Comment se situer par rapport à la science du hadîth ?

Les débats liés à la science du hadîth ne datent pas d’hier, car les ahadiths constituent une source importante dans les codes et pratiques islamiques. Néanmoins, les débats techniques, par le passé, étaient cantonnés aux spécialistes, tandis qu’à notre époque, tout le monde en discute, mais de façon anarchique, passionnelle et superficielle.

Comme pour toute science, la science du hadîth a ses fondements, ses règles, ses limites et ses divergences parmi les spécialistes. Il est donc nécessaire de se référer à une méthodologie fiable et cohérente, tout en sachant que des erreurs peuvent toujours s’y glisser, mais qu’elles doivent être limitées aux choses secondaires qui n’ont aucun incident sur les fondements de la religion, les piliers de l’islam et de la foi, la noblesse du comportement et les finalités de la religion, qui sont tous évoqués dans le Qur’ân, et que la Sunnah ne peut qu’expliciter et détailler.

L’imâm Zaydite al-Hassân Ibn Yahyâ ibn al-Hussayn ibn Zayd ibn ‘Alî a dit :
« La solution aux divergences dans ce qui est permis ou prohibé réside dans le fait de s’en tenir aux versets clairs et bien établis du Qur’ân et de s’appuyer sur les hadiths bien connus, fidèlement transmis depuis le Prophète, qui ne sont pas susceptibles d’avoir été sciemment forgés, ainsi que sur les hadiths rapportés les membres bien-guidés de sa famille qui sont en conformité avec les enseignements clairs du Qur’ân. Outre cela, il nous appartient de suivre les membres justes et pieux de la famille de l’Envoyé d’Allâh. Tels sont les critères indiscutables pour les musulmans, et il n’est pas permis d’en adopter d’autres ». (‘Abdallâh Hamûd al-‘Izzî, “‘Ilm al-hadith ‘ind al-zaydiyya wa-l-muhaddithîn”, p.42).

L’Imâm Zaydite al-Murtadâ Muhammad ibn Yahyâ (m. 310/922), que l’on pourrait considérer comme faisant partie des derniers salafs, a dit : « De fait, il existe des ahadiths qui divergent et contredisent avec le Livre (Qur’ân) d’Allâh Très Haut. Par conséquent nous n’en tenons aucun compte et nous ne les utilisons pas comme preuves. En revanche, tout hadith qui est en accord avec le Livre d’Allâh et dont la justesse est confirmée par la Parole Divine, est authentique de notre point de vue et nous l’acceptons comme preuve. De même, tout ce que nos ancêtres (parmi les ahl ul bayt) ont rapporté, de père en fils depuis le Prophète (Muhammad) en passant par ‘Alî, nous l’utilisons comme preuve. Aussi, tout ce qui est rapporté par les Compagnons absolument fiables du Prophète (thiqât), nous l’acceptons et le mettons en pratique. Quant à tout ce qui est en désaccord avec cela, nous ne le considérons pas comme correct et nous ne l’adoptons pas ». (Al-Miswarî, “al-Risâla al-munqidha”, pp. 60-62).

Les premiers savants zaydites étaient très proches du sunnisme, contrairement à certains groupes zaydites qui ont dévié du zaydisme originel avec le temps.
La méthodologie islamique est celle qui consiste à accepter les ahadiths en conformité avec le Qur’ân, l’intellect (rationalité et spiritualité), les ahadiths transmis par les gens musulmans de la famille prophétique (épouses, cousins/cousines, oncles, gendres et descendants) et des proches compagnons qui l’ont suivi pendant longtemps, qui ont défendu le Prophète et la communauté lorsque la situation leur était défavorable, etc., à l’instar de Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân, Salmân al-Farisî, Abû Dharr, Abû-l-Dardâ’, Bilâl al Habashi, Ibn Mas’ûd, Abû Mûsa al-Ash’arî, etc. Ils ont été un grand soutien pour l’Islam, le Prophète a fait leur éloge, ils ont fait l’éloge du Prophète et des ahl ul bayt, ont été éduqués par le Prophète et connaissaient la plupart des règles religieuses et des principes islamiques. Or, les compagnons de la dernière heure ou ceux qui ne furent pas souvent avec le Prophète, ont pu mal rapporter des choses, ou mal comprendre certains enseignements car n’étant pas éduqués spirituellement par le Prophète et n’ayant pas eu connaissance de certaines règles ou pratiques étant donné leur éloignement du Prophète pour des raisons diverses (émigration, commerce, maladie, etc.). De même, certains élèves des compagnons ont attribué à tort parfois certains propos au Prophète, alors qu’il s’agissait de propos ou d’opinions personnelles des compagnons (qui n’engagent qu’eux-mêmes), d’où les différentes contradictions qu’il est possible de trouver dans plusieurs recueils de ahadiths.

Même certains compagnons ont parfois commis des erreurs, soit à cause d’une incompréhension, soit parce qu’ils avaient relaté des propos sans en connaitre le contexte ou sans en avoir entendu le début, à l’instar d’Abû Hurayra, qui fut critiqué entres autres par ‘Aîsha et ‘Umar, bien qu’il fut considéré comme un compagnon digne de confiance mais ayant commis des erreurs d’inattention (le fait que le Prophète l’ait accepté longtemps auprès de lui est une preuve de sa sincérité, malgré ses défauts). Même des élèves d’Abû Hurayra attribuaient parfois au Prophète des opinions personnelles ou des paroles qui n’étaient que celles d’Abû Hurayra ou d’autres personnes qu’il connaissait (comme Ka’b al Akhbar).

Aussi, il faut rassembler toutes les versions d’un hadith pour voir ce qui a été occulté, déformé ou rajouté, et voir si certains ahadiths n’ont pas été forgés, au moins partiellement, pour un partisanisme politique évident impliquant la haine, le mépris ou l’exagération envers un personnage.
Certains ahadiths sont acceptables mais seulement si le sens voulu n’est pas le sens apparent qui contredit le Qur’ân et un principe évident de la religion, ou une pratique fort répandue par des milliers de voies, ou un hadith dont la pratique a été abrogée par la suite (l’interdiction de la visite des tombes qui a été levée, ou l’interdiction de représenter des êtres vivants qui a été levée en l’absence de culte d’idolâtrie, ainsi que pour le mariage temporaire qui a été interdit, etc.).
Il est aussi notoire que des ahl ul bayt, en passant par l’imâm ‘Alî, s’informaient aussi de certains ahadiths rapportés par des épouses ou d’autres compagnons du Prophète. Il est donc contraire à leur voie, que de restreindre la transmission des ahadiths qu’aux “12 imâms”, alors que le Qur’ân évoque le mérite et l’importance des nobles compagnons également, ainsi que des épouses du Prophète, et des descendants vertueux du Prophète.

Que ce soit chez les sunnites (comme Abû Sa’îd al-Naqqâsh al-Isbahânî, Ibn al-Jawzî, Umar ibn Badr al Mawsili, Ad-Dhahâbî, As-Suyûtî, Mullâ al-Qarî, Ibn Taymiyya, Muhammad al-Shawkanî, ‘Abd al-Hayy al-Laknawî, ‘Abdallâh al-Ghumârî, …), les shiites (Al-Sharîf al-Murtadâ, ‘Allâma al-Hillî, …), les mutazilites (Abû-l Qâsim al-Balkhî, Abû ‘Alî al-Jubbâ’î, …) et les zaydites (al-Hassân Ibn Yahyâ ibn al-Hussayn ibn Zayd ibn ‘Alî, al-Murtadâ Muhammad ibn Yahyâ, …), plusieurs savants du hadîth ont émis comme critère principal le fait de ne pas contredire le Qur’ân, et que même si la chaine de transmission pouvait être bonne ou authentique, le contenu qui comportait des défauts et des anomalies, – et donc pouvait avoir des défauts cachés -, pouvait être critiqué, si aucun moyen de le concilier avec le Texte qurânique n’était possible. Bien sûr, cette méthodologie n’a pas toujours été appliquée de façon systématique ou avec la plus grande rigueur, car parfois certains ahadiths (dont le sens était conforme au Qur’ân) étaient refusés pour des raisons idéologiques, des opinions personnelles ou des différends personnels avec certains transmetteurs, ou a contrario, des ahadiths dont le sens était contraire au Qur’ân ont été “authentifiés” et acceptés car ils confortaient les opinions personnelles ou les ambitions politiques de certains, comme cela fut le cas de Ibn Taymiyya sur plusieurs questions (comme le rapporte notamment Ibn Hajar al ‘Asqalânî). D’autres, comme As-Suyûtî et Ibn Hajar al ‘Asqalânî, authentifiaient le contenu de certains ahadiths en essayant de leur trouver une interprétation plausible si le sens apparent contredisait le Qur’ân mais que la chaine était bonne ou authentique, mais dans certains cas, cela les a poussé à faire des contorsions tirées par les cheveux (des explications peu pertinentes) pour justifier certaines positions liées à l’abrogation intra-qurânique et à la disparition de certains versets du Qur’ân, alors que cette thèse tardive ne s’appuie pas sur le Qur’ân, mais sur des récits forgés, faibles ou ahad dans tous les cas (et qui peuvent s’expliquer par le fait que certains transmetteurs ont pu croire que de simples ahadiths étaient des versets du Qur’ân alors que non).

Il faut savoir aussi que certains salafs comme Mâlik, Hassân al-Basrî, Abû Hanifa, etc. citaient des ahadiths sans isnad car ils étaient confiants en leur fiabilité, puisque provenant directement d’un compagnon (dans le cas de Hassân al-Basrî et de Abû Hanifa), ou d’un tabi’î (suivant : disciple d’un compagnon), et dont la source remontait au Prophète à travers des compagnons. Abû Hanifa et Mâliik avaient par exemple pour maître, l’imâm Jâ’far, dont une grande partie des ahadiths remontait au Prophète via la chaine des ahl ul bayt, donc le citer suffisait, car cela impliquait implicitement que sa chaine remontait au Prophète à travers une chaine fiable.
Cependant, pour d’autres savants, qui rapportaient parfois des récits isolés dont le sens contredisait le Qur’ân ou la pratique courante et répandue, l’isnad est indispensable, et même là, si la chaine est bonne ou authentique, le hadith n’est pas appliqué s’il contredit le Qur’ân et la pratique collective de la communauté, car soit le hadith a été mal transmis ou compris, soit il a été forgé.


Etant donné la complexité et les subtilités liées au fiqh et au hadith, et que même les plus grands juristes et muhaddithins ont divergé entre eux, les musulmans n’ayant pas leur bagage technique, devraient éviter de polémiquer sur des sujets pointilleux, et devraient plutôt se concentrer sur la lecture et la méditation du Qur’ân, l’accomplissement des obligations religieuses, l’abstention des péchés (considérés comme tels par consensus), purifier leur âme, s’abstenir de causer du tort aux gens, soigner leur comportement, intérioriser le tawhîd qui va de pair avec la bienfaisance et la justice, et l’acquisition des nobles vertus (pudeur, compassion, équité, constance, patience, générosité, bienveillance, douceur, piété, gentillesse, etc.) qui ont tous été considérés comme étant des qualités et des mérites qui conduisent à la Satisfaction Divine, et ce faisant, au Paradis avec la Permission Divine.

Et si l’approfondissement technique d’une science conduit à l’individu à contredire les principes de la religion et les nobles caractères, c’est que l’individu aura oublié l’essentiel de l’islam, ou aura été induit en erreur par de mauvais raisonnements, des ahadiths et récits (attribués à d’autres que le Prophète) apocryphes ou déformés ou d’autres choses défectueuses, et Allâh nous demandera des comptes sur notre vision doctrinale, l’accomplissement des rites, les valeurs éthiques et le droit des autres. Le Qur’ân et la Sunnah abondent en cela, car les questions sur lesquelles nous serons interrogés en premier lieu, ne portent pas sur les détails juridiques ou techniques en rapport avec la science du hadîth, le tafsîr, la philosophie ou la grammaire.


Par rapport aux ahadiths, voici quelques points à retenir pour mieux s’y retrouver :

1) Le Qur’ân évoque le fait de suivre le Prophète dans ce qu’il enseigne. La Sunnah est donc légitimée par le Qur’ân.
2) La Sunnah ne peut qu’expliciter et consister à pratiquer les enseignements qurâniques en les appliquant au quotidien.
3) Si le sens apparent d’un hadith contredit le Qur’ân, le sens voulu n’est donc pas le sens apparent.
4) Si le hadith parle d’une qualité morale, la portée du hadith est générale.
5) Si le hadith parle d’une disposition juridique, il faut resituer le contexte, voir si cela dépend d’un contexte spécifique, et donc voir si le sens est restreint et circonstanciel, ou s’il est immuable et universel. L’appliquer ne peut se faire que si l’on connait les détails circonstanciels, le contexte précis, la catégorie visée dans le hadith, le statut légal (obligation, recommandation, simple permission, désapprobation, interdiction ou grande interdiction) et que si les conditions sont réunies pour mettre cela en pratique.
6) Distinguer le hadith mutawatir (transmis par plusieurs voies de transmission et qui sont conformes au Qur’ân d’ailleurs) du hadith ahad (rapporté que par une seule voie de transmission).
7) Si le hadith ahad contredit le Qur’ân ou un hadith mutawatir, soit le sens apparent est faux ou non-voulu, et donc il faut privilégier un autre sens (induit par une expression particulière ou un contexte précis) conforme au Qur’ân. Soit le hadith ahad, dans son matn (texte, contenu) est alors apocryphe ou trop problématique pour le prendre en compte.
8) Toujours ramener le hadîth aux fondements et principes universels de la religion, avant de l’accepter ou de le mettre en pratique : Unicité Divine, 5 piliers de l’islam, 6 piliers de la foi, bon comportement, grandes interdictions (meurtre, sorcellerie, adultère, agression, viol, vol, maltraitance des parents ou des enfants, substances nocives pour la santé, etc.) et importance des grandes obligations (prière, bon comportement, respect des parents, loyauté, respecter ses engagements et pactes, subvenir aux besoins de sa famille, respecter ses voisins, bien se comporter envers ses épouses/époux et enfants, etc.).

En l’absence d’une recherche approfondie pour traiter chaque hadith individuellement, en gardant à l’esprit ces quelques règles et considérations, permettra de mieux s’orienter, de s’éloigner des jugements hâtifs et des choses douteuses, et de ne pas se précipiter dans les polémiques stériles.

Pour plus de détails, se référer à l’excellent ouvrage de Jonathan A.C. Brown intitulé “Le Hadith – L’héritage du Prophète Muhammad, des origines à nos jours” (éd. Tasnîm, 2019).


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