La perte des repères traditionnels dans nos sociétés modernes et ses conséquences

Le neurologue et philosophe Dominique Laplane disait : « Les sociologues paraissent d’accord sur cette perte des « repères » et sur leurs conséquences. Le livre phare à ce sujet est La fatigue d’être soi d’Alain Ehrenberg (1) qui constate que le résultat de cette « perte des valeurs » est la vocation de nos contemporains à la dépression par lassitude de porter seuls la responsabilité de décisions qu’aucune sagesse collective ne les aide à évaluer en temps utile. Jean-Claude Kaufmann est d’accord avec ce constat et ne propose aucune alternative aux victimes que la paranoïa. Le suicide apparait aussi dans le livre de Michel Maffesoli (2). Curieusement, les sociologues, qui pourtant se sentent chargés de la thérapeutique sociale, démissionnent arguant qu’il n’y a pas de remède car cette perte de repères est la conséquence de la liberté ou l’expression de celle-ci. La liberté est ici conçue comme la possibilité d’agir sans règle et, de fait, sans souci des conséquences qu’on parait ne pas deviner. Personne, est-il dit, ne voudrait retourner vers « l’étouffoir disciplinaire » ! J’appelle les philosophes à la rescousse pour remettre un peu de bon sens dans la tête des sociologues qui paraissent ignorer totalement ce que peut être la liberté, d’autant mieux qu’ils reconnaissent eux-mêmes que l’addiction à la drogue est à la fois la conséquence de ce qu’ils appellent la liberté et une perte de liberté.
Il faut qu’on leur fasse comprendre que la liberté n’est pas la capacité de faire n’importe quoi mais au contraire d’agir selon ce que l’on est, qu’il faut donc d’abord être quelqu’un qui peut compter sur soi et sur lequel les autres peuvent compter. Ce que nous a démontré la crise dite de 68, c’est que nous n’existons que comme des êtres en relation, qu’à l’échelon psychologique nous retrouvons la même situation qu’au niveau quantique. Les objets de la physique traditionnelle s’effacent dans l’interrelation, la « substance aristotélicienne » se dissout dans la relation, l’échange et le mouvement. L’idée sous-jacente à la démarche des sociologues qui font finalement l’apologie de 68 [ndt : mai 1968] est que nous existons par nous-mêmes comme des objets newtoniens et que la société nous déforme.
Comment ne pas voir que cet immense virage de toute une société dans les années 1960-1970 est la preuve du contraire. Le travail de sape des valeurs organisé par nos « élites intellectuels » a bel et bien entrainé la bascule de la société. De nouveaux types relationnels ont transformé les membres de la société, ce qui montre bien qu’ils dépendent de leurs modalités relationnelles. Leur dépendance n’est pas moindre que dans la société éthiquement stable !
Nous voici donc contraints à voir la personne sous un autre jour que l’individu, ce qui n’est évidemment pas une nouveauté, simplement, aujourd’hui, c’est un anachronisme. Tout cela a été fait au nom de la liberté, je n’y reviens pas et au nom du bonheur des populations. Lorsqu’on voit le résultat tel que nous le décrivent les sociologues, tel que nous le constatons tous et pas seulement les pères rabat-joie, on est conduit à s’interroger. On peut se demander si la cause de l’évidente morosité dépressive de notre société avec sa surconsommation, des anti-dépresseurs, l’augmentation dramatique de fréquence des suicides (justement depuis les années 1970), etc., est bien ce sentiment de « responsabilité » entraîné par la perte des normes, comme le disent les sociologues. S’ils avaient la moindre expérience psychiatrique, ils sauraient que la grande responsable des états dépressifs dits réactionnels, c’est la perte de la relation. Je n’ai pas la place de le démontrer plus avant ici, mais tout le monde le sait, le corollaire de la perte des valeurs est l’hyper individualisation des destinées, c’est-à-dire aussi bien la perte de relation, ou du moins sa fragilité, personne n’étant plus responsable de personne. Le naturel avec lequel est généralement traitée la difficile question de l’avortement comme un non-problème en est un des témoignages les plus spectaculaires.
A l’inverse, si au lieu d’être un individu, chaque humain est une personne, c’est-à-dire un être en relation, alors on ne s’étonne plus de l’état désastreux de notre société. Le hic est que la relation demande un certain effacement de la personne pour faire une place à l’autre, et c’est cela qui a été rejeté en supposant que le bonheur était au bas de la pente de la facilité (3). Je n’ai pas non plus la place pour montrer que la grande préoccupation du moment, la violence juvénile et infantile, appartient au même ensemble mais tout lecteur un peu avisé n’a pas grand effort à faire pour le comprendre 
(1) Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1999.
(2) Michel Maffesoli, L’instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes, Denoël, 2000.
(3) C’était le thème central de mon livre Le bonheur est-il pour les imbéciles ?, Fayard, 1979 »
.
(Dominique Laplane, dans “Notre existence a-t-elle un sens ? Une enquête scientifique et philosophique”, Postface, éd. Pluriel, 2017, pp. 486-488).

En effet, la décadence intellectuelle, morale, sexuelle, politique, artistique et culturelle se constate à tous les niveaux. Il n’y a que des exceptions notables (auteurs, artistes, intellectuels, politiciens, acteurs, …) qui relèvent le niveau, mais qui sont noyés malheureusement par la masse de personnes médiocres et indignes, qui renoncent aux plus belles valeurs et pensées pour de l’argent ou une célébrité éphémère et superficielle auprès de gens qui manquent clairement du sens des priorités et d’intelligence. La société moderne ne se caractérise pas seulement par son niveau technique, – les sociétés traditionnelles avaient brillamment su concilier technicité, spiritualité, écologie et connaissance holistique -, mais par ce que cache une technicité livrée à elle-même : perte de sens, esclavagisme de masse sous de nouvelles formes, dépression collective et une violence à la fois politique et psychologique qui ronge toutes les sphères de la collectivité sociale.

Peut-on décemment penser qu’une société noyée à la fois dans la violence symbolique, le relativisme culturel, l’impérialisme politique, l’éclatement familial, l’esclavagisme mondial, l’empoisonnement du corps, la médiocrité intellectuelle, la laideur artistique, le mépris à l’égard du Sacré et de la dignité humaine (dans la pratique), l’autodestruction de l’Humanité, la pollution environnementale, la pseudo-pensée unique, la disparition de nombreuses espèces, la dépression collective, la soumission totale à l’état marchand (être esclave du pouvoir économique), le nihilisme existentiel et l’hypocrisie totalitaire, soit l’apogée de la civilisation, comme le prétendent les « apôtres de la modernité », et dont ces derniers masquent toutes les horreurs et la tragédie humaine par quelques illusions et prouesses technologiques, et dont certaines d’entre elles détruisent la planète et la diversité du vivant ?

Le grand intellectuel bosniaque Alija Izetbegovic disait à juste titre que : « Il y a tant de gens qui se considèrent comme strictement religieux, qui même prêchent la religion, et qui par leur comportement, leur moralité, sont des matérialistes endurcis. Et, au contraire, tant de matérialistes doctrinaires qui, dans leur vie pratique, sont des ascètes très désintéressés, et des gens qui se battent pour autrui. Dans cette confusion et cette incohérence, naît et se développe une étonnante comédie humaine, qui déconcerte les plus clairvoyants et les plus honnêtes des penseurs. (…) De l’abandon de la religion à l’abandon de la morale, il n’y a qu’un pas. Certaines personnes ne franchissent jamais ce pas, et cette situation contradictoire se maintient en elles. Cela rend possible un phénomène qui complique la recherche : des athées moraux et des croyants immoraux ». (Alija Izetbegovic, “L’Islam entre l’Est et l’Ouest”, éd. François-Xavier de Guibert, 2003).


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