre, met en lumière le génie de Titus Burckhardt et sa faculté de percevoir et d’analyser à partir des formes d’art le rayonnement propre à chacune des grandes civilisations traditionnelles. Ce livre, c’est : Principes et méthodes de l’art sacré, paru pour la première fois en 1958 et réédité en 1995 avec une préface de Seyyed Hossein Nasr, lequel a lui-même consacré un ouvrage à la relation entre art et spiritualité dans l’islam, sujet sur lequel il doit venir lui-même nous entretenir ici.

Dans les vingt-cinq pages que compte ce chapitre on trouve toutes les clés pour comprendre la raison d’être et le caractère unique, irremplaçable parce que divinement inspiré, de l’art islamique, dans ses expressions les plus éminentes qui sont la calligraphie et l’architecture avec son décor épigraphique et géométrique comme dans ses manifestations les plus humbles dont l’art du tapis. Etant donné, cependant, qu’il s’agit d’un ouvrage accessible au public, je me contenterai d’en citer deux phrases, parce qu’elles sont un condensé de la doctrine dont nous venons déjà d’avoir un aperçu :

“Selon sa conception islamique la plus générale, nous dit Titus Burckhardt, l’art n’est qu’une méthode d’ennoblir la matière…

Et encore : “les paroles des maîtres musulmans le confirment, l’art consiste à façonner les objets conformément à leur nature qui, elle, contient virtuellement la beauté parce qu’elle vient de Dieu : on n’a qu’à dégager cette beauté, la rendre évidente.” (p. 143-4).

Dans un mémoire où, à la lumière de cette conception de l’esthétique musulmane, il a analysé les Valeurs permanentes de l’art maghrébin, T. Burckhardt a écrit ceci :

“L’art traditionnel du Maghreb et, en premier lieu, l’art marocain, possède une orientation entièrement objective, en ce sens qu’il n’a jamais recherché autre chose que l’expression la plus parfaite de certains idéaux spirituels. Quand une formule optimale a été trouvée, on l’a maintenue dans ses traits essentiels, l’adaptation aux circonstances étant toujours admise.

“Un exemple particulièrement significatif de cette continuité dans l’art maghrébin est la transmission de la forme du mihrab à partir de cet incomparable modèle qu’est le mihrab de la grande mosquée oméyyade de Cordoue. Il a été construit en 965 et se réfère lui-même à des modèles plus anciens, dont il représente la synthèse unique conçue lors de l’apogée de la culture arabe en Espagne sous Hakam II…

On remarquera que l’arc du mihrab se dilate à partir d’un centre qu’on ne peut pas saisir et qui se déplace légèrement du bas vers le haut, suivant qu’on le détermine en fonction de l’éventail des voussoirs, du profil intérieur ou du profil extérieur de l’arc, gui paraît ainsi se lever comme le disque du soleil ou de la lune sur l’horizon. C’est un inshiraq, une dilatation béatifique, qui demeure tout intérieure, parce qu’immobilisée par le cadre Equilibre entre une force dynamique et une force statique : on tient là une formule concise, non seulement des compositions des maharib maghrébins mais de toute l’architecture traditionnelle du Maghreb. En fait, le thème de l’arc outrepassé inscrit dans un cadre rectangulaire est typiaue pour l’art musulman de l’Afrique du Nord…

Depuis le IV/X®me siècle jusqu’à nos jours, les éléments essentiels du modèle cordouan n’ont pas été perdus, alors que leur variation même, obéissant aux conditions du lien et des techniques employées, prouve qu’il ne s’agit pas d’un “figement” de l’art.

“L’objectivité de l’art maghrébin se manifeste encore sous un autre rapport : par l’absence de tout illusionnisme et la conformité des moyens d’expressions à l’objet qu’il s’agit de façonner ou d’orner : un mur sera toujours un mur, c’est-à-dire une surface plane, dont la nature même exige un langage géométrique à deux dimensions seulement. Il s’agit bien d’un art abstrait, mais qui se situe aux antipodes de l’art “abstrait” de l’Europe moderne. Ce dernier est né d’une réaction contre le naturalisme et l’illusionnisme du XIX©me siècle et il ne sort pas du cercle vicieux d’une réaction, son culte de la subjectivité individuelle l’empêchant d’assumer un langage objectif, c’est-à-dire un langage qui s’adresse, non pas à telle psychologie particulière mais à la sensibilité et à l’intelligence de tout homme normal…

“L’absence, dans l’art traditionnel, de tout individualisme est largement compensée par son ouverture sur la contemplation. C’est là une dimension intérieure et en quelque sorte personnelle de l’art, dont nous ne pouvons rendre compte ici que d’une manière succincte. Qu’il existe un lien entre la pratique de l’art et la voie contemplative telle qu’elle est enseignée dans l’ésotérisme musulman, la convergence habituelle des corporations artisanales et âes confréries soufiques le prouve indirectement. Des preuves plus directes sont contenues dans les oeuvres d’art elles-mêmes.

“Dans la vie contemplative de l’islam, l’idée dominante est nécessairement celle du tawhîd, de l’Unité divine. Or, sous le rapport de la transcendance, celle-ci est inexprimable en mode affirmatif ; on ne saurait donc la représenter. Mais sous le rapport de l’immanence, elle se reflète en quelque sorte dans l’unicité de chaque créature ainsi que dans sa relation synthétique avec toute la création. A cet égard, le Soufi Abd al-Karîm al-JÎIÎ (né en 767/1366) écrit : “Il y a un secret qui se rapporte à cette manifestation divine et qui consiste en ce que chaque chose particulière, qu’elle soit éternelle ou éphémère… contient en son essence toutes les autres choses… de sorte que l’on peut comparer les existences à des miroirs confrontés reflétant chacun l’ensemble des autres…”. N’est-ce-pas là le commentaire le plus pertinent de ces entrelacs géométriques si typiques pour l’art maghrébin, des entrelacs en forme de rosaces qui se joignent et se reflètent les uns les autres, chacun représentant une totalité ordonnée autour d’un centre et chacun étant relié aux autres ?

“La beauté de cette sorte de décor architectural réside en grande partie dans une gradation extrêmement subtile de la lumière. On dirait que le corps même de l’édifice se transmue en lumière, ou que la lumière devient corps. Et c’est là un autre moyen d’exprimer l’Unité qui, sans jamais subir de changement en elle-même, se différencie en d’innombrables degrés d’existence : “Dieu est la lumière des cieux et de la terre…” (Cor. 24 : 35).

L’artisanat marocain et son avenir

Les “maîtres musulmans” auxquels T. Burckhardt avait fait allusion en parlant de l’art d’ennoblir la matière, ce sont évidemment les maîtres artisans, les m’altimîn, qu’il a régulièrement fréquentés et dont il a exposé les mérites et plaidé la cause en maintes occasions. Parmi les conférences qu’il a prononcées au Maroc on trouve les titres suivants : “L’artisanat traaitionnel au Maroc : sa nature et sa destinée”, “L’artisanat, expression authentique de la tradition”, “L’artisanat marocain est-il voué à disparaître ?”, “L’artisanat marocain : une chance”. C’est de cette dernière conférence que sont tirées les observations suivantes :

“Selon une opinion très répandue, l’artisanat marocain est condamné à disparaître graduellement pour faire place à l’industrie, car à la longue, pense-t-on, le travail manuel ne saurait résister à la concurrence de la machine. On estime que ce changement est en somme un bien, puisqu’il doit aller de pair avec une hausse générale du niveau matériel de la vie. On espère seulement que la transition de la production artisanale à la production industrielle s’effectuera sans trop de bouleversements sociaux, et l’on désire en particulier qu’un certain artisanat de qualité, qu’il convient de désigner par le pléonasme “artisanat d’art”, puisse survivre sous une forme semi-industrielle pour satisfaire les besoins du tourisme et de l’exportation. Cette façon de voir les choses semble être parfaitement réaliste ; or elle ne l’est pas, car elle oublie la première des réalités impliquées : celle de l’homme et de sa nature propre.

“L’opinion que l’artisanat doit disparaître se fonde sur des statistiques apparemment incontestables : selon celles-ci, plus un pays est “évolué” sous le rapport de son “standard” de vie, plus son industrie est développée et son artisanat réduit. Ces statistiques, comme tous les raisonnements à sens unique, ignorent deux choses : premièrement, qu’un bien peut être accompagné d’un mal, et qu’à partir d’une certaine limite, ce mal sera plus grand que le bien ; deuxièmement, que plus un mouvement s’accélère, plus vite il arrive à son point de virement : ce qui a été méprisé hier sera recherché demain, du fait même qu’il est devenu rare.

“Considérons d’abord le mal qui accompagne l’évolution industrielle et remarquons tout de suite que c’est dans les pays où les bienfaits de l’industrie semblent être les plus évidents que le côté négatif de l’industrie est le plus vivement ressenti. Il suffit de visiter les grands centres industriels d’Europe pour constater que le relatif bien-être des masses ouvrières cache une terrible misère de l’âme : alors que l’artisan exerce son métier avec un certain plaisir, parce qu’il fait appel à son intelligence, à son imagination et à son habileté manuelle, bref à toutes ses facultés créatrices, l’ouvrier industriel, lui, est généralement indifférent à l’égard de son travail dont il ne connaît souvent pas même le sens. La main de l’artisan, armée d’un outil fort simple, est comme le prolongement de son intelligence, tandis que les gestes de l’ouvrier industriel sont dictés par la machine qu’il ne gouverne qu’en apparence ; en fait, il en est lui-même comme une partie. Il n’y a pas de liberté créatrice dans le travail de l’ouvrier industriel, et sans cette liberté, il ne peut pas non plus y avoir de joie.

“Ce n’est donc pas par hasard que, dans une ambiance où presque toutes les formes de vie sont déterminées par l’industrie ou plus exactement par la machine, l’instinct humain commence à réagir contre ce qu’on a jusque là considéré comme le pur progrès, et que la nostalgie d’un travail plus directement humain se fait jour. Des artisans improvisés installent leurs ateliers en plein milieu industriel, des marchands d’objets artisanaux trouvent leur clientèle dans les villes les plus “évoluées” et des collèges et universités intègrent dans leurs programmes des leçons d’artisanat, bref, une sorte de retour à l’artisanat s’amorce dans beaucoup de pays d’Occident. Très souvent, ce retour se fait trop tard, la vraie tradition artisanale avec son savoir-faire et son unité de style étant déjà perdue. Sous ce rapport, l’artisanat marocain possède un immense avantage, et l’on peut à juste titre se demander si l’extension de l’industrie dans les pays étrangers, loin de prouver l’anachronisme de l’artisanat marocain, ne peut pas tourner pas en sa faveur. Car le fait même que l’artisanat marocain représente le cas fort rare d’une tradition professionnelle encore vivante, avec son savoir-faire et son homogénéité formelle, lui confère une valeur de plus en plus grande. Quels que soient les développements de cette situation, il y a là une chance qu’il convient de ne pas manquer. Le Maroc doit avoir le courage de maintenir son artisanat de qualité -ou disons : ses arts traditionnels- contre vents et marées. Le jour viendra certainement où il récoltera les fruits de sa fidélité.

“Nous parlons de fidélité parce qu’un artisanat frelaté et corrompu par une commercialisation hâtive et ignorante des valeurs traditionnelles n’aura aucune chance de survivre. On attend de l’artisanat marocain qu’il soit typiquement marocain et cela signifie qu’il doit être enraciné dans sa tradition maghrébine. Nous essayerons de définir ce dont il s’agit réellement. Mais auparavant il nous faut considérer l’opinion selon laquelle l’artisanat de qualité pourrait se perpétuer sous une forme semi-industrielle, donc sous la forme de coopératives artisanales dotées d’un outillage moderne, par exemple de certaines machines qui aideraient à dégrossir les matières premières avant leur façonnement par l’outil conduit par la main de Y homme.

“Pour juger de cette thèse, il convient d’abord de préciser qu’il n’existe pas, dans le cadre traditionnel, de véritable différence entre “artisanat” et “art” ; l’artiste y est toujours un artisan parce qu’il façonne des objets qui ne représentent jamais de “l’art pour l’art” mais qui répondent à un besoin pratique, et l’artisan est lui-même un artiste dans la mesure où il aspire à la perfection de son oeuvre. L’artisan ou l’artiste -la langue arabe les désigne indifféremment par le terme sânt- crée au moyen d’un outillage qui n’est en somme que le prolongement de sa main, de sorte que l’objet façonné en portera toujours la marque ; en d’autres termes, l’œuvre artisanale aura toujours un caractère personnel et unique, ne serait-ce que par ses irrégularités. La création artisanale ne tombera jamais dans la répétition pure et simple, même lorsqu’il s’agit d’une série d’objets semblables. L’outil -un métier à tisser par exemple- peut imposer à l’artiste une relative monotonie ; il ne lui imposera jamais l’uniformité absolue, dont seule la machine est responsable.

“Et voici le critère qui permet de savoir si l’introduction d’un certain outillage mécanique peut détruire, oui ou non, l’authenticité d’un art traditionnel : tout ce qui confère aux objets leur forme doit être réservé à l’oeuvre manuelle. Ainsi, on peut admettre qu’un sculpteur sur bois coupe ses planches de cèdre avec une scie mécanique, mais non pas qu’il creuse leurs ornements avec une fraise. Ou encore, il est relativement indifférent, dans l’art du tapis, qu’une certaine couleur soit obtenue par une teinture chimique ou une teinture végétale, pourvu qu’elle ait le ton et la stabilité voulus, abstraction faite du charme tout particulier qui réside dans la légère variation d’intensité propre aux teintures végétales. Pour donner un dernier exemple, nous mentionnerons encore le cas du céramiste qui utilise, sans préjudice pour son oeuvre, un four de construction moderne. Remarquons toutefois qu’une innovation mécanique risque toujours d’en appeler une autre et d’entraîner ainsi l’artisan dans le cercle vicieux d’une modernisation de plus en plus poussée et finalement mortelle.

“Une première règle de l’art -règle qui devrait aller de soi, mais que trop d’artisans semblent oublier aujourd’hui- exige que la forme d’un objet -sa forme générale aussi bien que son décor- corresponde à son but. Un vase, par exemple, est fait pour contenir du liquide, d’où sa panse relativement ample et son goulet plus étroit, façonné de manière à diriger le jet versé. Un vase aux parois transpercées à l’instar d’une corbeille ou d’une cage à pigeons n’est ni un récipient ni une lampe, mais une sorte d’objet bâtard, qui évoque peut-être un sentiment de l’inattendu mais aussi de l’équivoque. Il en va de même pour certains vases à la mode, faits en terre cuite et recouverts de cuir pressé et partiellement doré : ce revêtement n’est ni conforme au but de l’objet -le cuir ne rend pas le vase plus étanche- ni même nécessaire pour l’embellir ; il donne tout au plus l’impression d’un luxe factice et bizarre. L’amour de l’artificiel pour l’artificiel n’est rien d’autre que du mauvais goût.

“Une deuxième règle, non moins importante, veuf que l’effet esthétique d’une oeuvre soit obtenu avec un minimum d’éléments. C’est le principe de l’économie des moyens qui n’interdit pas, à l’occasion, d’étaler la queue du paon, mais qui condamne tout ce qui, dans une oeuvre, n’ajoute rien à sa beauté et qui, de ce fait même, nuit à son expression essentielle. Les artistes marocains qui ont décoré les façades intérieures des médersas avec une richesse inouïe de détails n’ont pas oublié le principe de l’économie, et ils ont su alterner les précieux tapis d’ornements avec des surfaces parfaitement vides. Ils ont rendu la richesse plus précieuse par la présence d’une pauvreté, et ils ont ennobli la pauvreté par la beauté.

“Parmi toutes les variantes de l’art islamique, l’art du Maghreb est le plus conséquent dans le rejet des formes naturalistes qui paraissent être vivantes sans l’être, qui donnent l’impression d’un espace alors qu’elles ne sont qu’une surface, ou qui miment le mouvement tout en étant immobiles. L’art maghrébin ne décrit pas, il est. Son contenu est toujours le même : l’Unité. Celle-ci se manifeste à la fois comme loi et comme beauté ; elle est dans la juste forme de l’objet, celle qui le rend propre à son usage, et elle est dans l’harmonie libre et joyeuse de ses parties. Si l’objet en question est un édifice, par exemple, il faut qu’il soit conforme aux lois statiques et bien organisé dans son plan, et c’est là un premier aspect de l’Unité, puis il faut qu’il exprime, dans la mesure du possible, une plénitude intérieure. L’artisan ou l’artiste traditionnel dira simplement que son œuvre doit être parfaite, et pour lui la perfection ne comporte pas seulement l’utilité mais également la beauté”.

Ce serait le lieu ici de parler de ce que T. Burckhardt a fait pour encourager et faciliter le maintien des belles traditions artisanales : ses visites d’ateliers et ses entretiens avec les artisans, les démarches entreprises auprès des Autorités concernées -Culture, Artisanat, Affaires sociales, Municipalité- pour améliorer les lieux de travail et le statut de l’artisan, pour créer une école d’arts traditionnels à Fès, etc… Malheureusement, le temps me manque pour entrer dans les détails d’une activité qui a même rayonné en dehors du Maroc, notamment lorsque Ibrahîm Burckhardt est allé plaider la cause de l’enseignement des arts traditionnels devant la Première Conférence de l’Education Islamique qui s’est tenue à la Mecque en 19771.

Pour sauvegarder la médina de Fès

Une fois arrivé à Fès, à l’automne de 1972, pour y examiner, selon le mandat qui lui était confié, les maux dont souffrait la médina et recommander des mesures de sauvegarde, T,Burckhardt se rendit dans les lieux qu’il avait connus et fréquentés durant ses longs séjours dans la vieille cité. Il constata les changements qui s’étaient produits dans la densité et la composition de la population, les détériorations qui avaient atteint le patrimoine architectural -celui des grandes demeures familiales notamment- et les infrastructures -dont les réseaux d’adduction et d’évacuation des eaux-, il nota aussi la disparition ou la décadence de certains secteurs de l’artisanat. Pourtant, l’espoir d’un redressement d’une situation arrivée à un point critique ne le quitta jamais.

Preuve en est l’inlassable patience qu’il mit à convaincre bien des “progressistes” que la médina de Fès ne devait pas être traitée comme un simple refuge pour une population pauvre venue de la campagne et comme une cité-dortoir pour les travailleurs occupés en ville nouvelle et dans les zones industrielles des alentours. Preuve en sont aussi les efforts qu’il déploya, au sein même de l’équipe du Schéma directeur, avec l’appui de plusieurs collègues marocains, pour concilier les thèses souvent opposées et faire prévaloir le point de vue selon lequel le nouveau plan d’urbanisme devait tenir compte en toute priorité des valeurs essentielles de la médina, de ses vocations ancestrales, et en assurer la survie et la réhabilitation. Des analyses, des propositions concrètes qu’il présenta à ce sujet et dont une grande partie figure anonymement dans le Schéma directeur tel qu’il fut adopté en 1977-78 et publié par l’UNESCO, qu’en subsiste-t-il aujourd’hui ? Nous en apprendrons sans doute plus à ce sujet par M, Abdul-Lafif Hajjâmî qui, après le départ de l’équipe UNESCO et jusqu’à aujourd’hui, a occupé d’importantes fonctions pour la sauvegarde de Fès, ville qui fait l’objet d’une campagne mondiale et est inscrite sur la Liste du Patrimoine de l’humanité.

Quoi qu’il en soit, tout ce que T. Burckhardt a fait et recommandé pour réhabiliter la médina, et les raisons pour lesquelles il l’a fait, tout cela conserve sa valeur et son actualité. Pour nous en convaincre, il suffit de relire, parmi les conférences qu’il a données sur la ville de Fès, ses mérites et les dangers qui menacent son intégrité, le texte d’une communication qu’il a présentée au Colloque sur la Cité islamique qui s’est tenu à Cambridge, au Royaume Uni, en juillet 1976. Comme ce texte n’a été publié qu’en anglais (Fez, dans The Islamic City, UNESCO, Paris 1980), je vais donner quelques extraits de sa version française, qui porte un titre plus explicite que celui de la version anglaise, à savoir: Fès hier, aujourd’hui, demain.

L’exposé commence par une description de la ville, et des facteurs qui ont déterminé sa structure : l’eau, l’emplacement du premier sanctuaire et du marché, la séparation entre quartiers commerciaux et résidentiels ou, plus généralement, entre le domaine public et le domaine privé, l’habitat caractérisé par la maison ouverte sur la cour, la configuration des rues et des quartiers. T. Burckhardt analyse ensuite les effets perturbateurs dus au surpeuplement : promiscuité, dégradation du patrimoine bâti et des infrastructures.

Résumant la tâche de l’équipe pluridisciplinaire chargée d’élaborer le Schéma directeur, le Master Plan, qu’il définit comme “une sorte de stratégie du développement urbain”, T. Burckhardt ajoute:

“Dans cette stratégie, les vocations inhérentes à l’ancienne cité de Fès joueront un rôle important. Il s’agit en somme de projeter le développement de l’agglomération entière tout en respectant les prérogatives culturelles de l’ancienne cité. Ce schéma directeur n’aura d’ailleurs force de loi que dans la mesure où il sera entériné par l’administration gouvernementale.

” La première tâche qui s’impose à ceux qui auront l’intention et les moyens de sauver Fès est l’amélioration des conditions de vie dans l’ancienne ville, opération qui ne doit pas porter préjudice aux qualités architecturales de la ville, sans quoi toute l’action ne serait plus d’un intérêt universel.

“Or, améliorer les conditions de vie à Fès, c’est avant tout diminuer la densité de sa population, tâche qui ne peut être entreprise qu’à l’échelle de toute la région. En 1950 déjà, l’urbanisme français Ecochard avait construit ce qu’on appelait alors “la nouvelle ville indigène” sur une colline aride au norà-ouest du vieux Fès. Cette ville abrite aujourd’hui 60.000 habitants. Des recensements ont prouvé que sa construction a effectivement diminué la densité de la population en médina, mais pour un certain temps seulement. L’équilibre qu’il s’agit de retrouver concerne donc toute l’agglomération qui porte aujourd’hui le nom de Fès ainsi que toute la région dont Fès est le centre naturel. En d’autres termes, la vieille cité ne peut être sauvée que si l’on peut lui assigner, dans l’ensemble urbain et régional où elle se situe, une fonction complémentaire de celles qu’y détiennent les autres centres urbains.

“Jusqu’à maintenant, l’ancienne cité de Fès était l’objet d’une série de mesures conservatoires souvent enfreintes et de plus en plus inefficaces par suite de la pression démographique. Désormais le nouvel impératif est de préserver les monuments irremplaçables et les caractères essentiels de la ville tout en opérant une certaine adaptation aux exigences actuelles. Cette adaptation comporte nécessairement une modernisation ; en même temps elle doit s’inspirer, non pas de modèles européens mais de ce que nous pouvons appeler l’urbanisme inhérent à l’ancienne structure de la ville. Pour atteindre ce but, il y aura bien des obstacles à vaincre, dont le moindre n’est pas le préjugé de certains milieux à l’égard de ce qu’ils considèrent comme un “retour au Moyen Age”…

“Quelles sont les vocations de l’ancienne ville dont l’actualisation lui permettrait d’assumer un rôle complémentaire de celui de la ville nouvelle ? Ce ne peuvent être que l’enseignement et l’artisanat, la science et l’art. Il est peu probable que l’enseignement jadis transmis dans la grande mosquée des Kairouanais puisse renaître dans sa totalité ; il est concevable par contre, que Fès devienne un centre d’études islamologiques au même titre que Grenade et avec davantage de “backgrounc/’. De même, Fès pourrait avoir le privilège de l’enseignement des arts traditionnels qui subissent actuellement une crise, mais qui pourraient bien s’épanouir de nouveau, s’ils répondent aux besoins que sollicite, par contraste, la monotonie de plus en plus lassante des produits industriels.

“Et n’oublions pas l’essentiel : Fès, telle qu’elle subsiste, est une ville-modèle, dont la destruction nous priverait pour toujours du témoin le plus concret d’une grande civilisation”.

En guise de conclusion

Pour terminer cette évocation de la présence de Sidi Ibrahîm Burckhardt au Maroc -et puisque nous sommes à Marrakech- laissez-moi encore vous lire un court extrait de “Quelques Souvenirs!’ que Titus Burckhardt, peu de temps avant sa mort, a dictés à la demande de ses amis. Il y parle des maîtres spirituels qu’il a le plus fréquentés : Sidi Mohammed Bouchara à Salé qui, même devenu largement centenaire, aveugle et presque totalement sourd, se réjouissait de chaque visite que lui faisait celui qu’il appelait “mon fils” ; Moulay AIT ad-Darqâwî à Fès, dont il suivit l’enseignement du fiqh et du tasawwuf donné à la Qaraouyine, et son plus proche ami, le Soufi ‘Isa Nouredcfîn Ahmed, Frithjof Schuon, qui vint le voir à Fès en 1934. Il raconte ensuite un épisode survenu au cours d’un séjour qu’il fit à Marrakech.

Chez le Moqaddem Mohammed Mejedlî

“Un jeune compagnon s’étant joint à moi, nous entreprîmes ensemble la visite des zaouïas qui s’étalent le long de la côte atlantique. A la fin nous logeâmes à Marrakech dans une petite zaouïa construite selon le modèle d’une simple habitation marocaine : une pièce principale plus haute que profonde abritait le tombeau d’un Maître spirituel dont je ne me rappelle’pas le nom. Cette chambre s’ouvrait par une arcade sur le jardin qui était entouré d’un haut mur et contenait des plantes choisies : un cyprès, des roses, du jasmin et un certain nombre de buissons fleuris. Dans ce jardin se trouvait aussi un puits dont l’eau servait aux ablutions ; nous nous empressâmes de les accomplir lorsqu’apparut soudainement le Moaaddem de la zaouïa, Mohammed Mejedlî, dont la présence nous toucha comme un vent frais ; par sa longue barbe blanche et par les traits émaciés de son visage il devait être un vieillard, mais ses gestes et son parler étaient ceux d’un jeune homme. Nous savions qu’il avait l’habitude de monter la nuit sur le plus haut minaret de Marrakech pour y chanter le témoignage de foi ou des poèmes spirituels. Son allure me faisait penser à une statue gothique du Xlleme siècle, statue de prophète ou de patriarche”.

(Il y a là, soit dit en passant, une allusion évidente aux statues du portail de la Cathédrale de Chartres monument, auquel Titus Burckhardt a consacré une superbe monographie. Sidi Ibrahîm relate ensuite un entretien spirituel au cours duquel le Moqaddem Mejedli lui posa cette question : )

“Comprends-tu cette affirmation des soufis quand ils disent que toute chose est unie à Dieu ? Où donc se trouve ce qui nous empêche de voir cette unité ?” Je répondis : “L’empêchement n’est pas dans les choses mais en nous-mêmes”. A cela il acquiesça en riant de bon coeur. Survinrent quelques disciples qui faisaient leurs études à l’Université de Marrakech et qui portaient déjà l’empreinte du pédantisme légaliste ; au cours de la conversation, ils mentionnèrent un homme vivant alors dans la ville de Marrakech et qui par son comportement peu conventionnel s’attirait leur critiques ; ils allèrent jusqu’à prétendre que cet homme était fou et qu’il était illicite de prier derrière lui en le prenant pour Imâm. S. Mohammed MejedlÎ sursauta et affirma avec vigueur que non seulement cet homme n’était pas un fou, mais qu’au contraire il était un saint et un sage ; qu’il était le père spirituel de S.Mohammed Mejediï lui-même. Il y avait dans la tonalité de cette défense quelque chose qui me fit vivement désirer la rencontre avec le soufi controversé ; mais le Moqaddem me dit que l’homme en question était presque toujours en voyage et difficile à atteindre ; cependant, me dit-il, il arrive qu’il me manifeste à la suite d’un intense désir de le voir.

“Le soir même nous étions tous assis, le Moqaddem, moi et mon compagnon ainsi qu’un groupe de foqarâ de Marrakech, sous les arcades qui Couvraient sur le jardin déjà plongé dans le crépuscule ; nous étions attentifs aux commentaires que S.Mohammed Mejedlî donnait d’un passage de “l’Homme Universel”, quand soudain un étranger entra dans la zaouïa en saluant l’assemblée d’une voix forte et fière : “As-satômu aleikum”. Il alla tout droit vers le Moqaddem, lui prit le livre qu’il tenait en main et lui posa la question : “Que lisez-vous là ? ces textes sont trop élevés pour vous”, il ferma le livre, “je vais donc vous parler d’autres chose Et il commença un discours : “Vous vous estimez supérieurs aux juifs ou aux chrétiens, simplement parce que vous adhérez à la ShârTah mohammédienne ; vous faites erreur car la même ShârTah se retrouve aussi chez les juifs et les chrétiens, autrement il n’y aurait pas d’entente possible entre les membres des diverses confessions, même pas sur le plan d’un contrat commercial. Ce qui peut vous rendre supérieur à un juif ou un chrétien, c’est uniquement le fait que l’un ou l’autre de ces deux croit exclusivement à la révélation mosaïque ou christique, tandis que vous reconnaîtriez la même vérité dans la Thora, les Evangiles et la ShôrTah mohammédienne, ainsi que dans tout livre sacré”. L’étranger que je voyais là était d’ailleurs peu ordinaire : il portait un grand burnous noir, des bottes de cavalier arabe, un turban serré entre le menton et le front, lequel donnait une impression de momie au visage à la fois ascétique et royal.

“A ce point, le soufi étranger se tourna de toute sa personne dans ma direction et demanda : “Où se trouve S. Ibrâhîm” ?” Le Moqaddem me dit : “Voici l’homme que tu as tant désiré rencontrer, approche-toi et demande-lui sa bénédiction”. Pendant que je me levais, l’étranger se leva également et dit : “Non, que celui qui vient d’entrer en islam bénisse les autres, car il est comme une épée fraîchement tirée du fourreau” ; il salua et partit.

Retenons cette dernière image, puisqu’elle allie la fraîcheur, c’est-à-dire la douceur, la bienveillance, la générosité de caractère, à l’acuité du métal, symbole de la rigueur intellectuelle, de la clairvoyance, du discernement entre le Vrai et l’illusoire, toutes qualités qu’Ibrahîm Burckhardt avait reçues du Tout-Puissant et qu’il a su mettre au service du Maroc, de la Nation musulmane et de la communauté des hommes.

رضي الله عنه و نفعنا به آمين

Jean-Louis Michon Genève, 1er mai 1999


(1) Jean-Louis Michon, de son nom musulman Ali Abd al-Khâliq, né le 13 avril 1924 à Nancy (France) et mort le 22 février 2013 à Genève (Suisse), est un traducteur, essayiste, érudit, islamologue et musulman rattaché au tasawwuf. Spécialiste de l’art, connaisseur de la spiritualité et de la métaphysique, il fut diplômé en philosophie, en littérature, en droit et en sciences-politiques. Il connaissait le français, l’anglais et l’arabe notamment. Il prit connaissance de l’œuvre de René Guénon, puis de Ibn ‘Arabî, de Ahmad al-Alawî et d’autres maîtres musulmans. C’est en présence de Michel Vâlsan qu’il se convertit à l’Islam. On lui doit de nombreuses traductions ainsi que quelques ouvrages de qualité.
De 1946 à 1949, Jean-Louis Michon enseigne l’anglais à Damas et durant les vacances rend visite à René Guénon au Caire. Il apprend l’arabe et étudie l’art islamique. En 1950, il s’installe à Lausanne près de Frithjof Schuon, s’investit dans de nouvelles études et obtient un diplôme de dessinateur en bâtiment. Il se marie en 1953 et travaille dans un bureau d’architectes jusqu’en 1955. Lors d’un voyage dans l’Ouest américain, le couple est adopté dans la tribu des Crows par l’homme-médecine Thomas Yellowtail.

De 1955 à 1972, il est traducteur-réviseur permanent auprès de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et vit à Genève. Cette fonction lui permet de rencontrer le Dalaï-lama en privé lors du congrès de l’OMS à New-Delhi en 1961. Parallèlement à son emploi, il est doctorant à La Sorbonne et voyage régulièrement au Maroc dans le cadre de sa thèse qui porte sur le soufi marocain Ahmad ibn Ajiba (1746-1809) et son Mi`râj, un glossaire de la mystique musulmane. Il obtient son doctorat en Etudes arabes et islamiques en 1966.

Désigné par l’UNESCO et le gouvernement marocain pour préparer un programme de préservation des arts traditionnels, il séjourne avec sa famille au Maroc de 1972 à 1979 et participe à la constitution de l’« Inventaire général du patrimoine culturel », ainsi qu’au lancement de la campagne pour la sauvegarde de la médina de Fès, dirigée par Titus Burckhardt.

Après sa retraite, Michon est régulièrement mandaté par l’UNESCO ou par le gouvernement marocain pour différents projets : la création d’une école d’artisanat traditionnel à Fès, la préparation et la publication d’un Répertoire de l’artisanat marocain, la fondation du Centre de conservation et de réhabilitation des kasbahs du Sud à Ouarzazate, la restauration du ksar Aït-ben-Haddou. En Oman, il œuvrera à la restauration de la citadelle de Bahla ; au Bahreïn, ce sera l’inventaire des sites historiques ; en Ouzbékistan, l’évaluation de l’état de conservation des sites historiques de Khiva, Boukhara, Samarcande et Chakhrisabz.

(2) Titus Burckhardt, de son nom musulman sidi Ibrahim, né à Florence le 24 octobre 1908 et mort à Lausanne le 15 janvier 1984. Il est un métaphysicien suisse converti à l’Islam et rattaché au tasawwuf. Ecrivain, traducteur, spécialiste de l’art, connaisseur de l’histoire, de la philosophie et de la spiritualité musulmane, son érudition englobe de nombreux domaines. Il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages sur l’ésotérisme islamique, l’alchimie, l’anthropologie, la science moderne, la cosmologie, le symbolisme, l’exotérisme, l’islam, la psychologie et l’art sacré.
Il parlait notamment le français, l’allemand, l’anglais et l’arabe.
Dans les années 1930, il séjourne longuement au Maroc, se convertit à l’islam, apprend l’arabe et s’engage dans une voie soufie.

Il s’installe ensuite à Lausanne près de Schuon en tant que directeur artistique de la maison d’édition Urs Graf Verlag, spécialisée dans la reproduction de manuscrits médiévaux. Lors d’une rencontre privée avec le pape Pie XII, il lui remet un fac-similé du Livre de Kells, un évangile de tradition celtique de l’an 800, publié par sa maison d’édition.
En 1972, l’UNESCO, avec l’appui des autorités marocaines, le délègue à Fès comme responsable du plan de restauration et de réhabilitation de la médina. Il y restera cinq ans.


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